Ana Ruth Najles : Lʼenfant du marché global

Ana-Ruth Najles est psychanalyste à Buenos Aires (Argentine). Elle est Analyste Membre de l’École d'Orientation Lacanienne (EOL) et de l’Association Mondiale de Psychanalyse (AMP). Elle enseigne à l'Institut clinique de Buenos Aires et à l'Institut Oscar Massota, chargée de l'enseignement de la psychanalyse dans toute l'Argentine. Elle est professeure en maîtrises de psychanalyse dans les Universités de La Paz et Cochabamba en Bolivie et de Guayaquil en Équateur.
Elle est l’auteur de nombreux articles et de trois livres : "Una política del psicoanálisis – con niños –", Ed. Plural, La Paz, Bolivia, 1996 ; El niño globalizado. Segregación y violencia, Asoc. del Campo freudiano de Bolivia y Ed. Plural, La Paz, julio 2000 ; "Problemas de aprendizaje y psicoanálisis",  Ed. Grama, Buenos Aires As, 2008.

Introduction

Ruzanna Hakobyan : Bonsoir et bienvenue à la vingt-huitième rencontre du Pont Freudien. Je suis Ruzanna Hakobyan et j'ai un grand plaisir à présenter notre invitée de cette rencontre, Ana Ruth Najles, qui a accepté notre invitation à venir d'Argentine pour donner cette conférence et travailler avec nous pendant cette fin de semaine. L'Argentine, c'est encore plus loin que l'Europe, donc nous la remercions vivement d'être là ce soir.

Ana Ruth Najles est psychanalyste à Buenos Aires en Argentine. Elle est Analyste Membre de l’École d'Orientation Lacanienne (EOL) et de l’Association Mondiale de Psychanalyse (AMP). Elle enseigne à l'Institut clinique de Buenos Aires et à l'Institut Oscar Massota, chargée de l'enseignement de la psychanalyse dans toute l'Argentine. Elle est professeure en maîtrise de psychanalyse dans les Universités de La Paz et Cochabamba en Bolivie et de Guayaquil en Équateur.
Elle est l’auteur de nombreux articles et de trois livres : Una política del psicoanálisis – con niños – (1996) ; El niño globalizado. Segregación y violencia (2000) ; Problemas de aprendizaje y psicoanálisis (2008).

Avant de commencer la conférence, j'aimerais vous rappeler que notre travail va continuer demain et après-demain. Samedi matin, nous travaillerons le chapitre 6 du Séminaire de Lacan sur L'angoisse et en après-midi, ce sera la présentation des cas cliniques par Frédérie Castan et Anne Béraud.
Dimanche, nous arriverons au séminaire théorique donné par Ana Ruth Najles sur les modes d'usage du sinthome.

Par ailleurs, je vous annonce déjà notre prochaine conférence du Pont Freudien qui aura lieu vendredi 19 février 2010, et dont l'invité sera Jean-Claude Maleval, le psychanalyste français, célèbre pour son travail sur la psychose et l'autisme.

Aujourd'hui, le sujet de notre conférence est « L'enfant du Marché Global ».
Ana Ruth Najles, dans son livre L'enfant globalisé écrit :
« L'empire du marché a transformé notre monde en un espace global qui a des conséquences sur chaque être parlant. Les conséquences sont de tamponner, suturer et forclore le sujet dans sa particularité. » Déjà dans les années 60, Lacan parle de « l’enfant généralisé » ce qui signifie prendre un être parlant comme un objet et le priver de la parole et de ses responsabilités de sujet. La question qui surgit aujourd’hui est : quelle est la réponse du psychanalyste face aux effets de la globalisation sur un enfant, si pour le psychanalyste la conception d'un enfant (toujours différente des conceptions juridique, sociale et pédagogique) reste celle d’un être parlant, pris dans le discours ?
Sans plus tarder, je passe la parole à Ana Ruth Najles.

L'enfant du marché global

La politique du monde global

Ana Ruth Najles : Notre époque est gouvernée par une politique solidaire de l’empire du marché, dont la valeur ultime est la libre circulation des personnes et des biens, le « libre marché », bien entendu imposé aux pays pauvres par les pays riches. L’empire du marché a transformé notre monde en un espace global, ce qui entraîne des conséquences sur tout être parlant : les progrès vertigineux de la science et de la technologie colmatent le parlêtre par des modalités de plus en plus contraignantes en fonction de l’idéal d’universalité favorisé par l’idéologie scientifique.
Il est évident que les médias de masse, solidaires du marché global, se chargent d’informer sur le dernier objet qui nous manque, sur le dernier ravage survenu dans le village d’à côté ou chez le voisin, sur la dernière catastrophe qui a affecté le territoire le plus éloigné de notre pays ; à un point tel que nous en sommes arrivés à croire que la Guerre du Golfe pourrait n’être qu’une invention des médias, qu’éventuellement sa seule existence serait celle conférée par les écrans des téléviseurs.

Selon ce qu’affirment ces mêmes médias, il est évident aussi que les enfants, en tant que consommateurs, sont l’une des cibles préférées des stratégies de marché. C’est ainsi qu’un enfant sait mettre en évidence – aujourd’hui plus que jamais grâce au soutien de la technologie – l’impuissance de l’Autre ; par exemple, à partir d’une plainte concernant les nouveautés que leurs parents ne peuvent acquérir pour satisfaire leurs caprices. Les parents ne sont plus le Père Noël dans l’esprit d’un enfant : aujourd’hui, à l’époque de l’inexistence de l’Autre, c’est le marché.
À ce sujet, je fais référence au cas d’un enfant que j’ai analysé, un enfant qui maltraitait les autres. Il est intéressant de noter que cet aspect du problème ne semble pas résonner lorsque nous parlons de « mauvais traitements des enfants » – vu les deux interprétations possibles : les mauvais traitements que l’enfant inflige aux autres, ou bien les mauvais traitements que l’autre inflige aux enfants –. Cet enfant maltraitait ses parents, les insultait, les frappait et leur jetait des choses à la tête. Il maltraitait aussi son frère. De plus, la demande de consommation de cet enfant était illimitée, et sa non satisfaction était le motif d’attaques de furie qui finissaient en mauvais traitement. C’est pour cette raison qu’il a été amené en consultation ; il faisait souffrir ses parents, cela le faisait souffrir, et personne ne savait que faire avec cette souffrance.

