Ce texte est la transcription de la conférence, établie par Mario Lortie et corrigée par Anne Béraud, à partir des bandes sonores. Il ne s'agit pas d'un texte sur lequel M. Bassols s'appuyait, mais d'une conférence où l'on reconnaîtra le style "parlé".
Anne Béraud: Nous avons le plaisir ce soir d'accueillir Miquel Bassols, psychanalyste, espagnol.
Nous vous remercions vivement, Miquel Bassols, d'être là, venu de-ci loin, de Barcelone.
Miquel Bassols est membre de l'A.M.P. (Association Mondiale de Psychanalyse). Il est aussi Président de l'École Européenne de Psychanalyse.
Miquel Bassols est donc l'invité du Pont Freudien.Le Pont Freudien est un petit comité composé de quatre psychanalystes montréalais: Michèle Lafrance, Annick Passelande, Pierre Lafrenière et moi-même, Anne Béraud, qui s'est donné pour mandat de faire venir à Montréal, des psychanalystes travaillant dans d'autres pays; donc d'organiser ces échanges afin de faire "pont", comme son nom l'indique, avec des collègues étrangers. Notre but est également de promouvoir la diffusion du discours psychanalytique à Montréal, afin de travailler à ce que quelque chose de la psychanalyse, de la théorie freudienne, de l'enseignement de Jacques Lacan puisse être transmis, à partir de thèmes d'actualité véhiculés dans le champ social au Québec.
Nous avons choisi d'organiser trois rencontres par an, avec la même formule à chaque fois:
une conférence le vendredi soir, puis une fin de semaine de séminaires.
Je suis déjà en mesure de vous annoncer la prochaine rencontre, qui aura lieu les 28, 29 et 30 mai 1999, sur le thème: "Les psychoses". Notre invité sera un italien: Antonio di Ciaccia, psychanalyste, membre de l'Association Mondiale de Psychanalyse, Président de l'Institut de psychanalyse à Rome.
Revenons à notre thème de ce soir: nous sommes partis de la clinique, de ce que nous entendons dans nos cabinets et ressources ou institutions où nous travaillons.
Il est fréquent d'entendre les gens se plaindre de crises de panique ou d'états d'angoisse.
Donc, Miquel Bassols va nous entretenir de cette référence cruciale de la psychanalyse: l'angoisse.
L'angoisse vient en place de quelque chose que le sujet ne peut nommer, les mots y manquent. L'angoisse est référée par Freud, à la perte d'un objet fortement investi; elle est articulée par Lacan comme un affect qui ne trompe pas, qui saisit le sujet au bord d'un réel, d'un vide.
Cette conférence, je pense, va nous permettre d'en apprendre plus sur ce que répond le psychanalyste à celui que cette vacillation saisit.
En quoi la perspective de la psychanalyse est-elle différente des réponses le plus fréquemment proposées aujourd'hui? Les symptômes liés à l'angoisse sont récupérés par le discours médical: de plus en plus de gens sont médicamentés et, dès lors, dépossédés de ce qu'ils ont de plus réel. Les symptômes, alors rapportés au signe d'une maladie, peuvent-ils, pour celui qui vient s'en plaindre à un psychanalyste, être rendus à leur valeur de parole qui cherche à se faire reconnaître?
Je cède là-dessus la parole à Miquel Bassols.
J'en profite pour vous dire qu'à la suite de la conférence, il y aura une période d'échanges, de questions, qu'on souhaite enrichissante.
Miquel Bassols
Merci beaucoup à Anne Béraud pour cette introduction. Je vais d'abord remercier sincèrement les collègues du Pont Freudien pour cette invitation. Il s'agit d'un travail qui se poursuit dans le cadre du Champ Freudien, dans l'orientation lacanienne et dans le cadre des échanges de l'École Européenne de Psychanalyse.
Je vais exposer quelques points surl'angoisse, ses objets et la réponse du psychanalyste, mais surtout voir ce que vous pouvez m'en dire aussi, quelle sorte d'échange pouvons-nous avoir après ce que je vais vous dire.
Il y a quelques jours, un sujet est venu me rencontrer pour demander un traitement psychanalytique. En fait, il venait demander quelqu'un qui pouvait être témoin, qui pouvait écouter son expérience d'angoisse très profonde. Il était bouleversé par une expérience récente d'angoisse. Il avait suivi un traitement pharmacologique, avec des anxiolytiques qui avaient apaisé un peu les effets de l'angoisse. Mais pour lui, il était clair que l'expérience de l'angoisse comme telle, restait encore irréductible, marquée à un point d'inflexion irréductible dans sa vie. Il venait me parler de cette expérience qui avait été irréductible pour lui.
Il me fait part, donc, d'une série de symptômes, des troubles organiques surtout, qu'il éprouve. Et tout à coup, dans ce premier entretien, dans cette première rencontre avec lui, au moment où il veut parler de l'expérience qu'il a faite d'une séparation, d'une séparation très douloureuse, il me lance une expression très précise et frappante pour définir ce moment d'angoisse.
Il emploie cette expression, pour se référer à l'angoisse: "cette épée invisible qui traverse l'âme". Cette épée - espada, comment on dit, comment on prononce: épée ? - "Cette épée invisible qui traverse l'âme". (Je dois dire que ma prononciation est catalane, plus qu'espagnole. Alors, peut-être qu'il y aura des nuances dans la prononciation, que je devrai préciser).
Enfin, je n'ai pas trouvé une définition plus précise pour introduire ce que je vais vous exposer, sur l'angoisse, que l'expression de ce sujet, pour parler justement des objets de l'angoisse et de la réponse que peut donner le psychanalyste.
Une épée invisible, cela nous indique déjà - comme l'indiquait Anne Béraud dans son introduction - que l'objet de l'angoisse est un objet très particulier: un objet qui n'est pas un objet empirique. Un objet qui n'est pas isolable comme tel dans la réalité, comme une donnée objective.
L'angoisse est d'abord, se pose d'abord, se transmet d'abord, comme une expérience subjective qui n'a pas, dans ses premiers moments, de référence extérieure précise. Mais c'est vrai qu'une épée invisible peut être un objet aussi consistant pour un sujet, qu'un objet de la réalité extérieure. Pour ce sujet, vraiment, il y avait une consistance. Quand il disait: "cette épée invisible", on écoutait là quelque chose qui avait un poids très important pour lui.
Mais cette particularité de l'angoisse, cette qualité invisible de l'objet, a motivé quelquefois l'idée que l'angoisse serait un phénomène sans objet, que l'angoisse n'a pas d'objet. Et on trouve quelquefois cette définition dans des traités psychologiques: l'angoisse n'a pas d'objet. C'est une erreur. Une certaine conception psychologique a réduit l'angoisse à un trouble organique ou même cognitif, laissant hors de son champ, la question du sujet et de son expérience subjective comme telle, expérience de l'angoisse.
Par contre, l'expression "une épée invisible" nous dit que l'angoisse est le signe, est un signe dans le sujet, d'un objet qui n'a pas de représentation, qui n'a pas d'image même. Et c'est de cet objet si particulier, qui traverse l'âme, qui est d'ailleurs aussi l'âme invisible, c'est de cet objet qui divise - l'angoisse - qui divise l'âme, dont je voudrais parler. Je vais essayer de dérouler neuf points pour tenter de cerner la nature de cet objet et de son expérience dans le sujet.
D'abord le premier point sur la définition de l'angoisse même. Quelle définition pour l'angoisse?
Pour la clinique psychiatrique actuelle, par exemple dans le DSM IV - c'est un peu le guide Michelin de la psychiatrie - on trouve là tous les lieux pathographiques du sujet contemporain. Et bien évidemment, il y a un très grand chapitre dédié à la question de l'angoisse, mais sous le nom par exemple d'anxiété, de panique, de phobie, dans un continuum de phénomènes, sans une distinction très précise - on confond la phobie avec l'angoisse, avec la panique, ce que l'on appelle l'attaque de panique. Et sous le chapitre des troubles d'anxiété, on trouve ainsi la description de toute une série de phénomènes très divers: des palpitations, des tremblements, de la transpiration, la sensation d'étouffement, oppression ou malaise dans le thorax, instabilité générale, mal au cœur, vertige, peur de mourir, des frissons; mais aussi, d'un autre côté, on décrit la peur devant un objet ou une situation spécifique: un animal par exemple, habituellement dans la phobie, aussi la claustrophobie dans les espaces fermés ou l'agoraphobie aux espaces ouverts ; la phobie, ce qu'on nomme la phobie sociale par exemple, etc., etc. On décrit très précisément tous ces phénomènes. Mais ce sont des effets physiologiques, pourrait-on dire, des effets organiques, des effets dans l'organisme, de ce qu'on pense être l'angoisse, mais ce n'est pas l'angoisse elle-même, qui semble très difficile à définir comme telle. En tout cas, avec toutes ces descriptions, on ne définit pas la cause de l'angoisse, mais ses effets, dans ce que l'on appelle finalement l'anxiété.
C'est vrai que Freud même commencera par là, par distinguer l'anxiété, c'est-à-dire les effets organiques de l'angoisse, comme expérience subjective.
En tout cas, il faut remarquer cette difficulté à définir l'angoisse comme telle. L'angoisse elle-même manque de représentation clinique. Elle manque de représentation dans les descriptions des phénomènes; nous rencontrons dans sa description ce manque d'image, même nosologique. Il y a donc l'expérience subjective de l'angoisse qui reste irréductible à cette description clinique du concept même de l'angoisse. Et c'est pour cette raison qu'il est beaucoup mieux de se rapporter au discours du sujet lui-même, au témoignage même du philosophe ou du romancier, par exemple. C'est ce que feront Freud et Lacan, c'est-à-dire s'adresser aux témoignages mêmes des philosophes, du romancier, pour essayer de cerner un peu plus cet innommable, cette chose ineffable qu'est l'angoisse, pour essayer d'apprendre quelque chose sur le concept de l'angoisse.
