Esthela Solano-Suárez : Logique et impasses de la sexualité

Pour moi, il est deux heures et quart du matin, et considérez que je me suis levée à six heures du matin heure parisienne, c'est-à-dire minuit chez vous, je suis un petit peu dans le cirage, mais votre présence me réveille. Alors je vais vous faire une conférence sur le sujet qui a été établi.

Mais si je suis en " décalé " c'est parce que je l'ai voulu, je n'ai pas voulu arriver un jour avant. (Rires) Alors, voilà. Allons-y, on va décoller. On va décoller sur la sexualité, mais au fond, c'est un sujet qui n'est pas du tout évident. Nous allons essayer d'aborder les impasses et la logique de la sexualité. Au fond, les impasses, c'est ce qui est le plus évident, parce que les impasses, tout le monde en pâtit. Mais de là à déduire que de ces impasses, on trouve une logique, c'est la chose la moins évidente du monde. Mais en tout cas, c'est ce qu'a mis à jour le discours analytique. C'est la psychanalyse qui est venue révéler au monde, pas seulement qu'il y a impasse de la sexualité, comme on a pu le croire mais que, au fond, ce qui est de l'ordre de la sexualité est réglé comme une partition musicale. C'est-à-dire que dans la sexualité, il y a néanmoins quelque chose qui est de l'ordre d'une mathématique. Cela semble surprenant.

Alors, sur quoi la découverte freudienne nous renseigne-t-elle ? Premièrement, on peut se dire que la découverte freudienne est partie du symptôme. C'est-à-dire, il y avait des gens qui souffraient de leurs symptôme, des hystériques notamment, et Freud s'est mis à les écouter, à les laisser parler. Et à partir de là, il s'est avéré que les symptômes dont souffraient les hystériques voulaient dire quelque chose. Dans ce sens, la psychanalyse est venue annoncer que, dans tout symptôme, il y a un message, qu'il s'agit de déchiffrer. On déchiffre le message du symptôme et que découvre-t-on ? On découvre que le sens du message est un sens sexuel. C'est-à-dire que la sexualité n'est pas seulement là où l'on croit…, dans l'étreinte amoureuse. Mais que, plutôt, la topique de la sexualité déborde la relation sexuelle et qu'elle déborde sur le champ du symptôme. Alors, dans le symptôme, s'accomplit une intention de signification. Un message. C'est ce qu'il veut dire, le symptôme, en tant que signification sexuelle. Donc, il s'agit là d'une sexualité qui parle à travers la souffrance du symptôme. La conséquence a été donc, - la conséquence de cette découverte freudienne - qui suit un petit peu l'intuition de Charcot que dans les symptômes il s'agissait de secrets d'alcôve - la conséquence de cette découverte freudienne, c'est que la sexualité n'est plus muette On lui a donné la parole. Alors, il s'avère qu'elle parle. Elle dit des choses. Elle les dit dans les symptômes, dans les lapsus, dans les mots d'esprit. Et aussi bien dans le comique. Si le comique fait rire, c'est parce qu'il s'agit bien de sexualité.

Alors, elle parle, cette sexualité, mais elle parle à côté de la plaque ! Elle parle là où elle ne devrait pas parler. C'est-à-dire qu'elle parle pour faire souffrir. Pour faire souffrir dans le corps - le cas de l'hystérique - pour faire souffrir au niveau des pensées - le cas de l'obsessionnel. En plus, il s'avère que les symptômes non seulement veulent dire quelque chose, mais que dans les symptômes s'accomplit une satisfaction. Là où ça fait mal, là où on souffre, là où l'on pâtit, voilà, c'est là que l'on se satisfait. C'est pourquoi il est si difficile de se défaire de la souffrance du symptôme, qui assure au sujet une satisfaction cachée. Une satisfaction de quoi ? Une satisfaction d'une exigence : l'exigence pulsionnelle. Au fond, il s'agit d'une satisfaction érotique, déplacée, camouflée. Un compromis de revendication de jouissance. Nous n'avons qu'à considérer les scrupules de l'obsessionnel, consciencieux, parfait, homme de devoir, pour s'apercevoir que derrière cette couverture de conscience, de culpabilité se masque une satisfaction pulsionnelle moins catholique. Telle que le sadisme anal. On a considéré, par exemple, le symptôme de conversions hystériques, là où un organe dérange, pour apercevoir, grâce à l'analyse, que cet organe, s'il dérange, c'est parce qu'il est érotisé, et qu'il parle une langue qui n'est pas celle qui y correspond. Par exemple, qu'est-ce qu'un intestin vient faire quand il se met à se tuméfier et à faire mal ? Ce n'est pas sa fonction de se tuméfier comme ça et de faire mal ! Pour qui il se prend ? Eh bien, il se prend pour un phallus. Et voilà, comme il parle le langage phallique, et non pas le langage de l'intestin, qu'il fait problème. Mais pour entendre la langue des organes, il est nécessaire, bien entendu, de suivre une expérience analytique pour déchiffrer les messages de satisfaction pulsionnelle qui se chiffrent dans les symptômes.

Alors, ce qui veut dire que la psychanalyse est venue mettre le doigt sur le fait que la sexualité déborde l'espace de la relation sexuelle. Mais elle nous apprend aussi qu'elle déborde le temps de la relation génitale. Parce que la psychanalyse est venue mettre à ciel ouvert que les enfants avaient une sexualité. Ce qui de nos jours semble aller de soi mais ce qui n'était pas le cas au temps inaugural de Freud. Donc il y a une sexualité infantile - maintenant tout le monde le sait - il y a une jouissance sexuelle chez l'enfant. C'est-à-dire qu'il y a chez l'enfant des satisfactions, des émois, il y a un érotisme lié à des zones érogènes du corps ; et chez l'enfant, il s'avère que cet érotisme et ces satisfactions corrélatives se passent fort bien du rapport du corps au corps de l'autre. C'est-à-dire que c'est un érotisme, une satisfaction qui s'accomplit dans le corps propre. Qui relève de l'auto-érotisme.

Donc, de ces deux points, il se déduit - de ces deux points que je viens de mentionner devant vous rapidement - c'est-à-dire qu'il y a une satisfaction sexuelle qui s'accomplit dans le symptôme et qu'il y a une satisfaction sexuelle qui s'accomplit dès l'enfance - de cela il se déduit qu'il y a de la jouissance sexuelle. Qu'il y a de la jouissance sexuelle en dehors et ailleurs que dans la relation sexuelle proprement dite. Et il y a de la jouissance sexuelle parce qu'il y a des corps sexués. S'il n'y avait pas de corps, il n'y aurait pas de jouissance. La condition de la jouissance, c'est d'habiter un corps vivant. Pour jouir, il faut un corps. Pour jouir, il faut avoir un corps. C'est-à-dire qu'il y a des corps, et ces corps, ce sont des corps sexués. C'est l'essentiel de la découverte freudienne.

