Réginald Blanchet : Transfert et contre-transfert

Annick Passelande : Depuis sa création en 1997, le Pont Freudien invite des membres de l’Association Mondiale de Psychanalyse. L’A.M.P., qui s’inscrit dans le courant de la psychanalyse lacanienne, a été créée en février 1992 par Jacques-Alain Miller ; elle crée des écoles à travers le monde et compte plus de 1000 membres répartis en Europe, Amérique et Australie.

Réginald Blanchet, notre invité de ce soir, est aussi membre de la New Lacanian School, il est psychanalyste et dans son pays, la Grèce, il est membre de la société hellénique et enseignant à l’antenne clinique d’Athènes.
Venons en au thème sur lequel il a accepté de venir jusqu’ici, jusqu’à Montréal, pour partager avec nous le produit de son travail et de ses élaborations.
Qu’est-ce que le transfert ? Une folie ? Une fausse association ? Une répétition ? Une actualisation d’émois passés, irrémédiablement oubliés ? Une actualisation d’anciennes amours ?
Pour Freud il s’agit d’abord d’une certaine disponibilité de l’énergie libidinale, « en attente » dit-il. Il invite le psychanalyste à se servir de cette quantité de libido qui tend d’elle-même à se transférer sur des objets extérieurs (donc sur des personnes), il les invite à s’en servir pour faire progresser le traitement analytique. Pour le dire en termes plus lacaniens, il invite le psychanalyste à se prêter à la manœuvre du transfert, à endosser le costume, à se prêter à cette confusion…
« Se prêter » au transfert cela semble d’emblée contraire à l’interpréter… « Se prêter », ce n’est pas non plus s’y croire… donner corps à l’idéal. Le psychanalyste doit savoir qu’on ne s’adresse pas à lui (ce dont Freud n’a jamais été dupe), mais au savoir inconscient et ce, nécessairement par le biais d’un corps, le sien, d’une présence, la sienne.
Cette manœuvre de l’entrée en analyse est concomitante, et même peut-être conséquence, de l’énoncé de la règle de l’association libre. Elle met le sujet au travail de rechercher ce savoir qu’il suppose à l’Autre et qu’il demande ; elle le met au travail de lecture, de découverte des signifiants auxquels le désir est ordonné. Le transfert est aussi l’écueil de ce travail, le point de résistance.

L’effet de transfert semble ainsi être plus du côté d’une prise du désir dans l’expérience que d’une prise de conscience.
La question du transfert ouvre automatiquement à celle de son maniement.
Freud a d’emblée mis en garde l’analyste par rapport au contre-transfert. « Aucun analyste, écrivait-il dans « Conseils aux médecins », ne va plus loin que ses propres complexes et résistances internes. » Aussi, considérait-il comme essentiel que l’analyste ait lui-même fait une analyse de façon à ce que ses complexes ne viennent gêner sa compréhension, entraver le maniement du transfert.
Ferenczi a insisté sur ce point du contre-transfert allant jusqu’à proposer une « analyse mutuelle » où le psychanalyste verbalisait lui-même au patient ses propres associations, ses propres réactions. Cette approche posa des problèmes considérables et fut abandonnée.
Puis, après la mort de Freud, de nombreux analyste de l’I.P.A. ont repris la notion de contre-transfert sans la réduire à un phénomène qui viendrait contrarier le travail analytique, mais comme une aide, un guide pour l’analyste.
Lacan, pour sa part, ne nie pas l’existence d’un contre-transfert, mais reproche à cette notion une conception duelle de la cure reposant sur la mise en présence de deux sujets, où transfert et contre transfert se répondraient.

Si la notion de contre-transfert n’est pas pour lui pertinente, c’est que l’analyste, dans le dispositif, n’est pas un sujet, il fait fonction d’objet. Un objet investi libidinalement, c’est ce qu’il est d’emblée si c’est d’amour dont il s’agit à l’entrée de la cure…
Chez Lacan, le contre-transfert a un nom, il s’appelle le « désir de l’analyste », ce désir est d’abord l’agent de transformation de la demande adressée à l’analyste.
En fonction de la façon dont l’analyste opère avec cette demande, la cure se déploiera dans le registre du transfert, ou bien dans le registre de la suggestion, si l’analyste s’y croit, s’il confond l’objet qu’il représente avec l’idéal, s’il fait le maître…
C’est dire que la question du juste positionnement du transfert s’impose, car si elle conditionne l’entrée en analyse, elle en conditionne aussi la fin.
Les questions ne manquent pas.
En quoi et pourquoi cette présence corporelle du psychanalyste est-elle nécessaire ? Comment le transfert va-t-il produire l’objet désirable ? Qu’est-ce que le transfert met en jeu ? Comment l’analyste se prête-t-il à faire semblant d’objet ? Comment l’analysant fait-il le pas de s’en séparer ? La résolution du transfert signe-t-elle la fin de l’analyse ? Qu’est-ce qu’une fin de cure lacanienne ?

Et puis, qu’en est-il du maniement du transfert dans la psychose ?
Je doute que nous puissions répondre à toutes ces questions ce soir, ou même lors du week-end de travail qui nous attend, mais elles indiquent en quoi la notion même de transfert emporte avec elle toute une conception de la cure analytique et justifient que cette notion de transfert, Lacan l’ait comptée pour un des quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse.
Avant de lui donner la parole, je tiens à remercier Réginald Blanchet pour avoir accepté de venir partager avec nous les fruits de son travail, pour sa générosité et pour son courage à venir toute une fin de semaine, si loin de chez lui, affronter le décalage horaire, notre automne pluvieux, et notre transfert…