Justement, le concept de l'angoisse est le titre d'une des œuvres les plus importantes sur la question de l'angoisse. Le concept de l'angoisse est le titre d'une œuvre de Sören Kierkegaard, philosophe danois, de la première moitié du XIXe siècle, qui a écrit ce livre vraiment beaucoup mieux orienté, que beaucoup de traités actuels sur l'angoisse. Il s'agit justement du concept de l'angoisse, mais ce que dit Sören Kierkegaard est très intéressant: c'est un concept de ce qui n'a pas de représentation. Donc, c'est le concept de ce qui est un manque de concept lui-même, de ce qui n'est pas un concept. Et c'est pour ça que directement, il parlera de l'importance du manque, du manque pour concevoir ce concept de l'angoisse. Et dans ce sens, il anticipe certaines conceptions sur l'angoisse qui seront reprises par Freud et par Lacan. Par exemple, ce sera le premier qui dira que l'angoisse est un affect, comme le rappelait Anne Béraud au commencement. C'est un affect de l'âme. Un affect dans la même série que l'amour, la haine, par exemple. Même Freud ajoutera à ça, que tous les affects - l'amour, la haine, etc. - peuvent se transformer à un certain moment, en angoisse, et que l'angoisse est une sorte d'équivalent général de tous les affects dans le psychisme. C'est-à-dire que c'est un peu comme - oui, Freud dit ça - c'est la monnaie de la nation névrotique ; c'est-à-dire, c'est la monnaie avec laquelle on peut transformer tous les affects - l'amour, la haine - en angoisse.
C'est Kierkegaard qui parle d'abord de l'angoisse comme d'un affect. Il dit aussi que c'est l'expérience d'une possibilité très particulière, la possibilité de la mort. C'est-à-dire que l'angoisse est très liée, déjà pour Kierkegaard, au moment, au moment très important où le sujet se sait mortel; c'est-à-dire, peut se penser lui-même comme mortel. Nous savons qu'on ne vient pas au monde avec l'idée qu'on est mortel. Il y a un moment précis où l'on découvre qu'on est mortel. Ce moment est très lié, pour Kierkegaard, au fait de l'angoisse de se savoir mortel. Et nous verrons que pour Freud cela aura une importance cruciale; pour Lacan aussi.
L'angoisse, dit Kierkegaard, c'est un instant - il lie le fait de l'angoisse à la question du temps, à la temporalité du sujet - c'est l'instant de voir quelque chose et qui passe quelquefois très rapidement, mais qui laisse son effet sur le sujet, et qui ouvre un temps nouveau pour le sujet. Pour Kierkegaard, après l'angoisse, le sujet a changé. Nous assistons à un sujet nouveau après l'expérience de l'angoisse, après cette expérience de se savoir mortel. Bon, c'est pour ça, il comparera l'angoisse avec ce qu'il appelle le vertige de la liberté.
Pour Kierkegaard, le fait de se savoir mortel, c'est aussi la possibilité d'être libre. C'est une idée qu'on retrouvera chez Freud, c'est la possibilité d'assumer sa propre mort. Ceci nous fait aussi libre dans ce monde, et c'est une idée qu'on trouve déjà dans cette définition de l'angoisse très proche du vertige de la liberté, comme dit Kierkegaard.
Et dans un deuxième temps, dira Kierkegaard, l'angoisse devient plus réflexive - et là il donne une définition très jolie - il dit: "le néant, qui est l'objet de l'angoisse, devient de plus en plus quelque chose". Le néant, qui est l'objet de l'angoisse, qui est ce qui cause l'angoisse dans le sujet, devient de plus en plus quelque chose. Nous verrons que pour qu'un néant, un vide devienne de plus en plus quelque chose, il faut l'existence du langage. Sans le langage, il n'y a aucune façon de symboliser un vide, un néant. C'est grâce au langage, au symbole - Lacan dira: c'est grâce au signifiant - qu'on peut symboliser un vide et le transformer en un objet. Et c'est pour cela que l'angoisse est un phénomène si important, c'est à l'origine même de l'expérience du langage pour le sujet. C'est le moment où un néant peut se transformer en objet comme tel. Bon, nous verrons ça à travers quelques exemples après, mais je veux signaler simplement, que dans Kierkegaard on trouvait déjà un peu, certaines idées qui sont reprises par Freud et Lacan.
Donc, cela nous mènerait à une réflexion très lacanienne sur l'angoisse qui serait, qu'il faut étudier les formes diverses du néant en chacun de nous. C'est-à-dire, nous éprouvons de diverses manières, nous faisons des expériences diverses du néant dans notre vie, - l'angoisse est une de ces expériences les plus importantes - alors il faut faire une étude du néant. Je dirais même qu'une analyse est un peu ça. Une analyse, c'est pouvoir arriver à savoir comment on a expérimenté certains néants qui ont été angoissants dans notre propre vie.
Je passe au deuxième point. Cette conception a une conséquence clinique, pratique qui est très importante dans l'actualité. C'est la suivante: traiter les effets de l'angoisse, traiter l'anxiété, c'est-à-dire les effets organiques de tout ça, traiter ces phénomènes, ce n'est pas traiter la cause de l'angoisse. On peut faire disparaître les effets avec des anxiolytiques, c'est une façon efficace d'éliminer les effets d'anxiété, mais cela ne touche pas la cause de l'angoisse. Et c'est là où la psychanalyse a des questions à poser dans la clinique actuelle de l'angoisse. Il peut même y avoir un problème en pensant qu'avec des anxiolytiques, on va résoudre l'angoisse. Simplement on l'efface un peu, mais on ne touche pas à la cause, qui reviendra d'une façon ou d'une autre, si on ne modifie pas quelque chose à cette cause de l'angoisse.
Il faut dire que le sujet lui-même le sait, même quand il a éprouvé un certain apaisement des symptômes. Ce manque, ce manque qui est l'objet de l'angoisse, reste comme la cause même de l'angoisse, au-delà de l'effacement de ses effets. Et la question est maintenant la suivante: de quel manque s'agit-il dans la cause de l'angoisse ?
Donc, troisième point. Qu'est-ce que Freud nous dit sur cette causalité de l'angoisse ?
Je vais résumer un peu ce que Freud a dit sur l'angoisse. Je dois dire que demain, dans le séminaire qu'on fera sur la lecture d'un des textes les plus importants de Freud, - Inhibition, symptôme et angoisse - c'est une matière qu'on aura l'occasion de développer, ce qu'ont été les deux théories de Freud sur l'angoisse.
Il a eu deux théories, qui peuvent paraître contradictoires à première vue, mais qui se complètent assez bien finalement.
Dans une première théorie sur l'angoisse, Freud parle d'un excès de l'excitation pulsionnelle qui serait la cause de l'angoisse. Freud a une conception de l'appareil psychique comme un appareil qui doit maintenir un équilibre, une homéostase, un équilibre des forces, et quand il y a une pulsion, - celle que vous voulez, la pulsion orale qui veut manger, la pulsion sexuelle même, etc. - cet équilibre se rompt et il y a alors un excès d'excitation. Et cet excès, que quelquefois l'appareil psychique ne peut arriver à résoudre, se transforme - cet excès libidinal, cet excès pulsionnel - se transforme en angoisse. C'est la première idée freudienne sur l'angoisse: la libido, libido sexuelle, est transformée en affect d'angoisse.
Pourquoi y a-t-il cette transformation ? Parce que quelquefois, dans certains moments de la vie, l'appareil psychique ne peut pas symboliser toute la pulsion, ne peut pas symboliser toutes les demandes pulsionnelles du sujet, ne peut pas représenter, donner une représentation et une solution à ces pulsions, et alors cet excès pulsionnel qui ne peut pas être symbolisé ou représenté se transforme en angoisse.
C'est-à-dire que dans cette première théorie, il y a deux faces à la causalité de l'angoisse: il y a un excès d'un côté, un excès libidinal, et il y a un moins de l'autre côté, c'est-à-dire il y a un manque de représentation. Si on pouvait représenter toute la libido, toute la pulsion, on n'aurait pas d'angoisse. Mais justement, il y a toujours un déficit dans ce sens, il y a toujours un moins qui se transforme en excès du côté de l'angoisse.
Voici la première théorie de Freud sur l'angoisse, qu'il maintiendra jusqu'à la fin de son œuvre presque, jusqu'à ce texte: Inhibition, symptôme et angoisse. Et à la fin de son œuvre, Freud élaborera une deuxième théorie.
Il dira: l'angoisse, il faut la penser plutôt du côté du langage. Il commence à penser l'angoisse pas seulement comme un affect, mais comme le signal d'un agir. L'angoisse est un signal, un signal dans le Moi du sujet, de quelque chose qui est ignoré, d'un danger qui peut être extérieur, d'une situation extérieure, ou bien intérieure; mais qui en tout cas, manque d'une représentation précise. C'est un signe, mais un signe de quelque chose qui manque d'une représentation précise et qui apparaît comme un danger. Et là, il faut distinguer l'angoisse, par exemple, de la phobie.
Dans la phobie, il y a déjà un objet, le sujet sait très bien quel est le danger ; s'il a une phobie aux chiens, c'est le chien qui est le danger. Tandis que dans l'angoisse, comme dirait Martin Heidegger, "l'angoisse ne sait pas de quoi elle s'angoisse". C'est-à-dire, il y a un non savoir sur cet objet angoissant. Et dans ce sens, Freud distingue très bien déjà, à ce moment-là, ce danger intérieur ou extérieur comme quelque chose qui reste ignoré pour le sujet. Et Freud - Jacques Lacan le souligne à plusieurs reprises - fera de l'angoisse, un signe dans le Moi du sujet, de ce qui n'a pas de représentation.
Quatrième point. Je voudrais vous en donner un exemple intuitif au-delà même de la clinique. Je vous rapporterai la scène d'un film, je pense très connu ici aussi, c'est le film Alien. Une de ses versions, je crois que c'est la deuxième, Alien 2, est un bon traité sur l'angoisse. Parce que justement, dans toute une partie du film, on n'arrive pas à voir cet objet. On a certains signes qu'il y a quelque chose, mais on ne sait pas exactement quoi. En tout cas, ce sont les signes d'une altérité, d'une autre chose, d'une altérité radicale: c'est le septième passager. Et tout le charme de cet objet est que, dans toute une partie du film, il n'apparaît pas, il devient justement irreprésentable. Et l'équipage du vaisseau sait que cet objet, - cette petite bestiole qui quelquefois bouge, on voit qu'elle bouge mais on ne peut pas arriver à la voir -, va ici et là mais sans qu'il puisse l'appréhender dans une image ou même dans quelque chose de représentable. Cet équipage a un petit appareil qui détecte la proximité des Aliens. Un appareil qui fait un signe intermittent, qui, dans la théorie freudienne, serait justement la fonction du Moi. Le Moi qui reçoit un signe de la présence de quelque chose de dangereux. C'est un petit appareil qui a une lumière et un petit son.