Alors, la thèse de Lacan là-dessus est la suivante : avoir un corps n'est pas un fait biologique. Avoir un corps est une conséquence pour nous, les êtres qui habitons dans le langage. Nous avons un corps que nous identifions comme étant le nôtre, que nous identifions comme étant sexué, du côté homme ou du côté femme. Nous pouvons le différencier de la sorte parce que nous avons été parlés. C'est-à-dire que si nous n'avions pas été submergés dans un bain de langage, ce n'est pas sûr du tout qu'on aurait pu avoir un corps identifié comme corps propre. Là, il y a quand même des manifestations cliniques qui se décèlent au cours de l'enfance, chez des enfants où les cliniciens peuvent observer qu'ils n'ont pas de corps. C'est-à-dire un enfant qui ne s'identifie pas comme étant garçon ou fille. Des enfants qui passent devant le miroir sans se reconnaître. Des enfants qui peuvent traverser l'espace sans différencier dans l'espace leur unité corporelle et celle des autres. Des enfants qui ne disposent pas dans leur vocabulaire du " je ", ni du " moi ", qui n'ont pas d'identité et qui ne différencient pas non plus l'autre comme leur semblable. S'il y a des enfants psychotiques c'est justement parce que la façon dont ces enfants ont été accueillis dans le langage ne leur a pas permis de se différencier en tant que corps.

Ce qui prouve que, pour les êtres parlants, ce n'est pas la biologie qui décide de leur destin. C'est plutôt l'ordre du symbolique, l'ordre du langage. C'est pourquoi le corps est une entité, une unité, qui se découpe grâce au langage ; et en même temps, ce corps, il est traversé par les paroles, par les mots de la langue maternelle. La langue dans laquelle on nous a accueillis à notre naissance. La langue dans laquelle on nous a parlés. On a dit de nous, avant qu'on naisse, des tas de choses. Il y a un discours qui nous a précédé. Pour chacun de nous, il y a eu un désir qui nous a accueillis. On a été désiré, ou pas. On a été accueilli comme étant l'incarnation d'un désir ou on a été accueilli comme un accident plus ou moins encombrant. Déjà, avant que notre corps vienne au monde, on a été marqué par les incidences de ce désir duquel on est issu. De ce fait, n'est pas anodine, pour chacun de nous, la façon dont ça a été dit, dont ça a été accueilli, dont a été célébré, notre arrivée. Ce qui veut dire que la place qu'on a occupée dans le désir qui a précédé notre venue au monde, les paroles qui nous ont entourés, nous décerneront notre place... le ton avec lequel on nous a parlé, ce qui a été dit, et même ce qui n'a pas été dit, ce qui a été tu, tout cela a traversé le corps comme l'eau d'une rivière, laissant à son passage des restes, des débris, des bouts de choses entendues. Des bouts de choses entendues, des choses dites, qui ont marqué notre corps d'une façon ou d'une autre. Qui ont tracé le corps, qui ont laissé des traces. Des traces d'amour, des traces d'accueil, des traces de désir, des traces de rejet.

Donc, la langue laisse des traces, la langue nous affecte, la langue produit des effets sur le corps du sujet parlant. Et ces effets, ces affects, ces traces cristallisent plus tard, comme symptômes, ou bien comme des traces de jouissance. On pourrait dire que, au fond, la langue, c'est comme un fouet qui fouette le corps, qui fouette la chair, laissant sur cette chair des empreintes, des empreintes de jouissance. Parce que c'est le langage qui nous prend, à la naissance. Et même avant. Il faut dire que le langage s'empare du corps du vivant du moment où on est dans ce monde et que ce langage n'est pas sans conséquences sur la jouissance de ce vivant-là. C'est-à-dire que ce langage va séparer, dans ce vivant, la chair et le corps. Ce qui va faire que du fait que la chair est marquée par le langage, elle devient corps. Qui comporte que pour tout vivant, il y a, du fait du langage, une perte de jouissance, de sa jouissance de vivant. C'est le langage qui fait passer le registre du besoin du côté du registre de la demande et du désir. Et de ce fait, pour nous, les parlêtres, il n'y aura plus de registre du besoin à l'état pur. De ce fait, manger, ça ne sera plus du tout manger. Manger, ça sera aussi demander de l'amour. L'objet qu'on mange, ce n'est pas tellement celui qui satisfait le besoin, mais plutôt celui qui est demandé comme signe d'amour de l'autre. C'est-à-dire que tout objet ne sera plus un objet pur. Le langage fait de chaque objet de besoin un objet symbolique. Dans la mesure où cet objet aura la valeur non seulement d'un objet de satisfaction du besoin, mais d'un objet qui est signe, aussi bien de l'amour de la mère que de son désir. Ce qui veut dire que ce langage-là emporte avec lui une perte de jouissance dont nous pouvons écrire la formule, que je tiens de Jacques Alain Miller :

Je vous ai écrit là la formule. Il y a une barre qui sépare le règne de la jouissance du corps (celle qui est s'écrit : une barre avec un grand J) et le langage, sous les espèces de ce que nous écrivons, à partir de Lacan, comme le lieu de l'Autre, le grand Autre. Voilà qui introduit dans la jouissance du corps, une perte que nous signifions par la barre, qui s'inscrit sur la jouissance, et dont la conséquence, c'est ce que j'ai écrit comme un petit moins entre parenthèses, la conséquence, c'est un moins-de-jouissance.

Du fait que tous nos besoins sont pris dans le registre symbolique et que, par là, ils se séparent de l'ordre de l'animalité instinctuelle, qu'ils vont être pris dans un discours et qu'ils vont valoir comme toute autre chose. On quitte le règne du besoin et on passe du côté d'autre chose. Autre chose qu'on écrit d'abord comme un petit moins. Un petit moins qui est pour nous, êtres parlants, un manque-à-jouir. Une perte de jouissance. Mais à qui la faute ? On croyait que c'était la faute au père. On a longtemps appris que c'était le père qui interdisait la jouissance. Mais figurez-vous que le père était aussi interdit que nous. Puisque le père, au fond, n'est qu'une conséquence du langage. Et c'est le langage lui-même qui morcelle la jouissance, qui nous sépare d'une jouissance originaire laquelle est à jamais perdue. Parce que l'objet originel duquel on a joui, il est perdu à jamais, et c'est à partir de cette perte que s'oriente désormais, définitivement et pour toujours, la quête de l'objet du désir.