Sur ce point, il est possible d’affirmer que l’hypothèse de Lacan « l’enfant généralisé », postulée dans un texte de 19671, prend ici toute sa dimension.
Cela implique que tous, en tant que consommateurs, nous sommes des enfants. Il en est ainsi car l’identification majeure proposée à l’être parlant dans l’actualité est l’identification au consommateur (il n’y a qu’à regarder la télévision, les publicités qui nous proposent de consommer n’importe quoi, que ce soit utile ou non).
L’enfant généralisé signifie donc de considérer l’être parlant comme un objet, de le priver de parole, de responsabilité.
Le philosophe italien et penseur contemporain Giorgio Agamben prend comme point de départ – pour caractériser les traits définitoires de la politique moderne2– la distinction grecque entre « zoe, qui exprimait le simple fait de vivre, commun à tous les êtres vivants..., et bios, qui indiquait la forme ou la façon de vivre propre à un individu – socialement situé – ou à un groupe ». Il postule ainsi que « l’introduction de zoe dans la sphère de polis [la ville-État dans la Grèce antique, culturellement établie comme centre du lien social], la politisation de la vie nue comme telle, constitue l’évènement décisif de la modernité et marque une transformation radicale des catégories politico-philosophiques de la pensée classique... »(p.12). Par conséquent, ce qui, pour lui, définit la politique moderne est « que, parallèlement au processus en vertu duquel l’exception devient partout la règle [nous sommes uniques mais tous égaux, tous des exceptions], l’espace de la vie nue, située à l’origine, en marge de l’organisation politique, finit progressivement par coïncider avec l’espace politique où exclusion et inclusion, extérieur et intérieur; bios et zoe, droit et fait, entrent dans une zone d’indifférenciation irréductible » (p.17).
Cet auteur affirme aussi que « toute tentative de repenser l’espace politique de l’Occident doit se fonder sur la claire conscience que, de la distinction classique entre zoe et bios, vie privée et existence politique, entre l’homme comme simple être vivant qui a pour lieu propre le domus (maison en latin) et l’homme comme sujet politique dont la demeure est la cité, nous ne savons plus rien… À partir des camps – de concentration, d’extermination, ou les camps de réfugiés –, la possibilité de nous répartir entre notre corps biologique et notre corps politique, entre ce qui est incommunicable et muet [le privé de l’antiquité] et ce qui est communicable et exprimable, nous a été enlevée une fois pour toutes » (p.201). La distinction public-privé ne tient plus.

Ernesto Laclau, philosophe argentin, présente cette relation comme « une frontière instable, continuellement traversée, où l’autonomie personnelle incorpore des postulats publics et le privé se trouve de plus en plus politisé »3.
Il faut rappeler que le concept freudien d’identification problématise aussi l’opposition public/privé, étant donné que par ce mécanisme, « moi est Autre ».
L’identification comme fondement de l’être parlant revient à dire que l’on se constitue comme tel parce qu’on est pris dans le champ de l’Autre, le champ du langage, le champ du signifiant, et parce qu'on a conscience d’être pris. Le fait est que l’on ne se constitue pas sans le langage, sans le public. Il est intéressant de rappeler que dans un article sur la psychologie des masses, Freud introduit le thème de l’identification pour situer le moi4.
En opposition à la politique moderne dont nous parlions plus haut, la politique classique est représentée par Agamben comme étant « la structure proprement fondamentale de la métaphysique occidentale, en tant qu’elle occupe le seuil où s’accomplit l’articulation entre le vivant et le logos » (p.16). Il faut dire que la politique classique occupait ce seuil où s’articulait l’organisme pur avec le langage, où, selon les termes de Lacan, le langage s’incorporait. Cette structure fondamentale de la métaphysique occidentale, c’est-à-dire la politique classique, existe seulement lorsque « l’homme est le vivant qui, dans le langage, sépare et oppose sa propre vie nue et, dans le même temps, se maintient en rapport avec elle, dans une exclusion-inclusive ».
Bien entendu, nous retrouvons ici les résonances du concept lacanien d’extimité5. L’extimité6 rend compte de la nécessaire exclusion interne de la jouissance en tant que satisfaction singulière et réelle ou, si l’on veut, de la nécessaire exclusion interne de la vie organique pure – dans les termes d’Agamben –, constituant du sujet de la psychanalyse et de son éthique, produite par l’opération même de l’appareil du discours.
Selon la perspective d’Agamben – qui n’est autre que celle de la psychanalyse d’orientation lacanienne – l’écrasement et l’indiscrimination des catégories considérées naturelles avec celles qui sont spécifiquement humaines dans la biopolitique (terme emprunté à M. Foucault7) l’ont amené à caractériser la politique contemporaine à partir de l’indifférence.
Une politique d’indifférence semblerait être un nom approprié pour représenter le type de fonction anti-solidaire des états modernes et leurs « politiques sociales de marché ».

Le faux discours du capitalisme

Afin de situer les problèmes que la psychanalyse affronte, non seulement dans l’abord de la psychose mais aussi dans celui de l’enfant et des institutions, nous devons considérer la ségrégation comme un facteur fondamental ; étant donné que la ségrégation « est le problème le plus brûlant à notre époque » lié à la « remise en question de toutes les structures sociales par le progrès de la science »8.
C’est ainsi que non seulement la famille est remise en question – à partir, par exemple, des progrès des techniques de reproduction assistée – mais aussi les enseignants, l’éducation en général, les lois, l'état, etc.
Autrement dit, nous nous trouvons à l’ère de l’Autre qui n’existe pas9.
Se référant aux Antimémoires d’André Malraux dans lesquelles il mentionne le fait qu’« il n’y a pas de grandes personnes », Jacques Lacan a introduit le terme « l’enfant généralisé »10 pour rendre compte de ce « qui signe l’entrée de tout un monde dans la voie de la ségrégation ».
Dire « l’enfant généralisé » équivaut à postuler « la même jouissance pour tous ».
Tel que nous l’avons anticipé plus haut, nous interprétons ce chemin de la ségrégation comme étant la perte du statut d’être parlant pour tomber dans le statut d’objet de manipulation par le marché ; objet homologable à tout objet produit par la technologie.
Nous sommes portés à penser que cette expression de Lacan « tout un monde dans la voie de la ségrégation », nous permet d’homologuer un tas de corps humains à des téléviseurs hors d’usage, de vieux réfrigérateurs, des lecteurs de musique dépassés et des voitures dans un dépôt de ferraille.