Donc, la scène en question, c'est une scène où l'équipage est arrivé dans un long couloir absolument vide: il n'y a rien dans ce couloir. Ils sont là, avec cet appareil détecteur d'Aliens et le petit appareil, tout à coup, fait un signal, très léger, mais ce petit signal suffit à évoquer l'angoisse dans le groupe qui a le regard fixé dans le vide… sur le vide du couloir.
Alors là, la caméra se tourne vers les visages de l'équipage qui expriment vraiment l'angoisse. Un peu après, l'appareil fait à nouveau un signal intermittent, un signal un peu plus fort, qui indique que l'Alien doit être quelque part, pas très loin, peut-être juste au tournant du coin du couloir qu'on voit là, mais on ne voit rien. On voit seulement les visages angoissés de l'équipage. Et l'appareil augmente de plus en plus la fréquence de son signal, de son signe d'alarme qui est le signe de l'angoisse. L'objet même devrait être là, à un mètre… pas plus loin qu'un ou deux mètres du groupe, et on voit là le visage de l'angoisse très bien saisi par la caméra ; c'est le visage de la pure angoisse.
L'immobilité du sujet est très bien précisée là - le sujet immobile - il ne peut pas bouger devant ce néant, parce que finalement il n'y a rien. On ne peut pas voir ce qu'il y a là. Ce n'est pas la peur ça, ce n'est pas la phobie. C'est là la distinction clinique très importante à faire. Ce n'est pas la panique face à l'objet phobique. C'est la pure angoisse du sujet suspendu, immobilisé, fixé dans une indétermination absolue, dans une division subjective, pourrait-on dire dans les termes de Lacan. C'est la présence du sujet presque évanoui, presque divisé en lui-même, fixé dans cette indétermination devant ce qui n'a pas de représentation.
Dans la description de la réalité, si on voulait décrire la réalité de la situation - le vide du couloir encadré dans l'écran - on ne voit que le signe de ce qui n'a pas de représentation, mais on ne voit pas l'objet en question qui cause l'angoisse. On ne voit que le signe, fait dans le Moi, de cet objet. L'instant après ce moment d'angoisse, quand l'appareil produit déjà une suite presque continuelle de signaux, ça commence à aller très vite, un membre de l'équipage regarde juste au-dessus, au plafond, - c'est un plafond avec une sorte de grille métallique -, qui est tout plein d'Aliens ; ils sont juste au-dessus du groupe.
Et là oui, c'est déjà la panique! La réponse, c'est la fuite. L'objet se présente et ce n'est plus l'angoisse. Ce n'est pas l'angoisse, c'est la panique et la fuite. C'est vraiment la constitution de l'objet phobique comme tel - on dirait ainsi cliniquement - mais c'est déjà une réponse à l'angoisse. L'angoisse n'est déjà plus là, ce qu'on trouve là c'est la fuite devant l'objet, dans la panique. Et l'objet phobique prend corps alors pour le sujet, prend une représentation, prend une objectivation.
Bon, le moment qui nous intéresse est justement ce temps un peu avant l'apparition de l'objet phobique, ce temps avant, où l'objet n'est pas représenté et qui fait toute la question de l'expérience de l'angoisse. Ce temps très particulier où le sujet fait l'expérience de sa propre division, de sa propre disparition, je dirais, de sa propre mort. Je disais que pour ça, il fallait déjà vivre dans un monde du langage pour pouvoir penser sa propre mort. C'est justement aussi Martin Heidegger qui a écrit des choses intéressantes sur l'angoisse et qui disait: "Seul l'homme peut mourir, les animaux simplement périssent".
Parce que seul l'homme a l'expérience du langage et peut penser sa propre disparition. Nous savons que, par exemple, pour l'enfant, le moment où il arrive à se représenter comme mortel est un moment crucial. Dans la conception psychanalytique, on dirait qu'il se rapproche de ce qu'on nomme le complexe de castration, finalement c'est ça le complexe de castration. Ce n'est qu'arriver à se représenter soi-même comme absent, c'est-à-dire comme mortel. Et il faut dire que c'est tout un acquis ça! Avec ça on peut faire un tas de choses. Et on sait justement que l'angoisse face à ces moments, peut quelquefois laisser le sujet inhibé et sans la possibilité de se représenter justement comme mortel.
Bon, je vais passer un point que… parce que je vois que le temps court aussi.
Septième point, je vais à ce point directement, oui parce que sinon je n'arriverai pas au neuvième et que c'est le point qui m'intéresse parce que c'est la réponse du psychanalyste.
On pourrait se demander maintenant: quel est cet Alien pour chaque sujet? Quel est cet objet pour chaque sujet qui est là d'abord sans représentation et qui est cette expérience angoissante?
Freud définit cet objet comme la pulsion. La pulsion est justement ce qui est le plus "Alien" en chacun de nous. C'est le plus "Alien" parce que c'est une exigence de satisfaction constante.
Ce qu'on nomme la pulsion, ce n'est pas l'instinct. L'instinct, c'est quelque chose qui est dans la nature, qui connaît l'objet de satisfaction. Si on parle de l'instinct de la faim, la nourriture c'est l'objet qui va satisfaire l'instinct de la femme (faim). C'est-à-dire, il y a un rapport…
(Anne Béraud reprend Miquel Bassols sur la prononciation du mot faim qu'il a prononcé "femme".)
(Rires) Ah bon, d'accord, c'est pas mal ça! Alors c'est une équivoque intéressante ça, parce qu'on pourrait dire, oui quelle est la satisfaction de la femme? Bon ! Oui voilà, ça ira dans le sens de l'angoisse aussi pour le sujet (rires). Mais en tout cas, là on serait justement du côté de la pulsion, de la pulsion sexuelle, mais pas de l'instinct. Justement, ce que dira Freud, c'est qu'il n'y a pas dans le sujet, un instinct sexuel qui lui dise quel est l'objet de sa satisfaction sexuelle; qu'il n'y a pas une inscription dans le biologique, de l'objet de l'instinct sexuel; qu'on doit construire cet objet dans la sexualité justement.
Donc, et c'est ça la différence importante entre l'instinct et la pulsion: l'instinct connaît l'objet - et s'il n'y a pas cet objet, il n'y a pas satisfaction de l'instinct -, la pulsion doit le construire. Et c'est pour ça que la pulsion, c'est une sorte d'Alien. C'est quelque chose qui angoisse le sujet, parce que la pulsion demande une satisfaction, mais le sujet ne sait pas quel objet lui donner pour la satisfaire. Il faut dire que toute la société, tout ce qu'on appelle la société de production et de consommation est fondée sur cette question ; c'est-à-dire de proposer toujours des objets nouveaux à la pulsion, en sachant qu'il n'y a pas un objet approprié à la pulsion, qu'il y aura toujours une demande qui ira au-delà de l'objet proposé à la pulsion. On en fait déjà un marché, le fait de proposer, d'inventer toujours des nouveaux objets à ce "piranha", qui est la pulsion, quelque chose qui ne cesse de manger quelque chose sans se satisfaire.
Dans ce sens, Freud dira - et là c'est l'essence même de l'angoisse, telle que Freud l'aborde à ce moment - Freud dira, qu'à la limite toute pulsion est une pulsion de mort. Ce sera le concept freudien crucial pour comprendre cette angoisse de la pulsion.
Que dit-il de la pulsion de mort ? Il ditque la pulsion, c'est ce piranha qui travaille en silence dans chaque sujet, et qui, si on ne lui met pas une limite, impliquerait la mort même du sujet.
Un autre film pour proposer un exemple, que je trouve toujours très illustratif, dont le titre est: "La grande bouffe" de Marco Ferreri. Vous voyez là, par exemple, la pulsion orale, au-delà de la satisfaction du plaisir de faire un bon repas, d'avoir un bon jour de fête tranquille, un bon dimanche de fête; si on va au-delà, et on pousse et on pousse et on pousse et on mange un peu plus, on mange un peu plus, chacun avec son propre objet de satisfaction, à la limite cela aboutit à la mort de chaque sujet.
Cela veut dire que toute pulsion au-delà du plaisir - au-delà de ce que Freud nommaitle principe du plaisir -, toute pulsion répétée jusqu'à sa limite, arriverait à la mort du sujet. Et là c'est un fait absolument humain. En fait, on ne trouve pas quelque chose de semblable chez les animaux. Seul l'homme est affecté par cette instance de la pulsion de mort, à la limite. Lacan dira finalement que la pulsion de mort est un produit du langage. On devrait développer ça, mais c'est pour dire justement, que c'est dans cette instance de la pulsion de mort qui habite chaque sujet de façons diverses, qu'on peut repérer cet "Alien" qui est le plus ignoré de chacun, le plus intime, le plus Autre pour chacun.
Je passe au huitième point. On pourrait voir par exemple dans un cas, comme celui du petit Hans, un cas qui a été un des cinq cas importants traités par Freud - c'est un enfant de cinq ans -, on pourrait essayer de repérer cette pulsion et cet "Alien" dans le cas du petit Hans, parce que justement c'est un enfant qui, à ses cinq ans, développe une phobie, comme réponse à une angoisse très précise: l'angoisse de castration. On pourrait développer longuement ce cas. C'est un cas à étudier pour comprendre cette différence entre l'angoisse et la phobie, et voir pourquoi l'enfant construit normalement un objet phobique pour résoudre l'angoisse de castration. Ce qui est important là de comprendre, c'est que, par exemple, le petit Hans, il ne s'angoisse pas pour la possibilité de perdre sa mère, de l'absence de sa mère, mais il s'angoisse plutôt en raison de l'impossibilité ou de la difficulté de se séparer de sa mère. C'est une chose très importante dans la clinique avec les petits enfants. Les enfants qui s'angoissent la nuit, il semble qu'ils s'angoissent en raison de la possible séparation ou disparition de l'autre. Ce qu'il faut voir, c'est qu'il s'agit plutôt de l'impossibilité de se séparer de quelque chose qui est présent dans ces moments d'angoisse et que, dans la théorie freudienne finalement, il s'agit de l'Autre maternel ; L'Autre comme désir de la mère.
Ce que nous montre le cas du petit Hans, c'est que l'angoisse qu'il déroule, ce n'est pas l'angoisse causée simplement par une séparation ou par un manque, mais par la difficulté de symboliser ce manque ; c'est-à-dire par la difficulté de se séparer de l'autre et de le symboliser comme absent.
