François Ansermet est psychanalyste à Genève (Suisse), membre de l’École de la Cause Freudienne, de la New Lacanian School (NLS) et de l’Association Mondiale de Psychanalyse (AMP). Professeur aux Universités de Lausanne et de Genève, il est chef du Service universitaire de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent aux Hôpitaux Universitaires de Genève. Il est l’auteur de nombreux articles et de plusieurs livres, notamment Malaise dans l'institution – Le soignant et son désir (1991) ; Clinique de l'origine (1999) ; À chacun son cerveau. Plasticité neuronale et inconscient (2004) ; Parentalité stérile et procréation médicalement assistée, Le dégel du devenir (2006) ; L'ombre du futur, Clinique de la procréation et mystère de l'incarnation (2007).
Frédérie Castan : Bonjour à tous et bienvenue. Bienvenue particulièrement à François Ansermet, notre invité qui a déjà travaillé avec nous sur la question du trauma à l’automne 2004. Il avait, à ce moment-là, présenté une conférence intitulée « Neurosciences et psychanalyse ». Je le remercie vivement d’avoir accepté à nouveau notre invitation pour la 27 e rencontre du Pont freudien.
Je vais vous le présenter un petit peu. François Ansermet est psychanalyste à Genève, en Suisse, membre de l’École de la Cause Freudienne, de la New Lacanian School et de l’Association Mondiale de Psychanalyse. Il est professeur aux Universités de Lausanne et Genève et il est chef de service universitaire de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent aux Hôpitaux universitaires de Genève. Il est l’auteur de plusieurs articles et de plusieurs livres, notamment Malaise dans l’institution , Le soignant et son désir (1991) ; Clinique de l’origine (1999) ; À chacun son cerveau qui porte sur la plasticité neuronale et l’inconscient ; Parentalité stérile et procréation médicalement assistée , Le dégel du devenir ; et l’un des derniers livres qui a été publié, L’ombre du futur : clinique de la procréation et mystère de l’incarnation (2007).
« Vertiges de l’origine, vertiges du devenir » : le titre de la conférence de ce soir nous plonge dans les questionnements et le trouble que tout sujet transporte avec lui quant à son origine, sa conception, sa filiation. D’où viennent les enfants ? C’est la question impossible par excellence. Quel est le rapport entre sexualité et gestation, entre procréation et gestation, entre gestation et naissance ? Qu’est-ce que la différence des générations, la généalogie, la filiation…
Toutes ces questions n’ont pas d’autres réponses que les fictions qu’invente chacun, que cristallisent les théories sexuelles infantiles, et qui se trouvent particulièrement mises en crise par les artifices des biotechnologies contemporaines. Le fait de procréer hors sexualité à travers l’intervention de tiers, voire – si on en vient au clonage – à se passer du père et du spermatozoïde, le fait de tenter d’immobiliser le temps par la cryoconservation, autant de biotechnologies qui bouleversent tous les repères de l’origine. Les recours aux méthodes de procréation médicalement assistées, de plus en plus courantes, de plus en plus demandées, impliquent, semble-t-il, une série de vertiges pour ceux qui les pratiquent comme pour ceux qui s’y soumettent. D’où le recours fréquent à la psychanalyse. À l’heure de la maîtrise de la fécondation et de l’émergence in vitro de la vie qui donne accès à des images du début de la vie, il y a quelque chose qui échappe, quelque chose qui questionne le mystère de l’origine, de la filiation, de la transmission. Et il semble que le fait de pouvoir voir et montrer aux parents cet embryon, d’en montrer une image, rende l’instant de la procréation encore plus inexplicable et insaisissable subjectivement. Si l’énigme de la procréation, la question de la représentation de l’irreprésentable reste entière, la procréation médicalement assistée permet d’explorer ce qu’en révèle la clinique. C’est ce sur quoi François Ansermet a travaillé et travaille encore. Je lui laisse la parole.
François Ansermet : « Vertiges de l’origine, vertiges du devenir » : un vertige qui nous prend face aux questions qui émergent aujourd’hui dans la clinique de la procréation et dans la clinique périnatale. C’est le vertige qui m’a pris aussi dans mon activité de psychanalyste en pédiatrie, plus spécifiquement dans le champ périnatal, d’abord en néonatalogie, puis avec la médecine de la reproduction et enfin actuellement dans la clinique de la médecine prédictive où se nouent de façon très particulière la question de l’origine et celle du devenir.
La clinique issue des biotechnologies périnatales confronte d’une façon inédite à ce qui se joue entre sexualité, procréation, gestation et naissance, quant à la problématique de l’origine et à celle du devenir. Les biotechnologies périnatales – comme le diagnostic prénatal et les choix qu’il implique quant à l’embryon, les possibilités ouvertes par le diagnostic préimplantatoire, les techniques nouvelles de procréation avec les formes nouvelles de famille et de filiation qu’elles permettent, du clonage jusqu’aux perspectives de procréer à partir de cellules souches transformées soit en spermatozoïde soit en ovule, le statut et le destin des embryons surnuméraires cryoconservés, pour ne citer que quelques exemples – remanient la problématique de l’origine, de la naissance et de la descendance.
Ces possibilités nouvelles de la clinique interrogent beaucoup les médecins qui les pratiquent, que ce soit les obstétriciens, les généticiens, les pédiatres ou les néonatologues. Ces questions ne trouvent pas de réponses à l’intérieur de la médecine telle qu’elle est : elles impliquent un appel, parfois comme en urgence, à d’autres champs, dont le champ de la psychanalyse comme pratique clinique qui peut se sourcer à ce que les patients énoncent.
Ces pratiques confrontent à ce que j’appelle le « vertige » : il y a quelque chose de vertigineux, qu’on n’arrive pas à saisir, à définir. C’est peut-être une confrontation avec le réel, avec quelque chose qu’on ne peut pas traiter avec des mots, qui surprend tant les médecins qui pratiquent ces techniques, que les parents et que l’enfant ultérieurement, ou peut-être déjà dans ce moment périnatal. Ces questions sont nouvelles, ces questions sont troublantes, ces questions sont vertigineuses : elles projettent dans un monde sans repères mais en même temps ces questions sont aussi les plus classiques qui entourent la naissance et la filiation. Qu’est-ce que l’origine? qu’est-ce que la filiation? Qu’est-ce que la transmission ? Qu’est-ce que la vie ? Qu’est-ce que la mort qui peut se nouer à la vie dès la naissance ? Autant de questions impossibles et finalement sans autre réponse que celles que peut inventer le sujet.
Ce qui n’empêche que cette clinique bouleverse les repères à partir desquels un sujet se construit. Le fait qu’il y ait eu une intervention technique, une intervention sur la réalité, dévoile finalement quelque chose de traumatique, d’impensable: un réel non subjectivable. D’où un vertige qui est vertige du réel. Je crois que c’est là un des points caractéristiques – on se le disait avec Frédérie Castan dans la discussion préalable : on peut parler de la procréation, on peut parler de la différence des sexes, des interventions chirurgicales chez des enfants avec une ambiguïté génitale : au bout d’un moment, il y a un point de bascule, d’évanouissement, où on ne comprend plus très bien ce que l’on dit, et quelle est la portée des mots, comme si le langage ne suffisait pas à traiter tout ça.
