Une erreur technique nous a privé de l’introduction de la conférence. En voici un aperçu reconstruit à partir de notes.
Miquel Bassols avait commencé par souligner le pluriel du titre « …ses jouissances » pour insister sur les diversités des formes de jouir. La jouissance n’étant pas un champ unifié pour le sujet. Il avait ensuite évoqué la jouissance comme rompant avec l’unité sociale, le corps social. M.B. avait ensuite posé la question de ce qu’est le corps pour la psychanalyse… pour Freud et pour Lacan…Une participante l’avait interrogé sur la danse, comme jouissance corporelle.
« On naît avec un organisme, mais le corps, on se le construit. »
Miquel Bassols reprenait ensuite les distinctions lacaniennes entre le corps symbolique, le corps imaginaire et le corps réel. Il évoquait corps symbolique, affecté par les signifiants de l’Autre, et les formations de l’inconscient, tel…
Miquel Bassols : …le symptôme hystérique qui est le paradigme de cette forme de jouissance qui reste inscrite dans le symbole du corps.
Nous avons le corps comme imaginaire, c’est-à-dire comme une unité du corps imaginaire, ce que Freud, puis Lacan ensuite, désigneront sous le terme du « moi » (à la différence du « Je » qui est le symbole qui désigne déjà cette unité corporelle).
Puis nous avons l’organisme comme ce qui reste dans le réel, au-delà de ce symbole et de cette image. On peut parler de l’organisme, comme d’un réel qui n’a pas de forme en soi, si on n’y ajoute pas cette image du miroir, et qui n’a pas d’inscription symbolique s’il n’est pas encadré par l’Autre du langage.
Lacan dans Le stade du miroir – même sans avoir encore développé ses trois catégories du réel, de l’imaginaire et du symbolique – parle déjà d’une expérience fondamentale pour le sujet au moment de sa reconnaissance dans le miroir et au moment où un symbole, le « Je », viendra à désigner cette unité corporelle. C’est, comme nous le disons avec l’enseignement de Lacan, un moment de nouage. Un moment où le réel de l’organisme, l’imaginaire de cette image corporelle et le symbole du moi font un nœud qui restera comme matrice subjective de l’expérience du sujet avec son corps.
Je vais même vous citer un paragraphe de ce texte1, qui date du tout début de l’enseignement de Lacan, où vous verrez que Lacan, sans nommer la jouissance comme telle, parle déjà de l’expérience d’une certaine jouissance pour l’enfant. Il parle de ce moment de reconnaissance de l’image dans le miroir comme d’un « …acte, en effet, loin de s’épuiser comme chez le singe dans le contrôle une fois acquis de l’inanité de l’image,… » C’est vrai que chez le singe il n’y a pas de reconnaissance de l’image mais il y a un certain effet de maîtrise de cette image. Mais dit Lacan… ce moment « rebondit aussitôt chez l’enfant en une série de gestes où il éprouve ludiquement la relation de mouvements assumés de l’image à son environnement reflété, et de ce complexe virtuel à la réalité qu’il redouble, soit à son propre corps et aux personnes, voire aux objets, qui se tiennent à ses côtés. »
Vous remarquerez que Lacan parle ici d’un acte, c’est-à-dire quelque chose après quoi tout a changé, c’est le moment inaugural où le sujet reconnaît l’image de son propre corps et, dit Lacan, « il éprouve ludiquement » : il y a déjà là une jouissance. On peut dire qu’un des premiers objets dans le jeu, c’est justement l’image corporelle. C’est pour cela que, dans les garderies, on pose toujours un miroir, parce que l’on sait que l’enfant commence à jouer avec sa propre image et y a déjà une première expérience de plaisir liée à cette reconnaissance de l’image. Lacan parle déjà d’un terme encore très actuel, il parle de « complexe virtuel à la réalité qu’il redouble ». La réalité même, se construit à partir de cette virtualité de l’image dans le miroir. Nous verrons que cela aura des conséquences importantes, puisque la réalité devient déjà quelque chose de virtuel dans ce sens qu’elle est construite à partir de ce rapport à l’image dans le miroir. Dans le même texte Lacan parlera de « l’affairement jubilatoire » de l’enfant. Ce sont des termes qui anticipent sur ce que Lacan introduira, dans les années soixante, avec le terme de « jouissance ».
