Michèle Lafrance : Le terme de dépression a envahi le discours commun, les médias. Plus que jamais, il fait recette, c'est le cas de le dire, ne serait-ce qu'en évoquant ces" objets"de consommation comme les antidépresseurs ou encore les pilules du bonheur du style "Prozac". Remarquons que la promotion médicale et pharmacologique du terme dépression comme entité, se noue spontanément avec la demande sociale qui n'est pas d'emblée portée à admettre la responsabilité du sujet dans l'affaire.
À considérablement le phénomène sous l'angle d'une "maladie", comme veut nous le faire croire le discours de la science, voire comme un syndrome (conf. DSM IV),il est justifié de dire que la psychanalyse n'a pas d'effet sur ladite dépression, entendue comme tel. Elle n'a pas d'effet dans un registre où ce terme, ce signifiant dirait Lacan, se présente sous la forme d'un diagnostic médical prenant ici le signe pour la maladie, la fièvre pour l'infection.
Au fil des développements qui vont suivre, on constatera que la clinique, si tant est que celle-ci s'intéresse au sujet, à l'inconscient, réfute toute idée d'une entité, voire d'un syndrome que l'on pourrait nommer "la dépression". Cette réfutation se veut plus que jamais une exigence éthique face au discours de la science qui cherche "désespérément" à dissoudre la subjectivité dans une molécule, réduisant ainsi le sujet à un objet "prêt à consommer" ce que l'industrie pharmaceutique lui a concocté pour son "bonheur".
Le lecteur pourra saisir ici en quoi l'approche différentielle que propose la psychanalyse, est nécessaire pour s'orienter dans cette notion trompeuse de dépression;véritable entonnoir dans lequel se déversent de multiples manifestations dépressives de tous ordres.
À ce qui se présente ainsicomme : mal de vivre, tristesse, dégoût de soi, angoisse, inhibition, deuil, rejet de l'inconscient, etc., la clinique freudienne et lacanienne offre un éclairage qui défait tout lien de la dépression à des facteurs organiques et permet de différencier de façon précise ces manifestations. En se référant à la structure clinique qui vaut pour chaque sujet- névrose psychose et perversion - une clinique différentielle est en mesure d'élaborer, si elle se conforme à l'exigence de rigueur qui lui est propre, comment chaque sujet s'inscrit, avec sa souffrance, dans une de ces structures.
On comprendra qu'il s'agit, par conséquent , d'une clinique du un par un ; c'est en cela qu'on peut dire qu'il n'y a pas de clinique spécifique aux dépressions, mais qu'il y a la clinique tout court.
La psychanalyse, disions-nous, ne peut rien contre ce qu'on appelle "la dépression",mais elle peut, en revanche, avoir des "effets" sur les affects dépressifs, quels qu'ils soient. Effets "thérapeutiques"si tant est que le sujet veuille bien interroger son mode d'implication dans la manifestation dépressive dont il se plaint. Autrement dit, qu'il veuille en savoir quelque chose.
Ce texte est la transcription, établie par Annick Passelande, des bandes sonores de la conférence. Il ne s'agit pas d'un article sur lequel J. Borie s'appuyait, mais d'une conférence où l'on reconnaîtra le style "parlé".
Jacques Borie : Bonjour à tous ! Je remercie mes collègues de Montréal, du Pont Freudien, les quatre, et Michèle Lafrance qui vient de me présenter en particulier, de cette invitation qui a été, il est vrai, pour moi, tout à fait imprévue, puisqu'il y a quelques jours seulement, je ne pensais pas du tout me retrouver à Montréal pour travailler avec vous. Mais lorsque mon collègue Miquel Bassols m'a demandé d'aller à sa place vous parler, je dois dire que j'ai accepté tout de suite, sans réfléchir plus longtemps, à la fois par intérêt pour cette tâche, et peut-être surtout, parce que c'était pour moi la première occasion de venir au Québec, et à Montréal en particulier. Même si cette visite est très courte, puisque je dois repartir dimanche, je me réjouis déjà, après seulement deux jours passés ici. Je me réjouis de l'intérêt que les québécois témoignent, par votre présence ici ce soir aussi, pour la psychanalyse, puisque au fond aujourd'hui dans le monde, il est tout de même frappant de voir que la question que soutient la psychanalyse arrive à rassembler des gens nombreux, pas en tant que foule, mais un par un, à partir de leurs propres questions, avec l'idée qu'ils ont sans doute, que la psychanalyse apporte quelque chose d'autre.
La psychanalyse n'est pas une thérapie parmi d'autres, mais quelque chose de différent qui soutient quelque chose, que sans doute, elle est la seule aujourd'hui à soutenir dans le monde actuel. Elle est une thérapie, ai-je dit différente, mais elle n'est certainement pas uniquement une thérapie. C'est pourquoi Freud a mis l'accent sur le fait que la psychanalyse n'avait pas seulement affaire aux sujets souffrants, pris un par un, mais au malaise dans la civilisation. Et il est évident que la question de la dépression illustre les deux dimensions que je viens de citer, celle de la thérapie du symptôme, au cas par cas, et celle également du malaise dans la civilisation, de la crise de notre époque.
La psychanalyse ne se présente certainement pas, par rapport à la dépression, sous la forme de: "Vous allez voir comment nous guérissons les déprimés !", puisque la première chose qu'elle fait c'est qu'elle nous répond: "Est-ce que vous êtes bien sûr que ça existe ?". Il s'agit, toujours un peu, de ce paradoxe par lequel opère le psychanalyste, de renverser les évidences, un peu trop simples, de les interroger et de vérifier si on peut les soutenir ou non. C'est pourquoi même si nous acceptons, et j'accepte, de parler sous ce titre et sur ce thème de la dépression, ce n'est pas pour renforcer ce concept, pour le fonder, mais plutôt pour en interroger les limites, la pertinence et les raisons pour lesquelles il a pris aujourd'hui l'ampleur que vous connaissez. Nous ne refusons pas, - bien que je pense, et beaucoup de psychanalystes pensent avec moi, que le terme même de dépression soit mal fondé - nous ne refusons pas de parler de ce thème là, ne serait-ce que parce que du point de vue de la psychanalyse, nous travaillons, fondamentalement, sur le malentendu présent dans la langue elle-même.
Alors, prenons la dépression, d'autant plus que, beaucoup de sujets se reconnaissent sous ce nom, voire même en font leur nom propre: "Je suis déprimé, je suis un déprimé, je fais une dépression". Les deux dimensions que met en valeur la psychanalyse, celle du symptôme particulier et celle du malaise dans la civilisation ne sont nullement opposables l'une à l'autre. L'une va avec l'autre, puisque ce que découvre d'abord la psychanalyse, c'est qu'au cœur même du sujet, il n'y a pas fondamentalement une intériorité, une profondeur, mais une extériorité. Le sujet ne sait pas qui il est, ça lui échappe, il échappe à lui-même et c'est au cœur même du sujet que se trouve l'altérité. Autrement dit, le social n'est pas en opposition au sujet, il est au sein même du sujet. C'est pourquoi nous traitons à la fois les sujets au cas par cas, un par un, mais en même temps nous traitons les sujets comme des sujets du lien social.
Encore un point, je disais à l'instant que la psychanalyse n'allait certainement pas se présenter sous la forme de: "Voilà comment nous guérissons les déprimés", ne serait-ce que parce que Freud nous a donné l'exemple de la façon de faire, avec les symptômes lorsqu'on découvre, même, leurs formes nouvelles. Lorsque avec les hystériques, il rencontre celles qui font partenaires avec lui, pour inventer la psychanalyse, il croit d'abord que sa méthode d'interprétation peut guérir le symptôme hystérique, et rapidement il s'aperçoit, qu'au mieux, il a obtenu un effet de déplacement du symptôme. Ceci lui apprendra, donc, comment il s'agit d'opérer d'une façon qui n'est pas aussi simple que ce qu'il pensait dans un premier temps, par la remémoration. Le symptôme du sujet est donc pour nous, d'abord, une leçon. Nous nous faisons les élèves du sujet. Non pas les maîtres mais les élèves du symptôme.
La dépression est un phénomène dont l'ampleur est effectivement tout à fait récente. En France, par exemple, en 10 ans, la prescription d'antidépresseurs a été multipliée par 4. Il faut dire que la France est le premier pays consommateur du monde de médicaments psychiatriques. On estime actuellement que dans les patients suivis en psychiatrie les 2/3 reçoivent des antidépresseurs. À la limite, le nom de dépression est devenu le nom générique de l'affection mentale de nos jours. Le mot s'est généralisé à un nombre de cas tout à fait incroyable, si on pense à ce qu'était la psychiatrie il y a seulement 30 ans. D'où vient que ce nom s'est généralisé à ce point ? Cela peut prendre des formes d'ailleurs très différentes, cela affecte toutes les couches sociales et certains ont tenté d'isoler, par exemple, le blues particulier des gens qui ont réussi, les jeunes cadres dynamiques, les golden boys, qui eux, seraient affectés parfois d'un coup de blues soudain, qui semble ne correspondre à aucune cause. Et là, c'est quelque chose qui nous intéresse d'autant plus, puisque l'idée habituelle de la causalité psychique, pensée comme: un événement vous atteint et vous faites une dépression consécutive à cet événement, est tout à fait à mettre en question.
Ce nom, dépression, est donc fourni comme prêt-à-porter pour beaucoup de sujets -pas pour la psychanalyse, puisque Freud, s'il en parle, n'en fait pas une structure clinique spécifique et Lacan pas davantage -;. Il a été fourni, d'une façon aussi généralisée, par l'invasion dans le champ de la psychiatrie, de ce qui n'était que marginal, à savoir, une certaine modalité de la science. Je veux dire par "marginal", que, pendant longtemps, la psychiatrie classique, celle qui s'est formée au 19ème siècle, avec ses maîtres, était fondée sur un certain nombre de doctrines. Des doctrines qui permettaient un classement des maladies mentales à partir d'un certain nombre de théories, variables suivant leurs auteurs, mais qui construisaient une structure de la maladie.