J. Lacan avertit aussi en 1967 que « notre avenir de marchés communs trouvera sa balance d’une extension de plus en plus dure des procès de ségrégation »11. Ces procès font référence à la dimension du réel, étant donné qu’il est impossible de les inclure dans la norme symbolique. De sorte que « la particularité de jouissance dissoute dans son lieu tribal naturel (cultures, religions, langues, traditions) tend à se reconstituer au sein de l’universel même sous la forme des ségrégations multiples »12.
Dans le domaine de l’éducation, cela devient évident lors de l’exclusion des salles de classe des enfants-problème qui finissent par être séparés du reste et envoyés dans des écoles spécialisées, écoles de récupération, etc.
Dans cette même direction, Hannah Arendt, dans un article écrit en 197513, responsabilise les politiques éducatives modernes du fait que les adultes aient abandonné les enfants à leur propre force, à leur propre possibilité d’organisation ; ils les ont ségrégués du monde des adultes, laissant chaque enfant à la merci de la tyrannie du groupe.

L’enfant généralisé produit des variantes modernes de la ségrégation, ségrègue à son tour la mort elle-même14, soit la castration. Exclure le fait qu’il n’est pas possible de tout savoir, tout avoir, tout dire, de ne pas mourir, de jouir de tout, cela est ségréguer la mort.
Lacan fait référence à ce qu’il a appelé le discours capitaliste, pour dire qu’en réalité il ne s’agit pas d’un discours, mais bien d’un faux discours, vu qu’à la différence de l’appareil du discours, le discours capitaliste n’instaure aucun lien social.
Alors que dans le discours du maître, le sujet ne sait rien de ce qui le fait jouir, le discours capitaliste, par contre, offre au sujet la possibilité d’intégration directe de la jouissance. Dans le discours capitaliste, le sujet s’oriente vers le savoir de la science pour lui demander les objets techniques [la drogue par exemple, permise ou interdite] afin de colmater la fissure subjective et obturer toute question sur l’être. Il y a une relation directe, sans aucun obstacle, entre l’objet et le sujet barré. En ce sens, le sujet en manque d’être est comblé par l’objet technique, le gadget. Il est alors possible d’affirmer que le vrai toxicomane est celui qui s’est donné un être de jouissance par le biais de la technique (songeons aux enfants auxquels on donne du Ritalin à partir d’un diagnostic d’ADD – Attentional Disfunctional Disorder).

Cette époque caractérisée comme celle de la mort de Dieu selon les termes de Nietzsche, nous la définissons comme l’époque de l’Autre qui n’existe pas15, vu que la plupart des gens ont réalisé que l’Autre, en tant que garant de la vérité universelle, n’existe pas. C’est pour cela que les Comités d’éthique se trouvent en plein essor. Les comités d’éthique essaient de suppléer cette fonction devenue vacante, couverte, quelques années plus tôt, par des signifiants maîtres forts – ceux de la religion, de la pédagogie, du droit – ou, ce qui revient au même, par des idéaux forts. Ces idéaux, tel que nous le verrons plus loin, ne se tiennent plus.
Ces comités d’éthique prétendent tout le contraire de ce que nous, les psychanalystes, proposons avec l’éthique de la psychanalyse.
L’éthique de la psychanalyse – que Lacan définissait comme l’éthique du bien dire – est une éthique qui tâche de faire surgir la singularité des êtres humains, un par un, et d’y répondre. Au contraire, les comités d’éthique tendent à générer un consensus. C’est un recours pragmatique pour faire ce que la majorité dicte lorsqu’on ne sait pas très bien quoi faire face à certaines situations : on se réunit, on parle, on parle... jusqu’à ce que l’on voit si la majorité convient de quelque chose. Cela se reflète par le fait qu’il n’y ait plus d’autre signifiant maître que le vide propre du sujet, étant donné qu’à la place du maître du discours capitaliste se trouve le vide propre du sujet, son manque propre, sa disparition16 propre, le culte de son authenticité propre, de son développement propre, de son auto-référence. Contraint par le devoir de vivre et le devoir de jouir – ainsi que de celui de savoir par le biais de l’information – que lui impose ce discours capitaliste. C’est pour cela que Lacan exposait que le discours capitaliste est un faux discours, qu’il n’établit plus aucun lien social ; le sujet dans ce discours ne crée de liens avec aucun Autre (ni autre), contrairement au vrai discours qui est un appareil symbolique dont la fonction est de créer des liens avec l’Autre et les autres. Le premier est un faux discours parce qu’il n’est possible d’établir aucune rotation de places et le sujet reste fixé à cet endroit qui le sépare de l’Autre par un objet qui colmate son manque et le maintient prisonnier dans son corps.
C’est pour cela que le sujet du discours capitaliste est auto-réferentiel. À un moment donné, nous sommes tous pris en tant qu’individus par ce discours et placés à cet endroit d’objets de consommation. La question est de savoir comment en sortir, pour ne pas finir par être consommés par ce discours.

Ce sujet auto-référentiel, narcissique – terme introduit par Freud17 pour expliquer le sujet qui se satisfait par lui-même et pour lui-même –, nous permet de penser le fait que dans plusieurs cas, le “moi” idéal de l’enfance n’est plus déposé chez les enfants. Quand S. Freud se réfère au fils en tant que « His majesty the baby », c’est parce que celui-ci occupe la place du moi-idéal de l’enfance perdue pour toujours par l’adulte. Cette formulation de Freud permet de comprendre la place que l’enfant peut ou ne peut pas occuper pour les parents du monde actuel ; pour ce sujet auto-référentiel constitué comme narcissique, celui du discours capitaliste.