J’ai eu une patiente, par exemple, qui a été découverte XY à seize ans, sur une ambiguïté génitale non visible morphologiquement suite à un testicule féminisant. Cependant, elle n’avait jamais eu ses règles. Le dernier enfant né dans sa famille a présenté une ambiguïté génitale, un pseudo-hermaphrodisme, une problématique intersexe comme on dit maintenant. Les généticiens ont examiné tout les membres de la famille, dont elle et ils ont découvert qu’elle était XY. C’était une très jolie adolescente, d’origine étrangère, musulmane, avec certainement un rapport très complexe à la question intersexe la culture de ses parents. Les médecins lui ont dit : « On doit aujourd’hui toute la vérité au patient, maintenant on ne peut plus cacher les choses : Mademoiselle, vous êtes un homme! ». Cette fille a vécu cette annonce comme un traumatisme majeur, comme si elle était jetée hors du langage, jusqu’au point de ne plus savoir ce que parler veut dire, ce qu’est un mot, à quoi sont reliés les mots. Quand on parle – comme moi ici qui essaie de vous parler pour vous introduire dans le champ de cette clinique – on se faufile à travers les mots, on cherche à faire avec les mots tout en butant parfois sur quelque chose d’insaisissable, et par moments – sans être psychotique, sans être atteint de problématique grave de la pensée –, on peut avoir des expériences où on ne sait plus si le langage tient pour traiter le réel en jeu.
Donc, on va se plonger dans ce monde, aux frontières du réel, où la possibilité d’intervenir sur la réalité que permet aujourd’hui la médecine, plonge les sujets dans une perplexité, qu’ils soient médecins ou qu’ils soient eux-mêmes soumis à ces techniques. Alors comme vous l’avez dit, tout procède du fait qu’il y a une question insoluble sur le plan subjectif, et pour Freud, ça occupe beaucoup de place cette question, c’est-à-dire : « d’où viennent les enfants ? » Cette question de savoir d’où viennent les enfants, d’où je viens, est une question irréductiblement sans réponse. Cette question sans réponse persiste, insiste tout au long de la vie de chacun, plus présente à différents moments de la vie, lorsque l’origine est en jeu, que ce soit à travers le fait de donner naissance à un enfant, mais aussi en cas de maladie, chaque fois que la mort entre en jeu. Mais cette question est fortement au travail chez l’enfant : l’enfant est en effet un chercheur assidu autour de cette question. Il émet toutes sortes d’hypothèses, de théories, les théories sexuelles infantiles où il essaie de traiter le lien impossible à penser entre sexualité et procréation, sexualité et naissance, entre le couple parental et ce qui se joue entre un homme et une femme. Vous savez qu'il y a toutes sortes de théories qui sont construites par l’ enfant pour essayer de saisir le monde dans lequel il est tombé. Il tombe en effet dans un monde qui est déjà là. À lui de se prendre dans ce monde tel qu’il est, de s’y arrimer. C’est aussi un monde de langage, de symboles, de codes, de légendes, d’attentes, d’histoire déjà jouées. Le sujet est à la fois déjà là et pas encore là. Chacun doit faire son entrée dans ce monde, trouver sa place, construire quelque chose.
Que l’on n’arrive pas à penser le fait de sa venue au monde facilite le travail de construction, d’invention, de bricolage, de recherche où chacun se constitue à partir de ses propres réponses.
« Le sujet est réponse du réel » disait Lacan, c'est-à-dire que c’est la réponse qui constitue le sujet, sa responsabilité, son devenir, comme auteur et acteur de son devenir. Qu’il y ait une part impossible à penser participe à la possibilité de penser. C’est un paradoxe. Peut-être que si on savait pourquoi on était là, si on pouvait répondre à la question « d’où viennent les enfants ? », on ne serait pas des êtres de paroles, on ne pourrait pas être habiter le langage, on saurait trop de choses… Si on parle, c’est parce qu’on essaie de saisir quelque chose par rapport à ce qui nous échappe. C’est certainement l’expérience que l’on va faire ensemble, où à force de penser la question de l’origine et du devenir, à un certain moment, on n’arrive plus à penser, on bute sur un réel inassimilable.
L’enfant ramène au réel, c’est-à-dire à quelque chose qu’on ne peut pas traiter par le langage, qui déborde ses possibilités, qu’on ne peut pas symboliser, qu’on peut pas saisir, qui est un reste, qui insiste, qui persiste. On pourrait dire ainsi que l’enfant ramène au réel plutôt qu’à l’originaire.
C’est une thèse que je vous propose, peut-être à laquelle vous pouvez vous accrocher dans le cours de l’exposé, c’est-à-dire je parle de l’origine comme si on pouvait lever la question de l’origine, parce que dire « on va parler de l’origine », c’est qu’on va dire quelque chose sur l’origine ; or là, on va dire : « l’enfant ramène au réel », c’est-à-dire à quelque chose de vertigineux, d’obscur, d’opaque, plutôt qu'à l’originaire. C’est déjà un paradoxe : l’origine comme inatteignable.
Pour le dire autrement, je pourrais prendre une petite comptine qui est extraordinaire, dans un film de Wim Wenders et Peter Hanke, qui s’appelle Les ailes du désir . Je ne sais pas si vous vous souvenez… Une petite fille chante une comptine, et cette comptine dit à peu près ceci : Lorsque l’enfant était enfant c’était le temps des questions. Comment cela se fait que moi qui suis moi, avant d’être moi, je n’étais pas ? Pourquoi suis-je moi et pas quelqu’un d’autre ? Pourquoi suis-je né maintenant, et pas dans un autre temps ? Pourquoi ici et pas en un autre lieu ? Ou est-ce que j’étais avant d’être au monde. Et puis comment se fait-il que moi qui suis moi, un jour, je ne serai plus ? Et où est-ce que je serai quand je ne serai plus ? Évidemment, vous tous, vous avez répondu à ces questions, vous êtes tout à fait au clair sur ça (rires dans l’auditoire) , mais ce sont des questions qui, en tout cas en Suisse, restent irrésolues. (Rires dans la salle).
Il y a toujours deux cas que j’aime bien citer, mais qui apparaissent sous de multiples formes dans la clinique, c’est-à-dire qui mettent en jeu l’irreprésentable de l’origine. Je crois que c’est une thèse que l’on pourrait adopter. C’est une autre façon de dire que l’origine conduit au vertige : l’origine est irreprésentable – irreprésentable comme la mort. Freud faisait en effet de la mort quelque chose de fondamentalement irreprésentable. « On y croit comme à la mort », comme dit le proverbe, ce qui veut dire qu’on n’y croit pas. On sait qu’on va mourir. On a la conviction qu’on va mourir et que d’autres qui sont proches de nous vont mourir après nous, avant nous ; on a beau le savoir, on n’arrive pas à se représenter soi-même comme mort. Si vous faites maintenant l’expérience, par exemple ici dans ce théâtre, de vous représenter vous-même comme mort, phénoménologiquement c’est une chose extrêmement difficile. C’est ce que disait un enfant à sa mère après que le grand-père soit mort. La mère lui dit : « Ton grand-père est mort. » « Ah alors, il est où ?» « Son corps est en terre et son âme est au ciel. » Et l’enfant de répondre : « Oui, d’accord, mais quand mon corps sera en terre et mon âme sera au ciel, moi, où est-ce que je serai ? » (Rires dans la salle).
Là, il y a une dimension de quelque chose qui ne peut pas se réduire : on a un corps, mais on n’est pas réductible à cette dimension. De même, une maman enceinte, sa petite fille l’interroge, un peu perplexe devant ce ventre proéminent, et la maman d’expliquer : « Ben tu vois, euh, le papa, euh… ton père et moi, on s’aime et puis des fois on est tout proches et puis la petite graine… » En Suisse, on a pas mal de peine encore avec ces explications, alors on prend l’histoire des abeilles, du miel, du pollen, des fleurs… tout ça se construit de cette manière-là … L’enfant coupe la parole à sa mère et lui dit : « Écoute… tout ça, je le sais bien mieux parce qu’on me l’a expliqué à l’école, et avec les camarades, on ne parle que de ça, mais ma question c’est : avant d’être dans ton ventre, où est-ce que j’étais ? » La question de l’apparition au monde est tout aussi irreprésentable que la question de la disparition : il y a une dimension qui échappe.