Toute notre réalité sera orientée par ce principe de recherche à partir de ce qui a été perdu. Mais si cela n'avait pas été perdu, cela n'existerait pas comme objet du désir. Il faut le perdre pour le désirer. Et c'est une conséquence de la structure du langage en elle-même. Donc à partir de là, ce qu'on récupère, à partir de cette perte, c'est un petit bout de quelque chose, un petit rien; ce qui fait quand même qu'il y a ce que Freud appelle la jouissance pulsionnelle. Cet objet qui se décline dans le registre oral, dans le registre anal, dans le registre du regard et de la voix, cet objet qui est corrélé à une zone érogène au niveau du corps et qui, dans la logique lacanienne s'écrit " objet petit a ".

Donc, on récupère un objet petit a qui est quoi ? Qui est un plus-de-jouir récupéré de cette perte de jouissance introduite par le langage.

Alors, cette perte de jouissance, qu'est-ce que c'est ? C'est ce qui, dans la psychanalyse reçoit le nom de " castration " : une perte de jouissance introduite par le langage dans le vivant. C'est parce qu'il y a la castration, une perte de jouissance, qu'il y a, ensuite, un corps. Un corps séparé de sa jouissance originaire, de sa jouissance de vivant, de sa jouissance animale, un corps qui peut être symbolisé, identifié par un nom et par un sexe. Ce qui veut dire que l'identité sexuelle de ce corps ne relève pas du tout de l'anatomie. Rien n'empêche un corps d'homme de s'identifier à une femme, et vice-versa. Ce qui veut dire que l'identité sexuelle du corps relève du registre langagier, symbolique, et pas anatomique, pas biologique. Alors, c'est parce qu'il y a un corps, un corps sexué, identifié symboliquement, qu'il y a dans ce corps, comme on a vu, la jouissance. Et si on n'avait pas de corps, on ne pourrait pas jouir.

Mais alors, la jouissance, c'est quoi ? C'est une satisfaction. C'est une satisfaction qui ne comporte pas nécessairement le bien-être. Parce que la satisfaction qui comporte le bien-être, c'est plutôt celle qui s'inscrit au niveau du principe de plaisir. L'enseignement de Freud là-dessus consiste à nous démontrer, à partir de l'expérience analytique, qu'il y a une satisfaction au-delà du principe du plaisir. C'est-à-dire qu'il y a une satisfaction, même là où ça fait mal. Et cette satisfaction au-delà du plaisir, cette satisfaction peut être douloureuse c'est celle que nous reconnaissons sous le terme de jouissance. Qui conjoint les deux . Qui conjoint le plaisir et son au-delà.

Alors il y a des jouissances ; elles sont multiples. Et chacune a sa logique. D'abord, on va dire qu'il y a la jouissance du corps, celle qui est permise au corps : " un corps, cela se jouit ", selon le dit de Lacan. En permanence. Rien que de disposer de lui, de le trimballer, de le traiter comme un meuble, de le soumettre à des choses des fois bien désagréables, pas forcément plaisantes ; de le gaver, de l'affamer, de l'exténuer, de le fatiguer, de le pomponner aussi ; de l'aimer, de le mépriser, de le détester… tout ça, ça fait qu'on passe son temps à jouir de lui.

Et puis, il y a aussi la jouissance de la parole. On parle, et ça fait une satisfaction. Ça fait... on dit " ça fait du bien de parler ". Bon, pas toujours, pas forcément. Est-ce que, quand on parle, on communique ? Rien n'est moins sûr ! Ce qui domine, au niveau de la parole, c'est le malentendu. Mais lorsqu'on parle, on jouit, ça c'est sûr. La thèse de Lacan la dessus est que la parole est faite moins pour communiquer que pour jouir. Et c'est par ailleurs pour cela qu'on ne communique pas beaucoup, parce que dans la parole s'accomplit aussi quelque chose de l'ordre d'un autisme de la parole. Chacun parle, pour s'entendre soi-même. Entendre ce que l'autre veut dire, cela relève d'une discipline, c'est un résultat, ce à quoi on aboutit au terme d'une expérience analytique. Mais autrement, on parle pour s'étourdir et pour s'auto-satisfaire.

Puis il y la jouissance sexuelle. Alors là, qu'est-ce que c'est, la jouissance sexuelle ? C'est quelque chose de très compliqué. Comment se fait-il qu'il y ait deux corps qui se mettent ensemble, pour jouir l'un de l'autre ? L'idée de Lacan c'est qu'un corps ne jouit pas d'un autre corps. D'abord, on jouit du corps propre, et qu'un corps, à des fins sexuelles, peut jouir d'une partie du corps de l'autre. Pas de la totalité d'un autre corps. À moins qu'on le mette en morceaux. Ce qui n'est pas toujours le cas, heureusement ! On jouit d'une partie du corps de l'autre, mais il paraît que la partie dont on jouit, elle jouit aussi. Alors, comment se fait cette histoire de jouissance des corps dans l'étreinte sexuelle ? Parce qu'au fond, ce qui est évident, c'est que deux corps qui se trouvent réunis dans l'amour ne peuvent jamais faire un seul. C'est le mythe d'Aristophane . Il est impossible que deux corps sexués fassent un seul corps. À moins que l'un mange l'autre, ce qui ne se produit pas tous les jours, heureusement, non plus ! Sauf dans des cas graves de cannibalisme.

Alors, il y a là, déjà, une incompatibilité. Alors la chose est comprise si on considère que dans cette logique de jouissance, son éthique, il y a eu une dissymétrie entre les jouissances sexuées, puisque hommes et femmes ne jouissent pas pareil. Ce qui nous mène à introduire une logique de la sexuation. C'est-à-dire qu'il y a les hommes, il y a les femmes - c'est grâce à ça que le monde peut continuer à se reproduire - mais, depuis qu'il y a des hommes et qu'il y a des femmes, ça ne va pas entre eux. Et néanmoins, ça continue. Donc, il y a là un truc. Il y a là un truc, et c'est pour ça qu'on est là ce soir à se parler.