Mais nous devons tenir compte du fait que cette généralisation est inadmissible pour la psychanalyse, parce que chaque enfant occupe une place pour sa mère, une autre pour son père, et cela est absolument singulier.
Comme nous le disions il y a un instant, il est démontré qu’à l’époque de la bourgeoisie naissante, les enfants représentaient pour les parents un espoir d'ascension sociale. Mais ceci, aujourd’hui, a presque disparu à cause de la montée du discours capitaliste qui fait que ces enfants perdent la valeur privilégiée qu’ils avaient pour leurs parents au début de l’ère bourgeoise, et qu’ils sont interchangeables – dans certains cas – avec d’autres objets de consommation offerts par le marché.
Cela permettrait, du moins en partie, d’expliquer le mauvais traitement généralisé envers les enfants, qui démontre que l’enfant a perdu cette place privilégiée qu’il occupait dans la société bourgeoise de l’époque de Freud. Ce qui est paradoxal est que le marché a désigné les enfants comme les destinataires privilégiés de ses stratégies de consommation, les transformant ainsi en consommateurs – consommés par ce marché – par excellence.
Nous pouvons prendre ici un phénomène social en exemple extrême : celui des enfants vendus par leurs parents comme objets – sexuels ou de travail. Cela arrive dans certains endroits très pauvres du sud-est asiatique (bien que ces phénomènes se divulguent avec la rapidité de l’Internet et arrivent aujourd’hui jusqu’à nos pays).
Les signifiants-maîtres déterminent ce qui est permis et ce qui est défendu dans une époque, une culture, une société donnée. Le commerce sexuel des enfants, par exemple, n’est culturellement pas mal vu dans certains pays d’Orient, mais c’est un scandale dans notre monde occidental et chrétien, qui paradoxalement, est le monde de l’empire du marché. Cela attire encore plus l’attention sur le fait que ce soit les agences de presse et les organismes de droits humains occidentaux qui dénoncent ces faits comme étant une horreur, une barbarie, un abus.
On est aussi au courant d’individus enlevés et assassinés dont les corps sont retrouvés sans un ou plusieurs organes ; par ailleurs, les ventes d’organes avec l’autorisation des parents ou l’autorisation du sujet lui-même, sont des faits de tous les jours pour les médias de masse.
Nous pouvons prendre d’autres exemples. Nous avons assisté ces dernières années, dans des discussions publiques, à la transformation de toutes sortes de troubles : des troubles scolaires, le ADD (syndrome de déficit d’attention avec ou sans hyperactivité), aux troubles alimentaires comme l’anorexie et la boulimie, ou à la toxicomanie.
Il faut mentionner ici la question de la violence qui menace non seulement les personnes, mais aussi les gouvernements et ses politiciens ; elle constitue aussi un objet de consommation dans le marché du « divertissement », comme on l’appelle (télé, cinéma, jeux vidéo, jeux en réseaux, bandes-dessinées, etc.).
C’est par les médias de masse, et pas seulement par notre pratique, que nous sommes mis au courant de l’inquiétante fréquence avec laquelle ces phénomènes se présentent actuellement.
Bien que la psychanalyse nous avertisse de l’impossibilité de généraliser sa caractérisation, il a été vérifié qu’ils sont devenus des symptômes pour le champ social par les temps qui courent –­ et pas nécessairement pour ceux qui en souffrent –, ce qui les a catapultés au rang de « symptômes modernes ».

Nous savons aussi que bien que l’être parlant se constitue en relation avec des normes, c’est à dire avec des signifiants-maître (S1) dont la valeur est celle d’idéaux qu’il utilise pour se loger dans le lien social, l’être parlant doit se détacher de la valeur de jouissance que ces signifiants-maître entraînent (son versant surmoïque) pour ne pas être écrasé dans sa singularité. Mais nous avons vérifié que cela ne s’obtient pas toujours.
Nous pouvons affirmer que dans ce monde globalisé, l’un des signifiants-maître de plus en plus valorisé sur le marché est celui de l’image. En parallèle avec les progrès des techniques esthétiques – chirurgicales ou non –, avoir un corps en forme (surtout dans le cas des femmes, sans exclusivité) est devenu un Idéal vorace, ou, ce qui revient au même, un impératif du surmoi.
Nous voyons à la télévision que la profession de mannequin est l’une des plus désirées. Déjà à 11 ou 12 ans, les jeunes filles s’inscrivent dans des écoles de mannequins. Il y a énormément d’écoles de mannequins (cela semble une affaire rentable) où elles apprennent à marcher, à s’habiller, à se maquiller, à défiler, à savoir combien elles doivent peser, etc. Il y a des concours à la télévision pour accéder à la carrière de mannequin. L’idéal de « l‘image de mannequin-femme modèle » remplace maintenant les idéaux d’être un « enfant modèle » ou d‘être un « élève modèle ». Nous voyons comment le fait d’être modèle n’est plus métaphorisé mais bien pris dans un sens purement imaginaire.
Être mannequin devient alors l’indice d’un aspect féminin qui règne sur le marché, les plus cotisées (celles de plus grande valeur) étant celles qui s’adaptent à la norme dominante.
C’est ainsi que se produisent des effets notables, comme par exemple que la maigreur extrême donne une curieuse apparence androgyne contredisant les paramètres traditionnels de l’idéal féminin.
Mais les médias encore appellent ces perturbations des femmes l’anorexie des mannequins avec la poussée que cet appel promeut, dénoncée par ces mêmes médias, à cette « dangereuse maladie », coupant antécédents et conséquences, et ignorant les effets du nommer (pour) sur la subjectivité.

Par conséquent, tenant compte de la façon dont chaque être parlant se débrouille avec la norme ou le signifiant-maître, il s’agit pour la psychanalyse de situer dans chaque cas la fonction qu’il occupe dans la structure subjective ; ce que nous avons désigné plus haut comme troubles – d’apprentissage, de conduite, d’alimentation (anorexie, boulimie), les addictions, etc., –, ce qui implique alors que ces troubles ne prennent pas nécessairement la place de symptôme pour un sujet particulier.