C'est pour ça que Jacques Lacan donnera une définition très logique de l'angoisse en disant quele moment d'angoisse, c'est le moment où le manque me manque. C'est-à-dire, le moment où la possibilité de symboliser le manque d'un objet, me manque. Alors, c'est un petit jeu de mots, mais très illustratif de cette conception de l'angoisse: c'est le moment où le manque me manque.
Je voudrais en donner un exemple que j'ai rencontré dans la culture japonaise et qui est très joli.
Dans la culture japonaise et dans l'architecture japonaise, il y a un élément très important qui s'appelle le tokonomaet qui est un petit instrument qui rend possible, qui rend habitable une maison. C'est simplement un petit creux, un petit creux par exemple dans le mur. Un petit creux qu'on peut même faire avec l'ongle.
Simplement, c'est la possibilité de savoir, de symboliser, de représenter dans l'intérieur de la maison, un petit creux qu'on appelle le tokonoma. Alors, s'il y a untokonoma dans une maison, on peut entrer, on peut s'asseoir, on peut recevoir des gens. S'il n'y a pas de tokonoma, on peut même ne presque pas le voir, il faut s'approcher très près pour voir que là il n'y a pas de petit creux. Mais s'il y est, il symbolise la possibilité d'habiter le vide, alors on peut être tranquille dans cet espace.
Le manque detokonoma, bon ce serait la claustrophobie ; on doit fuir cette maison parce qu'on ne peut pas l'habiter, à la limite. La claustrophobie, ce serait lemanque du manque, ce serait le manque de ce petit symbole qui est un manque en soi et dont la disparition provoquerait l'angoisse et la nécessité de fuir dans la phobie ou la claustrophobie.
Bon, on pourrait trouver cette fonction du tokonoma dans le sujet, dans ce que Freud et Lacan ont élaboré avec le symbole du phallus. Je ne vais pas développer ça, mais justement le signifiant du phallus - pas le pénis - mais le signifiant du phallus, est un symbole qui organise le rapport du sujet avec l'Autre. La fonction du phallus est justement pour l'enfant, la possibilité de symboliser cette absence, cette absence de l'Autre et de l'objet, qui peut le sauver de l'angoisse. Nous savons que si cette fonction du phallus, cette fonction symbolique de la castration et du phallus, manque, alors le sujet est pris d'angoisse.
Je peux donner un petit exemple clinique très important parce que les gens qui travaillent, par exemple, avec des enfants psychotiques, savent très bien la difficulté qu'il y a pour l'enfant psychotique à jouer à se cacher, à se cacher de l'Autre. La raison est que pour jouer à se cacher de l'Autre, il faut avant, avoir au moins la représentation de sa propre absence par rapport à l'Autre. Sinon, il n'y a aucun sens à jouer à se cacher.
Je me souviendrai toujours d'un travail avec un enfant psychotique, le moment vraiment inaugural où j'ai réussi à jouer un peu avec lui à se cacher. Le moment où il a crié mon nom, étant caché. Cela a été vraiment, peut-être l'apparition d'un petit changement chez un sujet, qui ne reconnaissait pas même sa propre image dans le miroir.
Bon, cette possibilité de symboliser sa propre absence, c'est du même coup la possibilité de symboliser sa propre mort, c'est la possibilité de se symboliser comme absent pour l'Autre. C'est déjà une sorte d'artifice du signifiant phallique, dirait-on en termes psychanalytiques. Et c'est vrai, cela a eu des effets, je dirais, anxiolytiques pour cet enfant. C'est-à-dire la possibilité de jouer à se cacher, a provoqué un soulagement de son angoisse, cela a été beaucoup mieux qu'un anxiolytique répété.
C'est donc la fonction de symbole, de cetokonoma particulier à chaque sujet, qui peut sauver de l'angoisse.
Et avec ça j'arrive donc au neuvième point: la réponse du psychanalyste à l'angoisse et à ses objets.
Annick Passelande m'a dit qu'une personne lui avait dit: "Ah, mais on sait déjà la réponse du psychanalyste à l'angoisse, c'est le silence!" Eh bon, c'est vrai! C'est vrai qu'il y a quelque chose comme ça! C'est-à-dire que le silence même du psychanalyste, c'est déjà, d'une certaine façon, un mode de laisser unvide pour la parole du sujet lui-même.
Mais c'est vrai qu'avec le silence uniquement, ça ne marche pas. Le psychanalyste doit dire quelque chose… pas trop. Mais c'est vrai, quelque chose pour faire place à ce vide. En plus, c'est vrai que Lacan avait parlé, par exemple déjà, de l'analyste, comme de la place qui rend présente la mort symbolique pour le sujet. Toute une conception de Lacan dans les années cinquante, présente la fonction de l'analyste comme la place du mort dans le bridge, c'est-à-dire quelqu'un qui rend présent par son silence, quelque chose de l'être mortel du sujet. Et c'est vrai que le silence, dans ce sens, doit être un peu la cause de la parole du sujet.
On pourrait donner une autre réponse à cette question: " Quelle est la réponse du psychanalyste à l'angoisse?"
Je dirais justement que c'est d'essayer de faire parler "l'Alien" propre à chacun. C'est d'essayer de faire parler cette pulsion de mort qui reste silencieuse dans le symptôme et dans l'angoisse. C'est faire parler cet "Alien" pour essayer de le cerner à travers la parole.
Faire passer cet excès libidinal, dont on parlait dans la théorie de Freud, c'est essayer de le faire passer dans le discours du sujet. Pouvoir le cerner afin qu'il ne reste pas silencieux, là où il produit des effets angoissants et symptomatiques.
La réponse du psychanalyste à l'angoisse, est donc d'opérer par le langage, par l'interprétation, par le seul instrument de la parole, essayer d'opérer une coupure, qui fasse une place vide pour le sujet ; un lieu où le sujet puisse construire ses symboles de l'absence. On dirait, c'est essayer de construire un espace semblable à ce tokonoma qu'un japonais construit dans sa maison, afin de rendre sa propre maison un peu habitable. Pour que le manque, manque un peu moins, si je puis dire.
Je donnerais un bref exemple, d'un sujet qui est venu me voir il y a très longtemps déjà, très angoissé. Très angoissé devant la possibilité de sa propre mort et qui venait vérifier jour après jour, chez l'analyste, que ses craintes n'étaient qu'imaginaires. C'est-à-dire que tous ses troubles - il avait toute une série de symptômes, de troubles organiques - n'étaient qu'un produit de ses fantaisies imaginaires et il venait constamment vérifier, chez l'analyste, qu'il n'allait pas mourir. Et dans un certain moment d'angoisse, il dit: "Je ne sais pas pourquoi je m'angoisse, si je sais que je ne vais pas mourir." Et l'analyste, moi en l'occurrence, lui dit: "Comment, vous croyez réellement que vous n'allez pas mourir ?" Cela a eu un effet même comique pour le sujet - il a commencé à rire - parce qu'il s'est rendu compte qu'en effet, il se pensait jusqu'à un certain point… il se pensait immortel. Et dans toute cette vérification, dans toute cette crainte de mourir, en fait ce qu'il y avait, c'était la négation de sa propre mort. Il se pensait comme quelqu'un qui n'allait jamais mourir, comme quelqu'un d'immortel.
Donc cette intervention qui a eu cet effet de signification, - un effet de signification nouvelle qui a opéré une sorte de coupure dans le sujet -, c'était en fait, une interprétation de la négation de la castration chez ce sujet. C'est un sujet qui avait cette façon de nier, d'effacer ce qu'on appelle la castration ; c'est-à-dire le fait qu'on est mortel. Et c'est vrai qu'en plus du rire, cette intervention a eu des effets anxiolytiques.
Donc, la réponse du psychanalyste serait de lier à nouveau un signifiant, une parole à cette expérience de l'angoisse qui est une négation de la castration. Et c'est pour ça que finalement, Freud dira que toute angoisse est liée à l'angoisse de la castration. Mais cela veut dire, ne pas effacer le sujet de l'angoisse, comme une question qui est toujours posée au sujet lui-même. C'est en ce sens, que l'interprétation doit permettre la possibilité de se construire cet objet, ses propres tokonomas, pourrait-on dire, dans le sujet. Et là, le psychanalyste même, doit savoir, par sa propre expérience subjective, par sa propre expérience comme sujet de l'inconscient, il doit savoir que le désir comme manque, le désir comme une des formes la plus pure du manque, sera toujours la meilleure réponse à l'angoisse.
Et je vous laisse donc avec cette formule. J'espère aussi avec un peu de manque pour motiver vos questions maintenant.
(Applaudissements ...).
QUESTIONS
Anne Béraud: Qui veut commencer à poser une première question ?
-Question 1- Vous avez utilisé la métaphore de "l'Alien", j'aimerais que vous précisiez les causes. De quoi il s'agit, est-ce que c'est le refoulé, le refoulement qui empêche finalement… Est-ce que c'est parce que les mots n'existent pas ou c'est parce qu'ils sont à côté, ils sont… J'aimerais que vous précisiez cet aspect des choses.
Miquel Bassols: Oui, si on dit qu'il y a une représentation de cet objet qui manque, on pourrait le dire en termes psychanalytiques, il y a un refoulement de cette représentation. Le refoulé veut dire ça, c'est-à-dire que ça n'apparaît que comme un vide. Il ne faut pas penser le refoulement comme une sorte de… - je me souviens qu'un professeur à l'Université l'expliquait comme ça et c'était la pire façon - c'est-à-dire penser le refoulé comme une sorte de case vide, un récipient qui gardait les choses en dedans.
Non, non justement, l'inconscient n'apparaît que comme un vide, comme une absence de représentation. Donc, ce que je disais de l'objet comme manque de représentation, c'est l'inconscient comme tel. En fait finalement, ce qui est la cause de l'angoisse, c'est l'inconscient lui-même. C'est-à-dire que l'inconscient, avec ce manque de représentation, est déjà une cause de l'angoisse.
Donc, en termes psychanalytiques, on dirait dans l'angoisse… - bon, ça c'est la première théorie de Freud sur l'angoisse -, c'est-à-dire qu'il y a une répression, pardon, excusez-moi, il y a un refoulement - pas répression, répression c'est le mot en espagnol - un refoulement d'une représentation et cela est la cause de l'angoisse. D'une autre façon, si on refoule, si par exemple le petit Hans refoule la castration, ça fait retour dans l'angoisse de castration justement. Bon, ce serait un peu l'idée de Freud, que déjà l'inconscient serait en lui-même anxiogène ; c'est-à-dire cause, en quelque sorte, de l'angoisse.