La généralisation de la dépression ne s'est pas faite du tout de la même façon. Elle s'est faite spécialement à partir d'un instrument qui s'appelle le D.S.M., vous connaissez sans doute, c'est à dire un instrument de généralisation du traitement des maladies mentales et du diagnostic, à partir d'une méthode statistique impulsée par la Société Américaine de Psychiatrie et qui a gagné le monde entier avec l'idée qu'il s'agirait de pouvoir faire des diagnostics, qui seraient valables partout, pour tous les sujets et pour tous les médecins qui les porteraient ; donc une idée d'universalité, tout à fait moderne, uniquement fondée sur des critères quantitatifs. Faisons des observations, non pas du tout sur la parole, sur ce que le sujet dit, mais sur l'observation quantitative de ses troubles, leur durée, leur intensité, avec des items très précis à mesurer et donnant donc un résultat qui ne se veut absolument pas fondé sur une théorie préalable, sur une doctrine quelconque, mais uniquement sur une catégorie statistique. Ce mode de pensée se veut fondamentalement a-théorique. La conséquence est qu'au lieu d'avoir des structures cliniques telles que la psychiatrie classique les avaient dégagées et telles que la psychanalyse les a reprises, - Freud comme Lacan s'étant fondés sur la tripartition habituelle, névrose, psychose, perversion - nous avons ici une succession de troubles de divers styles: troubles anxieux, troubles de l'humeur, troubles de la personnalité, avec un certain continuum entre eux et non pas une individualisation de structures spécifiques. Donc, c'est dans ce cadre de pensées qu'a pu se généraliser la notion de dépression comme un mode de trouble, trouble de l'humeur, sous lequel beaucoup de sujets pouvaient se reconnaître. La logique de cette pensée c'est qu'à la catégorisation d'un sujet sous une étiquette, par exemple, trouble de l'humeur, doit correspondre un traitement par le médicament. C'est ce qui fait qu'on a pu dire: "- Qu'est-ce que c'est que la dépression ? - La dépression c'est ce qui réagit aux antidépresseurs". C'est un mode de pensée qui est quand même extrêmement simple, mais que la psychanalyse ne peut pas faire sien. Non pas qu'elle puisse contester que certains sujets dits déprimés voient leur vie améliorée par les antidépresseurs - Il ne s'agit pas de nier ça, ça peut arriver - mais il s'agit de ne pas confondre la cause et la conséquence. La psychanalyse, fondamentalement, opère à partir de la cause. Ce n'est donc pas du tout une position anti scientifique, du genre où on opposerait d'un côté, la science, de l'autre, la psychanalyse qui sauverait l'humain. Ce n'est pas d'une simplicité aussi binaire dont il s'agit. Notons que cette mise en avant de cette logique, dont j'ai montré les effets à partir de l'avancée de la pensée dans le style D.S.M., au fond, est en train de détruire, de faire disparaître la médecine au sens classique. C'est ce que Lacan montre en tout cas, à l'époque où il a beaucoup travaillé sur ces questions, en particulier dans son discours sur la médecine en 66. La médecine au sens classique, c'est à dire celle qui était fondée sur le colloque singulier, sur le fait que le patient était entendu à partir de sa demande - et comme vous le savez, toute demande est une demande qui ignore exactement de quoi elle parle, elle dit toujours plus que ce qu'elle croit demander - c'était donc, à partir de cette équivoque sur la demande, qu'opérait la médecine traditionnelle. C'est pourquoi Lacan dit que la médecine a toujours fait mouche avec les mots. Même quand elle donnait autre chose que des mots, elle était une pratique fondamentalement intersubjective. Aujourd'hui on voit quelque chose de tout à fait différent s'opérer et spécialement dans le cas des malades dits dépressifs.
Le déprimé, lui, ne vient pas demander quelque chose, au sens d'expliquer son trouble et articuler dans le rapport au médecin une réponse possible, il n'a souvent d'autre chose à dire que son nom de déprimé qui appelle au fond peu de commentaires, il se sent nul… n'a envie de rien... ne s'intéresse à rien et sa demande se résume bien souvent en une seule chose: "-Donnez-moi mon Prozac !" ou l'autre forme de molécule plus efficace puisque l'on sait que cela se renouvelle assez rapidement. Ce succès, sur le marché, de cet objet nouveau, est de toute façon, tout à fait important à saisir parce qu'il indique qu'il y a quelque chose de nouveau qui s'est passé. L'objet, offert sur le marché par la science, la molécule, c'est ce que le patient lui-même demande, ce n'est plus ce que le médecin prescrit. Il y a là quelque chose de tout à fait nouveau, une sorte d'inversion de la logique de la médecine traditionnelle. C'est pourquoi on peut dire qu'avec ce type de patient, qui se reconnaît dans la dépression, mais aussi sans doute dans le symptôme moderne en général, on a à faire à des sujets, qu'on pourrait appeler peu discursifs. C'est pourquoi, par exemple, un autre symptôme moderne, comme la toxicomanie, fait peu appel à un discours et c'est bien le problème de ceux qui travaillent avec ce genre de sujets. Pourquoi ? Parce que sile toxicomane en passe peu par le discours, c'est que justement il a accès directement à l'objet de ce qu'il croit être sa demande, sans passer par la demande à l'autre. Alors que la structure normale du discours, implique que l'on passe par une demande à l'autre qui s'articule dans ce lieu de l'Autre. Donc c'est un des traits du symptôme moderne que d'être un symptôme peu discursif, peu bavard, justement parce que le sujet peut avoir accès directement à l'objet, sans avoir à le demander. Cet objet fait donc taire, à la fois la singularité du sujet qui s'appuie sur son aide, et particulièrement la singularité de la cause qui ne peut pas être généralisable.
Il est tout de même aussi frappant, que si ce thème de dépression a pris une telle ampleur à notre époque, c'est sans doute aussi parce que ce terme même évoque une causalité purement machinique: pression, dépression. C'est à dire au fond que l'effet de la science, comme on sait très généralisable aujourd'hui, est de faire que le sujet arrive à se penser lui-même comme une machine, avec cette métaphore, pneumatique en quelque sorte, qu'est la pression et la dépression. Effet de la science, puisqu'elle introduit cette idée d'une mesure: il en manque… un peu plus… un peu moins… Le corps est rendu ici muet, réduit à sa mesure sur l'échelle de l'Autre.
Notons cependant que la médecine, envahie par la science, et qui raisonne en ces termes, se trouve aussi dans un certain mode d'impasse. C'est ce que les biologistes appellent les sujets chimico-résistants. C'est très intéressant de lire la littérature sur ce sujet, puisque au fond, dans le raisonnement biologiste, si on dit: il y a une molécule qui doit opérer sur la dépression et la dépression est définie par ce qui réagit à la molécule, qu'est-ce qu'on fait quand le sujet qui devrait réagir ne réagit pas ? Donc, est apparue cette notion des sujets chimico-résistants et c'est là dessus que beaucoup de travaux se font actuellement, justement pour tenter de résoudre ce problème, puisque au fond le concept même de dépression ne pourrait pas se soutenir s'il y avait des sujets qui s'excepteraient du rapport entre la définition de la maladie et le fait qu'il y ait la molécule qui doit le traiter. S'il y a des exceptions, ça ne va pas dans cette logique là. Et d'autre part, le deuxième problème auquel se trouvent confrontés les scientifiques qui raisonnent avec ce genre de raisonnement est le fameux problème des populations traitées par placebo, puisque dans les études longitudinales qui sont faites avec les populations de déprimés traités par les molécules d'antidépresseurs et ceux qui sont traités par les molécules de placebo on s'aperçoit qu'il y en a à peu près 30% qui réagissent de la même façon, qu'ils soient traités par placebo ou par antidépresseur. Donc le placebo, c'est un problème puisque cela introduit l'efficace direct du signifiant dans le sujet. Il y a quelque chose qui opère, uniquement par le nom que cela porte, et non pas par le réel de la modification biologique que cela pourrait impliquer.
De tous temps, la psychanalyse, n'a nullement opéré contre la science, la science était même la condition de son invention, mais elle a opéré avec les restes, les déchets, que laisse la science sur son passage, lorsqu'elle s'universalise. Et alors on a de bons exemples, avec cette population de chimico-résistants, et cette population de réactifs aux placebos de ce que c'est que ceux qui résistent à cette logique.
Alors deuxième question que je voudrais aborder, après avoir parlé de la question de la transformation de la médecine et de la psychiatrie à notre époque, c'est que si la psychanalyse dit: il n'est pas sûr que la dépression existe, - il est même tout à fait probable qu'elle n'existe pas au sens d'un concept dont la rigueur serait fondée d'être définie par une spécificité de son mécanisme, tel que Freud a essayé de le construire, pour la névrose avec le refoulement, pour la perversion avec le déni et enfin, ainsi que Lacan l'a isolé pour la psychose, avec la forclusion. Si donc la psychanalyse ne reconnaît pas, ainsi que je l'indique, la dépression comme un concept psychanalytique, il n'est pas niable pour autant que cela soit une marque de notre temps et qu'il s'agit de penser pourquoi le sujet moderne est plutôt affecté de ce côté là. Je dis "affecté", c'est à dire que nous donnons à la dépression son statut épistémologique rigoureux: c'est un affect, tel que Freud l'a défini. Je préciserai tout à l'heure comment il faut l'entendre. Donc, nous constatons, et c'est indéniable, que le sujet moderne se reconnaît dans cet affect. Qu'est-ce que ça veut dire moderne ? Il faut préciser un certain nombre de choses, parce que d'une certaine façon, là encore - je dis beaucoup d'une certaine façon, je m'en aperçois, mais c'est parce que, toujours en psychanalyse, on opère de cette façon. On ne peut pas dire les choses d'une façon purement univoque, justement parce que l'équivoque du langage, oblige à prendre les choses sous plusieurs aspects. Nous ne sommes jamais dans un monde purement univoque. C'est pourquoi Lacan a développé les 3 instances du sujet: le réel, le symbolique et l'imaginaire et la nécessité de construire pour chaque cas, pour chaque sujet, pour chaque structure clinique, comment le réel, le symbolique et l'imaginaire interfèrent et opèrent de façon nouée ou différente.
Donc, la psychanalyse met en valeur, d'une part, une structure qui a quelque chose d'invariable. Qu'est ce qu'il y a d'invariable ? C'est que le sujet humain est un sujet qui est embrouillé dans son existence, dans son existence d'être parlant, il est embrouillé avec le sexe, à cause même du fait qu'il parle. Donc, il y a une incompatibilité, d'une certaine façon, là encore j'insiste, entre la sexualité et l'être parlant, et ça c'est la structure invariable du sujet. Cela ne nous dit pas quel sera le mode dominant du symptôme produit par cette incompatibilité. C'est là qu'intervient la notion de discours dominant à une époque, puisque c'est aussi selon les figures qui vont être dominantes dans une culture, dans une époque donnée, que le sujet va produire un symptôme qui répondra de cette circonstance particulière. Donc, il y a un universel de la structure, le ratage fondamental qu'est pour le sujet parlant, son rapport au sexe, l'impossibilité que ça coïncide, que ce soit harmonieux. Mais la façon dont chacun, à une époque donnée, produit un symptôme répondant à cet impossible, est tout à fait variable.