Le progrès de l'idéologie scientifique et les ségrégations renouvelées

Comme nous l’avons déjà dit, nous vivons dans une époque caractérisée par l’idéal d’universalité soutenu par l’idéologie scientifique.
Si la vie est actuellement exposée à une violence sans précédent, sous les formes les plus profanes et triviales, « c’est peut-être parce que nous sommes tous virtuellement homines sacer » [hommes sacrés-maudits]18, tel que l’affirme Agamben. Sacer en latin possède les deux sens : sacré-maudit. L’homo sacer est « une figure obscure du droit romain archaïque (qui a été exclu de la prénommée culture d’Occident) dans lequel la vie humaine n’est incluse dans l’ordre juridique que sous la forme de son exclusion (c’est à dire, dans sa possibilité d’être éliminée sans sanction). »
Autrement dit, l’opposition qui a caractérisé « le couple catégoriel fondamental de la politique occidentale classique », qui fût « le couple vie nue-existence politique », ne se tient plus dans la modernité. Les deux aspects dont la juxtaposition définit l’homo sacer dans le droit romain archaïque sont « l’impunité pour celui qui le tue et l’interdiction de le sacrifier [rituellement] »19. La vie de l’homo sacer n’avait même pas assez de valeur pour être offerte en sacrifice aux dieux, c’est-à-dire, ce n’était pas quelque chose que les dieux auraient pu accepter avec plaisir.
Dans ce contexte, la vie de l’homo sacer ainsi définie se traduit comme la vie nue.
Nous pouvons alors postuler que ce qui est exclu du droit romain revient donc dans les faits ségrégatifs de notre contemporanéité à partir d’une impunité criminelle sélective.
Pour Agamben, « la politique ne reconnaît actuellement aucune autre valeur suprême (et en conséquence aucune autre valeur négative) que la vie pure [de là sa qualification de biopolitique], et tant que les contradictions résultantes de cette donnée ne seront pas réglées, le nazisme et le fascisme qui ont converti la décision sur la vie nue en critère politique suprême, seront toujours dramatiquement actuels »20. Rappelons que la vie nue dont parle Agamben est ce que nous appelons en psychanalyse un mode de jouir singulier, c’est à dire la plus intime satisfaction de chacun.

Un problème surgit ici pour les états modernes : tâchant de légiférer sur la polyvalence de jouissances qui affectent les corps parlants, précédemment lancés sur le marché, ils prétendent y arriver d’une façon qui vaille pour tous, en excluant les différences.
À l’affirmation que les états sont aujourd’hui de plus en plus homogènes entre eux, on doit ajouter une autre vérification : à cause de cela, les individus marginalisés, c’est-à-dire exclus du lien social, sont eux aussi de plus en plus uniformes.
Cela se passe malgré leur origine ou provenance ; que ce soit d’un État canadien, argentin ou français, les rejetés du système se ressemblent aussi. Le paradoxe est qu’en même temps, les différences de la jouissance ségrégative réintroduisent dans le réel l’exclusion de ce qui est différent. La jouissance ségrégative réintroduit dans le réel la forclusion de la différence par l’homogénéisation scientifique des marchés. Cela se voit bien dans la multiplication de communautés et tribus urbaines – par exemple, la communauté gay, les mouvements féministes, les punks, les débiles mentaux et leurs écoles spéciales, les anorexiques, les juifs, les musulmans, les noirs, les femmes battues, etc.
Tel que le signale J. Lacan, si les « corps – peuvent être – détaillés pour l’échange » constituant la face de jouissance exclue-inclue dans le cœur de la marchandise, c’est en fonction de « l’ignorance où ce corps est tenu par le sujet de la science »21. Rappelez-vous que le sujet de la science est le sujet vide, barré, exclu comme corps.
Le corps de la jouissance, dont le sujet de la science ne connaît rien, reste refoulé.
Dans le meilleur des cas, ce qui jouit toujours est une partie du corps, parce que lorsque tout le corps est envahi par la jouissance, c’est la mort du sujet en tant qu’être parlant, comme il arrive avec ce que nous appelons l’autisme, ou les psychoses.
Si la science n’est nullement une affaire de progrès du savoir, sinon quelque chose qui fonctionne toujours pour le bénéfice du discours du Maître, c’est, comme l’affirme Lacan22, en tant que le maître « a réussi à faire glisser doucement l’appareil du savoir vers lui. C’est ici que se trouve le prestige qui soutient toujours l’Université ; parce que ce que l’Université doit supporter historiquement est impossible à soutenir dans les conditions actuelles. Ce qu’elle peut supporter de scientifique sont les méthodes de fichage, de classification ».

L’idéologie de la mesure : l’évaluation généralisée

Dans une conversation sur l’évaluation23 entre Jacques-Alain Miller et Jean-Claude Milner, sous-titrée : « Entretiens sur une machine d’imposture », ils traitent quelques sujets fondamentaux pour rendre compte du malaise croissant dans la civilisation actuelle. Par ailleurs, en tant que praticiens de la psychanalyse, nous sommes sommés de nous approprier l’affirmation de J.-A. Miller comme quoi « il n’y a pas de clinique du sujet sans clinique de la civilisation ».
En ce sens, on nous présente ici l’évaluation comme phénomène essentiel de notre époque, époque que déjà en 1967 J. Lacan caractérisait comme celle dans laquelle le progrès de la science entraîne la remise en question de toutes les structures sociales, avec les multiples ségrégations qui s’ensuivent24.
Le philosophe Jean-Claude Milner expose qu’il y a deux paradigmes décisifs pour la détermination de la culture actuelle : la paradigme problème-solution et le paradigme de l’évaluation.
Ces paradigmes s’assortissent pour savoir comment vont s’organiser les professions qui s’occupent du malaise. Dans l’univers actuel, lorsqu’un problème est posé à la société, l’on a recours au politique pour trouver une solution, solution qui est présentée en termes d’évaluation.
De sorte que ce qui est propre à une bonne solution est qu’elle substitue quelque chose qui présentait un problème pour quelque chose qui n’en présente pas. L’on substitue une pièce qui rate pour une autre qui fonctionne. C’est-à-dire que le paradigme problème-solution suit toujours le schéma de substitution par équivalence.
Le même schéma suit le paradigme d’évaluation, dans lequel ce qui est évalué est substitué par l’évaluation évaluante. Cette substitution est une première étape pour la suivante, celle du paradigme problème-solution.
Mais il y a un hyper-paradigme qui réunit les deux précédents – problème-solution, évaluation –, qui est le paradigme de l’équivalence.
L’émergence de ce paradigme peut se situer au XVIIe siècle avec l’apparition de la monnaie.
De plus, il a été mis en évidence qu’à l’équivalence mesurable a répondu l’équivalence juridique, c’est-à-dire ce que nous appelons le contrat. Le contrat suppose que les partenaires s’équivalent en force et ont des choses équivalentes à s’échanger.
De sorte que l’hyper-paradigme de l’équivalence inclut les trois autres : problème-solution, évaluation et contrat.
Lorsqu’il y a contrat, il y a évaluation : avant, pour évaluer si le partenaire est valide, et après, pour voir si le contrat a été respecté. Symétriquement, il y a contrat lorsqu’il y a évaluation, étant donné que l’évalué est sensé admettre, au moins, le principe général de l’évaluation.