Je dirais que justement, oui, l'idée la plus intuitive de l'angoisse, c'est là où quelque chose du langage nous manque. C'est vrai que quand on fait l'expérience de la limite du langage, on trouve toujours l'expérience de l'angoisse. On peut repérer aussi le moment d'angoisse chez le sujet psychotique, quand le langage opère vraiment à sa limite. Il y a la question de l'ineffable qui ne peut être nommé, symbolisé et ce qui apparaît alors, c'est toujours l'angoisse.
Il y aurait des façons diverses de définir l'opération de cette absence de représentation. On peut parler du refoulement, on pourrait parler aussi de ce que Lacan a isolé comme la forclusion, c'est une autre forme de l'absence. Je ne développerai pas ça ici. Je dirai simplement que, le rapport de l'angoisse avec le manque de représentation, c'est quelque chose qui nous vient très intuitivement avec le concept d'inconscient ; comme ce qui manque justement d'une représentation. Dans ce sens, c'est vrai qu'essayer de lier l'inconscient à une représentation, c'est déjà aller contre l'angoisse. C'est un peu essayer de donner une solution à ce manque de représentation. On voit ça avec les enfants. Quand les enfants, la nuit ont une angoisse, on met la parole simplement - l'Autre de la parole - c'est déjà quelque chose qui lie l'objet qui manque de représentation, avec la parole. Et là, il y a un effet anxiolytique. Portée à la limite, cela serait la réponse du psychanalyste à l'angoisse.
-Question 2- Vous dites que ce serait le refoulement d'une représentation, est-ce que ça voudrait dire qu'on aurait déjà conscience de notre mort ? Avant, on serait déjà conscient. Comme chez l'enfant, est-ce que lui aurait déjà… est-ce qu'il naîtrait avec une conscience de sa mort et à un moment donné il la perdrait ?
Miquel Bassols: Non non, je crois comprendre la question et c'est une question intéressante, parce que oui c'est vrai, si on parle d'une représentation inconsciente, on devrait penser qu'avant il y a eu cette représentation consciente. C'est ça cette question. D'accord. Mais c'est vrai, il y a toute une partie de ce que Freud nomme l'inconscient, qui est une représentation qui était auparavant consciente. Mais il faut s'arrêter là, parce qu'on voit le paradoxe qu'implique de parler d'une représentation inconsciente, cela veut dire une représentation qui cesse d'être représentation pour le sujet. C'est justement ça qui finalement cesse d'avoir une représentation.
Mais c'est vrai, on pourrait dire, par exemple dans le cas du petit Hans, il a eu une représentation de la différence des sexes, il a vu la différence des sexes. Mais juste après, il refoule cette représentation et il commence à raconter que pas seulement sa maman, les femmes, sa petite sœur, mais aussi tous les objets ont un pénis. Alors, c'est une reproduction du pénis partout, chez le petit Hans. Alors on dirait, il y a eu exactement un refoulement de la représentation de la différence des sexes, mais justement alors, cela cesse d'avoir une représentation. Donc, c'est vrai, il y a une priorité logique d'une représentation consciente qui devient inconsciente.
Mais en plus, il faut ajouter une idée de Freud qui est très très très intéressante et très difficile à comprendre quelquefois, c'est l'idée qu'il y a un inconscient d'abord, c'est-à-dire un inconscient d'entrée de jeu. C'est-à-dire qu'il y a quelque chose qui est inconscient, sans avoir été conscient préalablement, ce qui est plus compliqué à penser. Là, Freud parle de choses qui sont très importantes, ce sont des choses qui font parties du système symbolique dans lequel le sujet vient de naître. C'est vrai que le sujet naît dans un système social, symbolique, culturel, qui lui impose déjà certaines significations des choses, qui ne sont pas conscientes mais qui opèrent en lui. Et là, on pourrait dire qu'il y a un inconscient d'entrée de jeu. Au départ déjà, il y a un inconscient qui n'est pas passé par la conscience du sujet.
Anne Béraud: C'est le refoulement originaire.
Miquel Bassols: C'est ce que Freud appelle le refoulement originaire. C'est-à-dire, quelque chose qui a été refoulé, qui vient comme refoulé d'entrée de jeu. C'est comme la marque de fabrique dans le sujet, de quelque chose qui est déjà là comme tel. C'est-à-dire que dans ce sens, il y aurait déjà un manque de représentation d'entrée de jeu dans le sujet, d'un certain nombre de choses. En fait, il y a des choses qui nous viennent, imposées par la culture et qui n'ont pas besoin d'être conscientes pour opérer, avec tous les effets symptomatiques et tous les effets angoissants que cela peut produire chez le sujet. Oui, bien c'est justement ce que Freud appelle l'Urverdrängung: le refoulement originaire.
-Question 3- J'aimerais que vous puissiez expliquer pourquoi, est-ce que vous liez si facilement l'angoisse de castration avec l'angoisse de la mort.
Miquel Bassols: Oui, cela demande une explication.
D'abord, il faudrait parler de l'angoisse de la mort elle-même. Comme je le disais avant, le fait d'être mortel, n'est pas une chose évidente. C'est curieux de voir que l'enfant connaît l'angoisse de la mort plus ou moins au moment où il commence à se représenter, à parler, à rechercher la question de la différence des sexes. C'est une constatation clinique.
Freud finalement, fait une sorte de théorisation sur le rapport entre l'angoisse de castration et l'angoisse de mort. Pourquoi ? C'est vraiment une question. Cela veut dire que la question de la sexualité, la question de la différence des sexes et la question de la représentation de la différence des sexes, ont un rapport très étroit avec la vie et la mort pour le sujet. Il semble que la représentation du symbole phallique et de la différence des sexes a un rapport avec la représentation de la mort.
Lacan évoque le mythe, par exemple, qu'on trouve dans le mythe Dionysiaque, autour de l'image phallique. Il évoque par exemple une place très jolie pour comprendre ça, c'est la villa des mystères à Pompéi. À Pompéi, il y a une salle très jolie, qui s'appelle la villa des mystères, où il y a des fresques qui représentent justement le mythe Dionysiaque, autour de la figure du mystère d'un objet qui est caché, et qui est justement le phallus. Un phallus voilé, mais il est le centre de tout le rite d'initiation et organise la vie du sujet, sa richesse, etc.
Toute l'énigme de ce symbole phallique, qui représente la différence des sexes, c'est qu'en dessous du voile, comme l'évoque Lacan à partir de ce mythe, il n'y a que la mort. En dessous de ce voile qui est un peu un signe de la génération, du désir, etc., on trouverait la mort ; l'absence la plus absolue qu'est la mort. Donc, voilà le lien.
S'il y a une place où le sujet symbolise le manque le plus absolu, c'est justement dans sa propre mort. Et en ce sens, il y a un lien très fort entre mort et sexualité, que la psychanalyse relève comme étant un nœud très important pour le sujet. Parce que, tant dans la mort, tant dans l'expérience de la question de la mort, que dans la sexualité - en fait les deux grands thèmes de la culture et de la vie de l'homme, ce sont: "qu'est-ce que c'est la sexualité?" et "qu'est-ce que c'est d'être mortel?". Ce sont les deux grandes énigmes à la base de la psychanalyse; justement parce que les deux fonctions, la sexualité comme la mort, sont basées sur la question d'une symbolisation d'une absence, d'un manque.
D'un côté, la mort comme disparition du sujet; de l'autre, la sexualité comme symbolisation d'un manque; finalement dans la théorie analytique, il s'agit du manque du pénis de la mère comme symbole par excellence.
Ce que nous nommons le phallus, comme symbole dans la théorie freudienne, c'est ce symbole chez l'enfant qui est le symbole de l'absence du pénis chez la mère. Bon ça, c'est toute une partie importante de la théorie freudienne que je ne vais pas développer ici. Mais il faut comprendre que le symbole d'une absence est nécessaire, dans la question de la mort et de la sexualité, pour pouvoir répondre d'une façon ou d'une autre à ces deux énigmes de la vie; donc là, il y a un rapport très étroit entre angoisse de castration et angoisse de mort.
Finalement, la première expérience d'angoisse de castration est le moment où le sujet a cet instant de voir sa propre représentation comme mortel, comme quelqu'un qui va mourir. Et c'est curieux que, chez les enfants, ça aille ensemble ; commencer à penser sa propre mort et commencer à penser la question de la différence des sexes, ce sont des choses, phénoménologiquement, qui vont ensemble.
Bon ça, c'est une interprétation lacanienne de Freud, parce que l'interprétation kleinienne par exemple, va dans un autre sens. Pour Mélanie Klein par exemple, l'angoisse c'est plutôt l'angoisse de la séparation, de la perte de la mère ou de la perte du sein maternel. Ce n'est pas exactement l'angoisse de castration comme telle, dans le sens que j'évoquais à l'instant. Mais c'est vrai que ça donne des façons très diverses de penser la sexualité, de penser même l'expérience psychanalytique.
Dans l'orientation de Lacan, c'est vrai que pour traiter l'angoisse et pour traiter les symptômes du sujet, on va plutôt dans le sens de symboliser ce manque, "ce manque à être" comme dira Lacan, ce manque à être qui est le centre du désir du sujet, et de faire valoir ce manque comme tel. Tandis que par dans la conception kleinienne, ce sera plutôt… ou même la conception de Kenberg par exemple - qui a écrit un livre qui s'appelle justement The Basic fault, c'est-à-dire le manque basique dans le sujet - donc, dans cette orientation, la question c'est plutôt, comment réparer ce manque. C'est-à-dire non pas, comment le faire valoir comme cause du désir, mais plutôt comment le résoudre, comment le couvrir. Ou l'effacer même, le réparer.
Alors là, dans la psychanalyse, il y a des orientations très différentes: il y a l'orientation-réparation du manque, c'est la voie kleinienne, là il y a toute une idée par exemple de l'amour, comme une façon possible de réparer ce manque du sujet; et il y a l'analyse de Lacan, -et finalement si on lit Freud c'est ça, on trouve que Freud c'est plutôt de ce côté aussi-, ce n'est pas de réparer le manque, c'est symboliser ce manque comme la cause du désir du sujet comme tel; et ne pas songer à réparer ce manque, ce "basic fault" du sujet.
C'est plutôt à l'envers donc ; ce qui nous angoisse, ce n'est pas le manque d'un objet, mais c'est l'impossibilité de symboliser le manque d'un objet. Vous voyez là, très schématiquement la différence de conception qu'on peut avoir avec la psychanalyse d'autres orientations.