Alors, reprenons les choses. Qu'est-ce que c'est que cette histoire d'hommes et de femmes ? Parce qu'on a considéré tout à l'heure le fait que ce n'est pas parce qu'il y a des corps anatomiquement différents qu'il y a des hommes et des femmes. Oui, bien sûr, s'il n'y avait pas des corps anatomiquement différents, les conséquences ne seraient pas les mêmes. Mais c'est fondamentalement parce qu'il y a des positions subjectives masculine et féminine qu'il y a une logique sexuelle différente et opposée. Alors ces positions subjectives masculine et féminine sont aussi une conséquence, un résultat. C'est-à-dire que chaque enfant doit cheminer tout au long de l'enfance, chaque enfant doit faire un bon bout de chemin pour aboutir à une identification sexuelle. Ce bout de chemin consiste dans un parcours qui comprend une série d'étapes, de temps logiques. Des temps logiques, c'est-à-dire des temps où il est nécessaire de voir, comprendre et puis conclure sur une position sexuelle. Ce cheminement a reçu chez Freud le nom de " complexe d'Œdipe " et chaque enfant traverse ce complexe d'Œdipe en fonction de quoi, se positionnant par rapport à la mère et au père, il va conclure sur une identification masculine ou féminine. Et au bout de cette ponctuation, l'enfant aura fait un choix de sexualité. La sexualité va lui correspondre même si elle ne correspond pas à l'anatomie de son corps. Donc la sexuation comporte nécessairement une prise de position binaire : côté homme ou côté femme. Et cette prise de position implique qu'il y a, entre le côté homme et le côté femme, une dissymétrie par rapport au noyau qui détermine cette prise de position.

Quel est le noyau de la chose ? Le noyau de la chose, d'après ce que Freud a élaboré, c'est le complexe de castration. C'est-à-dire que ça part d'une expérience de perception. Ça part d'une expérience de perception de l'enfant, chez l'enfant, en fonction de quoi il tient compte du fait que les corps ne sont pas pareils. Qu'il y a des corps qui sont pourvus d'un attribut et des corps qui sont dépourvus de cet attribut. Mais c'est le langage qui introduit cela. C'est franchement le langage parce que, vous savez bien, chez nos amis les animaux, ça ne fonctionne pas comme ça. Ils savent pertinemment bien où ils doivent aller et ce qu'ils doivent faire sexuellement. Et ils ne se posent pas de questions, ils n'ont pas d'angoisse. Ils n'ont pas de sentiments de culpabilité. Ils ne vont pas non plus se montrer brutaux ou sadiques avec leur partenaire. Ils ne vont pas non plus demander de l'amour au partenaire. Le moment venu, quand il le faut, ils vont là où ça se passe. Et ça se passe très bien. Alors pourquoi se complique-t-on la vie ? C'est parce que le langage introduit cette distinction symbolique à partir des attributs imaginaires du corps. Et donc cela devient une affaire cruciale pour les petits enfants, la classification entre ceux qui en ont et ceux qui n'en ont pas. Au point que ça peut leur foutre une trouille terrible, à un moment donné de l'enfance, le fait de constater qu'il y en a qui n'en ont pas. C'est plutôt les petits garçons qui ont la trouille. Parce que, s'il y en a qui n'en ont pas, il se peut qu'à eux aussi, ça leur arrive la chose, comme on dit. Donc, ce trait de manque, l'inscription du manque, ne pourrait pas opérer sur l'imaginaire du corps si l'on ne disposait pas du symbole du manque.

Vous savez l'importance qu'a eue la découverte du zéro. Le zéro, qui est un symbole fondamental dans la mesure où il inscrit - c'est un nombre, un chiffre -- qui inscrit la place vide. Et en tant que telle, la place vide inscrite par le zéro est une place vide qui compte, parce que c'est le zéro, comme place vide qui compte, qui engendre la série des nombres naturels. Frege le mathématicien, le logicien allemand l'a construit, cette série de nombres en démontrant qu'on passe de un à deux, du chiffre un au chiffre deux parce que dans l'intervalle, il y a le zéro qui compte.

- (n+1)
- 1 - 2 - 3 …
- 1 2+1 } 3
(Ø) (Ø)

C'est-à-dire que le mathème n+1 s'inscrit grâce au fait que le un et le zéro de l'ensemble vide comptent pour un et engendrent la suite.

Cela pour vous dire de quelle façon le manque dans le symbolique est une catégorie fondamentale, c'est-à-dire que le manque compte. Et que l'inscription de ce qui manque, de ce qui manque à sa place est un moment de haute élaboration symbolique déterminant pour le positionnement de l'enfant au niveau de sa position sexuelle. Je me rappelle une petite anecdote, d'une petite fille qui avait deux ans et demi, et alors elle est allée avec sa mère visiter un bébé, qui venait de naître. Et elle était ravie de voir un bébé, qui était un petit garçon. Et donc la mère du petit garçon a changé les couches du bébé et la petite fille, elle n'avait jamais aperçu la différence anatomique des sexes. Et donc, au moment où le petit garçon a été nu, elle était parfaitement perplexe, elle a eu un moment de... elle été saisie, et a accusé vraiment le coup de la chose, et tout de suite elle a dit -- personne n'a fait un commentaire ou quoi que ce soit -- et tout de suite elle a dit " Ah oui, mais moi, j'ai des dents " (rires), s'étant aperçue que le bébé n'avait pas de dents. Alors, ça, c'est mignon, parce qu'on voit bien comment elle avait accusé réception, comment elle avait inscrit la différence sexuelle, avait subjectivé le manque et tout de suite après avait réagi en inscrivant la place du manque ; l'impression du manque était donc passé du côté du petit garçon qui n'avait pas de dents. Bon, là je ne m'attarde pas trop, je dis tout simplement que l'inscription du manque est déterminante au niveau de la différence sexuelle et du comportement de jouissance qui s'en suivra côté féminin ou côté masculin.

Mais, s'il y a disharmonie entre hommes et femmes, ce n'est pas seulement du fait de la différence sexuelle. Elle relève de quelque chose de beaucoup plus réel. Là je vais avancer devant vous un concept qui nécessite quand même de prendre quelques précautions pour qu'il soit bien reçu. Je vous dis d'abord que chez les êtres parlants, il y a des hommes, il y a des femmes. Des êtres parlants ce sont des êtres déterminés par un savoir qu'ils ne savent pas. Ils ne sont pas maîtres d'eux-mêmes. Ils ne font pas ce qu'ils veulent, comme ils le croient. Ils font ce qu'ils peuvent. Et la plupart du temps, les raisons de ce qu'ils font leur échappent. La cause de ce qu'ils font aussi. Et ça leur échappe parce que c'est du domaine de l'inconscient.