En résumé, l’idéologie du contrat se trouve dans le fondement de ce que l’on peut appeler démocratie illimitée, différente de la démocratie classique.
La démocratie illimitée renvoie au fait que les droits de l’homme, dans leur version actuelle, sont illimités. Et non seulement les droits sont illimités, l’idéologie du contrat est illimitée, les processus d’évaluation sont illimités, la validité de la forme problème-solution est illimitée, à un point tel que le nazisme a pu avoir recours à la « solution finale ». C’est-à-dire que ce qui paraît être un facteur commun est illimité.
Il est évident qu’il y a une différence entre la loi et le contrat ; tandis que la loi ne se fonde pas sur l’égalité des partenaires, le contrat repose sur cette supposée égalité.
En plus, dans les régimes libéraux, la loi permet tout ce qu’elle n’interdit pas expressément, mettant en évidence que c’est le silence de la loi ce qui la fait fonctionner.
Par contre, le contrat tient seulement compte de ce qui est expressément stipulé de façon positive ou négative, étant donné que le silence n’y a pas sa place.
C’est pour cela qu’Eric Laurent peut affirmer que : « Aujourd'hui, les noms de père et de mère se retrouvent transformés, remaniés, déplacés, par des nouvelles demandes et ainsi plongés de manière décisive dans le monde du contrat qui est (...) « sans limites » »25. {Entre autres questions posées par le progrès de la science, rappelons qu’il est non seulement possible de louer des ventres pour y planter des embryons gardés congelés, mais que l’on peut acheter du sperme pour fertiliser un ovule qui, à son tour, peut avoir été acquis sur le marché. Ceci sans compter que la possibilité d’adopter des embryons congelés et non utilisés par leurs propriétaires légitimes est présentement évaluée, etc., etc...}.
Donc, l’évaluation est un processus lourd parce qu’il se fonde sur la logique du contrat et non sur celle de la loi. C’est-à-dire que l’évaluation se fonde sur la substitution de l’être qu’il fallait évaluer par l’être évalué – logique de substitution entre équivalents.

Contrairement à ce qui précède, les grandes doctrines matérialistes ont toujours présenté un plus qui excédait toute forme de contrat, toute forme d’évaluation et toute absorption par le paradigme problème-solution. Pour Marx, il s’agissait du plus de valeur (la plus-value), excès qui résiste à toute substitution calculable entre force de travail et salaire.
C’est-à-dire que ce plus des matérialismes peut être présenté comme ce qui est irremplaçable. Selon les termes de Jacques Lacan, ce qui n’est pas équivalent c’est le symptôme, c'est-à-dire, le nom donné par l’orientation lacanienne à ce qui est irremplaçable.
Un autre nom qu’on peut donner à la fonction de ce qui est irremplaçable c’est le mal-être, c’est-à-dire, le malaise dans la culture dont Freud nous parlait.
À l'opposé, ce qui est administratif, la paperasserie bureaucratique, apparait comme une forme de la technique – incluant la pédagogie comme technique –- qui n’admet pas le plus.

La demande d’évaluation

Jacques-Alain Miller26 a élucidé pour nous le pourquoi de la demande d’évaluation, les fondements de son opération.
En principe, si l’évaluation concerne apparemment les collectivités vu qu’elle accrédite des ensembles, elle finit par toucher les individus.
La thèse de Miller c’est qu’en tant que fondée sur l’être du sujet, sur la structure du langage, l’opération d’évaluation est une initiation, et par conséquent, elle est transmise comme telle.
De sorte que l’opération d’évaluation consiste fondamentalement à obtenir le consentement de l’opération. C’est pour cela que l’évaluation est quelque chose qui se demande.
En d’autres termes, même si l’évaluation se prétend scientifique, il s’agit pour elle d’une transmutation d’ordre mystique : tout évalué accrédité est transmuté en évaluateur en puissance.
L’opération d’évaluation fait passer un être de son état d’unique à l’état de un-parmi-d’autres, c’est-à-dire celui qui accepte d’être comparé, qui accède à l’état statistique.
Il est donc mis en évidence que l’évaluation reproduit le moment inaugural de la marque du signifiant chez l’homme, moment de la perte d’une partie de vie, partie que Lacan a dénommée plus-de-jouir.
De sorte que l’évaluation dégage, avec une pureté jamais atteinte dans l’histoire, la marque signifiante originaire de l’être humain, c’est-à-dire le moment de son aliénation à l’Autre du langage, matrice de sa socialisation.
Mais il est clair aussi qu’en tant que matrice de la socialisation, l’opération d’évaluation, dont le noyau est la comparaison – en nos termes, l’identification –, est une méthode de ségrégation, une méthode d’élimination qui vise à l’auto-condamnation du sujet.
Rappelons pour terminer que contrairement à tout ce qui précède, la psychanalyse se consacre à ce qui est unique, incomparable, au symptôme en tant que mode singulier de jouir de chacun des êtres parlants.

Pour conclure…

Tel que nous l’avons déjà dit, en tant que psychanalystes devant répondre au malaise de la culture de l’époque dans laquelle nous vivons, nous nous trouvons face à la question de savoir comment lire l’actualité, comment lire la modernité idéologique. Il s’agit dans notre cas d’interpréter l’ascension au zénith social du signifiant « évaluation » et des thérapies qui lui correspondent, c’est-à-dire des thérapies cognitivo-comportementales (TCC), subsidiaires de l’idéologie scientifique.
Nous pouvons poser27, en suivant J.-A. Miller, que cette époque est caractérisée comme celle où le « pouvoir est l’impuissance » et où le gouvernement se passe de la politique vu qu’il s’agit d’un gouvernement par « expertise collective », ou encore, anonyme. Tel que l’affirmait déjà Lacan, il s’agit d’un appel au père – signifiant maître – qui prépare le retour de l’autorité sous ses formes les plus terribles (totalitarismes, par exemple l’Italie avec ses brigades civiles).

