Le désir en abîme. Littérature et tentation
Qu’est-ce que la tentation? Ou plutôt qu’est-ce qu’une tentation ? Une tentation n’est-elle pas la dramatisation du rapport du sujet à l’objet de son désir — quand le désir est vécu comme une épreuve? Épreuve de la béance et du vertige face à ce qu’on est tout près de voir s’ouvrir, qui est presque déjà à portée de main, si ce n’était l’anticipation de l’abîme qui nous en sépare? En cela, une tentation est aussi une séduction — dans le sens de seducere : « tirer de côté, enlever, écarter du chemin initial ». Puissance d’arrachement et de détournement, il semble qu’une tentation s’éprouve chaque fois comme le drame d’un désir que l’on devine promis à un avenir incertain, et qui se poursuit en imagination avec des implications inattendues. « Entrer en tentation », autrement dit hésiter, tergiverser face à son propre désir, suppose bien qu’il y ait un prix à payer, et sans doute à craindre. C’est pourquoi les registres de l’interdit, de la transgression et de la faute se dessinent traditionnellement à l’horizon de toute tentation. En effet, à travers ce paradigme moral du désir se donne toujours à lire la question de la responsabilité humaine dans le choix, ou le risque, qui consiste à franchir le pas pour y succomber, ou non. De là, bien sûr, on peut envisager tous les scénarios. Il y a ceux où triomphe la loi, capable de contenir la tentation ; et il y a ceux où l’on s’abîme dans une jouissance au-delà de la tentation : jouissance coupable et parfois sublimement transgressive.
On le sait, le drame de la tentation a longtemps fait surgir le masque du démon. Combien à cet égard apparaît déterminant le passage des Évangiles synoptiques où l’ange précipité dans l’abîme apostrophe par trois fois Jésus tenaillé par la faim. Comme si, à l’heure de penser l’alternative entre satisfaction et renoncement, désir et volonté, l’autre diabolique s’avérait un mal nécessaire. Ce dont toute l’histoire occidentale vient témoigner, depuis les ermites et les saints tourmentés au désert jusqu’au pacte faustien et aux obsessions plus pernicieuses du démon intérieur. Or la littérature n’est pas étrangère aux multiples prolongements narratifs et figuratifs de l’épisode biblique. Sans doute faut-il y voir le lien particulier qu’entretient celui-ci avec le champ de la parole et de l’écriture. Car c’est par sa parole que le Malin vient séduire le futur Messie, alors que c’est en s’appuyant sur sa seule connaissance des textes et sa stricte observation de la Loi écrite que ce dernier lui répond et le chasse.
Ce colloque voudrait donc saisir comment la littérature et la psychanalyse donnent à penser le drame du désir et l’invention des sorties possibles vis-à-vis des impasses de la tentation. Sorties qui ne sont pas seulement des victoires sur un désir enfin apaisé, mais qui bien souvent se donnent pour des victoires paradoxales, sonnant comme autant de chutes et d’égarements. Lorsque la tentation vient désigner la part obscure que recèle le désir ; une part tour à tour fascinante et affolante, au point d’en rechercher la cause dans un autre tentateur, qu’on l’imagine au dehors ou en soi-même. De sorte que la tentation parle toujours d’un désir divisé, dichotomique ; d’un écart entre le désir et son assouvissement, entre le sujet et son propre désir ; si ce n’est un écart qui scinde le désir lui-même : écart qui n’est peut-être en définitive que le signe de la division subjective à laquelle chacun ne cesse de se mesurer. Quelles formes empruntent la tentation pour dire l’abîme du désir? Qu’est-ce que cela implique de penser la tentation entre jouissance et angoisse, transgression et culpabilité? Dans quelle mesure le drame de la tentation ouvre à une poétique de la séduction? Quels rapports se dessinent entre la parole et le diabolique, l’écriture et la conscience? Telles sont en partie les questions auxquelles ce colloque voudrait réfléchir.
Programme
Jeudi 26 mai 2022
9h – Accueil
9h15 – Mot de bienvenue
9h30 – Conférence inaugurale
Présidence : Alexis Lussier (UQAM)
Pierre-Henri Castel (CNRS/EHESS) : L’abîme nécessaire de la tentation
10h45 – PAUSE
11h – Variations autour de l’abîme
Présidence : Martin Hervé (Université de Montréal)
Francis Gingras (Université de Montréal) : L’épreuve du désir : figures de la tentation dans les traductions françaises de la Bible au Moyen Âge
Pierre Lyraud (Trinity College, University of Oxford) : Pascal et l’infini du désir : poétique du maléfique
12h – LUNCH
14h – Détour, impasse et transmission
Présidence : Véronique Cnockaert (UQAM)
Anne Béraud (NLS-Québec, Psychanalyste) : Hamlet, tragédie du désir
Louis-Daniel Godin (UQAM) : « Maintenir le manque jusqu’au bout ». Désir d’écriture et écriture du désir chez Madeleine Gagnon
15h – PAUSE
15h15 : Plaisir et chute du texte
Présidence : Louis-Daniel Godin (UQAM)
Claire Legendre (Université de Montréal) : L’exercice fictionnel, drame du désir
Martin Hervé (Université de Montréal) : Marcel Jouhandeau, le diable fait style
Vendredi 27 mai 2022
10h30 – Scénographies de la passion
Présidence : Cassie Bérard (UQAM)
Véronique Cnockaert (UQAM) : Les voix de la tentation ou le désir de l’autre
Vitalie Cannone (New York University) : Belle du Seigneur : monologue et séduction
Marie-Ève Laurin (Cégep Saint-Laurent) : Le supplice du châssis dormant : topographie de la jalousie dans Jour de souffrance de Catherine Millet
12h – LUNCH
14h – La morale à l’épreuve de la littérature
Présidence : Martin Hervé (Université de Montréal)
Cassie Bérard (UQAM) : Dénégations de la faute. Narrations régressives chez Joyce Carol Oates et Alex Marzano-Lesnevich
Amélie Michel (Université Laval) : Désir, culpabilité et parole subversive dans La Fraise noire et La Demoiselle sauvage de Corinna Bille
Alexis Lussier (UQAM) : Désir et tentation dans les écritures obsessionnelles ou L’insoutenable sentiment d’avoir (peut-être) pensé à mal.