Réginald Blanchet : Lorsqu’il fait retour, en 1910, sur les modifications de la méthode de traitement psychanalytique, Freud les situe ainsi : il s’est d’abord agi d’expliquer les symptômes, puis de découvrir les « complexes », soit les configurations libidinales inconscientes qui déterminent la névrose, enfin, de mettre au jour les résistances que le patient oppose au travail de levée du refoulement, en quoi consiste la cure, et de les vaincre. En d’autres termes, il s’agissait de « remplacer l’inconscient par le conscient »1. L’expérience clinique lui aura montré que ce n’était pas chose si simple, qu’il ne suffisait pas de communiquer au patient le contenu de ses refoulements. L’erreur porte sur une conception à « courte vue », dit Freud, de l’inconscient. « Notre savoir quant à l’inconscient n’est pas équivalent à son savoir à lui. Lorsque nous lui communiquons ce que nous savons [de son inconscient], il ne met pas ce savoir à la place de son inconscient, mais à côté de celui-là. Cela ne change à peu près rien »2. Ou encore : « Le savoir du médecin n’est pas celui du malade et ne peut pas manifester les mêmes effets. Lorsque le médecin communique au malade le savoir qu’il a acquis, il n’obtient aucun succès. Ou, plutôt, le succès qu’il obtient consiste non à supprimer les symptômes, mais à mettre en marche l’analyse (…). Le malade sait alors quelque chose qu’il ignorait auparavant, à savoir le sens de son symptôme, et pourtant il ne le sait pas plus qu’auparavant. Nous apprenons qu’il y a plus d’une sorte de non-savoir. »3 En termes lacaniens, à peine décalés des termes freudiens, il y a le savoir au sens de la connaissance, régie par la logique du principe de réalité, et il y a le savoir au sens de l’inconscient, qui est savoir joui, sens joui. Le refoulement est de cette nature. Les éléments refoulés sont porteurs de satisfaction. Le refoulement lui-même, qui est à la base du symptôme, consiste en une satisfaction libidinale du sujet : « satisfaction substitutive », dit Freud. Aussi bien, lever le refoulement c’est, équivalemment, transmuer la jouissance qui y est attachée. C’est en quoi le symptôme n’est pas supprimé lorsque le sujet en sait la cause, au sens de la conscience, c’est-à-dire de la représentation. Il faut qu’il la sache en un autre sens encore : au sens de son prix de jouissance. Tant que le prix n’est pas payé, tant que le passage à un autre mode de jouir n’est pas obtenu, le symptôme perdure, n’ayant rien perdu de sa raison d’être libidinale.

Aussi bien, conclut Freud, le refoulement, c’est la résistance. C’est la résistance de la jouissance qui y est attachée. C’est la revendication libidinale, et le refus du sujet qui trouve à s’y satisfaire. De là, l’insistance de Freud quant à l’équivalence du travail de levée du refoulement et du « travail de dépassement » (Überwindungsarbeit) de la résistance libidinale. Ce dernier est à corréler, enseigne Lacan, à l’assomption, par le sujet, de sa condition d’être de désir. De là aussi, l’insistance de Freud à dire que « c’est ce travail de lutte contre les résistances qui constitue la tâche essentielle (die wesentliche Leistung : l’efficace, soit, tout à la fois, l’opération et la fonction) du traitement psychanalytique. Cette tâche incombe au malade »4. Au malade, notons-le, et non pas à l’analyste. Si ce dernier y contribue, la décision néanmoins en revient fondamentalement au sujet. Cette dimension qui excède le travail d’interprétation, insiste Freud, est l’essentiel de l’efficace de la cure. En quoi, dira-t-il, elle constitue la seule partie de notre travail qui « soit susceptible de nous donner la certitude que nous avons rendu quelque service au malade »5

Le phénomène du transfert : sa nature libidinale

Or, voilà que, dans le cadre du travail d’élucidation du refoulement se manifeste « un phénomène inattendu : le malade manifeste un intérêt particulier pour la personne du médecin ». Bien plus, il s’agit d’un attachement, d’une dépendance. Elle est affective. Elle peut être faite de sentiments tendres ou d’hostilité, de confiance ou de méfiance. Freud distingue un double versant du transfert. Il y voit « le ressort le plus solide du travail analytique » mais aussi « l’arme la plus puissante de la résistance au traitement ». Sous ces deux modes, le transfert reste de nature libidinale.
Le transfert constitue « la plus forte résistance au traitement »6. Il constitue, en effet, la résistance du symptôme dans les conditions de l’analyse. C’est là la nouvelle modalité de satisfaction de la névrose lorsqu’elle s’articule à l’analyste, lorsque le symptôme trouve chez l’analyste son partenaire : l’analyste devient, de la sorte, « le partenaire-symptôme », selon l’expression forgée par Jacques-Alain Miller. Dès lors, le transfert n’est ni plus ni moins « névrose sous transfert », soit précisément « névrose de transfert », entendons : « la maladie artificielle », dit Freud, créée par l’offre d’analyse, par le « désir du psychanalyste », dira Lacan. Il est de fait que le transfert reproduit en acte dans la cure les positions libidinales du sujet. La répétition, qui constitue l’élément du transfert, soit le report sur l’analyste des relations du patient avec ses père et mère (« le complexe paternel et/ou maternel du névrosé », dit Freud) est fondamentalement la reconduction d’un mode de satisfaction libidinale. De là, les figures qu’y distingue Freud, soit, pour les hommes, les rapports d’ambivalence au père, et, pour les femmes, le transfert érotique, qui s’analyse en demande d’amour et en désir de séduction.

De la nature libidinale du phénomène de transfert s’ensuit tout spécialement la difficulté qu’il y a à vaincre la résistance au traitement. Elle est d’ordre pulsionnel. C’est que la satisfaction substitutive, en quoi consiste le symptôme, est aussi bonne que la satisfaction dite normale. Autrement dit, le névrosé jouit tout autant de sa névrose que le normal de sa santé. La pulsion se satisfait toujours : au travers ou par-delà le principe du plaisir. Bref, « le sujet est toujours heureux »7 ; le sujet de la pulsion, s’entend. S’il en est ainsi, qu’est-ce qui le ferait renoncer à son symptôme ? Et qu’est-ce à dire, « guérir »? À cet égard, de même que « le psychotique aime son délire comme lui-même », selon le mot de Freud, le sujet névrosé aime son psychanalyste comme sa névrose même. Telle est la réalité de ladite « névrose de transfert ». Lorsque Freud parle du transfert comme de « l’arme la plus puissante de la résistance » et encore comme « l’effet et l’expression de la résistance »8, c’est ce fait de structure qu’il met au jour : comme ce vouloir jouir irréductible qui confine la psychanalyse à l’impossible. À vrai dire, qui place au cœur de la psychanalyse la dimension de l’impossible de la pulsion, de son réel. Réel qui la rend rebelle à la significantisation. De là, l’insistance de Freud sur le dépassement de la résistance comme la « tâche essentielle » du traitement psychanalytique. De là, aussi bien, fera valoir Lacan, la dimension éthique, non plus de ce qu’il convient d’appeler tout uniment « cure analytique » mais de ce qui doit être nommé « l’expérience analytique » pour dire son caractère fondamental d’expérience du sujet : du sujet traitant sa jouissance.