Prenons l'époque de Freud, il y a un siècle, puisque cela ne fait qu'un siècle, au fond, que la psychanalyse existe. Elle est marquée par un certain début d'effondrement du système social qui avait tenu, qui avait constitué le lien social principal depuis toujours, ce que Lacan appelle le discours du maître. Du temps de Freud, cela donnait donc à cette modalité dominante du discours un effet sur la cause sexuelle, de répression. C'est pourquoi Freud dégage la cause sexuelle comme cause réprimée, interdite, dont il ne faut pas parler et c'est de ce rapport avec cette cause réprimée qu'il tire le malaise dans la civilisation. Aujourd'hui, il faut bien le dire, on n'a pas l'impression que la sexualité soit réprimée. Attention ! Il faut être prudent quand on parle comme ça, parce que c'est compliqué comme question, en tout cas, on ne peut pas dire qu'il y ait une norme sexuelle qui serait imposée à tous et devant laquelle on pourrait définir uniquement des sujets déviants. Il y a plutôt un certain libéralisme du rapport à la modalité sexuelle de chacun et ce qui est frappant, c'est que pour le sujet, pris au un par un , ça n'a pas l'air d'aller mieux pour autant. De son temps, ce que Freud met en avant c'est la répression sur la sexualité. S'il y a répression, cela suppose l'idée de quelqu'un qui réprime, c'est à dire d'une figure du maître. Quel rapport cela a-t-il avec le lien social ? Cela suppose de comprendre qu'une société est construite à partir du fait que, la libido, l'énergie libidinale disponible, pour chacun, est portée, mise au service de la communauté. De quelle façon ? Reportons-nous au temps de Freud, au temps de l'empire des Habsbourg, par exemple en Autriche, ou au 19ème siècle, au temps de la reine Victoria. Cette dernière nous montre bien ce que c'était que l'emprise de l'empire sur la sexualité, il s'agissait de s'assurer que rien de la libido des sujets ne s'égarait dans les pratiques individualisées. Il s'agissait de s'assurer que la totalité de la libido est transférée sur le lien collectif, c'est à dire sur l'identification à l'empire par exemple. C'est pour cela qu'il y avait une telle emprise de l'interdit porté sur la masturbation, sur les pratiques sexuelles supposées déviantes etc. On s'assurait justement que l'unité sociale soit fondée sur cette interdiction. Nous savons bien qu'elle est évidemment transgressée, mais cela n'empêche pas qu'elle soit fondée là dessus, ce qui assure que la libido disponible est bien utilisée à des fins collectivisées et non pas à des fins purement individuelles. Aujourd'hui on est tout à fait dans une logique différente, puisqu'il n'y a plus le maître, au sens du maître de l'empire, celui qui assure l'empire du un, de l'unité, et qui garantit en quelque sorte que la libido de chacun soit mise au service du groupe. Donc du temps de Freud quel était l'affect dominant par rapport à la sexualité ? C'est la culpabilité, qui suppose effectivement un rapport à la faute, à l'Autre, à l'interdit, qui soit mis en avant spécialement dans le mode de domination sociale. Je ne suis pas en train de dire que la culpabilité a disparu, évidemment, ce n'est pas aussi simple que ça. Mais il est tout de même frappant que Freud lorsqu'il met l'accent sur le surmoi, indique son lien, justement, avec cette modalité de l'interdit, de la faute et de la culpabilité, "il ne faut pas" en quelque sorte. Alors que Lacan, 50 ans plus tard, - et on peut encore penser que cela s'est encore accentué depuis -met l'accent non pas sur l'interdit, mais au contraire sur l'exigence, sur le "il faut". Ce n'est pas:"il ne faut pas", c'est: "il faut", donc, par rapport à ce "il faut", à cette exigence, on voit le sujet qui se trouve poussé du côté d'être en faute, non pas par rapport à un interdit, mais par rapport à l'impossibilité de répondre à ce "il faut".
L'effondrement du discours du maître traditionnel, tel qu'il est produit par la généralisation de la science et de la logique du marché, entraîne ce qu'on a appelé la disparition des idéaux, des formes d'organisation collective fondées sur des idéaux, qu'ils soient politiques ou autres, et le fait que le rapport au désir ne se trouve plus médiatisé par ce rapport à l'idéal, par ce rapport à l'Autre qui en assurait les coordonnées. Quel est donc le mode du désir qui est proposé et qui nous permet de comprendre quelque chose du problème que nous posent les déprimés ?
Le discours de la science associé à la logique du marché - le discours capitaliste, si l'on veut - produit les objets sur le marché, des objets universalisés, c'est à dire que pour tout sujet, le même est proposé. Ce n'est pas un objet particulier à chacun, c'est un objet universalisable, proposé au désir, et donc quelque chose qui n'assure pas une particularité. Il n'assure pas la particularité par laquelle le sujet va se différencier des autres, par laquelle il va se reconnaître dans un désir qui lui est propre, construite sur son histoire par exemple. Il y a accès à un objet, effectivement, puisque cet objet est sur le marché, c'est à dire qu'il peut être consommé, acheté, échangé, mais ceci, hors de toutes coordonnées subjectives particulières. L'époque moderne va même plus loin puisqu'elle fait du sujet lui-même un objet du marché, que ce soit par le fait par exemple qu'il commence à y avoir un trafic important sur le corps lui-même, les organes, voire que l'adoption au niveau mondial, commence à devenir l'enjeu d'un véritable trafic financier. C'est à dire ce que Lacan annonce dans les années 60, que c'est le sujet humain lui-même qui devient, petit à petit, un enjeu sur le marché comme pouvant être échangé comme un autre objet. On peut dire aussi qu'il y a un paradoxe, c'est à dire que le sujet, qui se trouve connoté, relié, à un objet uniforme, par exemple l'ordinateur, valable pour tous, sensé pourtant produire de la communication, produit cependant, d'autant plus, de l'isolement. Je notais d'ailleurs, dans l'avion qui m'amenait ici, dans un article de la compagnie Swissair, qu'on avait découvert un nouveau symptôme qui s'appelle "dépressive affect of Internet", c'est à dire qu'on s'est aperçu avec tristesse que les gens qui passent leur temps devant Internet à essayer de se connecter avec le monde entier, développaient au bout d'un certain temps un affect dépressif, plutôt que l'enthousiasme de la communication auquel on pensait s'attendre.
Donc, dans le système du discours du maître, ce qui assurait le lien social, c'était le fait que chacun pouvait s'identifier au chef - d'où Freud donne l'exemple de l'église et de l'armée - et à partir de là se reconnaître dans ses frères dans leur commun rapport au père. Aujourd'hui c'est ce mode de lien social qui n'est plus guère possible, qui est attaqué par l'universalisation que produit la science. Et ce qui est frappant c'est qu'il n'y a personne pour répondre de la cause, personne pour dire: mais pourquoi cela va-t-il si mal ? Avant on pouvait s'en prendre au roi, à Dieu ou à je ne sais quoi, aujourd'hui devant le vide de la cause on voit apparaître des créatures d'un autre ordre et c'est pourquoi il y a une certaine thématique contemporaine de l'extra terrestre, du dinosaure, etc. qui sont des figures de la cause, là où on n'a plus de figure humaine à proposer. Donc, nous pouvons dire, que par rapport à cette description de ce mode du discours dominant de notre époque, le déprimé vient en quelque sorte en symptôme, c'est celui qui refuse de rentrer dans ce mode de l'échange qui nous est proposé. Par rapport à l'idéal, ce qui est demandé à chacun c'est d'être efficace, performant dans le lien social, au niveau de l'économie en particulier. Le déprimé en quelque sorte se met sur la touche et répond: "Je fais grève", une grève du désir, un refus de répondre de ce marché. C'est cela le point de vérité, en quelque sorte, que nous apporte cet affect moderne. Il ne voit pas dans le monde actuel quel objet serait plus désirable qu'un autre. C'est cela la grève du désir. Pour qu'il y ait un désir, il faut qu'on puisse isoler un objet spécifique à chacun, c'est ce qu'on appelle la fonction du fantasme pour le névrosé. Le sujet va arriver à produire, - c'est la fonction de la névrose infantile, du travail de l'inconscient, de l'histoire propre à chacun - à isoler, un objet qui lui sera propre, un mode de jouir, par son fantasme, qui produira une satisfaction et qui lui permettra de se satisfaire avec quelque chose qui lui sera particulier ; même si on peut, dans le scénario du fantasme, retrouver quelque chose d'identique, dans beaucoup de cas, bien entendu. C'est ce qui lui donnera l'impression d'avoir un rapport propre, spécifique, individualisé à son objet.
À l'heure de la science, l'objet est non seulement uniforme, mais la sexualité elle-même se trouve connotée de plus en plus à son versant de semblant. Semblant, c'est un terme que Lacan développe de plus en plus, au fur et à mesure de son enseignement, pour mettre en valeur le fait que, dans la sexualité, il n'y ait rien de naturel - semblant, cela ne veut pas dire faire semblant - c'est simplement que le mode du désir est forcément articulé à partir d'un semblant d'objet, c'est à dire de quelque chose qui est construit à partir d'une référence au symbolique. Le phallus, bien entendu, est ici l'organe passé au symbolique qui marque le plus cette fonction là. Ce n'est donc pas un hasard si, aujourd'hui, le phallus se trouve atteint lui aussi, c'est le moins qu'on puisse dire:"il n'y a plus de vrais hommes" disent les femmes. Et, les hommes qui restent pour soutenir encore la cause du phallus, si je puis dire, ont besoin d'une nouvelle pilule, le fameux Viagra, symptôme de notre époque, qui montre quoi ? Que, de plus en plus, la sexualité est une affaire de semblant. Est-ce qu'on peut se satisfaire de ce rapport au sexe uniquement fondé sur le semblant ? C'est ce qui ne semble pas évident dans la plainte du sujet moderne, dénonçant justement l'inconsistance de la jouissance actuelle.
Remarquons encore un point qui m'a frappé quand on réfléchit sur le fait de la dépression à notre époque, c'est que c'est quelque chose qui est perçu socialement comme entièrement négatif. Le déprimé, ça veut dire qu'on ne vaut pas grand chose, il n'y a aucune connotation subjective positive à cet affect. Ça n'a pas toujours été le cas, pensons au 19ème siècle, il y a toute une littérature qui s'est développée autour de l'éloge, au contraire, de la nostalgie, du romantisme de la chose perdue. Repensez à Baudelaire avec son Spleen de Paris, il en fait, lui, une valeur esthétique. Or, aujourd'hui on n'a pas l'impression que de cette position, cet affect particulier, il y ait quelque chose de positif qui soit transmis dans le lien social actuel. Bref, ce n'est pas romantique.
Alors, la psychanalyse, à la fois, comme disait Freud, est une science qui décrit les mécanismes du fonctionnement du sujet humain, mais plus fondamentalement, et même essentiellement, elle est d'abord une pratique. C'est à dire que ce qu'on peut dire à partir de la psychanalyse, cela se dit à partir du transfert, c'est à dire de la clinique, en tant qu'elle est analytique, qu'elle est fondée sur le transfert ; et à partir du fait que le psychanalyste n'est pas un observateur, qui décrirait des maladies, des symptômes et donnerait des explications de type causal, mais qu'il est fondamentalement un opérateur, qui opère à partir de quelque chose qui est tout à fait nouveau, qui s'appelle le désir du psychanalyste. La psychanalyse opère-t-elle avec le sujet dit déprimé, dont je viens de vous situer les coordonnées mais aussi de mettre en question la valeur d'universel ? La psychanalyse, certes, n'opère pas sur la dépression, si elle peut opérer, c'est sur le sujet en tant qu'affecté, et on peut être affecté, quelle que soit la structure clinique à laquelle on a affaire, névrose, psychose ou perversion.
Comment la psychanalyse peut-elle opérer avec la particularité que je viens d'essayer de décrire, de ce symptôme moderne dit dépressif ? Je vais faire juste quelques petites remarques comme ça, pour nous orienter dans la spécificité de la pratique analytique.