Et alors, au niveau de l'inconscient, comment s'inscrit cette histoire de sexualité ? Parce qu'on dit que l'inconscient parle de sexe. Oui, d'accord, il y a du sens sexuel dans l'inconscient. Mais ce n'est pas le dernier mot. Au fond, il y a du sens sexuel dans l'inconscient parce que l'inconscient est un savoir-faire avec la langue. Et ce que la langue sait faire nous échappe. Il y a un savoir de la langue qui nous détermine, dont on est parlêtre. Si on se soumet à une analyse, on peut savoir un bout, mais jamais tout. Vous savez que la langue joue, et nous joue bien plus loin, d'une façon beaucoup plus importante que ce que l'on peut imaginer. Alors, dans l'inconscient, bien sûr, il y a un savoir articulé, qui provient de la langue. De ce qui est sédimenté comme savoir de la langue, cristallisé comme savoir de la langue. Pour déchiffrer ce savoir de la langue, il faut jouer des équivoques.

Alors, ce savoir, oui, il peut quand même avoir à faire, à dire des choses sexuelles. Oui, parce que… parce qu'on rêve. Parce qu'on rêve... parce qu'on rêve, on rêve parce qu'on parle. On rêve parce qu'on est dans le langage. Et alors, le sens sexuel de l'inconscient fait partie du rêve. Le rêve parle de ça aussi. Mais tout cela met en place une demande, parce que l'inconscient, qui s'amuse à faire des calembours, des jeux de mots, des formations, des rêves, des lapsus... l'inconscient qui est vraiment comique, l'inconscient que, lorsqu'on le déchiffre, on découvre qu'il n'est pas pathétique, il est plutôt rigolo ! Il s'amuse tout le temps ! Cet inconscient-là, il peut chiffrer tout ce qu'il veut, il peut chiffrer des symptômes, des mots d'esprit, des formations de l'inconscient, mais il y a quelque chose que cet inconscient-là n'arrive pas à faire, et qu'il n'arrivera jamais. C'est à nous donner des chiffres, le vrai de vrai de chiffre du rapport entre l'homme et la femme. Si dans cet inconscient, il y a du savoir et à la pelle, dans l'inconscient il n'y a pas de savoir sur le rapport entre les sexes. C'est pour ça qu'on est bêtes, sexuellement parlant. On ne sait pas faire, on rate, on souffre en plus, on en pâtit, on en bave. Parce que dans l'inconscient, il n'y a pas d'écriture du rapport sexuel. Ce qui se traduit, dans la logique de Lacan, par l'axiome " il n'y a pas de rapport sexuel ". C'est-à-dire qu'il n'y a pas de savoir inscrit dans l'inconscient sur les rapports entre les sexes. Comme le savoir que peuvent avoir les grenouilles, pour copuler, ou les singes, ou les autres petits animaux.

Donc, c'est cela l'impasse majeure de la sexualité chez les parlêtres. C'est ce défaut de savoir-là. C'est-à-dire ce réel en tant qu'impossible, dans la mesure où ce savoir ne cesse pas de ne pas s'inscrire au niveau de l'inconscient. Dans l'inconscient vous trouvez tous les signifiants que vous voulez, à l'infini. Une chaîne signifiante infinie. Mais aucun savoir, aucune possibilité de savoir comment faire avec l'autre sexe. Alors de cet impossible-là, on est tous malades. Et c'est parce qu'il y a cet impossible-là qu'on fait comme on peut. C'est-à-dire ... on fait comment ? Qu'est-ce qu'on fait ? Eh bien, on se rencontre. Il y a des rencontres sexuées entre parlêtres. Entre les êtres sexués, entre les corps sexués, il y a des rencontres sexuées. Pas forcément entre les corps sexués des différents sexes, il y a aussi des rencontres sexuées entre des corps du même sexe. Mais ça ne veut pas dire que, parce qu'ils sont du même sexe, qu'il y a du rapport sexuel. L'impossible de structure s'inscrit pour les deux cas de figure, pour la rencontre hétérosexuelle aussi bien que pour la rencontre homosexuelle.

Alors... ce qui fait quoi, finalement ? Ça fait que tout cet inconscient qui parle de sexe, les rêves qui parlent de sexe, les symptômes qui parlent de sexe, les lapsus qui parlent de sexe, au fond, tout ça, ça parle de sexe pour combler la béance de l'impossible des rapports sexuels. Vous savez que le sens sexuel, c'est ce qui vient à la place du hors-sens du sexe en tant que tel, du fait de cet impossible de structure. Alors ça fait que la rencontre entre les sexes est une rencontre de malentendus, et de malentendants aussi. Parce que ça fait deux qui ne s'entendent pas parler, selon l'expression de Lacan. Et ça fait deux pour lesquels plus ils parlent, moins ils vont se comprendre. Plus ils parleront, plus ils vont approfondir les malentendus. Parce qu'ils ne parlent pas la même langue. Ça ne veut pas dire que l'un parle anglais, l'autre français ! Non, les deux peuvent parler français. Mais ils ne parlent pas la même langue de jouissance. Parce que les hommes et les femmes ne jouissent pas de la même façon.

Alors, qu'est-ce que c'est qu'un partenaire sexuel ? Un partenaire sexuel, c'est ce qu'on rencontre à partir d'une contingence, mais c'est une rencontre qui fait éveil de ce dont on a déjà rêvé. Dans le sens où la rencontre avec l'autre est une rencontre qui était déjà... comment dire... formulée. Sous les espèces de l'objet nouveau, on rencontrerait le même objet. Parce que, d'après Freud, pour chaque sujet le choix d'objet se fait très précocement. Et le choix d'objet se détermine selon les versants imaginaire, réel et symbolique. On choisit toujours en fonction... enfin, on choisit toujours... On est choisi par un objet en fonction du trait que l'on porte, à notre insu, un tout petit quelque chose qui fait qu'une femme - ou qu'un homme - sera pour lui cette femme et pas n'importe quelle autre. Pourquoi l'homme rencontre une femme ? Par hasard ! Mais il ne va pas rencontrer n'importe quelle femme, il va rencontrer celle qui consonne avec son inconscient et sa pulsion. Celle qui porte un petit truc que seulement lui peut voir. Par exemple, un homme dont Freud parlait, qui tombait amoureux d'une femme qui portait un petit brillant sur le nez. Un petit quelque chose qui brillait, comme ça. Et seulement lui pouvait voir la femme qui avait ce petit truc qui brillait sur le nez. Et c'était sur celle-là qu'il tombait raide amoureux. Pour un autre, ça sera de tomber amoureux de la femme d'un autre homme, et le voilà qui devient amoureux de la femme de l'autre. Il réussit à faire de cette femme sa maîtresse. Elle tombe amoureuse de lui ; c'est formidable, ils sont très heureux ; elle tombe enceinte de lui, et voilà qu'elle va quitter son mari pour vivre avec son amant. Et la pauvre, elle ne sait pas qu'à ce moment-là elle a perdu tout son charme. Parce que le charme tenait justement dans le fait qu'elle avait un mari.