(Suite de la conférence non relue par l’auteur).
Saint Augustin, par exemple dans ses Confessions , a une question qui dit ça très très bien : « Qu’ai-je bien pu vivre avant de vivre ? » Parfois on se dit : « Est-ce qu’on peut rapprocher cet état de non-être avant la vie avec cet état supposé de non-être après la mort ? » Certains se disent : « On n’a pas plus de conscience de ce qu’on pouvait être avant d’apparaître que de ce qu’on sera après avoir disparu. »
Cette question de l’origine, vous voyez d’emblée qu’elle est aux frontières du langage, aux frontières des représentations, en dehors de ce qui peut être pensé et, quand on est praticien de l’origine, quand on est praticien de la conception, quand on est praticien de la procréation, ces questions-là sont vraiment au centre de notre pratique. Elles le sont également pour les sujets qui se confrontent à ce type de techniques.
En plus, tout ça est compliqué par le fait qu'on est tous frappés par un phénomène qui s’appelle l’amnésie infantile, c’est-à-dire qu’on ne se souvient pas de sa petite enfance. On n’a pas de souvenirs de ce qui précède les trois ou quatre premières années de sa vie. C’est même fondé du point de vue du développement, dans la mesure où les systèmes mémoires ne sont pas encore en place. Donc, on se construit, on advient, comme sujet, sur un trou, sur un trou dans les représentations, sur un trou dans l’histoire. Donc l’origine est impensable : qu’est-ce qu’on était avant d’être ? Comment est-ce qu’on se souvient de ses premières années ? Tout ça renvoie à quelque chose d’absent, de soustrait, de non présent, ce qui fait qu’il est très difficile de discourir sur son origine.
Lorsqu’en Suisse, il y a eu un vote pour savoir si on allait poursuivre le travail de procréation assistée, que ce vote était un vote populaire soumis à chacun, il y a eu des campagnes. Et une association de parents ayant procréé de façon médicalement assistée, qui voulait soutenir la possibilité de continuer ce type de techniques, – avec les enfants, ils étaient à peu près, je ne me souviens plus du chiffre exact, mais enfin 800 ou 900 – a fait des campagnes de presse. L’association s’appelait Azote Liquide, ce qui était assez saisissant. Enfin, vous verrez, – ça c’est un autre point – il y a une dimension presque de Witz , de communication avec l’inconscient. Ils ont fait un grand article dans un journal suisse important qui s’appelle Le Temps . Une journaliste Anna Lietti était allée interviewer un enfant dont les parents avaient dit : « On est d’accord que l’enfant témoigne de ce qu’il pense des procréations médicalement assistées ». On lui a demandé : « Que penses-tu des procréations médicalement assistées? » Et l’enfant a répondu : « Content d’être là! » (Rires dans la salle). Une belle réponse…
Pour se repérer, je pense qu’il faut saisir que la question de l’origine, c’est autre chose que la question de la sexualité ; et que la question de la sexualité, c’est autre chose que la question de la procréation ; que la procréation, c’est autre chose que la gestation ; que la gestation, c’est autre chose que la naissance ; que la naissance, c’est autre chose que la généalogie et la filiation, et que ces ordres sont vraiment disjoints sur le plan subjectif. Je crois que ça a toujours été disjoint sur le plan subjectif : sur le plan des représentations, dans la culture, du point de vue symbolique, imaginaire, ce sont des univers différents. L’univers de la naissance, si vous prenez l’iconographie de la naissance, c’est tout à fait autre chose que l’iconographie de la gestation qui est tout à fait autre chose que l’iconographie de la sexualité. La question de l’origine, c’est encore un autre domaine. Alors je crois qu’on peut réaliser que dans notre culture, que dans notre façon de traiter le réel par des images et le langage, ces ordres sont disjoints.
Cependant, puisque l’on vit dans une période où l’on est plutôt fasciné par la causalité naturelle, linéaire, on a tendance à dire : « Bien voilà, l’origine a rapport avec la sexualité, qui donne la procréation, qui donne la gestation, qui donne la naissance, qui donne la génération ». C’est-à-dire qu’on est dans une sorte de malentendu fondamental parce qu’on est en train d’articuler des champs subjectifs qui sont fondamentalement inarticulables. Et s’il y a une chose inarticulable – je reviendrai là-dessus en détail –, c’est le rapport entre la sexualité et la procréation. Je crois que subjectivement, c’est très difficile de mettre ensemble sexualité et procréation, et encore plus , de mettre ensemble sexualité, procréation et origine, puisque l’origine est déjà là avant notre propre conception.
Alors, si maintenant je prends la question de ce que peut nous enseigner sur ces problématiques-là la clinique des procréations médicalement assistées, je présenterai quelques repères de ce qu’on pourrait appeler les traits particuliers de cette clinique.
Qu’est-ce que nous disent de particulier, les sujets qui ont procréé de façon médicalement assistée ? J’insiste sur particulier , qui est différent de singulier. Le singulier, c’est ce qui est unique à chacun, totalement imprévisible, imprédictible, marqué par le choix subjectif de chacun. Ce qui est particulier, c’est ce que repère souvent la clinique, c’est ce qui se répète particulièrement de cas en cas, ce qui est différent, évidemment, de l’universel. Alors, ce qui est particulier dans la clinique des procréations médicalement assistées, je vais vous en donner quelques repères, à la fois à partir de notre pratique clinique, et en même temps, de certaines recherches cliniques plus systématiques qu’on a faites sur des sujets, concernant l’investissement parental de l’enfant issu de procréation médicalement assistée.
Un imaginaire parthénogénétique
Normalement, un vient de deux , il faut deux pour faire un : c’est une contrainte. C’est ce que Lévi-Strauss repère comme « structure fondamentale de la parenté ». Toute la mise en rapport des différents mythes de la parenté dans différentes cultures aboutit à cette unité structurale que un vient de deux, qu’il faut deux pour faire un. Dans les procréations médicalement assistées, on a souvent l’évacuation du deuxième, dans la procréation avec un univers parthénogénétique. Par exemple, une femme dit : « Je n’y serais jamais arrivée sans l’aide de mon mari. » Vous voyez cette phrase : « Je n’y serais jamais arrivée sans l’aide de mon mari », elle passe presque inaperçue, mais elle témoigne du fait que le sujet confronté…
D’abord, pour ceux qui ne connaissent pas les procréations médicalement assistées, ça veut d’abord dire un diagnostic de stérilité. Un diagnostic de stérilité, ça prend déjà un certain temps pour être posé, il faut savoir si c’est une stérilité de l’un, de l’autre, des deux. Donc, il y a le diagnostic de stérilité, puis il y a les premiers traitements de la stérilité avec des hormones, toutes sortes de mises en situation, presque pourrait-on dire du sexe sous ordonnance, du genre « tel jour à telle heure, c’est le bon moment, les hormones sont optimales, tout est prêt ». Le moment de la procréation devient un moment social et toute une clinique en découle. Puis après, il y a les procréations médicalement assistées autologues, dont je vous parle plus particulièrement en ce moment, c’est-à-dire en prenant l’ovule et le spermatozoïde du couple. Et puis, quand ça ne marche pas, il y a des procréations médicalement assistées hétérologues, par donneurs de sperme ou, dans les pays où c’est autorisé, par donneuses d’ovules. Je dis donneurs/donneuses parce que le monde est en train de basculer, puisque vous savez qu’aujourd’hui, expérimentalement, on arrive à transformer une cellule souche soit en ovule soit en spermatozoïde.