Premier point: la psychanalyse opère par désidentification. Lorsque le sujet nous dit: "Je suis déprimé, je fais une dépression", on voit bien que le sujet cherche ici le secours du nom propre pour se nommer et s'identifier à cet insigne qui lui est proposé dans le discours de l'Autre. La psychanalyse opère donc par désidentification, c'est à dire que là où le sujet se reconnaît dans un signifiant, au point même d'accepter que ce signifiant lui donne son nom, nous réintroduisons toujours la division. Ça veut dire que le sujet ne sait pas qui il est. Il n'est pas ceci. Il est ce qu'il ne sait pas qu'il est. C'est ça l'hypothèse de l'inconscient. D'où l'importance de recevoir non pas des sujets déprimés mais des sujets divisés, éventuellement affectés par la dépression. J'insiste sur ce point, qui peut paraître extrêmement banal, parce que là aussi c'est quelque chose qui va contre une certaine modernité. En France, en tout cas - mais je pense que c'est un peu la même chose ici - se développe plutôt dans le milieu psychiatrique ou médico-social, l'idée qu'il faudrait des institutions spécifiques au symptôme. Institution pour déprimés, institution pour phobiques, institution pour toxicomanes, pour autistes etc. C'est à dire de pousser le sujet à se présenter sous ce nom que lui donne l'Autre, donc se réduire en quelque sorte à ce stigmate, alors qu'il s'agit de produire justement un effet de division par rapport à cette identification. En France, ce qui se développe, ce sont les services de victimologie, des services où l'on dit: ici on accueille les gens victimes, cela peut être des gens victimes de sévices sexuels, de catastrophes naturelles ou pas, tous ceux qui se reconnaissent sous le fait que leur nom c'est d'être victime. Voyez qu'à partir de cette définition là, on a déjà un obstacle à toute atteinte du sujet, puisqu'il se reconnaît comme effet d'une cause qui lui est extérieure, sans qu'il ait une implication possible en tant que sujet capable de répondre de ce qui lui arrive. Donc, premier point, la psychanalyse opère par désidentification, à l'entrée. Elle produit la division là où il n'y en a pas. J'insistais sur le fait que dans le symptôme moderne, il y a un accès direct à l'objet, par exemple pour le déprimé son médicament, pour le toxicomane son objet drogue, pour le boulimique, l'anorexique etc. Il s'agit effectivement de repérer que ces sujets là ont affaire à l'objet en tant que justement, il occulte la division. Dans la psychanalyse, on ne peut opérer qu'à partir de la division, en tant qu'elle s'expose, c'est à dire qu'elle met une énigme, du côté de la cause du symptôme et non pas une réponse en terme d'identification à un nom, quel qu'il soit.
Deuxième point:de sa position de sujet, on est toujours responsable, c'est un point absolument capital. La psychanalyse suppose la responsabilité du sujet, ça ne veut pas dire que tout ce qui lui est arrivé, c'est qu'il l'a voulu, mais ça veut dire que c'est uniquement en posant ceci, que le sujet peut avoir à répondre de ce qu'il est. Responsabilité, ça veut dire: pouvoir répondre. Il peut répondre de l'impasse où son existence est engagée. Ce qui consiste, justement, à ne pas prendre le sujet du côté de la victime. C'est pourquoi nous dirons, d'une certaine façon, qu'alors que le déprimé se présente du côté du moins, il lui manque quelque chose, il n'a pas d'énergie, il n'a pas de désir, rien ne l'intéresse… Du côté de la psychanalyse, nous dirons plutôt que nous le prendrons du côté du plus. C'est à dire que nous disons que nous avons affaire à un sujet qui incarne ce que Lacan appelait la passion de l'être. La passion de l'être, ça veut dire: le sujet qui se reconnaît en deçà de sa division, dans l'être même, pour autant qu'on distingue (ça c'est très important) l'être et l'existence. L'être impliquant une plénitude à soi-même, alors que l'existence implique une ex-sistence: se tenir hors de soi, ce qui est le propre de la division subjective. Nous prenons donc, avec Freud et avec Lacan, ce type de symptôme, du côté de l'au-delà du principe de plaisir. Puisque c'est à partir du fait que Freud opère une bascule essentielle, celle de 1920, lorsqu'il connote le plaisir non pas simplement, comme il le faisait jusque là, à l'homéostase, à l'équilibre, à la satisfaction tempérée, mais à un au-delà, à un franchissement de cette barrière, à une jouissance, dira Lacan, au-delà du principe de plaisir, ce qui implique l'introduction également de la pulsion de mort, puisqu'on voit bien que cette logique va contre l'équilibre du vivant. Et bien, nous postulons qu'il y a dans cette position subjective, une jouissance de l'inertie, de l'abandon, du sacrifice, de la nostalgie, nous appelons cela, avec Lacan, une modalité de la passion de l'être.
Voyez que c'est cela un des points essentiels que la psychanalyse avance, justement parce qu'elle est orientée par une éthique et pas simplement par une considération thérapeutique. Elle met en avant que la solution qu'a trouvé le sujet, certes, lui coûte cher, l'embarrasse, le pénalise quelque part, l'empêche du point de vue du lien social, mais qu'en même temps, et plus radicalement, elle est un mode de satisfaction directement lié au fait que le sujet rejoint son être, y compris dans le sacrifice, dans le sacrifice du désir par exemple. Et c'est pour ça que Freud accordera une telle importance à la mélancolie, mais cela je ne le développerai pas aujourd'hui, peut-être davantage demain.
L'affect, j'ai dit tout à l'heure que Freud situe la question de l'affect dès le début de son œuvre, je rappelle simplement comment. L'affect n'est pas une structure, mais la conséquence du rapport inconciliable entre le corps et le langage. Donnons l'exemple que donne Freud: il y a une pulsion sexuelle, elle n'est pas admise dans le conscient, elle est donc refoulée et le refoulement produit un clivage entre la représentation et l'affect. D'un côté la représentation sexuelle, donc articulée dans des termes symboliques ou imaginaires, de l'autre côté l'affect, qui lui est lié habituellement mais qui a été refusé, qui donc dans l'inconscient se trouve clivé, déplacé. L'affect est conservé mais déplacé, il n'est plus lié à la représentation d'origine. Donc, il va se balader pour se lier à d'autres représentations. Ce qui nous donne comme conséquence, que lorsque le sujet dit qu'il est affecté de telle ou telle façon, inhibition, angoisse, embarras, tristesse, enthousiasme… et bien, il ne sait pas pourquoi. Il y a une disjonction entre la cause, la représentation plus exactement, et l'affect lui-même. Le travail de l'analyse est pensé par Freud dans les termes de reconstituer le lien entre l'affect et la représentation refoulée, de façon à les faire admettre par la suite dans le conscient. Lacan lui, appelle cette opération: vérifier l'affect. Vérifier l'affect, ça veut dire que justement il n'est pas vrai. L'affect ment. Cela est très important, car c'est justement pourquoi on ne peut pas se fier simplement à ce que dit le sujet du point de vue de ce qu'on appelle parfois, le vécu. Le vécu, non pas qu'on veuille nous tromper sur la chose, mais lorsque le sujet se dit affecté de telle ou telle chose, le lien entre ce dont il se dit affecté et la cause de cette affection est à vérifier. Justement à cause de cette disjonction entre la représentation et l'affect.
Et Freud, dès les premiers cas qu'il expose dans les études sur l'hystérie, les cas de ses premières analysantes à Vienne, donne l'exemple du cas de Lucie. Confrontée à un souvenir de fantasme sexuel, lors d'une séance avec Freud, elle dit, le lendemain, ne plus se souvenir, être en position d'inhibition par rapport à ce souvenir. Freud note qu'il s'agit d'un refus de la tâche analysante. Donc, à propos de la patiente, Lucie, qui ici présente un affect de type inhibition et de type dépression, Freud note qu'il s'agit d'une position éthique en quelque sorte. C'est par le refus d'aller chercher le savoir lié à cet affect qui fait qu'elle est affectée de façon négative. Donc il lie la position dans le savoir - est-ce que le sujet veut savoir quelle est la cause de son affect ? - avec l'importance du symptôme. Le fait de ne pas vouloir savoir produit comme effet, dans ce cas là, l'inhibition et l'affect dépressif. Lacan reprendra cela en donnant le terme de lâcheté, qui peut paraître un terme très moral, mais il faut l'entendre dans l'équivoque du lâche au sens de: c'est lâche, on peut tirer dessus, le lien est ramolli en quelque sorte. Cela peut aussi s'entendre dans sa connotation éthique lorsque Lacan dit que le névrosé a un rapport de lâcheté avec son fantasme, cela veut dire justement qu'il est toujours prêt à laisser tomber, si cela lui cause trop d'ennui. C'est à dire qu'il y a un rapport au réel qui est toujours extrêmement distant et qui fait que la position du névrosé - et je pense que c'est dans ce sens là qu'on peut entendre l'affect dépressif tel que je le repère ici - est liée à une position par rapport au désir de savoir, donc, comme une position de ne vouloir rien savoir sur la cause sexuelle.
Ainsi, tout à l'heure je parlais de la position moderne du D.S.M., 4 aujourd'hui, qui consiste à tenter de chiffrer la dépression, - tant d'items, vous pouvez appeler ça dépressif etc. - donc de produire une valeur statistique, en quelque sorte, du sujet déprimé. La psychanalyse oppose au chiffrage du déprimé le déchiffrage de la cause, telle qu'elle est logée dans l'inconscient. Et Freud note donc que ce qui fait la dépression, à ce moment là, de la patiente, c'est le refus de reconnaître son désir dans la scène sexuelle. Puisque si la scène sexuelle est refoulée, ce n'est pas parce qu'elle est sexuelle, c'est parce que le sujet y est impliqué avec son désir. Il n'est pas donc une simple victime de la scène, comme très souvent elle est présentée, chez les premiers hystériques en particulier.
Autre point: d'une certaine façon la psychanalyse, encore une fois si je dis d'une certaine façon c'est parce que je procède par paradoxe, je ne sais pas si vous avez suivi la logique d'un certain nombre des points sur lesquels j'ai mis l'accent, mais de même que je disais au lieu de prendre le déprimé comme un sujet en moins, nous le prenons comme trop plein, une jouissance de l'être, il ne lui manque rien ; et bien la psychanalyse insiste sur le fait qu'on ne peut rentrer dans la psychanalyse, qu'à partir d'une perte, à partir de l'inscription d'une perte dans cette jouissance jusqu'alors inentamée, qui permettait au sujet de se reconnaître dans son nom de déprimé. C'est donc un paradoxe pour le déprimé qui se présente comme celui qui a tout perdu et à qui nous disons plutôt que c'est lui qui va avoir à perdre quelque chose. Le problème c'est que la perte soit placée au bon endroit. Et toute la difficulté est là, puisque de quelle perte s'agit-il ? La psychanalyse enseigne quelque chose: la condition du désir est dans la reconnaissance de la castration. C'est quand même bizarre ! C'est à dire qu'il faut qu'il y ait un moins, une négativité qui soit reconnue par le sujet humain. Dans la sexualité cela s'appelle la castration, valable pour les deux sexes, homme comme femme. Cette reconnaissance d'une négativité, d'une limite, d'un impossible, bien loin d'être une barre, est la condition d'un accès. C'est une barre d'un côté, ça empêche, ça limite et c'est la condition d'un accès. En toute logique, c'est l'impossible qui est la condition d'un certain mode du possible.
