Graciela Brodsky : Le malentendu dans le couple

Pierre Lafrenière : Nous sommes heureux d'accueillir pour cette septième rencontre du Pont Freudien Graciela Brodky, membre de l'École d'Orientation Lacanienne d'Argentine et de l'Association Mondiale de Psychanalyse. Nous débutons ce soir un week-end de travail portant sur le symptôme et la sexuation, par cette conférence dont le titre est: "Le malentendu dans le couple". Il peut sembler curieux d'aborder le symptôme et la sexuation par le biais de la question ou du problème du malentendu dans le couple. Notez en passant que déjà le titre de cette conférence comporte une équivoque. S'agit-il du couple traditionnel homme-femme ou du couple au sens large soit : homo ou hétérosexuel ?

La psychanalyse a mis en évidence que tout lien social, du fait même qu'on parle, repose sur le malentendu. Ce dernier, s'il permet le lien conjugal, n'est pas non plus sans fomenter nombres de plaintes. Elles se formulent, côté femme, le plus souvent ainsi : "il ne m'écoute pas lorsque je lui parle ; il ne me parle pas ; m'aime-t-il vraiment?". Côté homme, on entend plus souvent : "elle n'est jamais satisfaite ; que veut-elle à la fin ? Elle veut toujours plus ; quoi que je fasse, ce n'est jamais ça !".En tout cas, ce qui est certain, c'est que faire couple est difficile et que les difficultés en ce qui concerne les couples hétérosexuels, si elles prennent aujourd'hui des formes nouvelles et parfois inquiétantes, remontent sans doute au lendemain de la première rencontre entre un homme et une femme. À ce sujet, Marie-Hélène Brousse, lors de la dernière rencontre du Pont Freudien, nous a esquissé ce qu'elle a appelé une psychopathologie de la vie de couple, à partir de la dissymétrie des hommes et des femmes à l'endroit de la fonction phallique. Elle nous rappelait que pour Freud, c'est le complexe de castration qui organise le rapport entre les sexes. Il en résulte que les hommes éprouvent de l'horreur à l'endroit de la féminité et les femmes de la haine et de l'envie envers les hommes. D'où les questions : comment organiser leurs rencontres s'ils entrent, hommes et femmes, dans la vie avec ces points de départ ? Sur quels types de malentendu la rencontre est-elle possible ?

A propos du thème "Symptôme et sexuation", je rappellerai que le terme de sexuation, utilisé par Lacan, renvoie à la question de la différence sexuelle et à la façon dont un sujet se situe face à la jouissance. Comment devient-on homme ou femme ? Est-ce en lien avec les modèles qui nous sont fournis par notre culture ? Est-ce biologique ?

Les psychanalystes qui rendent compte de leur pratique s'aperçoivent qu'il est difficile pour beaucoup de se situer clairement d'un côté ou de l'autre. Nous avons, en quelque sorte, un sexe psychique de la même façon que nous avons un sexe biologique. Habituellement cela concorde, mais parfois il y a opposition. Il y a pour chacun une certaine marge de liberté, un choix du sexe malgré les déterminations biologiques et sociologiques. D'où l'ambiguïté sexuelle et les symptômes en lien avec l'identité sexuelle. Ce choix d'être homme ou femme s'enracine dans nos fantasmes, nos symptômes et nos modes de jouissance et cela conditionne aussi nos modes de faire couple ou non. Voilà esquissé un certain nombre de questions qui seront abordées, voire débattues ce soir et lors des séminaires de samedi et dimanche. Sur ce, je donne la parole à Graciela Brodky.

Graciela Brodky : Mesdames, Messieurs,

C'est grâce à la gentille invitation de mes collègues du Pont Freudien, Anne Béraud, Michèle Lafrance, Pierre Lafrenière, Annick Passelande, que je me trouve aujourd'hui à Montréal pour vous parler du malentendu.

Il ne faut pas penser que je suis la messagère de mauvaises nouvelles, justement en ce moment où le premier ministre de la province du Québec vient de signer des accords de collaboration et des traités de commerce avec mon pays, la semaine dernière. J'espère donc que votre président et le mien se seront mis d'accord et que notre amitié sera prospère. Ce sera vraiment un pont.

Bien sûr, ma visite ne fait pas partie de cette mission, car je voudrais vous parler plutôt de ce que pense la psychanalyse d'orientation lacanienne de ce qui ne marche pas entre les hommes et les femmes, si on tient compte de la conception classique du couple. Mais, il faut le dire, cela ne va pas mieux dans les couples homosexuels ; c'est ce qu'on constate, au moins quand ils arrivent au cabinet du psychanalyste.

Mais c'est vrai que je ne pourrai peut-être pas m'empêcher d'ajouter un autre malentendu à celui que je viens de mentionner. N'oubliez pas que moi, je parle une langue qui n'est pas la vôtre et que cela peut provoquer quelques malentendus. Je compte donc sur votre indulgence.

Mais est-ce que l'on se comprend mieux quand on parle la même langue ? Ce n'est pas sûr.

En tout cas, ce que la psychanalyse rend plus clair, c'est que celui qui parle est toujours soumis au pouvoir discrétionnaire de celui qui écoute et que c'est l'auditeur qui décide toujours du sens de ce qu'on dit, en dépit de notre effort pour nous faire comprendre. Je suis donc entre vos mains.

Oui, il y a quelque chose qui ne marche pas dans le couple, ce qui n'empêche pas, comme vous le savez, qu'il y ait des couples.

Mais de quoi parle-t-on quand on dit "couple" ? En espagnol, la langue que moi je parle, on dit una pareja, c'est-à-dire un mot qui contient le sens de pair, de parité, de quelque chose de pareil, d'équivalence, d'égalité.

Arriverait-on à dire aussi "fraternité" et "liberté", puisque l'on parle d'égalité?

Dans le cabinet, ce qu'on écoute c'est, plutôt que la fraternité dans le couple, c'est quelque chose qu'on ressent comme signe de ce qui ne marche plus: "Nous ne sommes qu'un frère et une sœur". L'égalité n'est pas mieux tolérée: "Je veux être traitée comme une femme", se plaignent celles qui défendent, avec raison, dans un autre ordre de la vie sociale, l'égalité juridique. Mais de toute façon, elles se plaignent.

En ce qui concerne la liberté, eh bien ! Combien ? Combien de liberté ? Quelle est sa frontière avec l'indifférence? La jalousie, par exemple - dont je compte vous parler demain - la jalousie, cette passion pour la propriété, n'a-t-elle pas toujours été le signe de l'amour ?

Comme vous voyez, les droits de l'homme ne s'adaptent pas à la vie de couple ; même si la civilisation nous pousse dans cette direction - dans la direction du respect du droit de l'Homme (bien sûr, le droit de l'homme et le droit des femmes) - le cœur va dans un autre sens. Peut-être votre langue, à ce sujet-là, est-elle plus juste quand elle parle de couple - plus juste que l'espagnol - parce que, bien sûr, on peut accoupler les choses les plus diverses : la caravane à la voiture, par exemple. Le mot "couple" a sans doute un rapport avec le mot "copule", c'est la même racine en latin. La copuledu point de vue grammatical, ce qui sert pour faire la liaison entre deux phrases, et, bien sûr, la copule du point de vue sexuel. Cette facilité de s'accoupler aux choses les plus diverses est une propriété de l'être parlant.

Si l'on fait l'histoire de la psychanalyse, on peut constater que Freud démarre à partir du constat suivant : un homme peut s'accoupler à des objets qui ne sont pas adaptés à la fonction de la reproduction, par exemple, qui ne sont pas "prédestinés " à la vie du couple, qui sont quelquefois des objets un peu étranges, un peu bizarres. Freud démontre que la sexualité humaine n'a pas d'objet fixe et que l'érotisme peut se satisfaire avec des objets plutôt bizarres, comme je viens de dire, si on les considère du point de vue de la reproduction, qui ne servent à rien du point de vue de la reproduction. Une image entrevue, un personnage public qui n'a aucun lien avec le sujet, une robe de femme, une chaussure peuvent être des conditions de satisfaction vers lesquelles un sujet se trouve plus attiré que vers le partenaire hétérosexuel. Ce sont, bien sûr, des indications extrêmes, mais des indices de quelque chose de peu naturel dans la vie amoureuse de l'être humain.