Eh bien, c'est comme ça, la vie amoureuse ! C'est-à-dire que pour l'homme, il faut que la femme porte un petit quelque chose qui la fétichise, en fonction de quoi elle devient un objet qui condense une condition d'amour et de désir, et que pour un homme, dans l'amour, pour qu'il désire, plutôt, il est nécessaire qu'il rencontre cette condition d'amour-là. Condition de désir. Condition de jouissance. Qui n'est pas un moins. Ce n'est pas un trait qui figure comme un moins, c'est plutôt un trait qui figure comme un plus. Ce qui fait que pour l'homme, ce trait, en tant que plus, est ce qui fait que lui, il désire. Et c'est pour ça qu'il jouit. Et alors là, quand il jouit, il se passe des paroles d'amour. Ce n'est pas la parole d'amour qui le fait jouir ou désirer. Il se suffit de sa jouissance, dit Lacan.

En revanche, pour une femme, la jouissance ne va pas du tout sans la parole d'amour. C'est une condition de sa jouissance à elle. Sa jouissance à elle ne passe pas par un petit plus, brillant par ci ou par là, c'est plutôt : " parle-moi d'amour, laisse-moi te parler pour que je puisse te désirer ". Alors la condition d'amour est dominante, chez elle. Ce qui fait que si la condition d'amour est dominante, c'est-à-dire que pour elle, ce qui compte, c'est qu'on lui donne à partir des conditions d'amour, ce qui veut dire qu'on lui donne à partir de ce qu'on n'a pas. C'est pourquoi pour elle, le manque est au centre de la question de l'amour. Ce qui fait que pour une femme, quand elle désire, elle est amoureuse. C'est pourquoi chez elle il n'y a pas de perversion. C'est-à-dire que du côté féminin, on ne trouve pas l'autisme de la jouissance qu'on trouve du côté masculin. Parce que du côté masculin, c'est plutôt la prévalence du fantasme et des petits machins qu'il trouve comme condition de sa jouissance. Il peut les trouver sur n'importe quelle femme ou même sur une image, sur un écran : pourquoi Internet a tant de succès ? Mais elle, elle ne peut pas désirer le fétiche, parce que le fétiche ne parle pas. Pour elle, c'est important que l'objet lui parle. Et qu'il la laisse parler. C'est pourquoi l'amour du côté féminin coordonne la question de la sexualité fondamentalement du côté du manque et fondamentalement du côté du grand Autre barré, qui est l'autre de l'amour.

J'avais plein d'autres choses à dire, mais ça fait déjà un moment que je cause... Mais je ne sais pas… De toute façon je vous invite, parce qu'on va poursuivre demain et après-demain... Et j'aurais voulu développer l'autre point, mais... compte tenu de l'heure qu'il est, je crois qu'on va laisser peut-être place aux questions. Alors qu'est-ce que je peux évoquer ?

Ce que je peux évoquer, c'est que, bon, du côté impasse on a souligné ce qui fait impasse, rendant la logique de la chose évidente, comme impossibilité. C'est-à-dire que ce qui se présente comme impasse, qui peut relever de l'ordre de l'impuissance, l'impuissance à jouir, de l'inhibition au jouir, ou de l'angoisse devant la jouissance ou n'importe quelle symptomatologie qui s'impose au niveau sexuel, s'avère, au fond, commandé secrètement par l'impossibilité de structure. Bon. Mais ça ne veut pas dire que la psychanalyse indique que chacun doit se contenter de son symptôme, de son angoisse et de son inhibition. Ce n'est pas ça du tout. La psychanalyse offre la possibilité de surmonter l'angoisse, de se défaire de l'inhibition, de s'alléger du symptôme, de la souffrance du symptôme ; mais la psychanalyse ne vous permettra jamais de traverser l'impossible du rapport sexuel. La psychanalyse n'est pas en mesure de vous offrir une formule du rapport sexuel qui n'existe pas. Mais déchiffrer les impasses propres et singulières à chacun ouvre la voie pour cerner l'impossible de structure et sortir de la jouissance de l'impasse concernant la sexualité. Et ça ouvre aussi la voie à la possibilité d'inventer, pour chaque sujet, des solutions nouvelles au malaise auquel nous avons affaire devant la sexualité.

Alors inventer des solutions nouvelles, ça ne veut pas dire inventer des nouvelles perversions. L'invention vers laquelle ouvre la psychanalyse, c'est plutôt du nouveau du côté de l'amour, pas du nouveau du côté de la perversion. Premièrement, parce que du côté de la perversion, depuis que le monde est monde, on n'a rien inventé de nouveau. Et ce n'est pas parce que l'imagination manque, c'est parce que la structure de la chose est faite de telle façon que l'ordre des satisfactions perverses va s'assujettir à la structure du langage, finalement. Mais, en revanche, l'invention du côté de l'amour, elle est beaucoup plus intéressante, parce que ça donne lieu à des trouvailles, à la trouvaille propre à chacun ; et même si la psychanalyse ne promet pas non plus de dépasser le choix d'objet qui a été fait au moment de l'enfance, la psychanalyse ouvre la possibilité de faire autrement avec ça. Faire autrement, c'est-à-dire de moins s'embrouiller avec le réel en jeu dans la question de la sexualité. Parce qu'on est tous des embrouillés avec ce réel sexuel. Et au fond, l'invention de la psychanalyse est une invention qui permet de sortir de l'enfermement dans lequel on est, chacun, même quand on est un couple.