Alors que du côté du déprimé, identifié à lui-même, si je peux m'exprimer ainsi, on n'a pas ce mode là. On a en quelque sorte, une jouissance du manque lui-même, c'est à dire qu'au lieu que le manque soit la condition du désir, il en est l'obstacle. On ne peut pas accéder au désir si on a une jouissance à partir du manque au lieu que ce soit simplement son point de limite. Le problème est logique. C'est quelque chose qui est essentiel à saisir puisque c'est ce qui fait la difficulté d'un sujet, si on le prend, justement, uniquement du côté de l'identification à la dépression, difficulté de l'entrée même dans la psychanalyse, puisque l'entrée dans la psychanalyse suppose que l'on accepte de faire ne serait-ce que le passage d'un signifiant à un autre, égrainer les conditions de son histoire, etc. C'est à dire s'inscrire dans une chaîne, S1 ® S2, comme écrit Lacan, une suite de signifiants, c'est à dire aller contre l'identification à un simple signifiant, au S1 tout seul. Donc, l'acceptation même de rentrer dans cette logique de la chaîne signifiante, marque que quelque chose de la jouissance doit être entamé, qui est tout à fait autre chose que de jouir de la perte elle-même. J'insiste sur ce point parce que c'est un point logique et difficile, peut-être, à saisir mais qui me semble tout à fait important à comprendre, et justement qui est la conséquence du fait que, on ne prend jamais le sujet humain comme une victime ni comme quelqu'un qui est marqué d'un défaut, mais quelqu'un qui, même dans sa peine, même dans son symptôme, même dans sa souffrance, est heureux. C'est un mot de Lacan qui a toujours frappé. Il dit: "Le sujet est heureux." Qu'est-ce que ça veut dire ? C'est quand même bizarre ! Y compris celui qui vient demander une analyse, donc pour qui il y a quand même quelque chose qui ne va pas. Il est heureux, il faut l'entendre au sens du bon heur, c'est à dire du fait que, il rencontre toujours quelque chose dont il arrive à faire jouissance. C'est la particularité du sujet humain, c'est que des situations qui vues de l'extérieur paraissent être marquée d'une répression, d'une condition difficile, et bien, de cela même, le sujet arrive à faire sa satisfaction. C'est pourquoi il faut se méfier de toute idée de prévention, du point de vue psychologique. Quand on a l'idée qu'on va prévenir les troubles, c'est à dire qu'on pourrait à l'avance savoir ce qui est traumatique pour quelqu'un. On ne peut pas le savoir, il vaut mieux, d'une certaine façon, être attentif à la conséquence, plutôt que de croire qu'on pourrait prévenir, c'est à dire savoir à l'avance ce qui est traumatique pour un sujet. Ce n'est pas la même chose pour l'un et pour l'autre.
Il y a d'ailleurs une jolie histoire de Freud là dessus, c'est celle du Petit Hans, que vous connaissez tous, je suppose, premier enfant analysant. C'est une petite histoire qui n'est pas dans le livre que Freud lui consacre, mais qui est racontée par le père du petit Hans, un ami de Freud et un des premiers psychanalystes du groupe de Freud à Vienne. Il raconte qu'avant la naissance de Hans, il était allé voir Freud, son ami. C'était en 1900 à Vienne, au début de l'antisémitisme qui se généralisait pour mener à la suite que vous connaissez. Les juifs, donc, comme Freud et comme le père de Hans avaient un peu peur de l'avenir. Le père de Hans va voir Freud et lui dit: "- Je vais avoir un enfant, je me demande si je ne vais pas le baptiser comme catholique, parce qu'être juif, aujourd'hui, c'est quand même un peu risqué". Freud lui répond: "- Mais, mon vieux, n'en fais surtout rien, il faut absolument que tu le laisses comme juif, ça va être difficile pour lui, mais c'est grâce à ça qu'il sera vivant". Et bien cela, je trouve ça formidable comme réponse. C'est à dire de prendre la chose du côté: - méfions-nous, ayons peur de l'autre, évitons à notre enfant toute difficulté dans la vie, à quoi Freud répond: - au contraire, prenons les choses comme elles sont, et du fait même qu'il va s'affronter à des choses difficiles, évidemment on s'en doute, ne pas le laisser seul sans appareillage symbolique mais avec l'accompagnement de parents, et bien c'est ce qui va lui donner une force dans la vie. Ce n'est donc pas du tout l'idée d'une prévention qui éviterait tous les risques ! Au contraire.
Si la psychanalyse a quelque chose à dire sur ce thème, dont j'ai essayé un peu de déconstruire la consistance et de montrer cependant l'intérêt, cela oblige à penser la place du psychanalyste à notre époque par rapport au mode du désir qui est proposé aujourd'hui. Par rapport au malaise dans la civilisation: malaiseétait le terme du temps de Freud, on peut se demander, si quand même, on n'a pas fait un pas de plus, si on n'a largement passé le stade du malaise. Jacques Alain Miller proposait, dans son cours de cette année, d'appeler cela: les impasses de la civilisation. Il y a justement un point où il n'y a plus de renouvellement d'une altérité possible. C'est quand même très important, c'est à dire que, jusqu'à il n'y a pas si longtemps on avait l'idée, qu'il y avait quand même un autre mode de vie possible, un autre système politique ou social possible. Aujourd'hui, il faut dire qu'il n'y a plus grand monde pour soutenir cela, du fait même de l'universalisation de la forme capitaliste du mode de vie, la généralisation du marché, qui transforme l'ensemble des relations humaines en relations liées à la valeur et produit l'idée qu'il n'y a pas d'altérité possible, l'idée d'un "tous pareil". Et bien, il faut bien dire, si le psychanalyste ne soutient pas cette fonction là, cette fonction de l'autre chose - il y a autre chose de désirable, qu'un objet qui est déjà sur le marché - on ne sait plus bien, aujourd'hui, qui d'autre que le psychanalyste va soutenir cela.
C'est pour cela que la dépression est aussi intéressante, parce qu'elle met en valeur la fonction de l'ennui. L'ennui est bien un affect de notre époque - plus il y a de divertissements, plus on s'ennuie, c'est bien connu -. L'ennui est la réduction à l'unien, à la fonction du un, du toujours pareil. L'ennui, c'est quand il n'y a pas d'altérité, quand, dans la rencontre avec l'autre, on sait d'avance à quoi on va avoir affaire, au toujours pareil, à l'uniforme des modes du désir. Ce qui est frappant, par exemple, dans la production en masse des objets du marché, c'est le côté de plus en plus "toc", inconsistant de ces objets. À peine un objet est mis sur le marché, on sait déjà qu'il est dépassé et que dans deux mois, il y en aura un qui sera beaucoup mieux. Ainsi, qu'est-ce qui aurait de la valeur, du "prix",- entre guillemets, ça n'est pas évidemment au sens du marché, ici, mais de la valeur et du prix, en tant qu'altérité par rapport à cette logique du marché - sinon un désir d'autre chose, une véritable altérité par rapport à ce qui est proposé à notre époque ?
C'est cela la réponse à la question de la grève du désir qu'incarne la déprimé. Il a raison d'une certaine façon. Qui est-ce qui crée le mouvement propre au désir, c'est à dire la sortie de soi à partir d'un manque ? Ex-sister, à partir de ce qui fait défaut pour aller le chercher dans l'autre, où on croit qu'il est, d'où il s'éprouvera qu'il n'y est pas quand même, mais il en restera quelque chose. Et bien il s'agit de savoir si les psychanalystes ou si la psychanalyse ne sera qu'une thérapie parmi d'autres, auquel cas, à mon avis, son avenir n'est pas assuré et même il est assuré de disparaître. C'est ce qui s'est passé dans les pays où la psychanalyse a été purement et simplement intégrée au service de la santé, comme en Allemagne, où elle a pratiquement disparu. Justement, parce qu'elle n'est devenue qu'un objet comme les autres dans la consommation des thérapies. Aujourd'hui, souvent, les sujets que l'on rencontre, ils ont consommé les thérapies. Ils ont fait le tour des diverses techniques et ils viennent nous voir, comme ils disent souvent, en désespoir de cause. C'est un très bon sujet, un sujet en désespoir de cause ! Donc, par rapport à celui qui fait la grève du désir, qui se met sur la touche, qui refuse de consommer ce qu'on lui propose à part, éventuellement, le Prozac bienfaisant, et bien, il s'agit de soutenir l'existence d'autre chose qui ne se réduirait pas à l'ennui de l'unien, de l'uniformité, telle qu'elle est produite dans les modalités des jouissances contemporaines. Vous voyez que ce n'est pas une autre technique, une technique plus performante, un savoir-faire de maître - parce qu'à ce niveau là, nous sommes à coup sûr hors du champ de la réponse à apporter - mais le soutien d'un désir inédit. C'est ce que Lacan notait quand il disait, que peut-être la psychanalyse pouvait offrir pour certains sujets, une certaine sortie du discours capitaliste. Qu'est-ce que cela veut dire ? Cela ne veut pas dire qu'il faut faire la révolution au sens classique qu'on accorde à ce terme, puisque Lacan note que la révolution, ça consiste à revenir au même point ! C'est sa définition littérale. Mais cela consiste simplement à mettre en avant le fait, que sortie du discours capitaliste, cela veut dire: est-ce qu'il serait possible de désirer quelque chose qui ne serait pas sur le marché, qui ne serait pas un objet consommable et jetable dans le registre du "tous pareil"? C'est donc à soutenir cette fonction là, que le psychanalyste a une chance d'opérer à notre époque, à soutenir le désir d'autre chose et non pas à soutenir le traitement par le retour au père, aux idéaux, à la santé, tel que parfois, on l'entend, comme une injonction surmoïque.
Bon, je vais m’arrêter là.
X : Est-ce que le discours capitaliste ne peut pas être un symptôme lui-même, comme justement l'expression d'une totalité, d'une fusion, d'une expansion, d'un autre plus, d'un absolu enfin, à ce moment là, on le refuse, mais on le désire inconsciemment aussi, qu'il y a une contradiction ou un conflit dans le désir social et le désir individuel ?