Voilà donc notre premier point de départ : pour celui qui parle, pour le parlêtre-comme on dit en suivant un néologisme de Jacques Lacan, le psychanalyste français -le partenaire n'est pas fixé par la nature, il est même antinaturel, contre nature, peut-on dire. Pour les animaux, au contraire, il n'y a pas d'erreur. Pour une bête, il suffit de lui présenter une autre bête, normalement de la même espèce et de sexe contraire, pour qu'ils se reconnaissent. Il n'y a pas de malentendu entre eux. Mais à partir du moment où le langage s'en mêle naît le problème que chaque sujet (tout le monde) doit résoudre: comment trouver le partenaire qui s'accouple à lui, le partenaire qui lui convienne ? Comment le trouver ?

Voilà donc notre second point, qui est le choix du partenaire.

À ce moment-là, il faudrait faire une indication : même si pour le parlêtre, l'objet d'élection peut être quelconque, si l'on prend un sujet en particulier, on réalise que cet objet, si bizarre qu'il puisse paraître, est pour ce sujet toujours le même ; c'est-à-dire qu'il y a des traits qui se répètent, qu'il n'y a pas de déplacement, qu'il y a une certaine fixation. Par exemple, pour un sujet qui s'accouple avec un autre du même sexe, il n'est pas facile, il est presque impossible, même s'il le souhaite, de s'intéresser à un partenaire hétérosexuel.

Et Freud était très intéressé par ce sujet-là. Il disait - il parlait aux psychanalystes, bien sûr -: "Pourquoi avez vous l'idée de pousser un sujet homosexuel vers l'hétérosexualité? C'est presque aussi difficile, presque aussi impossible que de pousser quelqu'un d'hétérosexuel vers l'homosexualité". C'est évident ! On comprend bien la difficulté, même s'il y a quelques sujets pour qui les deux voies sont ouvertes. Mais pour quelqu'un qui a fait un choix définitivement hétérosexuel, passer à l'homosexualité, n'est pas une chose possible, ou alors seulement dans des conditions tout à fait extrêmes. D'où sortent-ils l'idée que dans l'autre sens cela irait facilement et qu'il faille pousser quelqu'un vers l'hétérosexualité? C'était une très sage indication, je pense.

Et ce n'est pas seulement pour l'homosexualité. Il y a d'autres sujets qui se retrouvent toujours dans des situations triangulaires, par exemple, comme si le rival était une condition nécessaire pour soutenir l'intérêt pour le partenaire. Il y en a d'autres qui choisissent toujours des partenaires impossibles, insaisissables, etc., etc.; on peut continuer l'illustration.

Notre second point nous indique donc que le choix, si libre au début - un sujet peut choisir n'importe quel objet - devient finalement pour chacun un choix conditionné, comme disait Pierre Lafrenière, ce qui nous donne l'occasion de parler des conditions du choix du partenaire.

Ces conditions, il faut le dire, ne sont pas des conditions - au moins du point de vue qui nous intéresse, nous, les psychanalystes - ne sont pas des conditions déterminées par la société. Ce ne sont pas non plus des conditions prédéterminées par un sujet qui dit: "Je veux choisir…". Au contraire, ce sont des conditions qui déterminent le choix du partenaire malgré le sujet lui-même, et qui le mènent, d'habitude, à trébucher contre la même pierre, une fois, une autre, et une autre encore.

Quand on parle, comme le fait Freud, du choix d'objet, cela signifie que tous les gens ne sont pas disponibles pour chaque sujet. Quelquefois - si on considère le côté masculin - cela ne marche qu'avec une femme et pas avec les autres. J'ai connu un patient qui parlait de cela. Il détestait sa femme à cause de ce qu'elle était la seule femme avec qui il pouvait avoir une vie érotique normale. Il la détestait à cause de ce qu'il expérimentait de l'esclavage. Il était vraiment esclave de cette femme: seulement avec elle, pas avec les autres. Quelquefois, la chose ne marche avec aucune, c'est un cas extrême, mais tout à fait trouvable dans la clinique.

Mais il existe aussi la possibilité théorique ou mythique, l'utopie - il faut bien le dire - d'un homme pour qui toutes les femmes seraient possibles. C'est-à-dire que la seule condition d'être femme suffirait pour être désirée par cet homme. C'est aussi un cas extrême, mais si on n'en a pas d'exemples dans la vie réelle, on a bien l'exemple de Don Juan, le roman de Tirso de Molina repris par Molière et puis par Mozart, où se trouve cet air célèbre - peut-être le connaissez-vous - dans lequel il déclare son amour pour toutes les femmes : les grosses, les maigres, les blondes, les laides, les belles, les célibataires, les mariées, des femmes qui viennent de l'Espagne, des femmes qui viennent de l'Italie (il ne dit pas du Canada, à ce moment-là, mais bien sûr, ici à Montréal… Il ne mentionne pas l'Argentine non plus, mais aujourd'hui, ça pourrait bien passer.). Donc, toutes… la liste continue. On le connaît, c'est le célèbre aria qui s'appelle mille et trois - en italien - c'est la liste des 1003 femmes que fait son partenaire, Leporello. Da Ponte, qui a écrit le livret de l'opéra de Mozart, nous présente Don Juan comme l'homme qui peut reconnaître la femme en tant que telle. Pour lui, il n'y a pas de trait qui conditionne le choix : il lui suffit de l'odor di femina, qui serait l'équivalent de l'essence même de la féminité. Et s'il y a des femmes qui tombent toujours amoureuses d'un Don Juan, c'est peut-être parce qu'elles croient que lui, Don Juan, détient le secret de la féminité qu'elles-mêmes ignorent.

Donc, c'est curieux, si la femme trouve cet homme qui semble avoir le secret, cet homme qui peut très facilement distinguer une femme: "c'est une femme"… On peut répondre à une question que, bien sûr, Pierre Lafrenière mentionnait:"Comment reconnaît-on une femme ? ". Bien sûr il ne faut pas confondre avec l'habillement, les robes, mais comment la reconnaît-il ?

Mais si on laisse un peu de côté les cas de Don Juan, ce qu'on trouve dans la vie réelle, c'est plutôt que tous les partenaires ne sont pas permis, ce qui a été très exploité dans le romantisme du XIXème siècle, en accentuant le conflit entre le partenaire permis et le partenaire interdit. On constate que le partenaire interdit montre des valeurs que le partenaire permis n'a pas.

De là, on dégage deux conséquences.

La première, c'est que un partenaire, une partenaire, tout partenaire ne fait autre chose que remplacer un autre, perdu, qui serait le bon. Pour Freud, c'est bien le partenaire œdipien.

La seconde c'est que dans la vie érotique des hommes et des femmes, l'amour, le désir et la jouissance ne coïncident pas dans le même partenaire. Pas nécessairement… Normalement, on peut dire: cela ne coïncide pas.

Freud a écrit trois articles remarquables sur ce sujet, qu'on connaît sous le titre de Contribution à la psychologie de la vie amoureuse. Le terme qu'utilise Freud, c'est liebe en allemand, et liebe peut être traduit de deux façons différentes: comme la vie érotique ou la vie amoureuse. C'est un mot, qui en allemand, a un sens un peu ambigu. Donc, par exemple, dans la traduction espagnole du texte de Freud, on a deux traductions. La première s'appelle: La psychologie de la vie amoureuse. La seconde: La psychologie de la vie érotique. Donc, en français, c'est La psychologie de la vie amoureuse.