Anne Béraud: Remettre en marche le désir!
Miquel Bassols: Je dirais remettre en marche le désir, oui. Ce que Lacan valorise comme le désir du sujet, c'est justement quelque chose qui s'appuie sur un manque comme tel. Le manque à être, c'est même le sens du désir pour Lacan.
C'est difficile à concevoir ça, parce que d'habitude lorsque nous parlons du désir, nous pensons plutôt à la satisfaction du désir ; c'est-à-dire quelque chose qui va satisfaire le désir; et non pas, à ce qui est la cause du désir, qui est le manque comme tel.
Mais c'est vrai que si on pense le désir comme satisfaction, si on le pense vraiment comme ça, cela donne "La grande bouffe". Si on pense le désir comme satisfaction, cela peut donner quelque chose qui ne finirait jamais ou finirait finalement avec la pulsion de mort.
Si on pense le désir comme un manque actif, comme un manque, qui doit être valorisé comme tel, symbolisé comme tel, si on pense le désir comme un tokonoma possible dans le sujet, il ne s'agit alors plus de la satisfaction de ce désir.
C'est une force active qui devient une réponse finalement - ce que le psychanalyste doit savoir, c'est que le désir est la seule réponse valable à l'angoisse - pour faire face à l'angoisse, inhérente à l'être vivant dans ce monde; le désir comme manque, est la seule chose qui peut répondre à ça finalement. Le désir comme quelque chose qui fait faire des choses à un sujet, mais qui ne s'achève pas avec sa satisfaction justement.
C'est pour cela que Lacan parlera de la psychanalyse comme une éthique du désir. C'est-à-dire, d'accompagner le sujet aux conséquences de son désir, mais d'un désir qui est compris essentiellement comme un manque, comme un manque actif. C'est pour ça que j'essayais de vous exposer différentes façons d'aborder ce manque, par exemple dans la figure dutokonoma ou même dans la figure du manque angoissant aussi.
-Question 4- Les cavités du corps...Pour en revenir au corps, au corps féminin, est-ce qu'il ne représenterait pas effectivement, ce manque, et même l'entrejambe féminin, le vagin, le sexe féminin, est-ce qu'il ne pourrait pas être la métaphore de ce manque?
Face à ce tunnel dans "Alien" qui angoisse, est-ce que justement il n'y aurait pas quelque chose de l'ordre du féminin qui prendrait en charge le vide et la mort, et quelque chose de l'ordre du masculin, de l'illusion du plein avec le geste et le désir pénétrant qui viendrait nous sauver de ce vide irreprésentable?
Miquel Bassols: Oui, c'est déjà une certaine théorie de ce qu'est la différence des sexes par rapport à ce manque. Je serais d'accord dans le fait que, justement, c'est dans le côté féminin que… c'est dans la femme que le manque est incarné d'une façon très particulière, très spéciale, c'est vrai. C'est vrai aussi que ce que vous nommez les cavités du corps, les orifices du corps sont bien des figures de ce manque. Mais justement, là il est important de comprendre que les orifices du corps ne sont pas des manques d'entrée de jeu. Cela veut dire qu'il faut construire ces orifices, il faut symboliser ces orifices, pour qu'ils opèrent comme tels, pour qu'ils opèrent comme cavité. Il y a toute une clinique à faire sur ça.
Par exemple, il y a un phénomène incroyable en Espagne - j'en parlais hier avec quelques collègues - qui est l'anorexie. En cinq ou six ans, les cas d'anorexie ont triplé et on ne sait pas pourquoi. Le problème, c'est qu'on ne sait pas pourquoi. Il n'y a pas de cause organique, on ne trouve pas de cause culturelle même, et il s'agit d'une sorte d'épidémie d'anorexie.
Si on écoute le sujet anorexique, on trouve chez lui, une difficulté extrême à symboliser les orifices comme manque. Le sujet anorexique témoigne parfois de son angoisse, quand il parle d'une bouche qui n'est pas trouée; d'une bouche qui n'est pas symbolisée comme orifice, et pourtant il peut distinguer un intérieur et un extérieur. On trouve cela chez une partie des sujets anorexiques, pas dans tous les cas d'anorexie. Ce sont les cas d'anorexie peut-être les plus graves; parce que ce sont les anorexiques plutôt du côté versant psychotique ; c'est-à-dire qu'il y a un manque de symbolisation très important, où par exemple la bouche ne fonctionne pas comme un orifice.
Cela nous indique que même, ce que vous nommez cavités du corps, doit être symbolisé comme tel pour opérer comme cavité, comme vide, comme manque. C'est justement ce que j'évoquais par le symbole du phallus, dans la théorie freudienne, il est le symbole par excellence du manque.
Si on se rapporte à une question logique, c'est la fonction du zéro dans le système d'énumération. On sait que le zéro n'a pas toujours existé. Ce sont les Arabes qui ont inventé le zéro pour symboliser le manque d'objet. C'est à partir du zéro qu'on a pu construire la série de nombres comme telle. Humphrey, par exemple, a travaillé beaucoup là-dessus et Lacan l'évoque quelquefois. Mais en tout cas, cette fonction de symbole est essentielle à la vie humaine.
Et la découverte freudienne a été de repérer que c'est le symbole du phallus qui, dans l'économie libidinale du sujet, fait fonction de zéro, et permet de symboliser le manque d'objet. On remarque tous les troubles, tous les dérangements, tous les problèmes, causés par le défaut de cette symbolisation ; quand le manque, manque justement. On peut essayer de faire toute une clinique à partir des problèmes de symbolisation du manque chez le sujet. L'angoisse est justement le signe par excellence, qu'il y a là quelque chose qui ne marche pas.
Bon, en tout cas pour revenir à votre question, c'est vrai que ce lieu du manque, du manque dans l'Autre est, dans la différence des sexes, soutenu du côté féminin. Ce côté manquant est dans la logique des sexes que Lacan essaie de construire. Le manque dans l'Autre est soutenu du côté féminin, plutôt que du côté masculin, qui a lui, plutôt une logique de l'Un, de l'unité et pas du manque.
-Question 5- Je me demandais si l'absence même du manque dans notre société actuelle où l'on cherche à tout combler, n'était pas une des causes de l'augmentation très généralisée de l'angoisse. Tout le monde se plaint de toutes sortes de symptômes et la réponse souvent recherchée, est une réponse très courte: quand on parle des thérapies brèves, il y a toutes sortes de mode et même la médication où l'on cherche à calmer l'angoisse, où l'on cherche à combler l'absence du manque et à l'étouffer, à l'écarter.
Je me demande s'il n'y a pas une sorte d'aliénation dans notre société, un peu comme le chien qui court après sa queue, qui fait qu'on cherche à combler le manque, mais finalement tout ça tourne à vide, au lieu de l'apprivoiser je ne sais trop par quel processus.
Et même ce qui fait peur au niveau de la psychanalyse, c'est peut-être de toucher ce manque. On dit souvent que la psychanalyse, c'est tellement long, on n'aboutit jamais à rien, c'est tout le temps creuser et creuser, on fait face au manque de plus en plus, c'est très angoissant. Et je dirais, c'est bien plus alléchant d'aller voir le médecin, de demander une pilule ; bon, on avale et justement ça comble le manque. Je trouve que ça illustre bien cette sorte d'aliénation, dans laquelle on est de plus en plus, à vouloir chasser le manque.
Miquel Bassols: Tout à fait d'accord avec votre remarque. C'est vrai que oui, on assiste à la tentative de combler l'angoisse en comblant le manque. C'est justement le problème, c'est que ça ne résout pas la cause de l'angoisse. Il faut dire même, que toute la dialectique de l'offre et de la demande fonctionne un peu avec ce cercle qui est anxiogène ; alors angoissant en lui-même. Parce qu'il essaie de répondre au désir en comblant le vide, ce qui génère de l'angoisse, et génère la demande de combler ce vide. Vous savez, on assiste quelquefois à un "zapping" continu avec ça.
Je ne sais pas si ici on a parlé de ça: il y a des gens qui se sont accoutumés à Internet, on commence donc à voir apparaître des associations pour les addictifs à Internet. Mais qu'est-ce que c'est qu'un addictif à Internet ? C'est un sujet qui, finalement, est tout à fait angoissé dans le déplacement, dans le "zapping" continu de l'objet dans l'écran. Tout le monde a vécu un jour cette expérience, il y a donc toujours quelque chose qui va un peu au-delà et qui se propose comme quelque chose qui comblerait ce manque. Alors le phénomène devient addictif. Le problème, c'est qu'il y a une addiction à cette roue angoissante où un objet viendrait toujours combler ce manque.
Et, dans ce sens, la psychanalyse va à contre-courant, elle tente de voir ce qu'est ce manque pour le sujet. Essayons de voir comment le cerner, comment faire autre chose que de le combler. Parce que nous savons que le combler est une tâche sans fin. Le manque de la pulsion de mort est vorace; c'est un piranha, comme je disais, qui ne s'arrêtera pas. Alors ça finit toujours par revenir de la pire façon. Donc, la réponse de la psychanalyse, c'est de tenter d'arrêter ça, d'arrêter cette tendance à donner à manger au piranha avec une chose quelconque; et d'essayer de voir quelle est pour chaque sujet, l'expérience de quelque chose qui manque. Bon là, on est dans une autre logique ; c'est-à-dire, celle d'écouter un sujet, du côté d'une certaine façon d'opérer, avec l'objet pris comme manque.
C'est pour cela que après-demain, nous étudierons la question de l'angoisse et de la phobie, à partir d'un séminaire de Lacan qui est dédié à la théorie de l'objet, mais pris justement comme manque. Parce qu'on ne peut comprendre la nature de l'objet, s'il n'est pas en son fond, objet manquant.
Alors je suis tout à fait d'accord, nous assistons plutôt à une course angoissante vers le fait de vouloir combler le manque. Et en ce sens, la psychanalyse se trouve justement à contre-courant de tous les traitements de la symptomatologie. Elle essaie d'arrêter, de calmer les choses, et va dans le sens de dire: "Bon valorisons ce manque comme tel, et voyons si on peut faire autre chose avec ce manque, que de le combler."
-Question 6- Le rêve, a-t-il quelquefois, la fonction de combler ce manque ?