Mais l'enfermement autiste de la jouissance, devant l'impossibilité... de quoi ? De l'admission de la jouissance Autre. La jouissance Autre, qu'on trouve du côté femme. Même pour une femme, ce n'est pas évident d'accepter cette jouissance Autre. C'est-à-dire que pour une femme, assumer sa position de femme, sa jouissance féminine, des fois, est un résultat d'un long parcours. S'accepter comme étant Autre pour elle-même. Et pour un homme, accepter cette jouissance Autre qui n'est pas toute phallique, ne pas se sentir menacé par cette jouissance qui n'est pas toute phallique, ne pas faire de cette jouissance la cause de son angoisse, et ne pas faire de cette jouissance Autre le noyau de sa haine, est aussi une possibilité vers laquelle se tourne un homme qui a abouti une expérience analytique. Et même il y a des hommes qui, à la fin d'une analyse, disent-ils - c'est le témoignage des A.E., des analystes de l'École -ont pu aller au-delà d'une jouissance sexuelle fantasmatique. C'est-à-dire qu'ils ont pu amener leur jouissance sexuelle et leur rapport à la partenaire du côté de l'amour et de la parole d'amour et de la lettre d'amour, et qu'ils ne sont plus, je dirais, pétrifiés dans une jouissance qui se cantonne à la parenthèse du fantasme. Alors dans ces cas-là, on peut dire qu'une analyse peut faire sortir un petit peu les hommes de leur position de mâles, mâles dans le sens où l'on définit le mâle, comme étant celui qui est dans le registre de la jouissance du pervers polymorphe. Alors, faire cheminer les hommes du côté de l'amour, je pense que ce n'est pas une si mauvaise solution.

Si vous voulez, on discute un peu ?

Raymond Joly : Madame, il est bientôt trois heures et demie du matin pour vous...

E. S.-S. : Oui, c'est vrai.

Raymond Joly : .... je voudrais simplement exprimer un souhait pour ce qui regarde demain. Je sais bien que la structure perverse et traits de perversion, ce n'est pas la même chose.

E. S.-S. : Oui.

Raymond Joly : Mais, quand même, je suis étonné d'entendre si souvent répéter, par vous aussi, que, finalement, la perversion, du côté féminin, on ne trouve pas ça. Alors que des femmes tortionnaires, des femmes masochistes, des femmes voyeuristes de spectacles sanguinaires, etc., il y en a, et il y a maintenant même des femmes qui tournent des films porno. On parle beaucoup, actuellement, d'un livre qui vient de sortir à Paris, où une dame raconte que, vraiment, elle a baisé avec le plus grand nombre et que tout ce qui l'intéresse là-dedans, c'est que c'est les rencontres d'insectes et qu'il n'est pas question de parler. Alors, demain, si vous avez dormi un peu, pourriez-vous revenir sur cette question ?

E. S.-S. : Tout de suite, si vous voulez ! (Rires) Oui. Oui, oui. Bon, c'est-à-dire qu'il peut y avoir des femmes qui sont dans le registre de la perversion. Alors… Mais il ne faut pas tellement se laisser tromper par les femmes. Et parce que même quand elles ont l'air d'être dans la perversion, elles n'y sont pas pour elles-mêmes. Elles y sont pour leur homme. C'est-à-dire qu'il y a chez les femmes un peu… je suis d'accord avec vous, les pires horreurs peuvent être accomplies par des femmes. Et une femme qui fait carrière dans l'horreur, elle peut aller beaucoup plus loin qu'un homme. Parce qu'une femme, dans l'essence , rien ne l'arrête. Et une femme, elle se trouve toujours du côté du sans limites et du sans exceptions. Donc, elle peut aller sans limites, aussi bas que possible, du côté du meilleur comme du côté du pire. Donc, il peut se faire aussi qu'une femme soit beaucoup plus excessive qu'un homme, parce qu'elle est beaucoup plus... elle n'est pas limitée comme un homme au niveau de sa jouissance.

Mais, ceci étant dit, il faut considérer aussi qu'une femme qui est femme, si elle s'engage dans le registre de la perversion, elle le fait toujours pour un homme qu'elle aime. C'est le propre des femmes, de se prêter au fantasme de l'homme. C'est-à-dire qu'elle peut aussi mettre le masque du bourreau, du voyeur, de n'importe quoi. Pourvu qu'elle soit dans le désir d'un homme. Alors, à chaque fois qu'on rencontre ces cas de figure, il faut faire attention, parce que ou bien c'est un trait de perversion qu'elle agit pour satisfaire le fantasme de l'homme qui la désire, ou bien, alors, il faut voir aussi jusqu'où ça va au niveau de la réalisation de la chose. Parce qu'on peut trouver des agissements pervers dans une structure qui n'est pas la perversion, qui peut être la psychose aussi. Donc, à chaque fois qu'on trouve ce qu'on appelle " perversion ", il faut voir s'il s'agit de la perversion comme structure clinique ou s'il s'agit d'un trait de perversion qui révèle une autre structure, ou s'il s'agit, justement, d'un comportement féminin au service de la perversion du partenaire.

Mais bien sûr, on en parlera demain et après-demain. Et encore et encore. Jusqu'à dimanche midi.

Auditoire : Juste pour aller dans le sens de la question, si vous ajoutez comme cas de figure à l'énumération qui a été citée le cas de mères d'enfants qui excluent tout tiers et qui se gardent l'enfant pour elles, comme en position d'objet. Justement, la question du désir d'un... même d'un autre, est exclu.

E. S.-S. : Ça, c'est un autre cas de figure, oui. Oui, oui. Celles qui gardent l'enfant pour elles. Bon. Il y a de l'amour, il y a des amours qui sont parfaitement étouffantes, parfaitement pathologiques, parfaitement maladives, c'est de l'amour. Excepté que, pour une femme, le rapport au phallus se décline sur plusieurs versants. Elle peut être intéressée au phallus de l'homme pour satisfaire une condition de désir chez elle, de jouissance, et par la voie de l'amour. Ou bien, elle peut ne pas s'intéresser au phallus d'un homme et vouloir simplement le phallus sous les espèces de l'enfant. Ou bien, tout à coup lorsqu'elle a reçu le phallus de l'homme qu'elle aimait sous les espèces de l'enfant, l'homme ne l'intéresse plus et elle se contente de garder cet enfant et de faire de cet enfant son objet à elle. Et de mettre l'homme à l'écart.