C'est absolument bien trouvé cette ambiguïté - on va développer cela demain dans un séminaire un peu plus restreint - parce qu'il y a d'un côté l'érotisme, de l'autre côté l'amour et ce n'est pas sûr qu'on les trouve au même endroit.

En tout cas, la leçon que nous donne la psychanalyse est qu'il ne suffit pas de s'interroger sur la façon dont un homme et une femme se cherchent ou se trouvent l'un et l'autre, mais il faut se demander encorece qu'ils cherchent ou ce qu'ils trouvent quand il se rencontrent. C'est-à-dire qu'il ne s'agit pas d'une affaire de sex et pas plus de gender… De gender, vous connaissez ? Oui, je prends les mots anglais pour insister sur cette expression qui a connu un très grand succès, une réussite, dans la dernière année, Sex and Gender, c'est-à-dire Le sexe et le genre.

Effectivement, ce n'est pas seulement le sexe biologique, comme le disait très bien Pierre Lafrenière, pas plus le gender, c'est-à-dire ce qui vient de l'identification. Ce sont deux versants et on tient compte des deux, mais il faut aller au-delà, au-delà du sexe biologique, au-delà aussi de l'identification, pour dire qu'il s'agit de fonctions - tel qu'on s'exprime en mathématiques. Des fonctions, c'est-à-dire que quand on trouve quelqu'un, il faut se demander quelle fonction il remplit, quelle fonction il ou elle a pour quelqu'un d'autre. Et, en plus, c'est une fonction tout à fait inconsciente. Et, en plus, une fonction qui n'est pas la même si on la prend du point de vue de l'amour, du point de vue du désir ou de la jouissance. Il faut faire la différence, dans chaque cas que l'on prend en analyse, de la fonction du partenaire du côté de l'amour, du côté du désir et du côté de la jouissance. Et même la fonction de plusieurs partenaires: l'un qui sert pour l'amour, d'autres servent pour la jouissance et d'autres servent pour le désir. Donc, ça fait une combinaison très compliquée.

C'est Hemingway qui disait qu'un couple est quelque chose de très dur à soutenir, à supporter. Que le poids d'un couple était tellement dur que quelquefois il était nécessaire d'être trois pour le soutenir. C'est ce que disait Hemingway, bien sûr.

C'est pour cela que toute pédagogie de la vie du couple échoue, parce que ce qu'une femme exige, demande d'un homme, dans son inconscient, n'a rien à voir avec ce que l'homme cherche, à son insu, dans une femme. Dans cette perspective, il n'y a pas d'équivalence, il n'y a pas de complémentarité possible entre un homme et une femme.

Je voudrais illustrer cela. Je prendrai deux exemples, bien éloignés l'un de l'autre, même dans le temps.

Le premier exemple que je compte vous donner provient d'un roman très connu: Cyrano de Bergerac. Vous le connaissez ? Il s'agit, comme vous le savez peut-être, d'un triangle amoureux entre Roxane, Christian et Cyrano, et il s'agit, en plus, d'un amour apparemment maladroit, car Cyrano aime Roxane, et Christian l'aime aussi, mais elle... qui aime-t-elle, ou, plutôt, qu'aime-t-elle ?

Donc, si vous me permettez, je vous lirai quelques paragraphes de Cyrano. C'est la scène cinq du troisième acte. C'est une scène entre Christian, le beau, et Roxane. Christian lui a déjà parlé d'amour, mais avec des paroles écrites par Cyrano.

Donc, ils se rencontrent. C'est Roxane qui voit Christian.

ROXANE
C'est vous !
Elle va à lui
Le soir descend. Attendez. Ils sont loin. L'air est doux. Nul passant. Asseyons-nous. Parlez. J'écoute. L'air est doux. Nul passant.

CHRISTIAN s'assied près d'elle sur le banc, en silence
Je vous aime.

ROXANE, fermant les yeux
Oui, parlez-moi d'amour.

CHRISTIAN
Je t'aime.

ROXANE
C'est le thème. Brodez, brodez !

CHRISTIAN
Je vous...

ROXANE
Brodez !

CHRISTIAN
Je t'aime tant.

ROXANE
Sans doute. Et puis ?

CHRISTIAN
Et puis... je serais si content si vous m'aimiez ! Dis-moi, Roxane, que tu m'aimes !

ROXANE, avec un moue.
Vous m'offrez du brouet quand j'espérais des crèmes ! Dites un peu comment vous m'aimez ?

CHRISTIAN
Mais... beaucoup.

ROXANE
Oh !... Délabyrinthez vos sentiments !

CHRISTIAN, qui s'est rapproché et dévore des yeux la nuque blonde.
Ton cou ! Je voudrais l'embrasser !...

ROXANE
Christian !

CHRISTIAN
Je t'aime !

ROXANE, voulant se lever.
Encore !

CHRISTIAN, vivement, la retenant.
Non, je ne t'aime pas !

ROXANE, se rasseyant.
C'est heureux !

CHRISTIAN
Je t'adore !

ROXANE, se levant et s'éloignant.
Oh !

CHRISTIAN
Oui... je deviens sot !

ROXANE, sèchement.
Et cela me déplaît ! Comme il me déplairait que vous devinssiez laid.

CHRISTIAN
Mais…

ROXANE
Allez rassembler votre éloquence en fuite !

CHRISTIAN
Je…

ROXANE
Vous m'aimez, je sais, adieu !

CHRISTIAN
Pas tout de suite, je vous dirai…

ROXANE poussant la porte pour rentrer.
… que vous m'adorez. Mais oui, je sais. Non, non, non, allez vous-en !

C'est la scène que je voulais vous raconter pour illustrer le malentendu dans le couple.

Eh bien, qu'est-ce qu'on trouve ici? Bien sûr, le malentendu. Ce que Roxane veut, ce sont des paroles d'amour, et je la prends comme exemple de la fonction tout à fait éminente des paroles d'amour pour une femme, à partir desquelles elle trouve habituellement la voie ouverte vers à la fois le désir et la jouissance, à partir des paroles d'amour.

Par contre, ce que Christian veut, c'est le cou; il veut se passer des paroles le plus vite possible pour aller directement à ce qui l'intéresse, c'est à dire pas toute la femme, pas non plus tout le corps de la femme, mais un petit morceau qu'il détache: le cou blanc. C'est à partir de ce petit morceau qu'il désire et qu'il jouit. C'est une condition masculine. Pour cette logique tout à fait masculine, l'amour n'est pas impossible, mais pas nécessaire.

Malentendu, donc. Lui, il n'obtient pas ce qu'il cherche, et ce qu'il a, elle le méprise.

Et Cyrano? Lui, il aime, bien sûr, mais à condition que l'objet ne lui appartienne pas, qu'il s'agisse d'un objet idéal, toujours impossible, qu'il peut désirer à condition de ne pas en jouir. C'est une position tout à fait différente, celle de Cyrano et celle de Christian. Si Cyrano jouit, nous ne le savons pas, l'auteur ne nous dit rien de ce qu'il fait quand il est tout seul. Mais on peut supposer qu'il ne fait rien, puisqu'il jouit en se battant avec des hommes. Et c'est cela, la jouissance de Cyrano.

Pour vous parler de mon second exemple, je prendrai cette activité si éloignée du roman, cette activité nouvelle qui n'est pas le produit du romantisme, mais du discours de la science, et qui se déroule à travers l'ordinateur : le chat. Et où, si éloigné de Cyrano et de cette mise en scène, on retrouve cet accouplement entre la parole d'amour et une jouissance qui ne passe pas par le corps de la femme. Une jouissance que l'homme garde pour lui-même, dans sa poche. Même si ce que cherche une femme n'a rien à voir avec ce que cherche un homme, le chat satisfait l'une aussi bien que l'autre. À elle, ça lui donne des paroles, habituellement des paroles d'amour ; à lui, l'occasion de tirer son épingle du jeu. Vous connaissez l'expression " tirer son épingle du jeu "? De s'en sortir avec la rencontre entre les sexes.