Sous le rapport inverse, « le transfert est le ressort le plus solide du travail psychanalytique ». Freud en précise les modalités. Pour en faire usage dans le sens des intérêts de la cure, faut-il encore que le transfert se prête effectivement au travail analytique, soit que son versant libidinal ne soit pas exagéré. C’est ainsi, dit Freud, que le transfert massivement érotique ou uniquement haineux se trouve difficilement maniable. Il y a d’abord à l’amender d’un certain quota de libido. Faute de quoi, il se réduirait à une pure façon de jouir. C’est, par conséquent, sous une forme plus tempérée et plus sublimée que le transfert s’avère utilisable dans la cure. Pris dans cet usage, le transfert équivaut à la suggestion. « Car, avance Freud, le transfert positif revêt l’analyste d’une grande autorité. Ses paroles deviennent ‘‘articles de foi’’ »9. Le transfert met donc l’analysant sous l’autorité de l’analyste. Il donne à ce dernier un pouvoir substantiel d’assujettissement. C’est bien ce pouvoir qu’entend utiliser Freud pour amener le patient à surmonter la résistance au traitement, soit la jouissance de son symptôme. Freud joue donc l’amour contre la jouissance. Lacan soutiendra de même que « seul l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir »10.
De sorte que, conclut Freud, la dynamique de la cure réside en ce que « nous interceptons toute la libido qui s’était soustraite à la domination (Herrschaft) du moi, en en attirant sur nous, par l’intermédiaire du transfert, une partie (ein Stück) »11. Dès lors, le transfert s’avère constituer le champ de bataille où se décide la lutte intérieure du patient entre jouir de son symptôme et en assumer la relève. Par où il apparaît déjà que les deux parties sont impliquées ensemble dans la structure de transfert que constitue le lien analytique. Ils ne le sont ni à la même place, ni de la même façon. Lacan soutiendra qu’ils le sont dans la disparité12. Autrement dit, s’il y a communauté de champ de bataille, la bataille, quant à elle, n’est pas la même : ses termes diffèrent. Ils installent la disparité entre la place de l’analysant et celle de l’analyste. Freud les distribue en deux pôles. D’un côté, les exigences de satisfaction de la libido. Elles présentent une résistance spéciale au traitement du fait même de leur nature. Il y a, en effet, une fixité propre à la libido : elle ne se détache pas facilement de ses objets. Traduisons en termes lacaniens : un mode de jouir en vaut un autre. De l’autre côté, l’amour de transfert. Il donne à l’analyste un pouvoir de suggestion, soit le pouvoir d’influencer la décision du sujet dans le traitement de sa jouissance. Le problème se pose cependant que le maître en suggestion n’est pas maître de lui-même. Il est aux prises avec sa division de sujet. C’est ce que la tradition analytique postfreudienne a symptomatisé, plutôt que pensé, sous les espèces du « contre-transfert » de l’analyste. Lacan en récusera la notion, la jugeant impropre à rendre compte de la nature réelle de l’expérience analytique. Aux lieu et place il fera valoir le « désir du psychanalyste ». Là, résidera pour lui l’opérateur de la cure. On verra comment.

Entre les deux pôles se place le sujet divisé – Freud dit : le Moi –, le sujet divisé entre sa jouissance et l’amour de transfert du fait même d’être divisé respectivement par l’une comme par l’autre. Divisé par sa jouissance : il jouit là où il ne veut pas, d’une sorte de jouissance dont il ne veut pas. Divisé par l’amour de transfert, dont la réalité est contradictoire. D’une part, elle est réalité pulsionnelle. Cela pose la question du rapport entre l’objet d’amour et l’objet de la pulsion. À cet égard, Lacan s’attachera à déployer ce que le concept freudien de « libido » englobe d’un seul mouvement. D’autre part, elle est réalité signifiante, qui rend l’amour accessible à la suggestion, soit au pouvoir du signifiant maître.

Le contre-transfert au sens de Freud

Il y a donc un maniement du transfert : un usage du transfert par l’analyste en sorte que le travail analytique s’accomplisse. Freud répartit ce dernier, peut-on dire, sous deux chefs principaux : écouter, interpréter, premièrement ; manier le transfert, diriger le patient, deuxièmement.

Écouter, interpréter. Aux libres associations du patient doit correspondre l’attention « d’égal niveau » (gleichschwebende Aufmerksamkeit) de l’analyste, ladite « attention flottante », ce qui ne veut pas dire « distraite ». Tout à l’inverse : c’est l’attention minutieuse aux dits du patient en tant qu’ils sont susceptibles de dire Autre chose que ce qu’ils sont censés vouloir dire en première lecture. C’est donc l’attention portée aux signifiants du discours, à la chaîne signifiante comme telle plutôt qu’à l’intention de dire du sujet, l’intention de signification. Le primat accordé au signifiant sur le signifié l’est afin de dégager la chaîne du discours inconscient dont le protocole analytique de l’association libre fait l’hypothèse. Parallèlement à la chaîne des paroles tenues comme elles lui viennent, ou mieux, entrelacée à elle, se déroule la chaîne des paroles refoulées. À cet égard, le psychanalyste doit être libre d’écouter. Il convient qu’il ne soit pas parasité par son propre inconscient, voire par son savoir théorique, qu’il chercherait à retrouver forcément dans les dires du patient. À cette fin, l’inconscient de l’analyste doit être un inconscient « purifié ». Entendons-le de deux façons. Il doit avoir été tiré au clair, de sorte qu’il ne s’interpose pas comme une barrière de censure sur les dires du patient, soit qu’il ne leur donne pas la signification de ses propres complexes libidinaux. Freud posera que « l’analyste ne peut aller plus loin [dans son travail d’analyste] que ne lui permettent ses complexes et ses résistances ». C’est ce qui fait la nécessité de l’analyse personnelle du praticien de la psychanalyse. Depuis la récusation par Freud de « l’auto-analyse » comme telle13, ses exigences en la matière, de même que celles en vigueur dans le mouvement psychanalytique, iront en s’accroissant, on le sait. Elles demeurent néanmoins inégales.