Et il commence à y avoir des brevets qui circulent d’entreprises qui pourraient faire same sexe procréation , c'est-à-dire en utilisant les spermatogonies, par exemple, un couple de femmes homosexuelles pourrait faire qu’une des femmes donne l’ovule et l’autre femme donne la cellule souche qui va être transformée en spermatozoïde. Ce sera une conception hétéro, puisqu’il y en a deux, il y a l’autre, un vient de deux, dans un couple homo. L’entreprise qui réussira à faire la première same sexe procréation chez l’humain, elle va vraiment faire des affaires extraordinaires du point de vue économique…
Donc : « Je n’y serais pas arrivée sans l’aide de mon mari »… C’est, qu’après tout, il y a dans ce parcours – qui parfois est très lourd et implique une grande souffrance chez les sujets qui sont confrontés à ça – une trop grande insistance sur la sexualité. Et ça, c’est un des problèmes difficiles à penser, qu’on a mis longtemps à comprendre dans mon équipe, c’est que les procréations médicalement assistées court-circuitent le sexe concrètement de la procréation, mais mettent la sexualité tout à fait au cœur du fait de la procréation, alors qu’habituellement la procréation n’est pas vue en termes sexuels. C’est-à-dire que le lien entre procréation et sexualité subjectivement est coupé, tandis que là, on n’échappe pas à la dimension sexuelle. L’homme doit livrer son sperme, le fait souvent à la clinique, dans une petite pièce à côté, l’infirmière attend avec une fiole, l’équipe médicale va mettre ensuite la semence en jeu. Enfin, après, on prélève l’ovule, on fait une fécondation in vitro… C’est très cru dans une certaine mesure, et il n’y a rien de plus significantisant, de plus donneur de signification que le sexe. Quand vous commencez à penser au sexe, vous voyez du sexe partout : vous voyez le réservoir un peu plié, n’importe quel objet peut prendre une signification sexuelle.
Au contraire, ces gens sont vécus comme étant dans un court-circuit du sexe, mais en fait, ils sont sans arrêt dans une dimension marquée par la sexualité. Donc, quand cette femme dit : « Je n’y serais pas arrivée sans l’aide de mon mari », ça témoigne du fait que, dans une certaine mesure, elle a l’impression d’y être arrivée sans l’aide de son mari, c’est-à-dire qu’elle a fait cet enfant toute seule.
Je ne sais pas comment cela fonctionne à Montréal, au Québec et au Canada mais, en Suisse, il y a une certaine tendance à faire des transferts d’embryons, après la fécondation in vitro, sans la présence de l’homme. C’est-à-dire que le gynécologue préparait la fécondation in vitro avec l’ovule de la femme et le spermatozoïde de l’homme, tôt le matin dans la clinique, puis ensuite, il y a la fécondation in vitro ; mais quand ils implantaient le zygote, l’embryon en train de se former, l’homme n’était pas là. Et ça, on a constaté que ça participe de l’idée de permettre une fécondation sans l’intervention de l’autre.
Ou une mère qui nous dit : « Notre spermatozoïde ». Du point de vue du couple, vous voyez… (Rires dans la salle). « Notre spermatozoïde »… Ce sont des choses très subtiles dans le langage, c’est-à-dire que si vous intervenez sur la réalité, vous partez par exemple de la réalité de la procréation, le langage ne fonctionne plus trop bien. C’est comme si vous aviez fait bouger les choses, et les mots ne tiennent plus ensemble. Il y a quelque chose d’une sortie du langage, une perte de prise du langage sur la réalité.
La place du tiers dans la procréation
La deuxième dimension est la question de la place du tiers dans la procréation. Ces recherches, on les a faites avec Marc Germond, qui est médecin de la reproduction en Suisse. Lui-même nous disait qu’il ne savait plus comment faire avec tous ces petits enfants qui naissaient et que les parents appelaient Marc (du prénom de leur gynécologue). Là, les sujets témoignent du fait de ne pas être actifs dans la procréation, comme si ils recevaient la vie plutôt que de la donner. On dit : « On donne la vie » ; là, ils la reçoivent par l’intervention des tiers. Ce qui fait que quand ils arrivent en consultation - il s'agit d'un couple qui a procréé, pas par donneurs, ils ont procréé de façon autologue -, ils arrivent avec la poussette, avec le bébé, et ils disent : « Nous sommes des parents stériles » ! C’est-à-dire qu’ils continuent à se considérer comme stériles bien qu’ils aient procréé.
Ou bien ils disent : « Nous sommes des parents artificiels ». Ce ne sont pas des procréations artificielles, comme on dit, mais des parents artificiels : ils se sentent des parents artificiels, comme si ils avaient transgressé. Et si un problème se pose avec un enfant, ils ramènent le problème de l’enfant au fait d’avoir forcé la nature, comme s’il y avait une loi d’une « bonne nature » dans la stérilité.
Si une conception ne tient pas, s’il y a une fausse-couche notamment (c’est une idée qui est parfois juste d’ailleurs), c’est qu’il y a peut-être quelque chose qui ne va pas, donc c’est la nature qui se protège elle-même. Mais la nature, en général, elle est assez retorse : elle peut vous faire des ouragans, des tuberculoses, le sida. La nature, est-ce qu’elle est bonne ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Enfin, il y a quand même l’idée d’une transgression, transgression où le couple stérile vit la stérilité comme un interdit de procréer. C’est une dimension vraiment très importante pour comprendre en quoi la stérilité reste quelque chose qui va déterminer le devenir d’un enfant dans une procréation médicalement assistée. C’est un interdit de procréer.
Dans le mythe d’Œdipe, comme le démontre Bolak, le premier interdit, c’est l’interdit de procréer. Jocaste et Laïos ont reçu un interdit de procréer et Œdipe est né de la transgression d’un interdit de procréer.
Donc cette idée de transgression d’un interdit de procréer ou, si vous voulez, l’interprétation subjective particulière que j’ai souvent rencontrée dans les questions de la stérilité et que nos recherches ont mis en avant, c’est que la stérilité est vécue comme un interdit, et donc à ce moment-là, la réussite du fait d’avoir un enfant est vécue comme une transgression.
Il y aussi une situation où à trop vouloir, le désir n’y est plus. En effet, cette clinique nous permet de bien comprendre la différence entre vouloir et désirer. On peut désirer quelque chose, mais à force de trop le désirer, jusqu’à trop le vouloir, le désir n’y est plus, c’est-à-dire le désir dans sa valence énigmatique où l’objet du désir divise le désir, le désir est ambivalent, le désir est divisé.
C’est d’ailleurs un cas de ce type qui nous a rapprochés avec Marc Germond, le gynécologue avec lequel j’ai fait tous ces travaux : une femme qui, après six ans de traitement de la stérilité, s’est trouvée enceinte, et à peine enceinte, elle a demandé une interruption de grossesse. Alors évidemment, pour l’équipe, ce fut une source de questionnement au-delà des prouesses techniques. D’avoir quelqu’un pour qui enfin ça marche et qui demande une interruption de grossesse – ce qu’on peut tout à fait comprendre, parce que le désir d’être enceinte et le désir d’être mère, parfois ça ne va pas ensemble. La question de ce que c’est que la mère par rapport à la femme est compliquée. Pour certaines femmes ou certains hommes, le seul modèle de la femme, c’est la mère. Et là, il y a peut-être quelque chose qui touche à la sexualité féminine qui est mis en crise par le fait qu'une femme se retrouve mère et que son désir d’être enceinte ne correspondait pas forcément au désir de devenir mère.
Le doute sur la paternité
Un autre point très particulier qui m’a beaucoup étonné, c’est le problème du doute sur la paternité.