J.B.: Je ne suis pas sûr d'avoir bien compris la question, mais ça n'est pas grave, puisque le malentendu nous fait opérer. Bien entendu, quand je rappelais cette phrase de Lacan où il dit que le sujet est heureux, ça voulait dire que, quel que soit le mode dominant du discours, il se débrouille pour obtenir quand même quelque chose d'une jouissance avec ce qui est proposé sur le marché. Ce qui veut bien dire que dans la production du lien social, le sujet y est participant, il n'en est pas la simple victime. C'est pourquoi la psychanalyse soutient qu'on peut avoir une éthique de la responsabilité, à l'époque où justement on a plutôt tendance à soutenir le côté irresponsable du sujet, dans cette logique de la victime, que j'ai pointée une ou deux fois. Maintenant, le discours capitaliste, Lacan note que ça se consume tout seul, c'est à dire que le pousse à la consommation produit un effet de consumant, d'autodestruction. Cela s'illustre, dans l'exemple que je donnais, où à peine l'objet est produit, on montre son caractère factice et "toc", au profit du suivant. Ce qui n'est quand même pas une condition, extrêmement stimulante, au désir, puisque c'est le côté factice et inconsistant qui domine dans la production de l'objet. Il y a d'autres exemples. Mais évidemment, dans les divers modes du lien social, à chaque fois, ce qu'il s'agit de montrer, c'est comment le sujet les construit autant qu'il en est l'effet, la victime… C'est ce que j'ai dit dans l'introduction en disant que le sujet se construisait, avec au cœur de son intimité une extimité, comme l'a relevé Lacan, une extimité c'est à dire que le plus extérieur lui est le plus intime, donc on ne peut pas les dissocier l'un de l'autre.
Y : Je suis un psychanalyste freudien, très intéressé par Lacan, mais pas vraiment lacanien, alors, vous excuserez les termes que j'emploie, s'ils ne sont pas de l'École. Ce que vous avez exposé a suscité des espèces d'étincelles, en particulier le rapprochement, qu'il y a certainement entre la dépression et le discours du maître, et j'allais dire le Nom-Du-Père. Mais, moi, dans ma pratique, j'ai souvent eu l'impression que la dépression était liée à la mère et comme à une absence de père, en termes plus psychologiques. En tout cas, ce que vous avez dit, m'amène à ça comme une espèce d'étincelle autour du père. La consommation des objets qui nous entourent, il y a quelque chose de très… à la limite sans interdit, il y a quelque chose de très …relation duelle, consommatrice et maternelle, au sens le plus primitif du terme. Pour le dire en d'autres termes, je m'interroge beaucoup sur la disparition du discours du maître, qui justement vient, peut-être, à la fois proposer un idéal du moi et un interdit de consommer… Voilà un peu ce que je voulais dire.
J.B.: Je vous remercie de votre question. Vous vous êtes définis comme psychanalyste Freudien, moi aussi, puisque Lacan a toujours donné à toutes les institutions qu'il a créé le nom de freudien, pas son nom. Ça, ça me semble tout à fait important, même s'il a dit: "À d'autres d'être lacanien si vous voulez !".
À propos de la question que vous posez, par rapport à la dépression liée à la mère, certainement que nous pourrions évoquer des figures de ce genre, mais il me semble que ça peut aussi se référer à ce que vous évoquez: à la déficience du discours du maître, de la fonction du Nom-Du-Père dans notre société, c'est évident, au fait que justement dans le rapport à l'Autre maternel, c'est la fonction d'altérité qui n'est plus assurée, d'un au-delà de ce rapport là. Or c'est toujours le fait qu'il y ait un au-delà, qui crée les conditions du désir. Qu'on ne se réduit pas à ce qu'on est, justement, au sens du rapport que vous avez appelé archaïque à la mère. C'est justement cette déficience du rapport à une altérité qui fait le défaut du désir, pas le défaut, puisque le désir se définit par le défaut, mais le fait qu'il n'arrive pas à s'appuyer sur cet "au-delà de…". Et, par exemple, lorsque Freud note l'histoire de la bobine de son petit-fils, il y a bien là l'idée que c'est la question sur l'absence de la mère, qui donne cette valeur au jeu de la bobine. Donc, l'idée qu'il y a un au-delà du désir de la mère par rapport à l'enfant, qui crée la nécessité de l'action psychique, de la représentation, du jeu symbolique de la bobine, comme réponse à cette absence. Donc, je crois que, du point de vue clinique, votre remarque me semble assez juste. Est-ce que c'est vraiment quand on constate le défaut de l'absence, la régression de l'imago paternelle à notre époque, comme dit Lacan, dans son texte Les complexes familiaux, est-ce que pour autant, on est là nostalgique du passé et tentant de restaurer cette logique là ? Pas du tout justement, la psychanalyse opère dans les conditions de son temps. Et les conditions de son temps, font que ceci n'a plus de consistance possible.
Le travail de Lacan, cela a été une tentative de répondre, à partir de Freud, aux conditions nouvelles de la jouissance moderne. À la fois, c'est extrêmement rigoureux, du point de vue de la structure de la pensée que cela implique - la logique du rapport entre le sujet parlant, son corps, la langue et la jouissance - et c'est aussi inventer des concepts et des modes opératoires qui répondent du fait que le Nom-Du-Père, c'est quelque chose qui tient de moins en moins, tel que Lacan l'avait pensé dans les années 50, comme le couronnement de la structure, la garantie du manque dans l'Autre. C'est pourquoi il a été obligé d'inventer une réponse à ça, sous la forme d'une mutation conceptuelle, qui s'est appelée par exemple, le fait qu'il ne parle plus du Nom-Du-Père, mais des Noms-du-Père, c'est à dire que le Nom-Du-Père n'est plus pensé comme un universel, mais comme quelque chose qui est une variable, équivalente à un symptôme, dira-t-il jusqu'à la fin de son enseignement, c'est à dire qui est à produire cas par cas.
Qu'est-ce qui a fonction pour un sujet de limite de jouissance ? C'est ça la fonction du Nom-Du-Père, d'abord. Mais aussi, qu'est-ce qui a fonction pour lui de symptôme ? C'est à dire de ce qui va définir sa particularité, sa singularité, son mode de jouissance dans la société, son rapport avec les autres, puisque le symptôme, loin d'être un obstacle, est aussi ce qui fait qu'on a des liens les uns avec les autres. Ce n'est plus à partir d'un tous pareils, mais à partir d'une singularité, et c'est pourquoi il a inventé un dispositif, que vous connaissez sans doute, qui s'appelle la passe, qui est fait pour mesurer, à la fin de la cure, quel effet a été produit chez un sujet qui rendra compte du désir qu'il peut avoir à son tour de soutenir le désir de l'analyste. Ce n'est pas sans rapport avec cette question de: qu'est-ce qu'on peut désirer dans les conditions de la société actuelle ? Et ce n'est pas sans rapport non plus avec la dépression, puisqu'un des affects de la fin de la cure est justement un affect dépressif - bien que Lacan mette l'accent sur le fait qu'il y ait aussi un affect d'enthousiasme, l'envers en quelque sorte - un affect dépressif marqué par le fait que le sujet sait qu'il ne pourra plus se reconnaître dans ce qui faisait son existence antérieure. C'est que quelque chose a radicalement changé pour lui, marquant la perte d'une jouissance qu'il connaissait. Je crois que c'est très important qu'on puisse discuter de ces questions avec des analystes de toutes les écoles, quelles qu'elles soient.
Pierre Lafrenière: Vous avez dit que le sujet est heureux. Je voudrais poser la question: en quoi le déprimé est-il heureux ?
J.B.: Heureux. Encore une fois, si on veut penser, il faut pousser le paradoxe pour faire apercevoir des choses inhabituelles. Mais, oui, il est heureux. Attention ! Cela suppose qu'on ait une idée du bonheur qui ne refuse pas l'inclusion d'une jouissance mortifère en son sein. Cela, si on veut sortir de la logique du Bien, de cette idée que le sujet veut son bien. Il y a quand même un moment qu'on n'y croit plus beaucoup, depuis les philosophes du 19ème siècle. Même avant, il n'y avait qu'Aristote, pour y croire. Depuis que quelque chose s'est fissuré de l'identité du sujet, lui-même, il y a cette idée que le sujet travaille pour son malheur, mais le problème c'est de montrer comment, là dedans, il trouve quand même quelque chose.
Donc, dans la dépression, j'y ai insisté, le sujet trouve un mode d'identité, qui tend à éviter la division posée par la cause sexuelle. C'est d'ailleurs pourquoi vous entendrez très peu les déprimés parler de sexe, ça n'a pas l'air de les concerner. C'est un symptôme typique de notre époque, le fait que de plus en plus de sujets fassent souvent une impasse sur la question sexuelle. Ils ont accès à un objet qui n'est pas un objet directement sexuel, par exemple dans la drogue. C'est pour cela que Lacan dit que le drogué, c'est celui qui refuse le lien avec la castration et avec le phallus. Il veut avoir un accès à la jouissance, qui ne passerait pas par la division de la sexualité. Or la psychanalyse, c'est elle qui réintroduit toujours ça. Dans le cas du déprimé, on a justement un mode de jouissance qui serait un mode de jouissance qui échapperait à la division: "- Je suis ça, je suis déprimé, je suis nul". Une espèce d'accès à son être, direct, indépendamment de la division sexuelle qui est inévitable, pour tout sujet humain. C'est justement ce mode du bonheur paradoxal, que nous mettons au travail de la division.
Si on veut penser les choses analytiquement, il faut toujours se poser la question: comment le sujet se satisfait-il quand même ? Puisque c'est le propre de la pulsion, si, tel que Freud nous l'a appris, nous prenons le sujet à partir de la pulsion. La pulsion se définit par le fait, qu'elle se satisfait toujours puisqu'elle n'a pas un objet qui lui est propre, elle trouve donc toujours un moyen de trouver quelque satisfaction quelque part. C'est pourquoi nous avons cette logique là, qui est de dire, le sujet se satisfait, quelles que soient les conditions, en quelque sorte, de son existence, dans ce mode du bonheur. Mais Lacan ajoute: cela ne veut pas dire que, de là, lui vient l'idée qu'il échappe à quelque chose, qu'il y manque quelque chose. C'est pourquoi il peut y avoir un mode de l'adresse. Parce que, pour tout sujet humain, il est impossible de s'arranger complètement tranquillement avec le sexe. Il y a toujours un petit symptôme quelque part, de ce point de vue là. La psychanalyse consiste à reprendre les choses à partir du symptôme, en tant que sexuel. Pour le sujet déprimé, cela se présente très rarement comme ça, il est plutôt du côté de: "Ça ne m'intéresse pas".
Michèle Lafrance: Ce qu'on entend, c'est que le déprimé se présente avec une identification à ce symptôme. Mais il y a aussi: "Ce n'est pas de ma faute, c'est de la faute de l'Autre". Dans le champ social, on voit souvent un certain type d'intervention tentant justement de modifier l'extérieur, pensant que…. Bon… en changeant de logement, en changeant de travail, … que là, la question sera une fois pour toute réglée.
Mais pour en revenir à la question du discours du maître, dont vous parliez, tout à l'heure, vous laissiez entendre qu'il y aurait une perte de ce côté là, du discours du maître. Est-ce que, précisément, ça n'est pas le discours, celui de la science, noué au discours capitaliste, qui fait fonction de discours du maître ? Il est bien sûr désincarné du fait que ça ne prend pas figure chez le roi ou autre, mais c'est quand même quelque chose qui pousse le sujet, qui le pousse à consommer par exemple…
J.B.: Oui, mais c'est quand même tout à fait différent, puisque ce que dit Lacan, c'est que le discours de la science est un discours qui attaque le lien social. Contrairement au discours du maître qui est un discours qui organise le lien social. On organise le lien social à partir d'un point d'impossible. Dans le discours du maître, c'est le point d'impossible entre le sujet et l'objet, qui fait qu'on passe par l'Autre, par S1®S2, par l'articulation, l'inconscient, puisque Lacan dit que le discours du maître est homologue au discours de l'inconscient. Alors que dans le discours capitaliste, on a l'impression, on a l'idée, on a la tentation qu'on aurait un accès direct à l'objet, sans passer par l'Autre, c'est pour ça que ça attaque le lien social. L'objet ne serait pas impossible. C'est quand même la première idée de Freud !