L’inconscient de l’analyste doit être, deuxièmement, rendu transparent au point de se faire l’instrument de réception du message du patient. Il convient de prendre garde à la métaphore, souvent sollicitée de Freud, du récepteur téléphonique que devrait constituer l’inconscient de l’analyste. Elle a fait florès chez les tenants du contre-transfert. Elle est destinée à soutenir l’idée, contraire à la théorie et à la pratique freudiennes de l’écoute (toutes ses relations de cas le démontrent à l’évidence), de la communication d’inconscient à inconscient dans la cure. Ils confondent, ce faisant, le récepteur téléphonique et la plaque sensible. Le premier, insiste Freud, est un appareil de décodage (de signaux électriques en signaux sonores). Il fonctionne donc d’abord comme appareil de lecture. Il diffère de la plaque sensible à laquelle se transmettrait de façon immédiate une intensité d’une grandeur donnée. Le recours de Freud au paradigme du téléphone dit assez, puisqu’on se fait fort de la mobiliser comme référence théorique, qu’il s’agit d’un processus de codage et de décodage. Il n’a rien à voir avec l’immédiateté de l’impression sensible ou intuitive. Par conséquent, l’inconscient de l’analyste n’est donné comme instrument d’écoute qu’en tant qu’il peut constituer l’appareil de lecture capable d’assurer la lecture seconde à laquelle doit procéder l’écoute de l’analyste. Lire, et non pas ressentir. Décoder, et non pas vibrer.
Dès lors, « l’inconscient », dont il s’agit dans la référence freudienne du contre-transfert, n’est pas celui des complexes, analysés ou non, du sujet en position d’analyste. C’est proprement le niveau d’accommodation – second -, de suspens, si l’on préfère, auquel doit se tenir l’analyste afin de lire ce qui se donne à entendre au premier niveau de l’intentionnalité consciente de celui qui parle. Lacan radicalisera ce point de vue. L’analyste n’a ni à sentir, ni même à comprendre : il a à lire. Lire le signifiant, et non pas chercher à se représenter le signifié, non plus que le faire résonner en lui, le vivre ou l’introjecter comme le soutiennent les tenants du contre-transfert. En ce sens, dira-t-il, l’analyste, dans la cure, ne pense pas. Plus généralement, l’analyste, dans la cure, n’est pas sujet : il n’a pas à se préoccuper de lui-même, de l’effet que lui font les paroles de son patient. Il a un lieu pour cela : c’est sa propre analyse. Il a à la poursuivre aussi longtemps qu’il le faut.

Les positions lacaniennes s’inscrivent dans la droite ligne de l’orientation freudienne sur le contre-transfert. Pour Freud, en effet, le contre-transfert définit tout ce qui, de l’équation subjective du praticien, vient entraver sa liberté d’écoute de l’inconscient. Ce sont, en premier lieu, les « sentiments inconscients » que provoque le patient chez l’analyste. Il appartient à ce dernier de les maîtriser. C’est là la fonction du principe d’abstinence qui définit la position de l’analyste dans la cure. Il n’a pas à participer aux émois affectifs de son patient. C’est pourquoi il sera avisé de se procurer ses émois ailleurs. Lacan lui conseillera d’avoir « un petit désir bien fourbi » à sa disposition. De même, l’analyste n’a pas non plus à participer aux fantasmes de son patient, au déferlement des significations que favorise l’association libre à laquelle celui-ci se soumet. Il a, précise Freud, à « éviter toute forme de rumination mentale pendant le traitement », fût-ce aux fins de construction de ce que le patient lui communique14. La position freudienne va donc à l’encontre de la pratique des analystes qui se livrent à l’introspection pendant la cure.
C’est le principe d’abstinence que Lacan traduit quand il fait valoir que l’analyste n’a pas à répondre à la demande. À la demande de sens, tout d’abord : l’analyse n’est pas une herméneutique. S’il s’abstient de répondre à la demande, c’est afin de préserver la place du désir. C’est ce que retient Lacan de la nécessaire privation qui doit, selon Freud, présider au traitement.

Le contre-transfert : l’affect de l’analyste comme opérateur de la cure

Chez Freud le contre-transfert n’est pas un concept. Les occurrences du terme dans son œuvre sont rares. La notion en reste descriptive. Elle est, de surcroît, limitée aux réponses affectives de l’analyste au transfert de son patient. Elle est, enfin, donnée comme impureté. C’est un défaut que l’analyste a à corriger, une faiblesse qu’il a à surmonter afin de s’acquitter convenablement de sa tâche. La tradition postfreudienne subvertit de part en part le positionnement de Freud. Loin d’être une scorie du processus analytique, le contre-transfert devient son catalyseur. Au contraire d’un handicap à surmonter, il est promu au rang d’un instrument majeur de l’opération de l’analyste. Enfin, n’étant plus limité aux sentiments inconscients que provoque chez l’analyste le transfert de son patient, il définit la position même de celui-là dans la direction de la cure15. La littérature sur le contre-transfert est particulièrement abondante. Selon l’extension donnée à la notion et à proportion du rôle qui lui est dévolu dans la cure, il est loisible de distinguer deux pôles : un pôle classique, où prévaut une conception restrictive du contre-transfert, un pôle moderniste, qui en a une idée globaliste. Les deux courants ont en commun deux traits majeurs : le rôle cardinal donné à l’inconscient de l’analyste dans la compréhension de l’inconscient de son patient, la prise en compte des satisfactions libidinales de l’analyste dans l’accomplissement de son travail.

L’empathie du psychanalyste et son érotique dans la conception classique du contre-transfert

Annie Reich est la championne du courant classique du contre-transfert. Sa thèse est que le contre-transfert ne peut être traité à l’égal du transfert, comme « le catalyseur essentiel et nécessaire de la cure »16. Car le contre-transfert est une inversion du transfert. C’est le transfert de l’analyste qui prend son patient pour objet libidinal. Au sens propre, « le contre-transfert est constitué des effets, besoins, et conflits inconscients de l’analyste sur sa compréhension ou sa technique ». « Dans le contre-transfert, le patient représente un objet du passé sur lequel sont projetés des sentiments et des désirs issus du passé de l’analyste, exactement comme dans la situation de transfert du patient à l’analyste ».