Par ailleurs, il est évident que la fonction régulatrice dans l’ordre social actuel est celle de la « liberté du consommateur », traduite par le mathème du sujet barré, réellement commandé par le maître. Nous sommes alors face au sujet placé comme un faux maître dans le faux discours du capitalisme, faux discours qui enferme le sujet dans la jouissance autoérotique qui colmate la question lui permettant de s'adresser à l’Autre et aux autres.
C’est pour cela qu’il est possible d’affirmer avec Miller que les guerres de religion du XXIe siècle sont entre les religions et la marchandise. Par conséquent, la division du sujet se produit entre sa spiritualité et son matérialisme.

Il s’agit donc de trouver la place de la psychanalyse dans un monde configuré entre les TCC et la croyance renouvelée. Il est mis en évidence que l’opération des TCC consiste à restituer le signifiant-maître produit par le discours analytique au bénéfice du discours du maître, sans oublier l’alliance actuelle du maître avec le savoir pseudo-scientifique. La bureaucratie en résulte, en tant que l’une des formes du discours universitaire, caractérisée par le fait que le savoir – dont la vérité est le pouvoir en décadence du maître ancien – exerce son pouvoir sur un élément de jouissance dans l’objectif de contrôler la société, anticipant son avenir.
C’est ainsi que le pouvoir vise à ce que cet élément de jouissance, excessif en comparaison avec le savoir, soit réduit au S barré – ensemble vide – en même temps que pure « variable d’ajustement ». Il s’agit en vérité de la « tyrannie du savoir ». Mais il faut, de plus, tenir compte de cette décadence du maître ancien – le signifiant de l’Idéal – qui a donné lieu à l’empire du régime du « pas-tout » dont la loi est : « pas d’exception », c’est-à-dire, « tous égaux ».
De sorte que nous sommes – comme l’indique Miller – face à un totalitarisme qui ne se totalise pas, un totalitarisme sériel qui ne compte pas sur la sécurité que lui donne l’ensemble. C’est pour cela que s’impose le soupçon généralisé ainsi que l’évaluation pour tout comme sa conséquence logique.
Tel que l’affirme pour sa part Jean-Claude Milner dans son livre La politique des choses28, le seul objectif de l’évaluation c’est la « domestication généralisée ». Lorsqu’il s’agit d’évaluer les êtres parlants en masse et en détail, corps et âme, nous sommes face à une opération de contrôle qui attaque le droit au secret, celui-ci étant tout ce qui peut opposer résistance au contrôle.
De manière que: « L’évaluation généralisée met la main sur tout l'existant, pour le transformer en un vaste magasin de choses évaluables. La doctrine qui la soutient (…) [est] la raison du plus fort »29.
Ce qui explique l’expansion de l’évaluation, que celle-ci promette que les choses pourront finalement gouverner, remplaçant les misérables décisions humaines, tel que rêvé au XIXe siècle.
Le gouvernement des choses offre de grands avantages lorsque ce qui importe est de maintenir le silence, vu qu’il dispense de toute politique. Rappelons ici que déjà Freud postulait que gouverner est l’une des professions impossibles. Il ne reste aux hommes politiques que la mission de traduire en langage humain les forces non humaines. C’est-à-dire que l’on attend des politiciens qu’ils soient des pédagogues qui convainquent tout le monde que personne ne peut jamais rien changer.

L’évaluation est donc un produit de la démocratie moderne solidaire de l’économie de marché – régie par la technocratie –, démocratie qui se distingue pour donner le gouvernement aux choses plutôt qu’aux hommes. Cette « démocratie verbale », comme l’appelle Milner – qui ne conserve que le nom de ce qui était connu comme démocratie jusqu’à la Révolution française – prétend « l’égalité substantielle », car c’est le type d’égalité qui convient aux choses.
C’est à travers l’évaluation que les maîtres de la démocratie verbale ont pu établir l’égalité en submergeant les êtres parlants dans l’espace de ce qui est mesurable et remplaçable. Il est alors possible d’affirmer que l’évaluation installe la transformation des hommes en choses.

Tel que nous l’avons déjà dit, l’hypothèse de Lacan sur « l’enfant généralisé » prend toute sa dimension sur ce point et rend compte de ce « qui signe l’entrée de tout un monde dans la voie de la ségrégation. »30
Ce chemin de la ségrégation ne peut qu’être lu comme étant la perte du statut d’être parlant pour tomber dans le statut d’objet de manipulation par le marché ; objet plus-de-jouir homologable à n’importe quel objet produit par la technologie.
Lorsqu’on se réfère au gouvernement des choses, il s’agit en fait du « gouvernement des porte-parole des choses ». Ces prétendus porte-parole des choses sont ainsi des porte-parole d’eux-mêmes. Les experts actuels sont responsables de traduire les supposés discours des choses aux gouvernants. Si l’évaluation est l’expertise par excellence, c’est qu’elle peut se pratiquer sur tous les autres experts. L’évaluation n’ayant pas de contenu propre, elle est elle-même impossible à évaluer ; c’est là que sa force réside.
Nous avons ici la nouvelle définition de l’Être Suprême : celui qui évalue tout le monde et ne pourrait être lui-même évalué.
« L’évaluation choisit l’expertise ; elle choisit de fait le contrôle, et en choisissant le contrôle elle abandonne la souffrance à son sort »31 car c’est ce qu’exige le gouvernement des choses.