Une technique, en cas de stérilité masculine, c’est de faire une injection intracytoplasmique de spermatozoïde (ICSI). C’est-à-dire que l’on prend un spermatozoïde directement dans le canal déférent ou même, excusez le terme médical, par broyage testiculaire où l'on extrait un bout de tissu dans lequel il y a un spermatozoïde, on prend ce spermatozoïde et par laser, on fait un trou dans l’ovule et on le fait pénétrer dans le trou, on ferme le trou et tout est sous contrôle. Ça veut dire que la situation d’ICSI – injection intracytoplasmique de spermatozoïde – est vraiment une situation de père certain. À moins que l’équipe médicale, comme dans La v alse aux adieux de Kundera, où le gynécologue – pour ceux qui ont lu ce texte – utilise son propre sperme, ce qui lui permet un taux de réussite absolument extraordinaire dans les fécondations en cas de stérilité masculine. Et vous vous souvenez qu’après, toute l’histoire est retournée, puisque le père qui n’est pas le père biologique de l’enfant qui a été procréé par le sperme du gynécologue, demande au gynécologue de l’adopter pour lui permettre de quitter la Tchécoslovaquie. C’est un texte tout à fait extraordinaire puisque le père du fils qui n’est pas le père du fils, demande de devenir le fils du vrai père du fils. Vous me suivez ? (Rires dans la salle)…
Donc, ces sujets qui ont procréé par ICSI, avec leur spermatozoïde, l’ovule, tout ça sous contrôle médical, réalisent enfin, dans l’histoire de l’humanité, les premiers pères certains, contrairement à l’adage qui dit que le père est toujours incertain.
Le père, c’est celui dont la mère dit que c’est le père. Aujourd’hui, il y a beaucoup de doutes sur la paternité et il y a toute une clinique des doutes sur la paternité, à partir de l’utilisation des tests de paternité qui existent sur internet. Vous pouvez avec un bout de brosse à dent, une cuillère à pâtisserie, savoir si votre fils est votre fils, si votre fille est votre fille, en prenant des échantillons divers et en les analysant. Ça occupe une certaine place aujourd’hui dans la clinique de l’incertitude de la filiation. C’est une clinique nouvelle.
Donc, dans cette situation, justement, il n’y a pas de doutes. Et ce que l’on a constaté, c’est que les parents reportaient ce doute d’une autre manière. Certains ne comprennent pas l’ICSI. Ils considèrent l’ICSI comme si c’était une insémination artificielle par donneur. Comme il y a eu une intervention de tiers, ce n’est pas leur sperme. Donc, ils considèrent que c’est par donneur. Ou bien ils reportent le doute sur le choix du spermatozoïde.
Il y a to ute une clinique de l’idée du type : « On aurait pu choisir un autre spermatozoïde », « qui choisit le spermatozoïde ?» Une histoire qui aura été mémorable, c’est ce père qui dit : « Bien voilà, on a fait six ans de traitement de la stérilité, on s’est beaucoup consacré à ça et voilà que c’est une laborantine, distraite, aux ongles peints, avec des petits bracelets qui teintent au poignet, pressée de partir pour un rendez-vous galant avec sa voiture décapotable qui, distraitement, pouf ! attrape n’importe quel spermatozoïde qui va devenir mon enfant ! »
Dans cette clinique, le doute est reporté sur le choix du spermatozoïde ou même sur l’équipe médicale. Certains disent : « Est-ce qu’ils ne se sont pas trompés d’échantillon ? », etc.
C’est très étonnant, parce que c’est comme si la question du doute sur la paternité , le père comme incertain, était nécessaire pour que la fonction paternelle puisse se déployer. C’est justement parce qu’il n’y a pas de réponse à : « Qu’est-ce qu’un père ? » que l’on peut se constituer comme père : sur la base d’une incertitude. Comme le dit Lacan dans le Séminaire IV, l’interrogation « Qu’est-ce qu’un père ? » est posée au centre de l’expérience analytique comme éternellement non résolue. C’est une question non résolue. La sommation de ces faits : copuler avec une femme, qu’elle porte ensuite quelque chose quelques temps dans son ventre, que ce produit finisse par être éjecté, n’aboutira jamais à constituer la notion de ce que c’est qu’être un père. Aucun de ces faits biologiques ne le permet.
Il y a des questions insolubles : d’où viennent les enfants ? Qu’est-ce qu’un père ? Que veut une femme ? Toute la psychanalyse repose sur ces trois questions. Chaque névrose, chaque constitution subjective, est une manière de traiter une série de questions impossibles. Les procréations médicalement assistées forcent donc à penser la procréation qui est elle-même irreprésentable. Et là, ça pose la question des représentations de la procréation. Les procréations médicalement assistées font buter sur un manque de représentations – on ne peut pas penser les procréations, la procréation en tant que telle – , et puis en même temps, sur un excès de représentations, parce que finalement, on ne voit que ça. Donc là, je crois que c’est un point important dans la clinique. C’est de se dire qu’il y a un mélange entre un manque de représentations et un excès de représentations. D’ailleurs, chaque fois qu’on parle de procréations médicalement assistées (en général, ce sont des couples qui ont des problèmes de stérilité), on fait de l’assistance médicale à la procréation. Il y a de l’assistance hôtelière à la procréation, de l’assistance nocturne à la procréation, de l’assistance amoureuse à la procréation. Il y a plein d’assistances à la procréation et ça n’enlève rien à la procréation : par contre, quand c’est médicalement assisté, c’est comme si là, quelque chose était mis en doute.
Qu’est-ce que c’est cet irreprésentable de la procréation ? Pourquoi la procréation serait si irreprésentable ? Eh bien je pense que là, il y a une réflexion qui nous conduit dans deux directions : l’une, c’est le lien entre la sexualité et la procréation, qui n’est pas représentable (je peux développer ça) ; et l’autre, c’est le fait de la mise en jeu de la mort dans la procréation. La procréation serait irreprésentable par le fait de la sexualité et par le fait de la mort. Mort et sexualité coupent l’accès à la procréation.
J’aimerais juste dire que nous avons effectivement travaillé avec des historiennes de l’art, spécialistes en anthropologie visuelle, Véronique Mauron, Marie André et Francesca Cascino, qui ont participé à l’écriture de ce livre qui s’appelle L’ombre du futur1 et qui traite de la représentation de l’irreprésentable. On a mis en rapport des images médicales de la procréation avec des images des artistes contemporains très marqués par les biotechnologies, avec des images issues de l’art sacré, en particulier de l’Annonciation. La question tourne bien autour du fait que l’image manque dans l’âme, comme l’écrit Pascal Quignard dans le livre La nuit sexuel le2. « Une image manque dans l’âme. On appelle cette image qui manque l’origine. Nous cherchons cette image derrière tout ce qu’on voit. » Je trouve que c’est une citation extraordinaire. D’ailleurs pour ceux qui ne le connaissaient pas, c’est très bien de lire ce livre de Pascal Quignard, La nuit sexuelle, qui met justement en jeu cet impossible à penser entre sexualité et origine, entre sexualité et procréation.