L’érotique du psychanalyste

Au sens large, le contre-transfert est l’utilisation de l’analyse par l’analyste à des fins de satisfaction personnelle. Dans ces conditions, « la réponse de l’analyste au patient, de même que tout le mouvement de la cure, seront motivés par des tendances inconscientes cachées ». Ainsi en va-t-il lorsque « l’analyste détourne l’analyse à des fins de satisfaction et d’assurance narcissiques ». Soit « cet analyste qui répondait systématiquement aux questions de ses patients sur sa vie privée. Il était incapable de laisser venir à son acmé une situation frustrante qui aurait conduit à l’analyse de la situation infantile ». On a là l’exemple de la satisfaction prise par l’analyste à servir la satisfaction de son patient, à vrai dire à satisfaire sa demande, et du même coup, à l’y enfermer. La cure pratiquée ainsi devient l’instrument de la satisfaction du fantasme inanalysé de l’analyste. Le contre-transfert est entendu, en ce sens, comme la jouissance de l’analyste, de son inconscient inanalysé. Il nuit à la cure, voire l’empêche. Mais, se demande Annie Reich, n’y a-t-il pas des cas où c’est précisément l’érotique de l’analyste qui sert l’analyse ? En fait, opine-t-elle, c’est toujours le cas. « Chez l’analyste fonctionnant normalement nous trouvons des traces de la signification originelle inconsciente de l’activité d’analyse qu’il a choisi d’exercer, tandis que l’analyste névrosé se méprend encore sur l’analyse sous l’influence de ses fantasmes inconscients et réagit en conséquence ». Bref, le praticien non-analysé mène la cure avec son fantasme. Pour le praticien analysé, la pratique de la cure est la sublimation de tendances infantiles. La jouissance, sur un mode sublimé, de ces dernières ne nuit pas à la conduite de la cure. Faut-il encore, il est vrai, que la sublimation soit bien établie, et ne soit pas remise en cause par les aléas de la cure.
En sorte que, conclut Annie Reich, le contre-transfert entendu en ce sens est « une nécessité préalable à l’analyse. S’il n’existe pas, le talent et l’intérêt nécessaires font défaut. Mais il doit rester à l’arrière-plan. C’est comparable au rôle que l’attachement à la mère joue dans le choix d’objet normal de l’homme adulte. C’est avec la mère qu’on a appris à aimer, certains traits dans l’objet de l’adulte peuvent ramener à elle, mais normalement, l’objet doit pouvoir être vu dans sa réalité spécifique. Le névrosé, quant à lui, prend absolument l’objet pour sa mère (…) ». Bref, une chose sont les traits qui président à l’élection de l’objet d’amour, autre chose le rapport du sujet à celui-ci. Les premiers, lorsqu’ils sont ceux de la mère, peuvent constituer un monument à la mémoire d’une jouissance maternelle passée, à laquelle il a été renoncé, alors que le rapport à une femme réduite à une mère, même lorsque ses traits ne sont pas ceux de la mère, réalise en acte la jouissance infantile de la mère à laquelle il n’a pas été renoncé. Elle barre l’accès au désir pour une femme. Lacan reprendra cette problématique : « Que faut-il qu’il soit, interroge-t-il, l’éros du psychanalyste, pour que celui-ci opère honnêtement avec le désir ? »17. Étant posé que l’assomption de sa condition d’être désirant par le sujet constitue la fin de la cure analytique

La compréhension par empathie

Si la question de l’éros du psychanalyste, soit des satisfactions libidinales qu’il retire de sa pratique d’analyste, a pris une telle importance, c’est, en premier lieu, pour une raison de structure : la subjectivité de l’analyste est inéliminable du processus analytique18. Mais c’est aussi pour une raison de conjoncture théorique. Sous l’influence de Mélanie Klein – ce n’est donc pas un hasard si ce sont les analystes kleiniens qui ont, en priorité, porté la question du contre-transfert, soit de la participation de la subjectivité de l’analyste à la cure – et de sa théorisation des mécanismes de projection et d’introjection de l’objet, le transfert analytique, l’interprétation, le procès même de la cure, en sont venus à être pensés en termes d’échange et de communication inconscients, de communication entre inconscients. On a là une figure fantastique de l’Autre. Entre les deux protagonistes dans la cure interviendrait une instance tierce extérieure à l’un comme à l’autre. Mais une telle altérité n’est que fantasmée, dans la mesure où elle peut être réduite : l’inconscient de l’analyste lui communique son message. Dans la version que l’on peut dire restreinte de la communication entre inconscients, il y a communication directe de l’inconscient du patient à celui du psychanalyste. Elle n’est que ponctuelle, implique une identification, elle aussi limitée, avec le patient, et ménage un accès direct à son inconscient. Elle n’exclut pas la compréhension de ce dernier par le recours aux mécanismes de la pensée logique. La conception élargie de la communication d’inconscient à inconscient inclut l’émotion de l’analyste comme instrument de compréhension du patient. Elle s’oppose, en cela, à la conception restreinte, et définit la conception globaliste du contre-transfert.

La conception globaliste du contre-transfert

Paula Heimann en est la représentante attitrée19. Dans son acception, la communication d’inconscient à inconscient est portée à l’extrême. Elle pose que « l’inconscient de l’analyste comprend (understands) celui de son patient ». C’est le postulat. Elle le donne pour tel. « Ce rapport à un niveau profond émerge à la surface sous la forme de sentiments dont l’analyste tient compte dans sa réponse au patient ». Le contre-transfert subsume « la totalité des sentiments que l’analyste éprouve envers son patient ». Car les émotions de l’analyste correspondent à « sa perception inconsciente de l’inconscient du patient. Elle est beaucoup plus fine et devance sa perception consciente de la situation ». Lorsque ses émotions sont en accord avec la signification qu’il comprend logiquement, la compréhension sur le mode logique doit être tenue pour validée. Les émotions de l’analyste vérifient donc qu’il a bien compris ce qu’il y avait à comprendre : c’est le critère de vérité. Cela s’explique. Les émotions éprouvées par l’analyste sont, en effet, la « création » même du patient : l’analyste ne fait qu’introjecter ainsi inconsciemment en lui ce que son patient projetait inconsciemment sur lui. L’émotion de l’analyste constitue, par conséquent, le lieu de l’inconscient du patient. En d’autres termes, l’inconscient de l’analysant dans la cure, c’est l’émotion de son psychanalyste.