Qu'est-ce que c'est que l'objet ? C'est d'abord la mère, en tant qu'elle serait la seule chose désirable, mais comme le sujet humain est fondé sur l'interdiction de l'inceste, et donc que la mère est inaccessible, le sujet ne peut qu'introduire sa demande dans le rapport à l'Autre, d'une façon qui est marquée par cette inaccessibilité même. Donc le lien social marqué par cette impossibilité, c'est ce qui fait tourner la chose. Il y a toujours cette marque de l'impossible, mais en même temps quelque chose est récupéré de la jouissance dans le plus-de-jouir, dans le petit "a". C'est en quoi cela organise un lien social, dans lequel chacun peut à peu près trouver sa place, alors même que dans le discours capitaliste, c'est l'idée même du lien social qui est attaquée. Puisque le sujet n'a plus besoin de passer par la demande à l'Autre, demande qui suppose un point d'impossibilité. Puisqu'on n'a pas accès à l'objet, il faut en passer par l'Autre et donc par l'interprétation du désir de l'Autre, ce qui anime le sujet humain, qui lui fait produire un fantasme comme réponse à cette question sur le désir de l'Autre. La logique est quand même tout à fait différente, c'est pourquoi, Lacan note que le discours de la science produit plutôt des ségrégations. C'est ce qu'on voit de plus en plus dans la société actuelle et en France c'est très net, le souci de se protéger des émigrés, par exemple. Ce n'est pas un hasard cette peur d'une jouissance autre, qui ne serait plus maîtrisable par un discours, par le discours du maître traditionnel. Bon, ce n'est pas la seule cause, mais c'est quand même très frappant, le développement de cette logique là.
Z: J'aimerais essayer de reformuler la première question concernant la faute au discours capitaliste. Je pense aux anciennes sociétés socialistes, où le discours de la psychanalyse a subi la même crise, finalement. On n'était pas dans le même plus-de-jouir que dans les sociétés capitalistes, et pourtant là aussi il a disparu, alors, est-ce que c'est toujours la faute au capitalisme, si ça va si mal ? Ou est-ce que ce n'est pas une conséquence d'autre chose, c'est à dire que là aussi… c'est une question, c'est une hypothèse pour moi, je n'ai pas de réponse… que là aussi on confond la cause et les conséquences. (…)
J.B.: Quelle est la cause alors ?
Z: …Je me demande pourquoi, telle que l'idée du déprimé est exprimée là, je me demande pourquoi le dépressif irait voir un psychanalyste ? Il n'ira pas.
J.B.: C'est souvent le cas, en effet, il ne va pas voir un psychanalyste. Mais je n'ai pas dit que c'était la faute au discours du capitalisme, je n'ai pas parlé en ces termes, j'ai simplement essayé de cerner quelle était la différence des modes de lien social produit par une certaine généralisation, universalisation, de la science, en tant qu'elle universalise le sujet, le coupe de sa cause, tous pareil et du capitalisme en tant qu'il produit une logique du rapport à l'objet comme objet du marché. C'est une logique qui opère d'elle-même. Dans les sociétés dites socialistes, entre guillemets - est-ce que cela l'était vraiment ? C'est quand même assez douteux, même pour ceux qui y ont cru - cela produit un autre effet, encore plus ravageant, ce n'est pas le sujet produit comme objet du marché, mais c'est la fonctionnarisation de la position du sujet. C'est à dire que le sujet est là, en quelque sorte, coupé d'une jouissance possible, par un univers de discours bureaucratique. Ça ne donne pas un meilleur résultat. Ce n'est donc pas une question de faute, il s'agit de repérer simplement quelles sont les conditions dominantes d'une organisation sociale, à laquelle j'ai bien dit que le sujet participait. Je ne l'ai pas présenté comme victime. J'ai insisté sur le fait que la question de l'altérité est au sein même du sujet et comme dit Lacan: l'individuel, c'est le sujet du collectif. On ne peut pas opposer l'un et l'autre. Mais c'est difficile effectivement de penser: est-ce qu'il peut y avoir un autre mode ? Actuellement on n'a pas de réponse à ça. Il y a un autre mode, au un par un, c'est à dire qu'une psychanalyse doit mener à un rapport au désir, différent de celui proposé dans le mode de lien social actuel. C'est ce que Lacan a appelé la sortie du discours capitaliste, c'est à dire la possibilité de désirer un objet, qui ne soit pas identifiable à un objet du marché. Ça n'est pas rien !
Pierre Lafrenière: Est-ce qu'on pourrait dire que les symptômes changent du fait que les signifiants, en un temps donné, changent et donc, du coup, la cause ? Par exemple, on dit, aujourd'hui, que le symptôme de dépression est un effet produit par certains nombres de signifiants qui circulent dans notre société, alors qu'autrefois, d'autres types de symptômes étaient des symptômes d'une société donnée. Du coup, la cause du symptôme n'est pas comme telle le discours, mais autre chose que le discours. Donc la question est: quelle est la cause du symptôme ?
J.B.: Attention ! Je n'ai pas dit que la cause du symptôme c'était le discours. La question sur laquelle je m'interrogeais, c'était: pourquoi est-ce que cela prend cette forme ? La cause du symptôme, je l'ai énoncée dès le départ: c'est l'inconciliable entre l'être parlant et le sexe, pour tous, quelle que soit l'époque, ça sera toujours comme ça, c'est ça la structure. C'est que pour l'humain, le sexe n'a rien de naturel. Le rapport au partenaire sexuel n'est pas de complémentarité. À partir de là, le mode sous lequel ça s'organise, est évidemment lié au discours dominant dans une société. Mais ce n'est pas la cause. La cause elle est toujours dans le fait qu'il y a un inconciliable entre le sexe et le sujet parlant, c'est valable pour tout sujet humain, à toute époque, quel que soit son sexe biologique, et que simplement la modalité sous laquelle il répond à ça, c'est à dire qu'il invente un symptôme qui lui est propre, va aussi s'appuyer sur les figures dominantes de l'époque. C'était valable avec les hystériques qui, du temps de Freud, s'adressaient au maître - le maître de l'époque c'était encore le médecin - et donc cela donnait le type de symptômes qu'on a connu. Aujourd'hui, ça n'est plus comme ça, c'est un symptôme beaucoup moins discursif, parce que le maître moderne n'est pas discursif. Il ne parle pas. Il n'est pas discursif au sens où il ne produit pas une doctrine, il ne produit pas un savoir, il produit des solutions bureaucratiques, si l'on veut, des solutions techniques, économiques, ce n'est pas la même chose. Je n'ai nullement dit que le symptôme moderne était lié au discours. Ce sur quoi l'on s'interroge aujourd'hui, c'est:pourquoi la forme dominante du symptôme prend-elle le style dépressif ? Ça n'est pas la cause. La cause, c'est toujours la même, c'est l'irréconciliable du sexe et de la parole. Donc il ne produit que des solutions particulières. Il ne faut pas confondre la cause et la mise en forme, l'enveloppe formelle, comme dit Lacan, qui est liée au symbolique, puisque les modes d'articulations symboliques, varient selon les époques et selon les modes dominants du lien social. Mais le lien social, le capitalisme, n'est pas la cause du symptôme. Il y en a eu bien avant et il y en aura bien après, s'il y a un après…
A : Je voulais demander, il y a beaucoup de gens qui consultent pour des psychothérapies. Des déprimés, c'est une des premières cause de consultation. Et ces personnes là, sont dans une demande - je ne sais pas comment la formuler, je ne suis pas habituée à ce langage lacanien, alors je suis un peu mal à l'aise - j'ai l'impression que ces gens là sont justement dans une demande qui est autre qu'une consommation directe d'un objet. Ils sont dans une demande par rapport à l'autre qu'on est. Pour eux "psychanalyse" ça ne veut pas dire grand chose, pour le psychothérapeute, cela peut avoir un certain sens. Je me demandais qu'est-ce qu'on peut faire, même s'il ne vient pas en psychanalyse et qu'il a cette demande par rapport au fait qu'un autre lui formule autre chose que ce qui est proposé par la société actuelle ?
J.B: Vous avez tout à fait saisi ce que j'ai dit, c'est à dire qu'effectivement il s'agit de permettre ça. Permettre qu'il y ait une issue subjective à cette impasse et, pour ce faire, il s'agit effectivement que dans la rencontre avec le sujet qui peut se dire déprimé, il ait l'idée que nous soutenons autre chose, l'idée qu'il y a d'autres modes de désirer que celui là possible, et que cela suppose que lui, veuille bien s'y mettre, au travail, à accepter de perdre, etc. Ce qui n'est pas toujours le cas. Mais vous avez bien perçu que c'était cela l'enjeu de la rencontre, c'est une affaire de rencontre, la psychanalyse, ce n'est pas une affaire d'indication simplement: -Il faut que vous fassiez une psychanalyse. Cela, on sait bien que, généralement, ça se perd dans les brumes les plus lointaines. C'est une affaire de rencontre avec justement, c'est ce que j'ai soutenu dans la fin de mon exposé: comment incarner le désir d'autre chose ? Autre chose que ce que le sujet connaît déjà et qui produit, chez lui, cet affect de dépression et d'ennui. C'est valable pour tous ceux qui veulent soutenir quelque chose d'une position subjective par rapport à ce type de symptôme.
B : Bonsoir. Je vais poser une question qui est un peu en dehors du problème de la dépression, mais vous m'avez semblé très négatif par rapport au monde actuel, que vous appelez monde capitaliste, l'autre terme que vous utilisez, c'est les marchés. Pourquoi êtes vous si négatif envers ce monde actuel ? Et j'ajouterai autre chose, vous avez dit: depuis l'effondrement du communisme, il y a absence d'altérité, une espèce d'universalité imposée par la science et le modèle capitaliste. À mon avis, c'est tout à fait contestable, dans le sens où, si on prend le champ politique, il y a toujours des alternatives, il y a des mouvements de retours à la nature, même s'ils n'existent pas, ils existent dans le discours. Et puis si on prend le mode des objets, vous avez parlé des ordinateurs qui offraient un monde unique et universel, et bien, il se trouve qu'il y a des objets qui se veulent différents des autres, uniques. Si on prend les ordinateurs, on peut parler des Macintosh, dont la publicité est justement: objets différents des autres. Alors pourquoi cet aspect négatif ?