Les images produites par les techniques de procréation médicalement assistées montrent-elles quelque chose ? C’est-à-dire qu’avant, on avait peut-être un album de famille et puis maintenant, on a ajouté à l’album de famille, l’échographie. Il y a même un commerce avec l’échographie 3D, qui est un nouveau statut de la photo de famille. Et aujourd’hui, on pourrait ajouter aux photos de famille, l’injection intracytoplasmique de spermatozoïdes. D’ailleurs, des gens demandent au gynécologue de disposer de l’image de l'injection intracytoplasmique de spermatozoïdes. Vous commencez l’album avec l’injection intracytoplasmique de spermatozoïdes… À l’anniversaire des vingt ans de l’enfant issu de la procréation médicalement assistée, alors que toute la famille est là, réunie au repas, on montre les premiers pas de l’enfant qui souffle sa première bougie, on montre même l’accouchement filmé au camescope : on montre l’échographie 3D, et après on montre l’injection intracytoplasmique de spermatozoïdes. Évidemment, on se dit : « Si on montrait le coït traditionnel à l’anniversaire des vingt ans ! » (Rires dans la salle). Vous voyez, ça vous fait quand même un certain choc ! Ce serait bizarre quand même.
Alors le gynécologue s'interroge : « Est-ce que je donne ou pas l’image de la procréation médicalement assistée ? » Est-ce que cette image montre quelque chose ou cache quelque chose ?
Des images produites par des techniques de procréations médicalement assistées – c’est l’interrogation qu’on a mise dans ce livre, L’ombre du futur – peuvent-elles montrer quelque chose ? Peuvent-elles montrer le commencement, le commencement qui n’est pas l’origine ? Quel est l’instant de la procréation ? Y a-t-il un instant du commencement ? Peut-on le voir, le saisir dans son surgissement ? Peut-on apercevoir l’embryon en tant que tel derrière l’image qu’on en donne ? L’image voile autant qu’elle dévoile. L’image cache. On a beau voir des images, le mystère reste opaque.
L’image ne montre pas le temps. C’est ce que dit un biologiste, Alfred Send, qui est au cœur de la procréation, puisque c’est lui qui dit qu’il ne peut pas voir l’instant de la procréation dans son laboratoire de procréation. C’est quelque chose de soustrait. Quel est ce moment ? Ils ont même des superstitions dans ces laboratoires : il ne faut pas de cirage sur les souliers, pas de déodorants, pas de rouges à lèvre et il faut baisser les stores – pour avoir une petite obscurité – parce que la lumière est toxique… Dans tout cela, il y a certainement des faits justes, par exemple que la lumière soit toxique sur la constitution de l’embryon, je crois que c’est quelque chose de validé, par contre d’autres sont des superstitions, ils le disent eux-mêmes. Ces superstitions touchent quand même aux semblants : il ne faut pas de parfum, il ne faut pas de rouges à lèvre, il ne faut pas de cirage sur les souliers.
Donc ces biologistes, ces médecins disent : « On travaille avec des images, on travaille avec des images qui sont des images-chairs, des images-substances, images et corps en même temps, une image incarnée ». C’est une image-chair, c'est-à-dire qu’il y a une équivalence de l’image et de la vie. La vie n’est rien d’autre qu’une image.
Là, il y a quelque chose de très intéressant pour réfléchir au statut de l’image, qui était au cœur de l’interrogation de ces historiennes de l’art, qui se définissent plus comme du registre de l'anthropolo gie visuelle, autour de cette perplexité face au mystère de l’incarnation, le fait de figurer l’invisible, de figurer l’infigurable. On retrouve vraiment les paradoxes du Quattrocento autour de l’annonciation, en particulier de St-Bernardin de Sienne : mettre l’infigurable dans la figure, l’intemporel dans le temps, l’incirconscriptible dans le lieu, toute cette réalisation de quelque chose qui, à un moment, s’incarne tout en laissant le mystère opaque.
La sexualité court-circuitée
Ainsi, les procréations médicalement assistées attaquent le différentiel sexuel. C’est-à-dire qu’on est passé d’une sexualité pour la procréation dans un certain dogme moral (n’avoir de la sexualité que pour la procréation), à la sexualité sans la procréation (en particulier avec les mesures de contraception, et en particulier avec la pilule dans les années cinquante), pour arriver maintenant à l’ère de la procréation sans la sexualité.
Et d’ailleurs, on pourrait se dire dans quelques temps qu’il ne faut faire que de la procréation sans sexualité, contrôler génétiquement le spermatozoïde et l’ovule, avoir le maximum de potentialité… Vous comprenez, le monde est en crise ! Après l’affaire Madoff, on ne peut plus s’en sortir : les banques font faillites, les sociétés d’assurance n’arrivent plus à tenir les enjeux. Si vous procréez de façon artisanale, dans un lit, chez vous, et que vous concevez un enfant avec une maladie génétique, avec un facteur de risque, sans laver le sperme, sans examiner l’ovule, sans sélectionner un zygote avec examen, et bien vous coûtez cher à la société ! Il n'y a plus que quelques paysans suisses qui conçoivent sur des chars à foin ! Mais maintenant, dans le monde civilisé, tout cela se fait sous contrôle médical, et ensuite, dans un utérus artificiel, comme le prédisait Atlan n’est-ce pas, tout cela se fait sous contrôle, une sorte de micro-ondes que vous avez dans votre cuisine, et vous voyez grandir votre bébé !
Il y a là l’idée que peut-être on pourrait aller au-delà du sexuel dans la procréation. Puis en fait, vous sentez bien que ce n’est pas le cas, puisque justement, les procréations médicalement assistées, par soustraction, montrent la place de la sexualité dans la procréation. Il y a là quelque chose de particulièrement complexe à penser.
Les enfants imaginent des théories sexuelles infantiles, disait Freud. Les théories sexuelles infantiles, ce sont des théories qui disent que l’enfant entre par le baiser, ressort par le nombril, ou entre par le nombril et ressort par la cuisse – comme le disait un enfant qui avait une position très classique sur l’origine dans la cuisse –, ou bien par l’oreille et ressort par un autre orifice. Quelles sont les caractéristiques des théories sexuelles infantiles ? C’est qu’elles court-circuitent le sexe. Finalement, les théories sexuelles infantiles sont des théories non sexuelles. Les enfants ont des théories sexuelles infantiles, ensuite ils imaginent un roman familial. Roman familial où s’il y en a deux qui n’ont rien à voir avec leur origine, c’est vraiment leur père et leur mère. Ils ont été adoptés, ils sont issus d’un prince, ils ont été trouvés, c’est un enfant-héros qui a été recueilli par ce couple débile qui se présente comme ses parents ! Théories sexuelles infantiles, roman familial, également aussi, le déni par l’enfant de la sexualité des parents.
Pour ceux qui ont assisté à la conférence de Marco Focchi à Montréal en novembre 2008, il a parlé de ce texte de Borges La secte du Phœnix . Le grand mystère d’une secte très spéciale se cristallise dans un culte qui peut être fait n’importe où, tout endroit propice : une arrière-cour, un couloir désaffecté, n’importe quel lieu est propice à ce culte. Et puis, vous ne comprenez pas très bien. Borges a vécu à Genève longtemps, il dit même : « J’ai rencontré des ouvriers à Genève qui connaissaient ce rituel, tout le monde le connaît, il est enseigné nulle part ». Et petit à petit, vous comprenez qu’il s’agit de sexualité.
Donc, il y a un déni de la sexualité, des théories sexuelles infantiles qui court-circuitent le sexe, le roman familial, finalement, tout le monde s’arrange pour nier la place de la sexualité dans la procréation. C’est pour cela qu’en fait, on est tous issus de procréations médicalement assistées ! Et c’est pour cela qu’on a tellement de peine, dans certains états, à admettre les procréations médicalement assistées, parce qu’en court-circuitant le sexe, elles le montrent dans la procréation et que cette idée est insupportable à certains.
Donc j’ai dit que les procréations médicalement assistées court-circuitent le sexe dans la procréation, mais le révèlent du même coup.