Mais c’est là le danger, convient Paula Heimann. Cette pratique du contre-transfert « ne fait pas écran aux imperfections de l’analyste ». De là, l’importance majeure que prend la question de l’érotique du psychanalyste. Dans son action, il est toujours susceptible de se réduire à la marionnette de ses drives20. La critique de la conception kleinienne du contre-transfert est donnée, en substance, par Annie Reich elle-même. « On ne peut déduire, dit-elle, de l’émotion éprouvée par l’analyste ce qui se passe chez le patient. Il n’existe pas de traduction simple de l’émotion de l’analyste en une signification cachée de ce qui a lieu chez le patient »21. Comment le contester ? Mais la même critique vaut tout autant pour la compréhension par empathie que prône Annie Reich. S’il n’est pas de traduction simple de l’émotion en signification, il ne saurait pas plus exister de traduction sans médiation, comme le postule l’empathie. Toute traduction est, par définition, médiatisée. Elle passe par l’Autre : l’Autre du code, et l’Autre de la division subjective de l’analyste. Celle-ci ne peut pas être tenue pour recouper la division subjective de l’analysant. C’est bien plutôt le contraire qu’il faut poser, en principe, si l’on veut donner tout son poids à la singularité de chaque cas. Bref, la théorie du contre-transfert, et la pratique qu’elle oriente, méconnaissent l’Autre. Elles restent prisonnières de la capture de la conscience de soi. Elles font de l’inconscient freudien, inaccessible par nature, un subconscient, un degré second de la conscience. L’inconscient s’en trouve donc réduit au préconscient.
Mais, corrélativement, la théorie du contre-transfert fait exister l’Autre sous la modalité d’un inconscient intersubjectif. C’est un Autre dont le réel de l’altérité est méconnu. Il est accessible, voire par des voies directes. C’est tout le contraire de l’inconscient freudien, inaccessible par définition, sinon par inférences logiques à partir de la lecture des formations de l’inconscient. C’est un Autre, par conséquent, de nature imaginaire : l’autre moi-même que je vois dans le miroir. À cet égard, la pratique kleinienne est exemplaire. Les mécanismes de projection et d’introjection sur quoi elle se règle disent assez le primat des phénomènes d’identification qui mènent le jeu entre analysant et analyste. La gageure de Lacan est de faire droit à l’Autre dans son réel, de sorte que la cure psychanalytique ne soit pas qu’un mode raffiné de la suggestion, une procédure de renforcement des identifications vacillantes du sujet divisé, une technique soft d’assujettissement au signifiant maître.

Lacan : l’analyste au cœur du transfert

Lorsque Lacan entreprend, dans la huitième année de son séminaire, de mettre le transfert à l’étude, c’est pour procéder, dès l’abord, à un double renversement. Par rapport à Freud, premièrement. « La question du transfert, avance-t-il, n’est aucunement limitée à ce qui se passe chez l’analysant »22. En cela, Lacan donne raison aux analystes, notamment de la mouvance postfreudienne, qui ne se contentent pas de la prescription freudienne de l’analyse didactique afin de traiter de la réponse que l’analyste doit être en mesure d’apporter au transfert du patient. « Il ne suffit pas de parler de catharsis didactique, (…), de la purification du plus gros de l’inconscient chez l’analyste. Tout cela reste très vague. Il faut rendre justice aux analystes que, depuis quelque temps, ils ne s’en contentent pas »23. Car l’analyse didactique ne saurait suffire à répondre à la vraie question qui se pose en réalité pour Lacan. Elle concerne l’analyste : « Qu’est-ce qui doit être obtenu chez quelqu’un pour qu’il puisse être un analyste ? On dit, poursuit Lacan : il faudrait qu’il en sache maintenant un tout petit peu plus de sa dialectique à son inconscient. Mais qu’en sait-il exactement ? Et surtout, jusqu’où ce qu’il en sait a-t-il dû aller concernant les effets mêmes de ce savoir ? » Et encore : « que doit-il rester de ses fantasmes, de son fantasme, si tant est qu’il y ait un fantasme fondamental ? » Enfin : « Si la castration est ce qui doit être accepté au dernier terme de l’analyse, que doit être le rôle de la cicatrice de la castration dans l’éros de l’analyste ? »24

En bref, il s’agit de définir « les coordonnées que l’analyste doit être capable d’atteindre pour simplement occuper la place qui est la sienne, laquelle se définit comme celle qu’il doit offrir vacante au désir du patient pour qu’il se réalise comme désir de l’Autre »25. En conséquence, il s’agit de situer « ce que doit être, ce qu’est fondamentalement le désir de l’analyste ». Tel est donc le renversement qu’opère Lacan par rapport à Freud. Aux lieu et place de la seule didactique freudienne entendue comme procédé de purification de l’inconscient de l’analyste, il s’agit d’obtenir la production d’un analyste défini par son désir. Il s’agit, en d’autres termes, d’obtenir la production d’un « désir de l’analyste ». Il est posé comme désir spécifique. La spécificité reste à en être élucidée. Lacan professe donc une théorie normative du désir de l’analyste : défini par ce qu’il doit être. Il a à être situé dans les coordonnées générales du désir. Le « graphe du désir » les formalise.

Le second renversement qu’opère Lacan concerne la problématique du contre-transfert. Si les analystes, depuis Freud, se sont aperçus de la complexité de la question du transfert, qui ne pouvait laisser intouché l’analyste lui-même, saisi dans son être, la position du problème en termes de contre-transfert est inadéquate. Le concept est impropre. Car le problème qui se pose n’est pas tant celui de la réaction de l’analyste au transfert de l’analysant ; il s’agit plus fondamentalement de l’implication nécessaire, implication de structure, de l‘analyste dans le phénomène du transfert. Il ne s’agit pas du contrecoup, chez l’analyste, du transfert de l’analysant. Il ne s’agit pas d’un « contre » transfert. Il s’agit, proprement, de la participation de l’analyste au transfert : de sa participation à la production même du transfert. Il ne s’agit pas d’un effet, il s’agit d’une cause. L’analyste est, en effet, présent dans la production du transfert, et sa réponse, plus exactement son opération, a d’abord à prendre en compte ce fait primordial. De façon plus élémentaire encore, c’est au cœur du transfert que Lacan place l’analyste. Il en est ainsi du fait même de la « situation » analytique. Elle se donne comme articulation de deux désirs. C’est en tant que le désir du sujet se rapporte au désir de l’analyste que se constitue le transfert. Plus exactement, c’est en tant que le désir du sujet se constitue du désir de l’analyste. C’est comme désir de l’Autre que le désir de l’analyste cause le désir de l’analysant. C’est en tant que le sujet est mû par la question ‘‘qu’est-ce qu’il veut ?’’, et qu’il ne sait pas, que se constitue le transfert. Qu’il ne puisse identifier le « désir de l’analyste » ne fait pas obstacle à sa supposition. Elle est supportée par l’offre de l’analyste. Le transfert s’articule donc sur le fondement du « sujet supposé désir » (Jacques-Alain Miller). C’est en tant que la « situation analytique » objective cette question, en tant que le sujet ne sait pas ce que l’analyste désire qu’il se trouve pris dans ce questionnement sur le désir de l’Autre. Le transfert n’est autre que ce désir du désir de l’Autre.