Vous me direz qu'il s'agit, dans un cas, d'un couple inexistant, et dans l'autre d'un couple virtuel. Vous avez raison, mais en tout cas, ce sont des couples bien réels du point de vue de la psychanalyse, parce que la psychanalyse ne prend pas le couple du point de vue de l'idéal, de ce que serait le couple réussi auquel il faudrait arriver. Nous n'avons pas de prescription parce que nous partons de la clinique, et ce que nous constatons, et ce qui nous permet d'interpréter quelques symptômes de la modernité - par exemple, la réussite du chat - c'est que le malentendu entre les hommes et les femmes est structurel, pas circonstanciel. Évidemment, il est beaucoup plus facile de s'entendre avec une chaussure - on l'apporte dans la valise - ou avec la télé, elle n'aime pas, ni ne désire, ni ne jouit non plus ; la télévision ne demande pas, elle n'exige rien. Et on peut toujours faire du zapping quand ça commence à devenir fatiguant. Ce n'est pas si facile dans un couple. Cette commodité - facilitée dans l'actualité par les gadgets que produit la science - a favorisé de nos jours la réussite d'une éthique qu'on peut nommer : l'éthique du célibataire.

Il paraît que, d'après ce que les statistiques montrent, le nombre de personnes seules a grandi et grandit toutes les années dans les grandes villes. Ça se passe à Buenos Aires, ça se passe à New York, j'imagine qu'ici aussi. De quoi est-ce qu'on tient compte pour arriver à ces statistiques d'après lesquelles les gens deviennent chaque fois plus seuls ? Il semble que les statistiques ne considèrent pas les couples homosexuels, par contre, qui montent dans les statistiques, ni non plus les bataillons masculins qui peuplent les déjeuners des grandes villes, bataillons des executives qui sortent tous au même horaire de leur travail et qui marchent tous ensemble très bien habillés, avec leur portfolio. Ce sont des bataillons masculins. On ne pense pas qu'ils sont seuls. Ils forment un groupe très solide, par contre. Pas plus qu'on ne prend en compte, pour cette statistique, des femmes seules qui, dans la ville où j'habite, remplissent les matinées des cinémas. C'est quelque chose d'un peu inquiétant. On entre dans les cinémas à cinq heures de l'après-midi et c'est plein de femmes. On ne peut pas dire qu'elles sont seules, elles sont entres elles. Mais, ce dont les nombres parlent, c'est du manque de couples hétérosexuels. C'est cela qui semble être en décadence.

Or, avant de proposer une hypothèse, il faut se rendre à l'évidence que la quantité des naissances et des morts reste toujours la même. On ne sait pas à cause de quelle symétrie divine. Malgré les guerres et les famines, il y a toujours un équilibre entre les hommes et les femmes. En conséquence, et quoiqu'il existe plusieurs subjectivités, il n'y a rien qui nous amène à penser que le célibat croissant a un rapport avec un certain désastre génétique ou géopolitique. Quelquefois les femmes disent:"Il n'y a pas d'hommes. Il manque d'hommes !". Mais non, il y a presque toujours la même quantité. Donc, pourquoi les femmes disent-elles cela ?

Cependant, disons rapidement que même si c'est vrai qu'il ne s'agit pas d'un choix forcé - à cause d'un désastre, par exemple - le célibat qui inquiète comme symptôme contemporain ne correspond pas à un choix éthique. Le célibataire d'aujourd'hui n'est pas un dandy, ni un snob, ni un cynique (dans le sens de Diogène, se masturbant dans un tonneau devant tous), ni un ascète. Ce n'est pas un célibataire qui renonce (le célibat imposé par l'Église au clergé, par exemple). Ce n'est pas non plus la célibataire de García Lorca.

Peut-être connaissez-vous un peu l'œuvre de García Lorca. Il a une œuvre tout à fait remarquable qui s'appelle Doña Rosita la soltera. Madame Rosita, c'est le nom, la soltera, c'est la célibataire. C'est ce célibat féminin têtu, qui fait du manque de couple une vertu.

Quand on parle de célibataire on ne se réfère pas, bien entendu, à une situation de famille (même si cela compte). En espagnol, soltero, "le célibataire" est, tel que son nom l'indique, celui qui est suelto, c'est-à-dire détaché, et on l'utilise aussi bien pour les hommes que pour les femmes ou les bêtes. On utilise en espagnol - ce n'est pas fréquent mais c'est correct - l'expression : ces bœufs sont solteros, c'est-à-dire ces bœufs sont détachés l'un de l'autre. J'aime bien cet exemple, c'est un exemple du dictionnaire, parce qu'il nous permet de comprendre facilement que le contraire ne serait pas que les bœufs soient mariés. Donc, quand on en parle, ce n'est pas une question de famille, une question civile. On voit alors que l'envers du célibat n'est pas un pacte symbolique, mais un lien dont on va toujours avoir l'obligation, dans la psychanalyse, de préciser la nature.

Le célibat contemporain, c'est plutôt celui d'une rencontre ratée. Au moins, c'est le problème qui arrive aux cabinets des psychanalystes. Ce qui se passe, c'est que même si la psychanalyse peut démontrer que la prolifération des produits de la science favorise, de nos jours, la jouissance autistique, et que c'est de plus en plus facile - chaque fois plus facile - de satisfaire la pulsion sans devoir passer par le partenaire sexuel (les hot-lines, l'Internet et même la drogue, la drogue, bien sûr, qui éloigne complètement - surtout les drogues dures - qui empêche les rencontres avec l'autre sexe), c'est vrai que celui qui trouve une si bonne solution, à ce point satisfaisante comme la drogue, ne consulte pas, habituellement, un psychanalyste. C'est la dure expérience des analystes avec les vrais toxicomanes, par exemple. C'est-à-dire que quand les tissus du lien social se déchirent, les liens avec la psychanalyse se déchirent eux aussi. C'est pour cela que l'éthique du célibataire est une éthique tout à fait contraire à l'éthique du psychanalyste.

Pour s'adresser à l'analyste, l'éthique du célibataire ne sert pas. Pour s'adresser au psychanalyste, il faut croire que la rencontre avec l'autre est possible, et il faut penser que, quand cette rencontre n'arrive pas, c'est soit la faute du sujet - c'est plutôt ce qu'on trouve du côté de l'obsessionnel - soit c'est la faute de l'autre - et on reconnaît ici l'empreinte de l'hystérie. Chez l'hystérique, c'est l'autre le coupable, quand l'obsessionnel dit toujours:"C'est moi le coupable, mea culpa, mea culpa", position typique de l'obsessionnel. En résumé, pour s'adresser à l'analyste, il faut avoir une position qui est tout à fait contraire au discours du célibataire.

Quand on a un célibataire sous transfert, il faut se demander si c'est vraiment un célibataire. On laisse de côté, bien sûr, l'état civil. Il faut se le demander parce que c'est déjà un sujet qui accepte l'Autre.

L'analyse, dès qu'elle commence, montrera de plus en plus au célibataire ses vrais partenaires, ceux avec lesquels le sujet, sans le savoir, est marié depuis toujours. Ce sont des partenaires bien connus, que la psychanalyse met en évidence depuis Freud. Ils ne sont pas connus par le sujet, qui doit les découvrir au cours de l'analyse. Avec qui suis-je marié ? Avec qui suis-je marié même si je suis célibataire ? Ce sont des partenaires inconnus, mais que la psychanalyse met à ciel ouvert. Bien sûr, on peut les nommer, mais je laisserai cela, si vous me permettez, pour une autre occasion.

Je vous remercie de votre attention.

Auditoire : Quand sera l'autre occasion ?

G. B. : Demain ; il y aura, bien sûr, un séminaire demain, et dimanche aussi. Quand je dis "une autre occasion" ce n'est pas pour tirer mon épingle du jeu. C'est, bien sûr, pour vous inviter à m'accompagner demain pour continuer.