Miquel Bassols: Il y a une idée de Lacan rattachée à cela, quand il dit que le rêve d'angoisse est justement le rêve qui réveille le sujet au moment où le manque vient à être combler; c'est-à-dire au moment où apparaîtrait dans le rêve - ce que Lacan nomme la demande de l'Autre - mais, pour le dire d'une autre façon, ce serait ce que vous dites. C'est-à-dire que c'est vrai que le rêve d'angoisse, d'habitude, fait apparaître, au moment du réveil du sujet, un objet toujours très important, parce qu'il vient indiquer ce lieu du manque essentiel du sujet, mais en le bouchant.
C'est aussi la fonction de l'objet phobique, d'essayer de boucher… de venir à la place de ce manque. Dans ce sens, le rêve d'angoisse aurait un peu cette fonction quelquefois pour le sujet. Mais tous les rêves ne sont pas des rêves d'angoisse, heureusement.
-Question 7- Votre langage m'a fait réfléchir. Si une personne accepte son manque, est-ce qu'après avoir cheminé, réfléchi, agi de façon différente, si elle accepte ce fameux manque, est-ce qu'elle peut dire qu'elle a fait un pas - elle peut par exemple baisser les médicaments, aller de l'avant - est-ce que en comblant le manque par l'accepter, ça peut changer une vie ?
Miquel Bassols: Oui. C'est tout ce que j'ai à dire! Je trouve ça très bien exposé.
-7- J'aurais aimé que vous élaboriez un peu. (rires)
Miquel Bassols: C'est ça. La possibilité justement de construire, d'élaborer, d'accepter ce manque, que nous avons nommécastration, que nous avons nommé désir, etc, ça change une vie, voilà !
Non, non, la chose est très importante! Bon alors, maintenant essayons de voir pourquoi. Pourquoi cette logique qui ne fonctionne qu'à partir du langage opère-t-elle? Ce qu'il faut voir dans la psychanalyse c'est ça, c'est-à-dire que la psychanalyse ne fonctionne pas en donnant des objets, tel ou tel autre objet, mais opère seulement et uniquement avec le langage et avec la parole; avec la possibilité de faire quelque chose de ce manque, symbolisé. Et que ça arrive à changer une vie, bon là c'est une chose qui a toute son importance! Mais je dirais que ce n'est pas toujours facile ça!
D'abord, il faut un sujet, il faut obtenir un sujet un peu sensible à ça. Et peut-être la première opération, pas facile quelquefois pour l'analyste, c'est d'obtenir du sujet - on dirait dans un terme de Jacques-Alain Miller - un sujet peut consentir à cette fonction du manque. Je dois dire que quelquefois ce n'est pas facile. Je reçois une personne qui souffre, mais par exemple, elle a l'idée que c'est toujours l'autre qui est la cause de sa souffrance, et elle ne peut arriver à se repérer elle-même face à son propre manque, de telle sorte que c'est très difficile, même quelquefois ça devient une difficulté extrême, à ce qu'elle aille au-delà, pour essayer de changer quelque chose dans le sens que vous exprimez. Toute la difficulté de l'opération analytique est de pouvoir accompagner le sujet jusqu'à ce point, et à vraiment obtenir le consentement du sujet sur ça ; ce n'est pas toujours le cas.
-Question 8- Comment vous y prenez-vous ?
Miquel Bassols: Il faut dire que quelquefois il faut faire, - qui a posé la question? Ah ! d'accord! J'ai écouté, mais je ne voyais pas (rires) - bon, je dirais que dans l'orientation lacanienne, il y a une façon d'essayer d'obtenir cet effet, qui est l'effet de ladivision du sujet.
Lacan dit justement, que pour commencer une analyse, il faut obtenir la division du sujet. Ce qui veut dire, obtenir ce point où le sujet se confronte à son propre manque. Et la façon dont Lacan oriente ça, c'est de dire que l'analyste doit faire fonction d'objet petit a. Cela veut dire, quelquefois, faire fonction "d'Alien" pour le sujet. Cela peut vouloir dire, dans des cas où cela n'est pas évident, incarner la fonction même d'objet qui divise le sujet. Je dis ça dans les cas extrêmes, où on trouve des sujets qui sont souffrants, mais qui ne peuvent pas se poser ou ne se sont pas posés la question à ce point… la question de son désir comme manquant. À la fin, j'ai apporté le petit exemple de cette intervention qui a été un peu contradictoire, un peu paradoxale pour ce sujet quand je lui ai dit: "Mais vous êtes mortel!". En fait, c'est une façon très gentille, je dirais, de faire "l'Alien". Ce n'était pas une façon très angoissante, mais c'était une façon de lui poser la question de son propre refoulement du manque. Et lui dire ça, a opéré la possibilité que le sujet consente un peu à se penser comme mortel.
Quelquefois ce n'est pas facile, et l'on doit parfois faire des opérations un peu histrioniques, je veux dire faire apparaître quelque chose qui n'est pas évident pour le sujet. Ce qui est sûr, c'est qu'obtenir cet effet dans le sujet, c'est-à-dire obtenir qu'un sujet se confronte à ça, ce n'est pas en donnant des réponses ou des conseils. Ainsi, l'ajustement, la fonction du silence est préférable, et il est préférable aussi de ne pas essayer de recouvrir le manque du sujet, par un conseil ou autre chose pour résoudre un moment d'angoisse. Quelquefois, dans l'analyse même, il y a des moments d'angoisse pour cette raison, parce qu'on trouve le manque dans l'Autre. C'est-à-dire, on trouve qu'il n'y a pas de réponse dans l'Autre. Que l'Autre ne réponde pas avec la première chose qui vient, provoque l'apparition de ce manque, et là il y a des moments d'angoisse qui, quelquefois aussi, sont très féconds.
J'avais préparé tout un chapitre que je n'ai pas développé, sur la fonction positive de l'angoisse dans notre culture. Bon, je dirais par exemple, est-ce que quelqu'un confierait un enfant à une personne qui ne s'angoisse pas ? Moi je ne confierais pas un enfant à une personne qui ne s'angoisse pas. Je ne le confierais pas non plus, à quelqu'un qui s'angoisse trop. Mais c'est sûr que l'angoisse est un signe important pour se repérer dans le monde. Et quelquefois, obtenir cet effet dans le sujet, ce n'est pas facile.
Par exemple, les sujets pervers. Alors quand on trouve un sujet pervers, ça n'arrive pas très souvent qu'un pervers se rende dans un cabinet d'analyste, mais cela m'est arrivé, là, on ne peut pas faire ce que vous demandez. Il y a une difficulté extrême à obtenir d'un sujet vraiment pervers, d'obtenir cet effet de division qui lui permette de s'angoisser un peu, face à ses certitudes de jouissance. Et donc là, la psychanalyse a une impossibilité à opérer. Et on doit savoir qu'il y a des limites à l'action psychanalytique, pas seulement avec les pervers d'ailleurs ; dans le cas du pervers, c'est évident, mais dans certains cas, on rencontre une limite très claire. Voilà.
-Question 9- Une question d'un tout autre ordre, ça me venait comme ça, je me demandais par rapport au bouddhisme qui prône finalement d'arrêter de désirer, comment vous situez ça par rapport à cette pratique ?
Miquel Bassols: Oui c'est vrai que dans le bouddhisme, et dans toute la position Zen, il y a une valorisation du manque très intéressante. En fait ce que je disais du tokonoma, c'est une sorte de dérivation de ça dans la culture japonaise. D'ailleurs, Lacan a fait des recherches très intéressantes là-dessus. Il y a un livre très joli de François Chang, c'est quelqu'un qui a étudié la fonction du vide et du plein dans la peinture chinoise et qui était très lié à Lacan, il a suivi un peu cette orientation. Je dirai ce que j'en pense, parce qu'il y a toute une fonction du vide là, qui peut être liée à ce que je disais à l'instant; mais tout cela, dans la pensée Zen au moins, tend vers une sorte d'unification finale du sujet dans l'Autre. Finalement, ce qu'on trouve dans le bouddhisme, c'est un peu l'anéantissement du sujet dansl'Autre universel. Dans ce sens, c'est une conception différente, je crois, de la tradition occidentale.
Par exemple, il semble que dans la culture japonaise, la psychanalyse soit très difficile à penser. Justement, parce qu'il y a une conception différente du symbolique, du vide, du rien, de l'angoisse, de tout ça... Dans le Champ Freudien, tout un travail là-dessus a été fait avec des collègues japonais. Cela a donné un livre très joli qui s'appelle "La chose japonaise", où des questions de cet ordre sont posées. Il y aurait une conception du vide, du langage qui donne une position différente du sujet. Par exemple, on sait qu'au Japon, on ne dit pas non de la même façon qu'en Occident. Et que, quand on doit traiter avec un japonais dans un rapport commercial, un japonais ne dit jamais non. Il dit: "Oui, mais alors on pourrait faire ça" et finalement l'entrepreneur occidental comprend qu'il dit non. Mais il peut le comprendre à partir d'un tas de choses, et dire oui a donc un autre sens. Par exemple là, il y a une conception du rapport à l'Autre, au désir, à la demande, au vide, vraiment différente.
Donc, qu'est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que l'expérience même du vide, l'expérience même de l'angoisse, dépend du système symbolique où l'on vit. Cela dépend du système du langage où l'on fait cette expérience, et c'est pour ça qu'on ne peut pas universaliser les concepts comme tels, parce que cela dépend vraiment de la particularité du langage de chaque sujet. La psychanalyse relativise donc plutôt. En ce sens, la psychanalyse n'est pas un discours universalisant. Nous disons toujours: il faut apprendre cas par cas. Ce que nous savons d'un cas ne peut pas nous servir nécessairement pour un autre cas. On pourrait étudier la fonction du manque et du vide dans la culture orientale, mais en sachant qu'il y a vraiment là, un système symbolique qui opère d'une façon différente avec ce vide et avec l'être même du sujet.
Bon, Lacan disait que les japonais étaient inanalysables, qu'un japonais c'est inanalysable. Bon, il disait cela des catholiques aussi, des vrais catholiques! Il disait les vrais catholiques sont aussi inanalysables. Mais il n'y a pas de vrais catholiques, peut-être (rires). Des vrais catholiques… c'est difficile, être vraiment catholique. Bon, je passe (rires).
Anne Béraud: Tu as juste effleuré un point… Tu nous as parlé des expériences qu'on pouvait faire en analyse, des expériences diverses du néant.