En effet, explique Lacan, c’est dans la mesure où le sujet désire le désir du désirant qu’est supposé être l’analyste, que se produit l’amour. La théorie lacanienne de l’amour de transfert pose que ce que le désirant qu’est l’analysant dans la cure désire chez l’analyste, c’est le désir de ce dernier. C’est le désirant dans l’analyste que désire l’analysant. L’amour de transfert est un effet de cette structure. Le désir de l’Autre comme essence du transfert, voilà ce que méconnaissent, selon Lacan, les théories postfreudiennes du contre-transfert.
Si le transfert consiste à désirer le désir de l’Autre, il place du même coup l’analyste dans la position du désiré. L’analyste devient objet du désir. Plus rigoureusement, il devient le lieu où vient se loger l’objet du désir du sujet. Il devient le siège où ce dernier vise l’objet de son désir. Telle est la modalité sous laquelle Lacan saisit l’objet du désir : comme objet caché à l’intérieur du désiré. Il le saisit sous sa modalité d’agalma. On a donc la topologie suivante, où s’ordonne le transfert : tout à la fois comme phénomène (l’amour où il se manifeste) et comme causalité (objectale). L’amour et le désir du sujet visent l’objet placé dans l’analyste (l’agalma). L’analyste se trouve ainsi placé « au cœur du transfert ».

a m o u r                   de l’analyste
d é s i r                du désir de l’analyste
objet               visée du désir de l’analysant
L’objet qui est au cœur de l’expérience analytique, « le point majeur de l’expérience analytique »26 est celui qui articule le désir et l’amour, soit l’objet agalmatique. L’agalma est l’objet qui est accentué entre tous comme n’ayant pas d’équivalent : « il est sans balance avec les autres »27. La passion d’amour pour quelqu’un est précisément motivée par le fait qu’il est tenu pour contenir, caché en lui, cet objet du désir. La présence de cet objet se fait valoir éminemment dans le fantasme. À ce titre, il est à corréler avec l’objet partiel de la pulsion. De sorte que dans l’amour de transfert, ce qui est demandé, c’est l’Autre comme tel, sa présence. Mais ce qui est désiré, c’est l’Autre en tant qu’il est indexé par l’objet partiel, soit par l’objet a. Lacan parlera, à cet égard, de la déchéance de l’Autre. Il déchoit, en effet, de son statut signifiant pour se réduire à la condition d’objet chu hors signifiant. Lacan corrélera à la déchéance de l’Autre la dignité du sujet. De son indétermination dans le signifiant (le sujet est un effet de représentation d’un signifiant pour un autre signifiant : ce statut constitue son aliénation), le sujet est relevé par sa détermination objectale qui le fixe. Il n’est plus une dépendance du signifiant : séparation du sujet. La structure du transfert implique l’analyste à la place de semblant de l’objet a. C’est une autre face du « sujet supposé désir ». Elle est le présupposé du « sujet supposé savoir » dont Lacan fait le concept même du transfert : « L’analyste est sujet du désir avant même d’être sujet supposé savoir »28.

Compte-rendu de la 22ème rencontre du Pont Freudien à Montréal

Montréal, le 24 novembre 2006.

Réginald Blanchet est parti de Montréal après nous avoir laissé de nombreuses pistes de travail. Au cours de la conférence et des séminaires, il a mis en évidence les différentes modalités subjectives du savoir, dont le savoir libidinalement investi (savoir joui). Dans le transfert, amour et jouissance sont à l'œuvre, il s'agit pour l'analyste de permettre à l'analysant non seulement de lever le refoulement mais de transformer la jouissance qui y est associée. L'amour de transfert permet le travail de subjectivation c'est-à-dire de mettre des signifiants là où il y avait de la jouissance, mais du côté de la fixité de la libido, il y a résistance.

Puisque la conférence traitait des questions du transfert et du contre-transfert, - titre choisi pour mettre à jour la position de Lacan dans une conjoncture Nord américaine où le terme de contre-transfert est largement utilisé - Réginald Blanchet a insisté sur la question suivante : où faut-il que l'analyste en soit rendu quant à son désir pour opérer avec le désir du patient ? Il s'agit d'obtenir la production d'un analyste défini par son désir. Le pas suivant revient à dire que le transfert, pour Lacan, c'est le sujet supposé désir. C'est en tant qu'il y a le x du désir de l'analyste que la cure peut fonctionner : ce qui est désiré dans l'analyste, c'est que lui-même soit désirant. Ainsi l'amour de l'analysant s'articule au x du désir de l'analyste. C'est dans la mesure où le patient désire le désir de l'analyste que ça produit l'amour.

Lors du séminaire sur la réalité pulsionnelle du transfert qui nous a occupés durant une journée et demie, c'est avec un enthousiasme incroyable que Réginald Blanchet a commenté les chapitres 10 à 14 du Séminaire XI. Auparavant, Pierre Lafrenière (cofondateur du Pont Freudien à Montréal) avait présenté deux textes de Freud : ''La dynamique du transfert'' et ''Observations sur l'amour de transfert'', rappelant en introduction que le transfert repose sur la foi en l'Autre.

Figure clairement dans ces textes de Freud la position de Lacan dans le Séminaire XI, du transfert comme mise en acte de la réalité libidinale de l'inconscient. Freud conclut dans ''La dynamique du transfert'' : « La victoire se remporte sur le terrain du transfert », en effet il s'agit bien d'obtenir une cession de jouissance.