Auditoire: Je serais intéressée à en savoir plus long sur les personnes avec qui le célibataire ou la célibataire en psychanalyse est réellement marié.

G. B. : Je peux vous donner rapidement quelques indications qui sont, bien sûr, un peu plus techniques. Mais on peut dire, par exemple, que normalement, le célibataire masculin est marié avec son phallus. C'est son partenaire. Il préfère ce partenaire à quelqu'un d'autre. Donc, il pense qu'il est tout seul, mais ce n'est pas vrai. Il a un partenaire, mais c'est un partenaire presque inconditionnel ; presque, pas aussi inconditionnel que la télé, parce que quelquefois ça marche, quelquefois ça ne marche pas, bien sûr. Mais on trouve à se marier avec cela et on ne veut pas partager ce partenaire, si précieux, avec une femme. C'est un exemple que je peux vous donner très rapidement.

On peut dire, par exemple, pour le toxicomane qu'il est marié avec la drogue. C'est son partenaire. Il ne peut pas se séparer de ce partenaire. C'est un partenaire non pas contingent, mais un partenaire tout à fait nécessaire et qui remplace les rencontres avec l'autre sexe. Il faut toujours avoir un peu de courage pour envisager la rencontre avec l'autre sexe. Et la drogue, quand on a l'argent, c'est plus facile à conquérir qu'un partenaire hétérosexuel. C'est à la portée de la main, peut-on dire.

Bien sûr, il y a le partenaire de l'Œdipe. Telle femme, qui même si elle partage sa vie avec un homme, est toujours mariée avec son père, qui est le partenaire incomparable. Il n'y a rien, il n'y en a aucun comme le père, qui est, bien sûr, le partenaire impossible, le partenaire interdit. C'est un autre exemple que je peux vous donner.

Donc, on pourra en prendre d'autres, on pourra dire que le symptôme c'est, pour quelques-uns, un partenaire tout à fait aimé. Freud a dit quelque chose qui était très bien trouvé. Il disait: quelques-uns aiment leur symptôme comme eux-mêmes. C'est-à-dire que même si le symptôme est quelque chose qui leur gâche la vie, ils ne laissent pas le symptôme pour autant. C'est un partenaire.

Lacan, par exemple, a un très bel exemple quand il dit - ce n'est pas quelque chose qui est de lui, je pense qu'il l'a pris de quelqu'un d'autre, un homme de lettres, je ne me souviens pas pour l'instant de qui - il dit : " Celui qui mange, n'est jamais seul". C'est cela ? "El que come no esta solo". Donc, la nourriture tient compagnie. Je viens de lire, parce que c'était dans la chambre de l'hôtel, un article que... Bien sûr, c'est la providence qui me l'a donné ! C'était dans la chambre d'hôtel. Ce sont des articles très intéressants. Ce sont des témoignages de femmes, d'hommes, qui arrivent à comprendre que finalement, ils sont mieux depuis qu'ils sont des singles. Il y a toute une industrie qui monte autour de cette histoire. Par exemple, l'articles'appelle Home Alone. Il y est dit qu'il y a des Toronto Food and Consumer Product Manufacture of Canada. C'est l'industrie de l'alimentation qui a trouvé ce que l'on appelle la "niche" dans le marché tout à fait vierge des petites portions, des petits plateaux tout à fait pour une personne. Donc, il ne faut pas acheter beaucoup de viande dont on ne sait quoi faire et que l'on doit mettre à la poubelles parce que l'on n'arrive jamais à manger un poulet entier. On mange le poulet un jour, un autre jour et le troisième jour, on ne veut rien savoir du poulet. Quand on vit tout seul, finalement ça va aux ordures. Donc, c'est une industrie tout à fait nouvelle: faire une petite portion pour une personne seulement. Cela paraît être un succès de marché. Et c'est ça, celui qui mange n'est pas seul ! La niche, finalement, c'est cela: c'est trouver la fonction de la compagnie qu'a la nourriture pour quelques-uns.

Je pense vous avoir donné quelques exemples. Ce n'est pas tout, mais c'est pour donner l'idée de ce dont on parle quand on dit que finalement, on est toujours marié.

André Jacques : Pourriez-vous quand même parler un peu de la mélancolie qui habite habituellement les gens qui mangent seuls ou les gens qui ne sont pas mariés. En fait, il y a des mélancoliques qui sont mariés, mais pourriez-vous parler de la mélancolie ?

G. B. : C'est toute une question. C'est vrai que quand on prend ceux qui mangent, on pense plutôt à la compagnie normale qu'est l'alimentation pour les névrosés. Pour la boulimie, par exemple, le réfrigérateur, c'est un vrai partenaire. Marié avec le réfrigérateur.

C'est vrai que si on prend la mélancolie stricto sensu, c'est une psychose. On parle d'une psychose. On fait la distinction entre la dépression, par exemple, la tristesse et la mélancolie. Quand on parle de la mélancolie, on parle de la psychose, et c'est vrai aussi que pour les psychotiques mélancoliques, le suicide est toujours à la portée de la main. Ce sont les suicidaires les plus fréquents, les psychotiques mélancoliques. Vous avez toutes les raisons de poser cette question, parce qu'on peut dire vraiment que quand quelqu'un n'est marié avec rien, comme les vrais mélancoliques, il n'y a pas d'autre issue que de se jeter par la fenêtre. Donc, c'est là qu'on trouve vraiment un célibataire : quelqu'un qui a détaché toutes les liaisons avec l'Autre. Il n'y a pas d'objet qui le retient, il n'y a pas de valeurs matérielles qui le retiennent, il n'y a pas d'enfants qui le retiennent… Ce qu'on appelle les liaisons libidinales avec le monde sont tout à fait coupées, on peut dire. C'est vrai, vous avez trouvé un vrai célibataire.

Auditoire : Est-ce que l'on peut être marié avec soi-même ?

G. B. : C'est intéressant. Bien sûr, on peut être marié avec soi-même. C'est l'exemple de Narcisse. Vous connaissez Narcisse qui était tellement amoureux de sa propre image, de lui-même, que pour baiser son image dans le lac, il se noie. Donc, être marié avec soi-même jusqu'à l'extrême peut être vraiment mortifiant.

Mais soi-même, qu'est-ce que c'est, soi-même ? Même si on prend le mythe de Narcisse, c'est vrai que l'image de soi-même, c'est déjà un autre. Je disais cet après-midi à un journaliste qui me posait des questions très intéressantes, il faut le dire, que finalement le miroir dans lequel on se trouve soi-même, dans lequel on trouve l'image de soi-même, à un moment donné, devient chaque fois plus l'image d'un autre et on ne se reconnaît pas dans le miroir. On a une image de soi-même qui ne coïncide pas avec l'image du miroir. Et cela devient évidemment chaque fois plus inquiétant quand le temps passe. Et on retrouve dans le miroir une image qui ne coïncide pas avec l'image de soi-même que l'on a dans la tête. Et on commence à faire de petites explorations pour retrouver l'image. Bien sûr, comme on n'y arrive pas, on a recours à la chirurgie et à la science pour retrouver cette image. Donc, ce n'est pas facile d'être marié avec soi-même, parce que quand on dit : " Moi, je suis marié avec moi-même ", on a déjà "moi", "je", un autre "moi", une sorte de triplication, il faut le dire, à l'endroit du sujet. "Moi, je suis marié avec moi-même": j'indique un décalage entre moi et moi-même, entre ce qui parle et ce de quoi on parle.

Auditoire : J'aimerais revenir sur le Donjuanisme. En espagnol, soltero (le célibataire) est, tel que son nom l'indique, celui qui est suelto, c'est-à-dire détaché, et on l'utilise aussi bien pour les hommes que pour les femmes ou les bêtes. Vous avez dit que les femmes qui se liaient ou enfin qui avaient des liens avec les Don Juan cherchaient une partie de leur féminité dans les yeux du Don Juan. Est-ce que le contraire n'est pas vrai? Est-ce que le Don Juan ne va pas chercher la confirmation de sa masculinité dans le regard de ses partenaires ?