Alors de quoi s'agit-il là-dedans ? Il faut voir au cas par cas, parce que la plupart du temps, ce genre de façon de faire est très symptomatique. De mettre le père à l'écart, de le mettre hors circuit, de mettre l'homme, je dirais, dans l'impuissance et de rester, elle, toute mère, avec son enfant. C'est une pathologie de la féminité, on pourrait dire, aussi. Parce qu'une femme, quand elle a un enfant, elle ne devient pas toute mère, à moins qu'il y ait là quelque chose qui ne tourne pas bien rond pour elle. Parce que mettre le père hors circuit, c'est une des conséquences de ce que vous présentez là. Mais la conséquence primordiale, c'est justement de se présenter, elle, tout de suite, comme " pas femme " et comme " que mère ", comme n'étant " que mère ", laissant l'homme dehors. Bon, alors, ce sont des modalités de relation des femmes avec le phallus qui sont très complexes, et qui se déclinent au cas par cas, et sur lesquelles il ne faut pas généraliser. Mais ce n'est pas forcément de la... au fond, c'est pas de la perversion comme structure clinique, dont il s'agit là. Même, si l'enfant prend des fois pour elle, le visage du fétiche. Oui, il y a des enfants qui sont fétichisés par la mère. Mais ce n'est pas du tout la même chose que le fétiche du côté masculin. Il y a quand même des différences. Ne serait-ce que par le fait que la mère parle à l'enfant et que l'enfant lui parle. Et que le fétiche, du côté masculin, les fétiches - la chaussure, par exemple - elle est parfaitement muette.

Pierre Lafrenière : J'aurais une question par rapport au fétichisme. Est-ce qu'on retrouve des sujets fétichistes, des personnes dont la problématique est le fétichisme, qui seraient des sujets pervers, donc dont la structure relève de la perversion ?

E. S.-S. : Bon là, on est déjà dans demain. Oui, oui, bien sûr, tout à fait. Alors il s'agira demain de donner la logique de cette structure. C'est-à-dire que le fétichisme… il y a une formule restreinte dans le cas de la perversion, et une formule généralisée, on pourrait dire, qui est valable pour tout homme. Alors où passe la frontière entre la formule restreinte et la formule généralisée ? C'est ça, la question. Bon. Mais de toute façon, on peut se dire que même si pour n'importe quel homme... pas la femme qu'il aime, mais celle qui le fait jouir sexuellement - ce n'est pas la même chose. Des fois, chez les hommes, ce sont des belles jambes, il y a une femme qui est aimée, et puis il y a l'autre, ou les autres qui font jouir ; les femmes qui font jouir, ou la femme qui fait jouir, d'après la thèse freudienne, ont toujours un aspect fétiche. Mais avec la différence qu'il y a entre une femme et une botte ! C'est-à-dire que même s'il y a quand même un rapport occulte qui fait que, au fond, il y a un trait commun… après tout c'est pas du tout la même chose, n'est-ce pas, avoir une relation sexuelle avec une femme, même si elle est fétichisée sur un trait qui la distingue comme objet du désir et objet de jouissance, que d'avoir une condition absolue de jouissance concentrée sur un objet unique, inanimé, inhumain, inerte tel que la chaussure, par exemple. Là, il y a quand même une différence, même s'il y a une homologie de structure, il y a quand même une différence qualitative et clinique.

Auditoire : Ce qui est différent du brillant sur le nez dont vous parliez tout à l'heure ?

E. S.-S. : Oui, voilà. C'est pourquoi pour Freud ça relevait du fétichisme, sans l'ombre d'un doute. Parce que c'était une condition absolue de jouissance. Dans la mesure où si elle n'avait pas le brillant sur le nez, elle ne fonctionnait pas. C'est-à-dire qu'il y a ça, aussi, c'est-à-dire que la condition absolue répondant à une exigence absolue. Conjointe à une volonté de jouissance.

C'est là qu'on voit vraiment qu'il y a un fil logique qui réunit les deux cas de figure. Le fétiche qui apparaît sur le corps de la femme ou le fétiche complètement séparé, disjoint du corps de la femme et concentré autour d'un objet idéalisé. Et, mais là, c'était toute la valeur portée sur le nez, le regard sur le nez, étant donné que le nez, à cette occasion, avait la valeur de substitut du phallus. Là, on est déjà dans la discussion de demain. On a quelques heures d'avance au niveau de la discussion, mais c'est intéressant de considérer cela.

La frontière entre le fétichisme masculin normal ... normal à condition d'écrire " normal " comme l'écrit Lacan : norme mâle Le fétichisme de la norme mâle, de tout homme, et puis le fétichisme comme structure clinique.

Ça sera la dernière question que je reçois, parce que, excusez-moi... j'ai un coup de pompe. On poursuivra demain. Oui, dites-moi ?

André Jacques : Est-ce que ce qu'on appelle, dans le langage courant, la " perversion morale "...

E. S.-S. : La ?

André Jacques : ... la " perversion morale " répond à la même logique que la perversion sexuelle ?

E. S.-S. : Euh, oui... la perversion morale... le masochisme moral ?

André Jacques : Ce que j'entends par là, c'est ce qu'on nomme, par exemple, certains comportements qu'on retrouve dans les milieux organisationnels, où les personnes se retrouvent à avoir des comportements, des paroles extrêmement sadiques, par exemple, à l'égard de leurs associés, des gens avec qui ils travaillent. On appelle ça la " perversion morale ". Alors, la question que je pose, c'est quel lien peut-on faire ?... c'est le même mot, en fait...

E. S.-S. : Alors c'est corrélé à ce nouveau trait, à ce nouveau... cette nouvelle notion qui surgit, et qui fait, qui a beaucoup de succès… qui s'appelle " harcèlement moral ". Associé au travail, paraît-il. Maintenant, on va faire des lois et tout pour protéger les travailleurs du harcèlement moral de leurs supérieurs. Oui, enfin, il y a... je ne sais pas si on peut généraliser, mais... Alors, on peut être la victime d'un chef parfaitement paranoïaque, qui nous fait souffrir et qui nous rend la vie impossible dans un milieu de travail. Alors celui-là qui est paranoïaque, ... le paranoïaque fait souffrir, mais il se présente comme la victime de l'Autre. Il dénonce le désordre du monde duquel il est la victime. Mais en faisant baver tout le monde autour de lui. Dans ces cas-là, on a un problème, là : un tyran, qui peut être paranoïaque ; ou bien il peut y avoir aussi des tyrans obsessionnels. On sait bien que plusieurs tyrans domestiques, ce sont des obsessionnels ; . Enfin, c'est le règne de l'obligation, et de l'exil du plaisir et du désir. Il y a aussi le tyran hystérique, rien de plus odieux que l'hystérique déchaîné, et... mais il peut aussi s'agir du cas d'un pervers qui veut angoisser l'autre. Donc, je pense que dans chaque cas, même s'il s'agit du même phénomène, cela s'articule dans des structures cliniques différentes...