Deux cas exemplaires ont ensuite été présentés par deux cliniciennes montréalaises (Johanne Lapointe et Anna Wanderley), dont Réginald Blanchet, de façon très enseignante, a su tirer les conséquences pour en démontrer la logique. Cas d'hystérie et de psychose qui ont permis de repérer les temps d'aliénation et de séparation : moment où l'inconscient est le discours de l'Autre d'une part, et d'autre part moment où la pulsion fait valoir ses droits, la jouissance alors fait barrage à la division du sujet. Dans le cas de psychose où le trouble pulsionnel était majeur, le désir n'était pas corrélé à l'Autre.

L'objet comporte deux valences : l'objet agalma (Séminaire XIII) et l'objet pulsionnel a (Séminaire XI). Réginald Blanchet, reprenant le schéma de la pulsion du Séminaire XI p. 163, a mis en évidence le vide central de l'objet de la pulsion.

Il a terminé son exposé par la lecture d'un récit de séances de l'analyste kleinien Serge Viderman (Réginald nous a joué les séances plutôt que lu !) afin de mettre en évidence la réalité sexuelle du transfert ici sur le mode imaginaire, où nommer la jouissance ne la faisait céder en rien. À l'opposé, la cure lacanienne vise à transformer la jouissance. L'usage de l'équivoque des signifiants est un moyen d'y parvenir.

Durant ce court et intense séjour à Montréal, Réginald Blanchet participa à la réunion d'équipe d'un centre de crise où il fit  office de Plus-Un pour repérer la logique propre à chaque cas, ce qui fut particulièrement précieux pour l'équipe.

Anne Béraud.

  • 1. S. Freud, XXVIIe conférence d’introduction à la psychanalyse « Le transfert », (1915), in Introduction à la psychanalyse, Payot, Paris, p. 413.
  • 2. Ibid., p. 415.
  • 3. Idem, XVIIIe conférence d’introduction à la psychanalyse « Le transfert », (1915), in Introduction à la psychanalyse, Payot, Paris, p. 262-3.
  • 4. S. Freud, XXVIIIe conférence d’introduction à la psychanalyse « Le transfert », (1915), in Introduction à la psychanalyse, Payot, Paris, p. 429, et Einführung in die Psychoanalyse, Fischer Taschenbuch, p. 354.
  • 5. Idem, XVIIIe conférence d’introduction à la psychanalyse,« Le transfert », (1915), in Introduction à la psychanalyse, Payot, Paris, p. 272.
  • 6. Idem, « La dynamique du transfert » (1912), in La technique psychanalytique, PUF, Paris, 1953,  p. 56.
  • 7. J. Lacan, Télévision, Seuil, Paris, 1974.
  • 8. S. Freud, « La dynamique du transfert », (1912), in La technique psychanalytique, PUF, Paris, 1981.
  • 9. Idem, XXVIIe conférence d’introduction à la psychanalyse « Le transfert », (1915), in Introduction à la psychanalyse, Payot, Paris, p. 423, et Einführung in die Psychoanalyse, Fischer Taschenbuch, p. 350.
  • 10. J. Lacan, Le Séminaire Livre X, L’angoisse, Paris, Seuil, 2004.
  • 11. S. Freud, XXVIIIe conférence d’introduction à la psychanalyse,«  La thérapeutique analytique », (1915), in Introduction à la psychanalyse, Payot, Paris, p. 433, et Einführung in die Psychoanalyse, Fischer Taschenbuch, p. 358.
  • 12. J. Lacan, Le Séminaire Livre VIII, Le transfert, Paris, Seuil, 2001.
  • 13. « L’auto-analyse au sens propre est impossible ». Lettre à Fliess du 14 novembre 1897, in La naissance de la psychanalyse, PUF, Paris, 1956, p. 208.
  • 14. S. Freud, « Conseils aux médecins sur le traitement analytique », (1912), in La technique psychanalytique, PUF, Paris, 1953, p. 65.
  • 15. Au point qu’on a pu parler de sa précession sur le transfert. Il est vrai que la théorisation en ces termes est d’un auditeur et lecteur de Lacan. Michel Neyraut élargit, en effet, la notion de contre-transfert pour y subsumer le rapport général de l’analyste au discours analytique, théorie et pratique confondues. L’influence des avancées de Lacan y est parfaitement sensible, qui mettent l’offre de l’analyste au principe de la cure, et situent son rapport à la chose analytique comme premier par rapport à la demande de l’analysant.
  • 16. Son article princeps : « Sur le contre-transfert », conférence prononcée à l’Association Américaine de New York City en décembre 1949, in Le contre-transfert, Navarin, Paris, 1984.
  • 17. J. Lacan, Le Séminaire Livre VIII, Le transfert, Seuil, Paris, juin 2001, p. 129-30.
  • 18. C’est la différence capitale que souligne Lacan entre le discours scientifique et le discours psychanalytique, plus proche en cela de l’alchimiste que du chimiste. Cf. Le Séminaire Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, Paris, 1973.
  • 19. Son article princeps : « A propos du contre-transfert », (1949), Congrès IPA de Zürich, in Le contre-transfert, Navarin, Paris, 1984.
  • 20. R. Money-Kyrle. Normal counter-transference and some of its deviations, International Journal of Psychoanalysis, 1956, 37, 360-366.
  • 21. A. Reich, « Empathie et contre-transfert » (1966), in Le contre-transfert, Navarin, Paris, 1984.
  • 22. J. Lacan, Le Séminaire Livre VIII, Le transfert, Paris, Seuil, 2001, p. 129.
  • 23. J. Lacan, Le Séminaire Livre VIII, Le transfert, Paris, Seuil, 2001, p. 129.
  • 24. Ibid., p. 129-130. « Ce sont des questions, ajoute Lacan, qu’il est plus facile de poser que de résoudre. C’est pourquoi on ne les pose pas, et, croyez-moi, je ne les poserais pas non plus dans le vide (…) si je ne pensais pas qu’il doit y avoir une méthode, une méthode de biais, voire oblique, voire de détour, pour apporter quelques lumières dans ces questions auxquelles il nous est impossible de répondre de plein fouet (…) ».
  • 25. Ibid., p. 130.
  • 26. J. Lacan, Le Séminaire Livre VIII, Le transfert, Paris, Seuil, 2001, p. 180.
  • 27. Ibid., p.179.
  • 28. J. Lacan, Le Séminaire Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 210.