Attaque du temps
Deuxième point : les procréations médicalement assistées permettent une attaque au différentiel temporel avec la cryoconservation, la congélation. À ce moment-là , il y a un gel du temps : vous pouvez avoir deux enfants conçus en même temps, c’est-à-dire deux zygotes conçus en même temps …
Je m’excuse, j’ai dit zygote , je ne sais pas si vous me suivez. En Suisse, on dit « embryon », mais on n’a pas le droit de cryoconserver des embryons. Les médecins sont plus rusés que la loi, ils ont donc inventé le zygote, qui est le premier stade de l’embryon, c’est-à-dire le moment où la cellule, le noyau du spermatozoïde et le noyau de l’ovule sont en train de fusionner. À ce stade-là, on a le droit de cryoconserver, de congeler. Par contre, en Suisse, on n’a pas le droit de congeler un embryon, alors que dans d’autres pays, on a le droit de congeler un embryon.
Donc le zygote cryoconservé fait que vous pouvez avoir deux enfants qui ont été conçus en même temps et qui ensuite naissent, sont implantés, par exemple à cinq ans…
Frédérie Castan : À quatre ans d’écart !
François Ansermet : À quatre ans d’intervalle. Vous faites bien de dire quatre ans, parce qu’effectivement, en Suisse, il y a une loi particulière qui dit qu’après cinq ans, les parents doivent être parents (v ous voyez qu’ici les mots ne fonctionnent plus), les géniteurs doivent décider s'ils conservent, s’ils implantent, le zygote ou s'ils le détruisent. Ce qui est un choix très difficile, parce que cinq ans, c’est court entre deux enfants. Vous pourriez très bien avoir des enfants à dix ans d’intervalle. Donc là, ils doivent choisir, ce qui les laisse dans une grande perplexité à propos du message qu’on leur donne. En fait, on leur dit : « C’est du reste hospitalier de la procréation, donc vous pouvez les détruire. » Pourquoi vous pouvez les détruire ? Pourquoi il y a cette loi ? Parce qu’on ne peut pas accumuler des enfants potentiels dans les congélateurs des hôpitaux. Ça pose un problème éthique sur les populations. Alors, on leur dit à la fois : « C’est du matériel hospitalier, des restes de la procréation », puis on leur dit en même temps : « Ce sont des enfants potentiels ». Donc on leur dit A et non A. On dit une chose et son contraire, ce qui est très difficile pour faire un choix. Alors le problème des zygotes surnuméraires est un problème très important dans certaines législations comme celle de la Suisse.
Dans la façon d'investir un enfant issu de la cryoconservation, la plupart du temps, il est vu comme un enfant survivant. Il y a vraiment le mythe de la naissance du héros, un mythe d’exposition, exposition au froid qui donne un caractère fort, avec l’idée d’un télescopage temporel qui préoccupe beaucoup. Et puis, s’il y a un enfant issu d’une procréation médicalement assistée, puis un deuxième d’un zygote cryoconservé, c’est vrai que ces deux enfants, ils sont là, vivants, ce qui donne un statut extrêmement inquiétant au x zygotes surnuméraires qui existent encore dans le congélateur des gynécologues.
Différentiels générationnel et sexuel atteints
Vous comprenez donc que les procréations médicalement assistées touchent au différentiel générationnel et différentiel sexuel. Ces deux grands différentiels, on ne sait plus très bien comment ils s’articulent. Qu’est-ce qui fait tenir ces deux grands différentiels qui sont le support de la structure de la parenté et de l’ordre symbolique : la différence des sexes et la différence des générations ? Cette question est au cœur de la clinique des procréations médicalement assistées. Finalement, y a-t-il une différence des sexes ? Y a-t-il une différence des générations ? Que se passe-t-il si on a des pratiques qui les font bouger ?
On sait que, classiquement, pour la psychanalyse comme pour l’anthropologie, ce qui noue la différence des sexes et la différence des générations, ce qui les fait tenir, c’est l’interdit de l’inceste. Et ça, c’est très complexe.
J’ai reçu récemment une mère avec sa fille issue de l’inceste. Là aussi, on est jeté hors du langage. Cette mère disait : « Mon père est le père de ma fille, ma mère est la belle-mère de ma fille ». Et puis, elle regarde sa fille en disant : « Son père, le père de ma fille est mon père ». Et puis la fille dit : « Mon problème est de savoir si les sœurs de ma mère sont mes sœurs ou mes tantes ? Comment est-ce que je dois les appeler ? »
L’interdit de l’inceste est un opérateur symbolique, c’est ce qui produit des différences. Que l’on soit dans la clinique des procréations médicalement assistées ou dans la clinique des inter-sexes, on est dans une clinique où ces différences ne tiennent plus ou sont attaquées par des pratiques. Je ne dis pas que ça incombe des procréations médicalement assistées, je dis que dans la façon dont les gens vivent les procréations médicalement assistées, il y a toujours le risque de ne plus faire tenir ces deux différentiels ensemble.
Alors le point important, et ça, c’est l’histoire de l’articulation de ces deux différentiels, c’est que c’est la différence des sexes qui introduit à la différence des générations. Et que ce qui noue la différence des sexes et la différence des générations, c’est la mort. Et que la reproduction , c’est le commencement de la mort, comme le dit Joyce dans Ulysse . Quand vous donnez naissance à un enfant, vous l’introduisez à la mort. Question de mots croisés en deux lettres : condamné à mort. Réponse : né. Donc, il y a la mise en jeu de la mort dans la procréation.
Si vous prenez un mythe comme celui de Pandora. Je vais en parler très rapidement. Pandora, c’est le don de tous les dieux. C’est un piège abrupt et sans remède, dit Hésiode. C’est la première femme que Zeus invente pour se venger de Prométhée qui a donné le feu aux hommes, et en plus, qui l’a trompé dans un sacrifice. Il invente cette automate, Pandora, don de tous les dieux, qui ne va pas réussir à séduire Prométhée, mais va réussir à séduire Épimétée. C’est une histoire très longue, très compliquée, que je ne vais pas vous raconter parce que le temps avance, mais qui aboutit au fait qu’on va passer de l’autochtonie – c’est-à-dire que le fait que un vient de un, l’autochtonie, c’est-à-dire qu’on se reproduisait en jetant sa procréation comme une pierre derrière soi et on revenait comme même. Donc le même donnait le même, un donnait un, et un était égal à un. On est passé, par l’intervention de Pandora, de l’autochtonie à la reproduction sexuelle, à travers Deucalion et Pyra qui ont survécu à un déluge. Là, ils sont passés d’une reproduction de un vient de un, à un vient de deux, par reproduction sexuelle. Ce que dit le mythe, c’est que ce passage de l’autochtonie à la reproduction sexuelle a introduit les humains à la mort, à la génération et à la succession des générations.
C’est tout le problème : l’invention de la mort dans le vivant. C'est aussi un problème pour les théoriciens de l’évolution, comme Longanet, théoricien de l’évolution des populations. Il s’est beaucoup interrogé sur ce qui a fait qu’il y a eu un moment d’introduction de la mort. Et le mythe de Pandora est très intéressant parce que le clonage, c’est le mythe de Pandora à l’envers. C’est-à-dire que si on arrive à faire que un vienne de un avec le clone, on va devenir immortels, ce qui est absurde, parce que le clone va être aussi mortel que son modèle.
En plus, ce qu’a révélé la clinique expérimentale des clones chez les animaux, c’est que la seule chose qui les caractérisait, c’était de vivre moins longtemps que ceux dont ils étaient issus. Et en plus, le clone ne serait pas égal à son modèle parce que le fait que un vient de un, ne veut pas dire que un égale un. Le clone, ce ne serait pas autre chose qu’un jumeau in evitela . Si vous en mettez un à Montréal, et l’autre en Chine, ils vont parler une langue différente, ils vont avoir une vie différente. Il n’y aura de commun entre eux que ce qu’il y a de monogénique, c’est-à-dire pas grand-chose. L’idée du clonage, c’est effectivement de supprimer la différence des sexes dans la reproduction ce qui permettrait d’échapper à la mort.