G. B. : Le mythe de Don Juan a été très exploité par la psychanalyse. Il y a un texte de Otto Rank, qui était un disciple de Freud lui-même, qui avait posé la question à savoir si le Don Juan était un homosexuel, donc quelqu'un qui devait prouver une fois, une autre fois, une autre fois, sans arrêt, sa masculinité. Donc, c'est vrai que comme on n'a pas Don Juan sur le divan,on n'arrive pas à trancher sur cette question-là, de sa position sexuelle. Mais c'est vrai que c'est plutôt intéressant, ce que donne le mythe deDon Juan, si on le prend du côté des femmes. Pourquoi faire la liste des femmes ? Par exemple, mille et trois,cela veut dire "à l'infini". Pourquoi faire la liste ?

Lacan l'a dit, à un moment donné, qu'il fait la liste, finalement, parce que c'est tout à fait impossible d'avoir une femme qui soit complètement à vous, qu'il y a quelque chose de la femme qui toujours échappe, et que, pour quelques hommes, en avoir une autre et une autre, ça donne l'illusion finalement, avec la quantité, d'en avoir une complète. Comme si la quantité remplissait ce manque toujours laissé par le mystère de la féminité. Donc, c'est une façon de s'interroger: pourquoi au moins deux ? Ce n'est pas nécessaire d'arriver au donjuanisme. On peut s'interroger à savoir pourquoi cette partition qui donne au moins deux est tellement généralisée, partition que Freud a immortalisée dans un article. Mais c'est vrai que l'on peut jouer un peu en prenant la position du côté masculin ou du côté féminin.

C'est ce qui se passe quand on prend un texte et non quelqu'un qui peut venir la semaine prochaine pour nous dire ce qu'il a pensé de ce que nous posons comme hypothèse.

Auditoire : Je trouve qu'avec l'extrait que vous avez lu de Cyrano, on serait tenté de penser, après ce que vous avez dit à la suite, que l'homme, certains hommes, je ne sais pas s'ils étaient mariés à leur phallus, il serait tentant de penser que cet homme-là, le Christian en question, serait marié à son phallus et que la femme ne serait pour lui qu'un instrument pour avoir accès à toute l'expansion de ce phallus en question, et que dans un tel couple, il n'y aurait que la femme qui désirerait être mariée vraiment et que l'homme serait déjà marié à quelque chose qui n'est pas cette femme.

G. B. : C'est tout à fait vrai. Vous savez que quand Lacan écrit quelque chose qui semble très difficile - mais qui n'est pas finalement si difficile et qui s'appelle Les formules de la sexuation - il fait très bien cette différence que vous faites. Parce que c'est la fonction tout à fait éminente qu'a le phalluspour la vie érotique d'un homme.

Mais c'est vraiment différent si on prend quelques hommes pour lesquels ce mariage avec le phallus les éloigne totalement de la rencontre avec des femmes. Donc, ceux, vraiment, qui refusent. C'est tout à fait différent des autres hommes qui doivent passer par une femme pour finalement obtenir cette jouissance du phallus. Ceux-là ne l'obtiennent pas directement et passent par les femmes.

Donc, cela donne des positions masculines tout à fait différentes l'une de l'autre. Et c'est vrai qu'on peut dire que Christian, finalement, ce qu'il veut, c'est jouir du phallus, son organe. C'est vrai. Mais pour obtenir cette jouissance, il passe par le cou blanc de cette femme qu'il détache comme le trait qui l'attire, qui fait naître le désir. Et finalement, cela débouche sur le phallus, mais en passant par le partenaire à qui il fait faire le travail de parler d'amour et de dire des choses. Il faut donc faire le travail de conquête.

Pour d'autres, c'est beaucoup plus facile d'avoir un rapport au phallus sans passer par une femme, parce que le phallus, finalement, est à la portée de la main. Donc, c'est plus facile. C'est un peu comme la télé. Il ne veut pas faire le travail. Donc, ça donne une différence. Je pense aussi que c'est vrai que Christian est marié, presque comme tous les hommes, avec le phallus. Il cherche quelque chose pour l'éveiller.

Auditoire : Je pense que vous avez fait comme la démonstration qu'au fond, les couples, ça peut difficilement fonctionner puisque inconsciemment, les besoins des deux parties sont en contradiction. Alors qu'est ce qu'on peut penser des très rares couples qui fonctionnent et qui sont heureux dans cette espèce de mélange ? Est-ce que l'on pourrait dire que leurs symptômes sont assez compatibles ou assez égaux ?

G. B. : Ce n'est pas possible de le dire dans des paroles plus justes que celles que vous venez de dire. C'est parce que le symptôme de l'un est compatible avec le symptôme de l'autre. Donc, c'est une trouvaille. Bonne chance ! (rires).

Fabienne Espaignol : Je voulais revenir sur le malentendu dans le couple, en me disant que puisqu'il y a de plus en plus de célibataires, c'est donc que l'on supporte de moins en moins le malentendu. On pourrait peut-être dire cela comme ça ?

Alors qu'est-ce qui fait qu'avant on le supportait plus ? En pensant à cela, je me disaisque peut-être on supporte de moins en moins de manquer de quelque chose. Quand on rencontre un partenaire, on s'aperçoit après un certain temps que ce partenaire ne remplit pas tout ce que l'on espérait, ce n'est pas l'idéal qu'on croyait, et on supporte beaucoup moins le manque qu'on éprouve au contact de l'autre, et on s'en va, et on cherche, et finalement on peut rester célibataire et se satisfaire d'objets, de toutes sortes de choses, qui permettent d'avoir l'illusion que finalement, on n'est jamais manquant. Et quand vous parliez de Don Juan, je me disais: mais est-ce que ce n'est pas mille et trois "bébelles" que l'on peut maintenant trouver qui font que l'on ne fait plus l'expérience de manquer et de rencontrer l'autre parce qu'il n'est pas comme on le voudrait, il est vraiment autre. Et que dans cette expérience-là, on peut se demander:dans l'avenir qu'est-ce que ça peut donner de ne plus faire cette expérience de quelque chose de foncièrement autre qui nous déconcerte ou quelque chose comme ça?

G. B. : Ce que je comprends de votre question, c'est qu'il y a effectivement un forçage, une poussée sociale vers le couple qui doit se complémenter. C'est vraiment un phénomène qu'il faut étudier, parce qu'au XIXe et XVIIIe siècles, c'était une histoire absolument hors de question. Un couple, c'était quelque chose dans lequel il n'y avait aucune nécessité de se comprendre, de communiquer, de parler, de prendre un café pour se dire la vérité, de savoir ce que l'autre pense. Aujourd'hui, l'autre doit parler de tout, un peu comme dans le film La célébration. Je ne sais pas s'il est sorti ici. Il existe une promotion sociale de la confession. Si on dit tout ce que l'on ressent, la chose va mieux. Évidemment, normalement, ça va pire ! (rires). On ne veut pas savoir tout. C'est comme quand on arrive à dire à des enfants comment on fait des enfants. On leur raconte toutes les choses que disent les livres, la vérité, l'anatomie masculine, l'anatomie féminine. On termine et finalement ils demandent : " Mais le chou où est-il ?" On peut seulement écouter quand on veut écouter.

Il y a un film de Woody Allen, c'est un couple dans un centre commercial L'épouse demande au mari de lui dire la vérité. "Je serai tout à fait contente de t'entendre, il faut être sincère et tout se dire, dis-moi, dis-moi". Il dit: "Finalement oui, c'est vrai, moi, j'ai été infidèle". Et c'est un scandale énorme, elle s'en va et il faut la chercher dans tous les magasins. Il faut être bête pour supposer que quelqu'un veut entendre ça. Peut-être que cela arrive, mais ce n'est pas normal. (rires). Donc, il y a vraiment un pousse à ce que le couple soit complémentaire, et comme, évidemment, le couple n'est pas complémentaire, pour des raisons de structures, on a dans l'idée que le couple ne marche pas, que si ça marchait bien, ce serait un peu comme le yin et le yang, ce casse-tête qui s'assemble et s'emboîte complètement, sans fissure.