J.B.: C'est vraiment curieux que vous ayez entendu cela comme ça ! Ce n'est pas du tout ce que j'ai dit. Enfin, comme si ce que j'avais dit était un éloge du passé, alors que j'ai, au contraire, soutenu l'idée que la psychanalyse n'était possible, qu'aujourd'hui. Lacan le note dans son article sur Les complexes familiaux, il a fallu l'effondrement du système habituel, que le discours du maître s'effrite, la fin des empires si on veut, pour que la psychanalyse soit possible. Donc ce n'est pas du tout négatif. Seulement, Lacan dit: il n'y a pas de progrès, c'est à dire qu'on n'a pas à attendre du mieux. Il y a des différences dans le mode du lien social, mais ça n'est pas de l'ordre du progrès. Bon, si vous trouvez que c'est un grand progrès que de pouvoir désirer Macintosh ou P.C., je trouve que c'est quand même un peu léger comme mode de choix. Si c'est tout ce qui nous reste comme mode du désir, je ne sais pas si c'est suffisant à soutenir, c'est pas très sexuel quand même, comme choix ! Il me semble. Mais je n'ai aucunement dit qu'on était contre le progrès etc. On montre simplement comment cela déplace la question et, au contraire ce que Lacan soutient, c'est que si les psychanalystes sont capables de faire quelque chose en commun, on sait combien c'est difficile, et bien, au contraire, quelque chose est possible parce que justement le sujet classique, si l'on veut, qu'est-ce qu'il faisait quand il avait un problème ? Il se raccrochait à un morceau du maître, quand une solution ne marchait pas, il allait en prendre une autre, dans un autre idéal. Aujourd'hui on voit quand même le côté inconsistant de cette solution, c'est à dire que cela ouvre la voie au possible d'une autre façon de faire, d'une autre façon de traiter son rapport à la jouissance, c'est donc que les conditions actuelles, d'une certaine façon, sont meilleures pour la psychanalyse, puisque la psychanalyse est une des rares pratiques sociales qui soutient le désir au particulier sans aucun idéal a priori, sans aucune idée de ce qu'est le bien pour un sujet ou pour un autre, c'est ce que disait Madame: "Pouvez vous m'apporter quelque chose d'autre que ce que je connais déjà ? Soutenez-vous un autre mode d'existence par rapport au lien social et aux objets que celui qui nous est proposé habituellement ?" La généralisation de ce mode capitaliste où, personnellement, je ne vois pas d'altérité, cela va peut-être venir…
Au fond, à propos de cette idée de retour à la nature, Lacan fait cette remarque très frappante, que les éléphants ont commencé à disparaître, quand on en a parlé, c'est à dire, qu'avant, les éléphants, ils allaient très bien, personne n'en parlait. À partir du moment où on a commencé à s'intéresser aux éléphants, les humains ont dit, il faut protéger la nature, il faut sauver les bêtes, enfin bref, tout le discours sur la nature à préserver, et bien, on en fait un objet qui n'est plus naturel. Je lisais une étude de marché, très intéressante, dans Le Monde, la semaine dernière, qui disait que le système capitaliste aujourd'hui, s'intéresse énormément à la nature en tant que telle, il y a, apprenait-on, une source de profits énormes dans l'écologie, c'est à dire dans l'idée qu'on va traiter la nature de la façon capitaliste traditionnelle, pour la préserver comme nature, qu'on peut extraire de la nature une plus-value qui n'y est pas naturellement. Ainsi, le bois, on ne va pas le traiter comme un objet du marché, le transformer en rondins, on va le traiter comme un objet naturel, on va dire: c'est un espace à protéger, il ne faut pas y toucher, et ça on en fait une nouvelle source de profitabilité. L'empire de la logique capitaliste, il se marque, y compris, sur les objets dits naturels. On voit bien la fonction, par exemple, de la préservation… sauver les baleines, enfin tout ça ! C'est un nouveau mode de mainmise de la science sur la nature qui peut tout à fait s'intégrer dans la logique du système capitaliste. Mais je ne porte aucun jugement de valeur quand je dis ça, je ne suis pas passéiste, je ne veux pas retourner dans la nature ou dans la forêt, on travaille avec ce qui existe. On voit quelles sont les conséquences pour le sujet, dans sa manière d'être déboussolé, désorienté, les conséquences sur ses interrogations concernant ce qu'il doit faire, la conduite à adopter dans le monde actuel. Mais bon, si vous pensez qu'il y a une véritable altérité dans le choix entre P.C. et Macintosh, j'avoue que je suis un peu surpris ! Si c'est tout ce qui nous reste comme choix ! Je pense que votre pensée est plus compliquée que ça, quand même !
B : Le monde actuel qui est très tourné autour des objets, ce que vous appelez le monde capitaliste, en fait c'est le monde des objets, le monde marchand. Finalement on voit que les marchands réintroduisent la spécificité et la différence, il y a énormément de produits qui aujourd'hui essayent de se distinguer des autres, on est quand même passé de la Ford T, où c'était la même voiture pour tout le monde à, maintenant, des constructeurs automobiles qui essaient de se différencier et de produire des objets, pas uniques, c'est vrai, mais suffisamment différents des autres pour offrir des choix différents. C'est vrai que c'est une pauvre altérité… mais c'est une façon de se différencier.
J.B.: La publicité opère là dessus. Elle essaie de créer un désir qui ferait que les gens ne s'identifieraient pas à tout le monde, de trouver ce que l'on appelle, dans la logique du marché, des niches. Je suppose que c'est à cela que vous faites allusion. La logique des niches s'applique à trouver quelle est la chose qui n'est pas encore produite, et qui n'intéresserait que 200 personnes. Ce, au lieu de la logique universelle: la Ford T pour 10 millions d'habitants. Macintosh a fonctionné là dessus: nous on est spécial, à part, branché, pas comme tout le monde et ça crée un marché spécifique. Mais c'est toujours, quand même, dans la même logique. C'est un peu ce que Freud appelle le narcissisme des petites différences. Les psychanalystes adorent ça. Ils ont beaucoup de mal à faire lien social entre eux, parce que chacun pense avoir sa petite théorie sur la question. Freud l'avait déjà repéré.
B : Est-ce que la psychanalyse propose autre chose ?
J.B.: C'est ce que j'ai essayé de démontrer. Elle propose certainement autre chose que de choisir entre P.C. et Macintosh ! Mais elle ne propose aucun objet qui serait le bon. L'objet est produit par la cure, d'une certaine façon, c'est la fin de la cure qui dit ce qui convient au sujet. Parce que la fin de la cure c'est de produire une certaine satisfaction, ce n'est pas d'idéaliser le ratage, le manque, produire un certain mode de satisfaction qui permet au sujet de vivre moins mal qu'avant. C'est l'idée que Freud avait, que la psychanalyse devait alléger quelque chose du poids du symptôme.
X: Je voudrais poser une question de clarification. Vous avez parlé des équivoques du langage, je pense que quand vous dites discours capitaliste, en premier, je pense que c'est une expression de Lacan, et que c'est le discours et que c'est ce qu'il représente.
Et deuxième question sur l'équivoque du langage. Quand vous parlez de l'inconciliabilité entre le sexe et le langage, est-ce que vous parlez de tout ce qui est relation inadaptée à un autre, ce qui contient toutes les relations au réel, qui sont du type sexué ? Mais c'est une relation impossible, il n'y a pas de rapport sexuel avec le réel. Est-ce que c'est de ça dont vous voulez parler ? Ce n'est pas la sexualité entre l'homme et la femme seulement dont vous voulez parler, ce n'est pas le capitalisme tel qu'il est nommé par tout le monde dans la société, c'est le discours capitaliste dit par Lacan. Je voulais juste que vous disiez ce que vous pensiez de ça.
J.B.: Je n'ai pas dit justement que c'était de l'ordre de l'inadapté, parce que si c'était inadapté cela voudrait dire que ça peut être adaptable, ce n'est pas de ce registre. C'est à partir du point d'impossible du "il n'y a pas de rapport sexuel", c'est à dire que entre l'homme et la femme, il y a des tas de relations, mais pas de rapport. C'est parce qu'il n'y a pas de rapport, c'est à dire pas d'harmonie inscriptible de la complémentarité de leur lien, qu'on passe son temps à avoir des relations, à essayer d'accrocher quelque chose, faute de trouver le rapport, au sens de ce qui s'écrirait d'une complémentarité ou d'un rapport stable. C'est ça le réel de la psychanalyse, c'est le réel du "pas de rapport sexuel". Justement ce sur quoi je voulais insister, en parlant du symptôme moderne, c'est qu'il a tendance à produire un évitement de la question de la cause sexuelle, c'est à dire de la division dans la rencontre avec l'autre, avec le partenaire sexuel. Il tend à
avoir accès à un objet qui est asexué, parce que le propre de l'objet tel que j'en ai parlé aujourd'hui, c'est que la différence sexuelle ne le concerne pas du tout.
La psychanalyse consiste à réintroduire la cause sexuelle, comme cause de la division, dont on sait que si on ne la traite pas, elle est encore plus embarrassante que si on la traite, bien qu'elle soit intraitable… C'est le côté incurable de tout sujet humain. Il est impossible qu'il y ait un sujet humain qui n'ait pas de symptôme, donc, on va simplement chercher à savoir quel mode de symptôme est possible, qui soit à la fois le moins destructeur pour le sujet et le plus compatible avec un lien social un peu nouveau, si c'est possible. C'est ça la logique de ce que j'essaie de produire. Mais effectivement on ne discute pas du capitalisme comme ça, in abstracto, ce n'est pas notre objet. On le discute sous l'aspect de la conséquence que ça a sur la question - rapport sexuel qui n'existe pas -, c'est à dire sur le lien entre les sexes en tant qu'impossible. Ce n'est pas en soi. Le capitalisme, ce n'est pas du tout une histoire du genre: "Ah ! Mais vous regrettez l'ancien temps où il y avait de bons maîtres classiques". Ce n'est pas du tout ça ! Au contraire, on montre comment il a fallu que ça ne tienne pas pour que la psychanalyse apparaisse et justement pour essayer de traiter la question autrement que par l'ancien système. C'est ce que j'ai essayé d'expliquer avec l'apologue que j'ai fait sur la reine Victoria.
Aujourd'hui, on ne peut plus attendre de la société qu'elle nous dise quoi faire de sa libido. Elle ne sait plus quoi proposer, sauf une chose quand même, c'est qu'elle veut que ce soit transparent, d'où l'histoire de Clinton. Clinton a eu des problèmes, non pas parce qu'il a eu des relations avec sa secrétaire, mais parce qu'il y avait un mensonge, et donc, ce qui est insupportable aujourd'hui, c'est que ce ne soit pas clair et transparent. Il y a une espèce de forçage de la vérité, justement. Alors que du temps des rois, ils en faisaient beaucoup plus et ça ne dérangeait personne, on acceptait que le roi fasse ce qu'il veut, on ne l'obligeait pas à être traité comme tout le monde, ça aussi c'est une conséquence de l'universalisation, même le Président, l'homme le plus fort du monde, doit être traité comme tout le monde. Qu'il n'y en ait pas un qui dépasse les autres ! D'où la phobie, dans notre société, de la hiérarchie, du commandement… Et là, je ne suis pas en train de revenir au passé, quand je dis ça, mais de traiter un problème très actuel.
Michèle Lafrance: D'où la phobie, aussi, face à celui qui pourrait faire figure de maître.
J.B.: Absolument.
Remerciements et rendez-vous pour le lendemain