Pour toutes les raisons qui précèdent, l’évaluation – se prétendant scientifique –, subsidiaire de la politique des choses, ne pourrait jamais émettre un jugement favorable au sujet de la psychanalyse.
Pourquoi ? Parce que contre l’illusion philosophique – pas seulement celle du pragmatisme – la pratique de la psychanalyse démontre que les problèmes de la vie ne se dissiperont jamais. Le problème de la vie est qu’il n’y a pas de rapport – ni entre les mots et les choses, ni entre hommes et femmes –, il n’y a que des modes de vie singuliers appelés sinthome en psychanalyse. Le sinthome, dévêtu du sens, objecte au lien social du fait qu’il est réduit à la jouissance autistique, disons-le, à un mode de vie singulier. Tel que nous l’enseigne la psychanalyse, lalangue – intégrale d’équivoques dans lesquelles chacun tombe ou se trouve immergé – rend malade, handicapé, l’être qui l’habite et qui la parlera ; c’est pour cela que lalangue est le trou-matisme pour l’être parlant. Lorsque Jacques Lacan32 propose un usage logique du symptôme, cela suppose sa réduction au réel sans loi, réel qui condense le traumatisme de lalangue qui s’écrit comme « évènement de corps ». Cela veut dire que le traumatisme de lalangue s’inscrit comme des marques sur le corps, en tant que les mots marquent ou découpent les corps, soit donnent un corps à l’être parlant.
Il s’agit pour la psychanalyse de faire usage de ce symptôme qui permet au névrosé de vivre, même inconfortablement. Le recours à la psychanalyse le rend moins inconfortable, jusqu’au point d’être persuadé que l’on est heureux de vivre33. La psychanalyse lacanienne postule que cela est suffisant.
Il faut aussi souligner que bien que le symptôme se réduise, il reste toujours un relief qui rend compte du fait que chacun est sans pair et que sa différence réside dans ce reste opaque qui reste irréductible au semblant – au signifiant –. Ce reste est ce qui donne à chacun sa valeur, sa différence absolue, sa noblesse. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de sujet sans sinthome.

C’est ainsi que dans le contexte du dernier enseignement de Lacan, la science apparaît comme le double de la religion, alors que toutes les deux supposent un savoir dans le réel ; contrairement à la perspective de la psychanalyse d’orientation lacanienne qui présente le sinthome en tant que ce réel totalement disjoint du savoir, c’est-à-dire, un réel extérieur au symbolique avec lequel il faudra savoir y faire.
La politique de la psychanalyse régie par le symptôme rend compte qu’il y aura toujours un reste qui résiste à l’évaluation « scientifique ». Ce reste est l’espoir de la psychanalyse étant donné qu’il limite et fait échouer la « politique du contrôle », c’est-à-dire, la « politique des choses ».
Pour la psychanalyse, il s’agit d’opposer un dispositif symbolique comme tel à « l’enfant globalisé des camps de concentration », pour placer la jouissance singulière qui fait consister l’être parlant. Par le biais du lien social, le sujet peut accéder à un savoir y faire avec cette jouissance, ce qui équivaut à dire d’assumer la responsabilité de sa singularité face aux autres. Nous pouvons postuler que l’atteinte de l’âge adulte suppose cette passe.

Cela implique de plus que pour la psychanalyse, il n’y a pas de développement chronologique entre l’enfance et l’âge adulte, sinon une rupture.
Ainsi, la politique de la psychanalyse figure comme étant la voie royale et « nouvelle » pour l’ex-sistence du parlêtre en relation avec les autres, étant donné que la psychanalyse ne suit pas le chemin ségrégatif des « spécialités » de la santé, et ne se soumet pas non plus à la poussée du marché et sa promotion du corps au statut d’objet – de culte et de commercialisation, aussi bien en morceaux – dans le discours du maître moderne, c’est-à-dire capitaliste.
Ceci est donc la politique que la psychanalyse offre aux « enfants » modernes, seule alternative à l’indifférence, c’est-à-dire, à la transformation en objet de « l’enfant globalisé ».

  • 1. J. Lacan, « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 361.
  • 2. G. Agamben, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil, 1997, Introduction.
  • 3. E. Laclau, « Deconstrucción, pragmatismo y la política de la democracia », Deconstrucción y pragmatismo, sous la direction de Chantal Mouffe, Paidós, Buenos Aires, 1998.
  • 4. S. Freud, « Psychologie collective et analyse du moi », Essais de psychanalyse, Payot.
  • 5. J. Lacan, Le Séminaire livre VII L'éthique de la psychanalyse, Seuil, Paris, 1986. Séance du 10 février 1960.
  • 6. J.-A. Miller, L'extimité, Cours de la Section clinique de Paris en 1985-86.
  • 7. M. Foucault, Histoire de la sexualité, Tome 1 : La volonté de savoir, 1976. (Cité par G. Agambem dans Homo sacer...).
  • 8. J. Lacan, « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 362.
  • 9. E. Laurent et J.-A. Miller, L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique, Cours de la Section clinique de Paris, 1996-97.
  • 10. J. Lacan, « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 369.
  • 11. J. Lacan, « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 257.
  • 12. E. Laurent et J.-A. Miller, L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique, Cours de la Section clinique de Paris, 1996-97.
  • 13. H. Arendt, La crise de la culture, « Huit exercices de pensée politique », Gallimard, 1972.
  • 14. E. Laurent, Hay un fin de análisis para los niños, Ed. Diva, Buenos Aires, 1999.
  • 15. E. Laurent et J.-A. Miller, L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique, Cours de la Section clinique de Paris, 1996-97.
  • 16. Ibid.
  • 17. S. Freud, « Pour introduire le narcissisme » (1914), La vie sexuelle, P.U.F., 1969.
  • 18. G. Agamben, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil, 1997. Introduction.
  • 19. G. Agamben, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil, 1997. Introduction.
  • 20. Ibid.
  • 21. J. Lacan, « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001. p. 361.
  • 22. J. Lacan, Le Séminaire livre XVII L’envers de la psychanalyse, Seuil, Paris, 1991.
  • 23. J-A. Miller, J.-C. Milner, Voulez-vous être évalué ?, Grasset, Col. Figures, Paris, 2004.
  • 24. J. Lacan, « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001. p. 362.
  • 25. E. Laurent, « Le Nom-du-Père entre réalisme et nominalisme », La Cause freudienne Nº 60, Les nouvelles utopies de la famille, Paris, Juin 2005. p. 132.
  • 26. J-A. Miller, J.-C. Milner, Voulez-vous être évalué ?, Grasset, Col. Figures, Paris, 2004.
  • 27. Cf. J.-A. Miller dans son cours de la Section clinique de Paris 2004-05, Pièces détachées, inédit.
  • 28. J.-C. Milner, La politique des choses, Navarin, Paris, 2005.
  • 29. Ibid.
  • 30. J. Lacan, « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001. p. 369.
  • 31. J.-C. Milner, La politique des choses, Navarin, Paris, 2005.
  • 32. J. Lacan, Le Séminaire livre XXIII Le sinthome, Seuil, Paris, 2005. Chapitre I.
  • 33. J. Lacan, Séminaire XXIV, L’insu que sait de l’une-bévue s'aile à mourre, inédit.