Mais oui, c'est vrai qu'il y a une promotion sociale de cette idée et que donc le couple devient chaque fois plus pauvre en comparaison avec cet idéal du couple réussi. On n'y arrive jamais, et ce pauvre type qu'on a avec nous n'a rien à voir avec ce qu'il doit être. C'est la promotion énorme de ce qu'un couple doit être. Donc, il y a un forçage. Si cela ne va pas comme ça, il faut se séparer ! Il faut en trouver un autre. Mais c'est toujours cette idée que cet autre va vous apporter ce dont vous manquez. Donc, commence ce qui peut apparaître comme une circulation, et parce que finalement on tombe sur la vérité, on dit: "il n'y a pas de complémentarité, donc je reste toute seule"… C'est une solution.

En même temps, on peut se demander si, finalement, on laisse un partenaire au nom de l'idéal. Est-ce que vraiment on laisse un partenaire ? Je pense que, toujours, quand on laisse un partenaire, ce n'est pas parce que la chose ne marche pas, c'est vraiment parce que il y a quelque chose des racines qui s'est détaché, parce que d'une autre façon on trouve...

J'avais trouvé, dans une institution où j'ai écouté des analystes: "Bien sûr, il faut laisser un partenaire qui te bat". Donc, voilà le cas d'une femme qui laisse un partenaire qui la bat pour trouver un autre partenaire, qui, finalement, la bat. Et dans les premiers temps, il semblait être un très brave homme, mais elle arrive à obtenir d'être battue. Elle devient tellement insupportable qu'elle lui fait perdre patience. On peut donc laisser le partenaire en chair et en os, mais ces vrais partenaires que la psychanalyse met à nu, c'est-à-dire cette jouissance d'être battue, qui est le vrai partenaire, on le retrouve finalement dans chaque partenaire. Elle est plus mariée avec ce masochisme, peut-on dire, qu'avec les hommes, qui peuvent être différents ; mais le masochisme, c'est un partenaire plus vrai que le partenaire avec lequel on partage la maison, par exemple.

Auditoire : Qu'est-ce que c'est, la solution, pour cette madame qui était battue ?

G. B. : Bien sûr, non pas se détacher des hommes, mais se détacher du masochisme. Parce que si elle ne se détache pas de cette jouissance masochiste, tout effort pour lui faire comprendre ne sert à rien - bien sûr, elle n'est pas bête, elle comprend. On a l'idée qu'il faut lui dire que ce n'est pas bien pour elle, qu'il y a des hommes plus respectueux, qu'il faut chercher un autre partenaire. Mais bien sûr, ce n'est pas une idiote, cette femme. Elle comprend bien. Mais il y a quelque chose qui l'empêche de se détacher de cette position, de telle façon qu'elle trouve finalement ce qu'elle cherche: être battue.

Bien sûr, on trouve le cas contraire ; je viens de trouver cela chez une toute jeune fille de dix-sept ans. Son copain l'avait battue. Elle l'a laissé immédiatement. Elle n'a rien voulu savoir de ça. Elle a trouvé quelque chose qu'elle ne cherchait pas et donc, elle a pu s'en détacher facilement. Mais quand on obtient ce qu'on cherche, même si c'est tout à fait aberrant, tout à fait incroyable du point de vue du bonheur - ce que cherche quelquefois les psychologues - il y a quelque chose plus fort. Il faut se rendre à l'évidence.

Mais pour une telle, qu'un homme se charge de ce travail de la battre, cela devient un signe d'amour, plus précieux que l'indifférence, par exemple. Je l'ai entendu: "Finalement, s'il me bat, c'est le signe qu'il m'aime". Ce n'est pas toutes les femmes qui cherchent les paroles d'amour, il y en a quelques autres qui cherchent des choses un peu plus fortes. (rires).

Jean-Paul Gilson : Bonsoir. J'ai un peu de mal avec la théorie du phallus telle qu'elle se dégage de votre exposé, alors, je vais vous dire pourquoi j'ai un peu de difficulté à vous suivre sinon que vous nous direz: "OK, j'en parlerai demain" ou bien "ce dont je parle c'est une introduction à cette conception du phallus qui s'est dégagée des œuvres de Freud et de Lacan", mais il me semble que quand vous nous en avez parlé et dans la discussion tout pareil, vous l'avez tirée du côté masculin du phallus tel que les postfreudiens ont pu en parler, c'est-à-dire quelque chose qui est quand même à la limite de la représentation imaginaire du pénis en érection et que, si vous faites attention à ce que vous avez dit, vous verrez que vous ne l'avez jamais tirée du côté de la femme.

Or on sait bien que Lacan nous a dit: "elle n'est pas sans l'être, si lui n'est pas sans l'avoir". Donc, ça nous indique quand même quelque chose, qu'il ne faudrait pas trop confondre avec ce qui par Freud lui-même a été appelé "stade phallique" - pour le petit garçon vers quatre ou cinq ans, quand il se promène tout nu devant les invités, comme par hasard, pour la montrer et se la montrer - il ne faudrait peut-être pas confondre le phallus avec ce temps-là, qu'on a appelé "phase phallique".

Alors en pensant à ça, je me suis dit qu'au fond, tout ce dont vous avez parlé -parce qu'il est vrai qu'il y a du malentendu dans le couple - mais vous en avez parlé, à mon avis, pas tellement comme une nécessité du malentendu que comme une présence, à l'intérieur de ces malentendus, de ce que Freud appelait la pulsion partielle. Et que dans ses Trois essais, ce qu'il nous décrit, c'est le cheminement des pulsions partielles dans une dialectique vers la constitution de ce qu'il a appelé la libido unifiée. Et c'est à l'occasion de la construction de cette libido unifiée qu'il introduit, lui, en 1924 pour la première fois, dans ce texte-là, le terme de "phallus", qui renvoie à tout autre chose.

Alors, moi, je pense que c'est nécessaire de signaler cela, de signaler qu'effectivement il y a, de la même manière qu'il existe un ravalement de la vie amoureuse, il y a un ravalement de la théorie du phallus chez les analystes et que ce n'est pas fréquent, en effet, de trouver des analystes qui ont compris pourquoi Lacan nous a dit que le phallus, il l'égalait au Nom-du-Père et pourquoi ce Nom-du-Père, il le positionnait comme condition de la métaphore qui fait entrer le petit enfant dans l'univers de la signification. Ce qui veut dire que, quand cette dimension-là n'est pas installée dans un couple, on ne peut pas s'aimer, parce que l'amour, ça n'est jamais rien d'autre que la présence de la signification entre deux êtres et une présence qui s'échange.

G. B. : Je vous remercie de votre précision. C'est vrai que je n'ai pas tout dit, même je ne peux pas tout dire, mais je suis tout à fait d'accord qu'il faudrait ajouter la dimension absolument signifiante du phallus, c'est-à-dire qu'on prend le phallus non comme quelque chose qui est porté dans le corps de l'homme, mais comme un signifiant, comme le dit Lacan dans La signification du phallus, qui est bien sûr la commune mesure des objets désirés, pas la cause, mais c'est l'objet qui attire le désir, parce qu'il fera après la différenciation avec l'objet a, petit a. Donc, c'est tout à fait vrai qu'à partir du moment où l'on parle du phallus comme d'un signifiant, on trouve le phallus du côté de la femme aussi. On a la dialectique phallique en termes de "l'avoir, ne pas l'avoir, de l'être, ne pas l'être", c'est-à-dire l'idée de Lacan autour des années 58. Ce sont les articles fameux de Lacan en 1958. Et on peut dire, bien sûr, l'enfant, pour une femme, est aussi une façon de jouir du phallus en tant qu'elle ne l'a pas, ou peut-être la mascarade féminine, c'est une façon d'être le phallus, c'est-à-dire d'attirer l'intérêt de l'homme en tant qu'elle s'habille elle-même du signifiant du désir de l'autre. Je compte revenir là-dessus demain et dimanche parce que ça va plus près du texte.