Miquel Bassols: Si on peut dire quelque chose de plus sur ça ? Bon d'abord, il y a l'angoisse comme l'expérience du néant. Ce qui est pour Lacan la question finale de la fin de l'analyse, de l'objectif même de l'analyse, c'est un peu ça; c'est-à-dire comment isoler finalement..., ce n'est pas isoler, c'est mêmecerner, border, comment dessiner, comment entourer ce vide de l'être, ce manque à être. Ce que Lacan nommemanque à être, comment le contourner, le dessiner. L'opération qu'il faut faire avec ce manque, c'est vraiment de le cerner au plus près.
Et toute l'idée de Lacan del'objet petit a, de la construction de l'objet petit a à la fin de l'analyse, finalement c'est ça: comment chaque sujet cerne son propre vide et en fait quelque chose, c'est-à-dire en fait un principe actif dans sa vie; en fait même une boussole dans sa vie.
Par exemple, le désir de l'analyste est, pour Lacan, une façon de faire avec ce vide. Une façon d'opérer avec ce vide, avec cet objet petit a, qui finalement dit Lacan, est un principe actif du désir qui est le moteur même, la cause même du processus analytique. Donc, chacun de nous, a sa propre façon de faire l'expérience de ce vide. Il n'y a pas un vide égal à un autre. Il y a des façons diverses, selon, ce que la psychanalyse appelle, les fantasmes propres de chaque sujet. Ce que l'on appelle les fantasmes, c'est justement la façon dont on opère avec le manque à être et cet objet dans sa vie.
Le partenaire même, est une façon d'opérer avec ce vide. Et on sait que quand cemanque manque, il y a l'angoisse, il y a la difficulté à opérer avec le désir de l'autre, avec le partenaire. C'est vrai qu'en ce sens, dans l'orientation lacanienne de la psychanalyse, on essaie d'analyser tout le rapport du sujet avec ses objets dans sa vie, comme des façons de se repérer face au vide, face au manque. C'est pour ça que Lacan, quand il commence un séminaire, comme le séminaire sur la relation d'objet, dit:il n'y a pas de relation d'objetproprement dite, il y a relation à un manque, et il faut étudier chaque objet en tant que manquant, en tant que possiblement manquant. C'est une chose très simple, mais très importante. Parce que finalement le langage, c'est ça ce que veut dire le langage. Le langage, cela veut dire que je peux parler de cette montre même si elle n'est pas là, et je dirais que le langage même, c'est l'absence de cette montre. Vivre dans le langage, veut dire vivre dans un monde où les objets ont leur fonction en tant que manquants.
C'est pour ça que le concept de phallus est très important pour Lacan, parce que c'est le concept premier de la symbolisation du manque. On pourrait dire que l'expérience sexuelle, est l'expérience d'un manque. Le désir même, est l'expérience d'un manque aussi. Si on prend chaque expérience cruciale du sujet par ce biais, on change vraiment la perspective.
Tout ce qui a été nommé, comme le retour de Lacan à Freud, c'est-à-dire la relecture que Lacan a proposée de Freud, a été faite à partir de cette orientation, d'essayer d'aller contre toute une lecture de Freud qui reposait sur un versant empirique, pensant que tout se réduisait à la réalité et à l'imaginaire.
Et la première opération importante de Lacan dans la psychanalyse, a été de valoriser le symbolique et le langage, comme l'expérience la plus importante chez le sujet, pour comprendre sa place dans la psychanalyse. Tout cela repose sur le fait si simple pour Lacan, que le langage symbolise un manque. C'est si simple, mais si important! Évidemment, cela signifie qu'on a une conception du langage différente, par exemple, de l'idée du langage comme représentation de la réalité. Le langage pour Lacan, et toute sa théorie du signifiant, vient justement pour penser le langage comme symbolisation du manque d'objet et la possibilité d'opérer avec le manque d'objet.
-Question 10- Je suis en train de penser au processus du deuil. Aujourd'hui, la société vit, d'après ma perception, un malaise par rapport au processus du deuil. Par exemple, on expose moins longtemps le corps...
Je me pose la question: il faut être capable de symboliser la personne qui nous quitte, mais si la société vit un malaise par rapport au manque, je me pose la question: qu'est-ce que nous allons devenir?
Miquel Bassols: C'est vrai, on n'a pas parlé du deuil. C'est une autre expérience du manque, très importante, fondamentale. Tout un texte de Freud est dédié à la différence entre le deuil et la mélancolie. Il distingue le travail du deuil comme nécessaire pour pouvoir symboliser une perte. Le deuil est une façon de pouvoir donner corps à une absence, c'est-à-dire la symboliser, pouvoir la repérer dans la vie du sujet, ne pas l'effacer, mais pouvoir l'isoler.
Dans l'étude sur la mélancolie, Freud dit: "l'ombre de l'objet perdutombe sur le Moi " dans la mélancolie. C'est-à-dire le Moi du sujet vient incarner cet objet impossible à symboliser comme perdu. Donc, cela se rapporte à ce que nous avons dit de l'effet de la société actuelle, il y a donc plutôt un pousse, -pas au deuil-, mais plutôt à la mélancolie. C'est-à-dire, il y a un pousse à combler le vide, et à ne pas faire le deuil de l'objet perdu.
Dans ce sens, si on parle à l'échelle des masses, des groupes, on peut dire qu'il y a une certaine "mélancolisation". Il y a un certain pousse à la "mélancolisation", car la proposition permanente d'un objet nouveau peut rendre le deuil d'un objet difficile.
On rencontre cela dans notre clinique: des gens qui sont parfois pris dans l'impossibilité d'un deuil, en raison de leur histoire, mais cela est pris dans un contexte social, un peu induit par ce pousse à la mélancolie, je dirais; la mélancolie prise dans son sens le plus strict, c'est-à-dire l'impossibilité de symboliser la perte comme telle, la perte d'un objet.
-Question 10- Parce que je crois que les gens sont conscients, que quand on n'arrive pas à mettre des mots, - et c'est pour cela qu'aujourd'hui, on connaît une poussée de la recherche d'aide auprès de thérapeutes, quelle que soit l'approche -, au niveau du noyau familial, social, on dirait qu'on a perdu le rôle d'aider la personne à mettre des mots. C'est pour ça que je me demandais: qu'allons nous devenir s'il faut toujours aller vers l'extérieur?
Miquel Bassols: Bon, d'accord. Ce sont des questions à longue portée. Merci. C'est une question politique.
On doit poser la question, au sein même de la psychanalyse comme une question politique. C'est-à-dire comment le discours - ce que Lacan appelait le discours du maître - maintenant, pousse à certaines réponses du sujet dans le groupe et dans la masse, qui vont un peu dans le sens d'effacer la notion du désir du sujet. Heureusement, il y a quelque chose qui insiste. L'inconscient insiste plutôt, c'est-à-dire il se fait entendre de diverses façons.
Une certaine clinique actuelle remplit une fonction d'avant-garde. Elle fait valoir, elle s'adresse à l'Autre pour faire entendre une autre dimension qui est la dimension du désir. Cela a quelquefois, des effets pathologiques, c'est-à-dire par exemple, ce que je disais, cette épidémie d'anorexie qui a été détectée, il y a trois ou quatre ans, en Espagne.
Je ne sais pas si ici… il me semble qu'on m'a dit que ce n'était pas une pathologie très répandue, mais je ne sais pas. En tout cas en Espagne, c'est incroyable. C'est quelque chose adressé à l'Autre de la science, à l'Autre de la clinique, c'est adressé à l'Autre qui soigne, c'est quelque chose adressé à l'Autre de la thérapeutique; disant en quelque sorte: "Arrêtez de proposer des objets à la pulsion orale, essayez d'écouter autre chose que ça, donc arrêtez de donner à manger, voilà. Arrêtez de proposer des nourritures à cette bouche infinie, vorace. Arrêtez de nourrir le piranha."
Donc là, il y a des signes angoissants, parce que quand on voit une anorexique, la chose la plus humaine, c'est de s'angoisser. Après, il faut écouter, il faut symboliser l'angoisse, mais il y a des signes d'angoisse qui, comme dirait Lacan, ne nous trompent pas.
Lacan disait que l'angoisse ne trompe pas. C'est-à-dire, le signe d'angoisse nous indique vraiment, là où il y a quelque chose du désir, qui est en jeu pour le sujet.
Il y a donc des facteurs dans la clinique actuelle, qui sont adressés au discours politique, et pas seulement au discours thérapeutique; au discours politique, et qui indique qu'il y a quelque chose d'autre qui doit être entendu, autre que de nourrir le piranha. Je dirais que la clinique de la psychanalyse, c'est vraiment le pari d'aller dans ce sens, et de pouvoir écouter ça. Même pas seulement au cas par cas, mais aussi dans la réponse sociale à cette problématique.
Anne Béraud: Une dernière question?
-Question 11- Je me demandais, par rapport à la femme qui est en train de devenir mère, au moment de la grossesse, est-ce qu'on ne rencontre pas le paradoxe d'être " complète "? On dit: " avoir le ventre", mais en même temps, cet être qui est "l'autre" - je ne sais pas comment l'exprimer - est-ce que vous pourriez élaborer quelque chose par rapport à cette période de la vie?
Miquel Bassols: On sait que c'est un moment très important et justement concernant le rapport de la femme à son propre manque ; le moment de la grossesse et le moment de l'accouchement. Le moment de l'accouchement est une expérience du manque quelquefois difficile à supporter par certains sujets. On connaît ça. On connaît ce qu'on appelle la psychose puerpérale, c'est-à-dire le déclenchement des psychoses après l'accouchement, ou des effets de dépression extrême après l'accouchement, justement comme l'impossibilité - on dirait dans le terme qu'on a utilisé aujourd'hui - l'impossibilité de symboliser un manque si important, comme quelque chose qui se détache, se sépare du corps propre. On constate les effets de toute une clinique très frappante, par exemple quelquefois, des déclenchements de psychose, ou des moments de chute subjective très importante.
Bon, tout cela se rapporte à ce que nous avons dit sur le signifiant du phallus. Nous parlerons de cela à propos du séminaire "La relation d'objet".
Jacques Lacan a fait un séminaire là-dessus, comment la mère symbolise le corps de l'enfant, à partir du symbole phallique. Et justement, c'est une façon de symboliser le rapport avec un manque ou une perte très importante. Donc, c'est un des moments très privilégiés dans la sexualité féminine, pour se repérer face à ce manque.
Anne Béraud: Bon, je crois qu'on va s'arrêter là. Merci beaucoup, Miquel Bassols !