Donc, comme l’écrit Lacan :
Pour que procréer ait son plein sens, il faut encore, chez les deux sexes, qu’il y ait appréhension, relation à l’expérience de la mort3.
Les humains sont devenus mortels du fait d’être sujets au sexe. « (...) le vivant, d’être sujet au sexe, est tombé sous le coup de la mort individuelle », écrit Lacan dans le Séminaire XI 4. Et c’est justement ce que rejettent les psychotiques dans leurs délires de procréation. Vous savez que beaucoup de psychotiques ont des délires de procréation, qui sont justement des délires où ils échappent à la mort. Comme Schreber qui lui, est un être de clonage ; il fait des êtres « à la 642 » qui sont des Schreber qui remplissent la terre entière.
Alors, pour conclure, les procréations médicalement assistées, on voit qu’elles ne sont pas la cause matérielle des effets qu’elles produisent. Que les effets qu’elles produisent sont en amont : surtout la relation à la stérilité, comme l’interdit de procréer, et la place des théories sexuelles infantiles, du roman familial, du déni de la sexualité des parents. Ce sont plutôt ces dimensions-là qui sont l’axe, qui vont causer, les effets des procréations médicalement assistées, et pas les procréations médicalement assistées elles-mêmes.
Ce qui pose la question du devenir.
Je crois que ce qui est important pour le devenir des enfants issus de procréations médicalement assistées, comme des enfants issus de toutes situations, d’adoptions, de parents alcooliques, de je ne sais quoi, c’est de ne pas trop ramener l’enfant à ses conditions de procréation. Le risque avec les procréations médicalement assistées, ou tout événement périnatal, c’est que l’enfant soit trop ramené à cet élément. On a soif de causalité, on est trop pris dans une causalité linéaire, peut-être la causalité naturelle propre au XIX e siècle, une causalité naturelle simple, où l'on cherche un lien de continuité entre un événement et un effet. Il ne faut pas trop ramener l’enfant à ses conditions de procréation. C’est ce que font certains parents. Je cite toujours cette femme qui, à la fin de la consultation, dit à son enfant issu de procréation médicalement assistée : « Viens mon Findus ». Je ne sais pas si vous connaissez Findus au Canada, mais Findus , c’est une marque de surgelé, très connue en Europe. Findus … Vous ne connaissez pas ? Non. Qu’est-ce qu’il y a comme surgelés au Canada ?
Un participant : McCain !
François Ansermet : Donc quelqu’un dirait : « Viens mon McCain ! », ou bien : « Viens, mon Hibernatus ! », ou « Mon petit congelé »… Donc, il y a toute une façon de jouer sur les mots, qui peuvent être des mots familiers, mais qui indiquent que l’enfant peut être par trop représenté par son mode de procréation.
Il existe une discontinuité dans le devenir, entre le temps un de l’origine supposée, inaccessible, inatteignable, et le temps deux du devenir. I l y a effectivement une discontinuité, la place pour la contingence, la place pour l’instant, pour l’acte, pour la coupure.
Et il faut distinguer l’origine comme création, comme coupure, comme événement, toujours à rejouer, de l’origine comme émergence, depuis ce qui est déjà là, c'est-à-dire comme achèvement. Et je crois que ça, sur le plan de la pensée, c’est très important de distinguer ces deux dimensions de l’origine. On a trop tendance à voir l’origine comme l’effet après coup de quelque chose qui est déjà-là, c'est-à-dire comme achèvement. Ce n’est pas une origine, c’est un achèvement, ce qui est différent de penser l’origine comme création, comme coupure, comme événement toujours en jeu.
Par exemple, les bébés-médicaments. Vous savez qu’aujourd’hui, on peut, grâce à une technique de procréation médicalement assistée, faire du diagnostic pré-implantatoire, – ce qui va bientôt être autorisé en Suisse et qui est déjà autorisé en France –, c’est-à-dire que vous pouvez sélectionner un zygote qui n’a pas la maladie, un embryon qui n’a pas la maladie, et l’implanter. Donc, ça fait un bébé-médicament, disent certains. C’est-à-dire qu’on dit qu'on instrumentalise un enfant à naître, pour fournir par exemple des cellules souches, pour traiter un enfant malade. Vous avez entendu parler du débat sur les bébés-médicaments ? C’est un débat très important. En France, c’est autorisé. Pour certains, ça ne devrait pas se pratiquer, parce qu’on donnerait une mission de naître à un enfant, uniquement par rapport à un enfant déjà là, pour le sauver, parce que cet enfant aurait les cellules qui permettraient de sauver l’autre enfant.
Anne Béraud : C'est une des questions posées dans le film Un conte de Noël , d'Arnaud Desplechin.
François Ansermet : Avec une collègue, Dominique Laurent, o n a eu l’occasion d’avoir un entretien avec René Frydman 5 . René Frydman nous a parlé très très bien de ces bébés-médicaments. L'entrevue paraîtra dans une revue qui s’appelle Mental 6 . René Frydman disait : « J’aimerais qu’on les appelle plutôt des bébés-docteurs », ce qui est déjà différent, c’est-à-dire qu’il le fait agent d’un acte de sauver un autre enfant. Il dit : « De toute façon, qui peut savoir pourquoi il a été conçu ? » Parfois, c’est pour remettre un couple ensemble, parfois c’est pour remplir une mission particulière. Lui, il dit qu’il a été conçu… il est né en 1943. Il existait en France l’idée que quand une femme juive était enceinte, il y avait moins de risque qu’elle soit déportée. Et donc, il dit : « Moi, j’ai servi à sauver ma mère et je trouve que les bébés-docteurs c’est très bien parce que depuis, je suis tellement reconnaissant de cette fonction que je n’ai fait que fabriquer des mères. » (Puisque c’est le grand médecin de la procréation médicalement assistée). Donc, des bébés de l’espoir…
Alors, vous voyez que suivant comment on voit la question, on peut le prendre comme un facteur de causalité qui enferme, ou comme un facteur de causalité qui libère. Il y a une division dans la causalité.
Donc, je termine. Des conditions de procréation, il s’agit de ne pas faire un destin. Chaque sujet peut miser sur la discontinuité de son devenir – vertiges de son devenir – pour échapper à son origine. On peut se rendre indéductible de ce qu’on était : c’est la tâche de chacun, de se rendre non déductible de ce qui est déjà là. Nous sommes, à chaque moment, à l’origine de ce qu’on va devenir et l’énigme de l’origine serait ainsi la source de notre liberté.
Ce qu’on devient n’est rien d’autre qu’une invention, une solution, une réponse, un bricolage. Nous sommes, à chaque moment, à l’origine de ce qui va suivre. L’avenir est ouvert, parce que l’origine est inaccessible, voire même, parce que l’origine est inventée.
Voilà.
Applaudissements.
- 1. Ansermet F., Germond M., L’ombre du futur, C linique de la procréation et mystère de l'incarnation, P.U.F., 2007.
- 2. Quignard P., La nuit sexuelle, Flammarion, Paris, 2007.
- 3. Lacan J., Le Séminaire Livre III, Les psychoses , Seuil, Paris, 1981, p. 330.
- 4. Lacan J., Le Séminaire Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse , Seuil, Paris, 1973, p. 186.
- 5. Frydman R., gynécologue des Hôpitaux de Paris.
- 6. « Une assistance médicale au désir », Entretien avec René Frydman, par D. Laurent et F. Ansermet, In Mental, No 22, Avril 2009, pp. 152-166.