Donc, je suis tout à fait d'accord avec ce que vous apportez, et évidemment je vous remercie. Mais c'est vrai que je n'ai pas seulement parlé de l'objet partiel quand je parle de la liste de partenaires possibles, parce que le phallus n'est pas un objet pulsionnel. Si on part de Lacan, bien sûr. Quand je disais que le symptôme, finalement, peut être un partenaire très aimé, le symptôme, ce n'est pas un partenaire pulsionnel. Bien sûr, quand je parle de boulimie et que je nomme le réfrigérateur, je parle d'un objet pulsionnel. Donc, c'est tout à fait vrai qu'il y a un côté pulsionnel dans certains partenaires que j'évoque, mais pas dans tous les cas. C'est pour cela que je veux parler du symptôme et un peu, bien sûr aussi, du partenaire de l'amour. Il faut différencier ceux qui ne sont pas des partenaires liés à la pulsion partielle. Mais ce sont des précisions de textes qui nous donneront peut-être l'occasion d'approfondir notre débat, si vous voulez.

Jean-Paul Gilson : Je ne dis pas du tout que ce que je dis soit sans mystères, parce qu'il reste des problèmes vraiment importants dans le texte de Freud comme dans celui de Lacan, mais j'ai bien suivi ce que vous essayez d'indiquer là, avec cette espèce de solipsisme du partenaire aussi bien chez..... Enfin, c'était surtout chez le célibataire homme. Il faudrait voir comment ça se passe chez la célibataire femme. Je pense que vous pourriez certainement dire quelque chose là-dessus aussi.

Ce qui est plus passionnant, je dirais, dans le texte de Freud, c'est de voir que la dimension d'altérité sur laquelle vous avez insisté en disant, bon, il faut qu'à un moment donné, le sujet rencontre finalement une autre subjectivité, que cette altérité, elle est bien indiquée par Freud comme dépendant directement du développement - je dis: "développement", on dit souvent "avatar", mais dans le texte allemand c'est "développement" de la libido. Il dit : " C'est la sexualité qui est responsable de l'avènement de l'altérité ". Vous voyez le paradoxe, puisque d'un côté on nous dit qu'il existe une sexualité du célibataire, et en même temps Freud nous dit : " Non, non pas du tout ". La sexualité, quand elle se déploie, elle va comment, alors ? Tout naturellement ? Ou à cause de la société ? Ou pourquoi vers cette dimension-là de l'altérité ?

Simplement, j'indique, parce que pour moi ça reste une question de savoir pourquoi Freud a pensé ça. Je suis absolument de son avis, d'ailleurs, puisque la clinique nous montre tous les jours que c'est comme ça que ça se passe, mais il dit que le moteur de ce déploiement, finalement, c'est la reproduction. Et qu'est-ce d'autre, la reproduction, que ce que nous appelons la paternité ? Non pas la maternité, mais la paternité, très précisément. Donc là, on aurait une boucle qui reviendrait sur le chemin de Lacan, mais cela reste une énigme quand même de savoir comment il peut se faire que ce soit très précisément la sexualité qui ait ce double statut-là, de rendre l'homme, l'humain célibataire, mais en même temps, aussi, de pouvoir le rendre altruiste.

G. B. : Il faut prendre les Écrits, il faut prendre les textes de Freud et voir de quoi il parle effectivement quand il nous parle de la reproduction. Quand Lacan parlait de la reproduction, il ne parlait pas de la reproduction biologique, il parlait de la reproduction du signifiant. C'est ça qui se passe, c'est la fonction de la loi paternelle, bien sûr. Finalement, du côté de la femme, on a le produit de l'objet ; du côté de l'homme on a quelquefois le produit d'un sujet, en tant qu'il transmet la loi, à travers la mère. On peut prendre différentes considérations. Je pense que pour se mettre de ce côté-là de la discussion, il faut passer aux livres. C'est ce que je voudrais. On peut le faire demain, bien sûr. Je ferai la lecture du séminaire exactement : le texte de Freud et les Écrits de Lacan.

Pierre Lafrenière : Vous avez donné une indication clinique, à savoir que lorsque l'on a un célibataire en analyse, il faut se demander s'il accepte l'Autre. Pourriez-vous en dire un peu plus ?

G.B. : Bien sûr, parce que je prends le célibataire comme l'exemple clinique de ce que Lacan a nommé la jouissance de l'âne. La jouissance qui ne passe pas par l'Autre. Ce que je dis, c'est que, vraiment, quand la jouissance de l'âne - si on veut prendre un terme un peu plus classique, on peut dire l'auto-érotisme… ce n'est pas exactement la même chose, mais cela peut donner l'idée du champ clinique que nous tentons d'élucider- quand on a vraiment une position de la jouissance de l'âne, on n'arrive pas au cabinet du psychanalyste. On se passe de l'Autre. On se passe de la parole à l'Autre. On n'attend rien de l'Autre. Et c'est vrai que la mélancolie est un peu le cas extrême, mais Lacan a pris aussi l'exemple des cyniques. Le cynique, c'est quelqu'un pour qui l'Autre n'existe pas. C'est une éthique tellement proche de l'éthique du célibataire, l'éthique de Diogène, par exemple, tout seul, dans son tonneau… Donc, c'est vrai que quand quelqu'un vient vous parler, du seul fait qu'il vient vous parler, c'est qu'il consent à l'Autre, qu'il consent qu'il lui manque et qu'il peut trouver dans l'Autre une réponse, une solution. Évidemment il y a différentes façons de se positionner, mais c'est déjà accepter de passer par l'Autre. Et c'est vrai que quand Lacan, par exemple, est tenté d'écrire tout ça dans des formules qu'il appelait "les formules de la sexuation", qui ont deux étages, il a mis d'un côté le masculin et de l'autre le féminin, et il a fait un mur qui partage ces deux positions pour dire qu'il n'y a pas de commune mesure. Ce sont deux façons de se rapporter à l'amour, au désir, à la jouissance qui n'ont rien à voir l'une avec l'autre. Et à partir de cela, il fait un autre étage où il y a des flèches qui traversent le mur. Donc, même s'il n'y a pas cette complémentarité qu'il a nommée avec une expression extrême - il dit: "Il n'y a pas de rapport sexuel", c'est-à-dire qu'il n'y a pas d'équivalence, de proportion entre les sexes - mais même si cela est vrai, il fait immédiatement deux flèches qui vous permettent de passer de l'autre côté, c'est-à-dire de rencontrer l'Autre: pour une femme de rencontrer l'homme et surtout, pour un homme, de rencontrer une femme. C'est vrai qu'il ne rencontre pas une femme, il rencontre un cou, un cou blanc, mais c'est un travail plus important que celui de rencontrer simplement la jouissance de l'âne. Donc, Lacan fait très bien la distinction et quand il parle, par exemple, de la jouissance mystique de quelques femmes et même de quelques hommes, il parle d'une jouissance qui reste complètement d'un côté sans se diriger vers l'autre. Donc, on peut avancer sur ce point, mais c'est un peu difficile de le faire, surtout sans le tableau. Il faudrait l'esquisser. Mais je pense qu'on peut dire cela: que si quelqu'un vient voir le psychanalyste, même s'il est célibataire, il cherche quelque chose dans l'Autre et ça donne une chance.

Donc, rendez-vous demain, à l'Hôpital Notre-Dame, pour ceux qui veulent participer au séminaire.

Merci beaucoup.