La jouissance c’est une expérience dans le corps qui satisfait à quelque chose – nous verrons ensuite à quoi – et qui est d’abord liée à cette reconnaissance par l’enfant de sa propre image dans le miroir. Le corps, c’est le point de départ de toute une expérience de jouissance, dans le sujet, et c’est à partir de ce moment fondamental, le stade du miroir, que le sujet fera une expérience de jouissance, d’une façon ou d’une autre.
Maintenant, nous devons nous demander ce qu’est la jouissance. Je donnerai au moins deux réponses minimales. La première : la jouissance est la satisfaction de la pulsion. Freud définit la pulsion, très tôt dans son œuvre, comme ce qui exige une satisfaction au sujet, une satisfaction immédiate, sans délai, par tous les moyens, mais, nous indique Freud, très souvent, d’une façon tout à fait indépendante de l’objet. Voilà déjà tout le problème de ce qu’est la pulsion et la jouissance. C’est que, c’est très différent de ce que la sciences désigne comme « l’instinct », ce qu’elle désigne comme quelque chose de déjà prédéterminé, qui sait déjà de quoi se satisfaire. La pulsion, elle, ne sait pas de quoi se satisfaire, elle demande au sujet une satisfaction, tout de suite, mais n’a pas d’objet inscrit dans son logiciel, si l’on peut dire. Ou, dans les termes de Freud, « la pulsion n’a pas d’objet prédéterminé ». C’est pour cela qu’il sera autant difficile, pour Freud, d’expliquer l’homosexualité que l’hétérosexualité, parce que la pulsion n’a pas un objet prédéterminé. Je dis cela parce que certaines conceptions de Freud laissent entendre que la normalité est hétérosexuelle, etc. Pas du tout ! Si on lit Freud d’une façon attentive, on trouve très clairement l’idée que la pulsion n’a pas d’objet déterminé et que construire un objet et un corps hétérosexuel est aussi difficile que construire un corps et un objet homosexuel, parce que ce que nous nommons la jouissance c’est une exigence de satisfaction mais sans disposer d’un objet prédéterminé.
Nous verrons ensuite que nous trouverons, offertes, dans notre monde, tout un tas de machine qui viendront alimenter cette espèce de piranha de la pulsion. Mais en principe, la pulsion n’a pas de préférences, elle n’a pas un menu préétabli. Lacan dira « Ça jouit ». Le piranha, pour chacun, ça jouit, mais ça ne sait pas de quoi. On le retrouve dans toutes sortes de phénomènes, les phénomènes addictifs par exemple, tous ces phénomènes d’une jouissance au-delà du plaisir, où le sujet en vient à un moment où il ne sait vraiment pas de quoi jouir, il sait seulement qu’il y a quelque chose qui demande une jouissance immédiate, tout de suite, mais sans pouvoir dire de quoi. La première définition de la jouissance, c’est donc une exigence de satisfaction immédiate, avec des conséquences souvent ravageantes pour le sujet.
Deuxième définition de la jouissance c’est le concept de libido freudien, c’est-à-dire l’énergie du désir plus la pulsion de mort. C’est un concept freudien très difficile mais que vous avez peut-être commencé à visualiser si vous pensez que la jouissance est quelque chose qui va toujours au-delà du plaisir du sujet et qui emporte le sujet vers une satisfaction toujours au-delà, au-delà, au-delà… souvent jusqu’à la mort. C’est-à-dire avec cette petite équation : jouissance plus libido, avec la pulsion de mort, nous comprenons que la jouissance n’est pas le plaisir. La jouissance est plutôt au-delà du principe de plaisir, de ce que Freud avait conçu ainsi. C’est pour cela qu’il y a toujours une sorte de tromperie dans l’idée hédoniste du bien-être et du plaisir, ce devant quoi, justement, l’idée de globalisation nous met, comme l’idéal du monde. C’est que, ce qui gouverne cette globalisation, ce n’est pas le principe homéostatique du plaisir, c’est le principe du piranha, de la jouissance, c’est-à-dire de quelque chose qui va toujours au-delà du principe de plaisir.
Nous avons un exemple clinique classique de cette équation dans le fameux cas freudien de L’homme aux rats. Cet homme, quand il s’adresse à Freud, lui fait part d’une expérience de torture. C’est une torture qui est devenue célèbre à partir de ce cas, elle a même donné son nom au cas : la torture de l’introduction du rat par l’anus de la victime. L’homme aux rats raconte cette torture à Freud, mais Freud se rend compte que durant ce récit si désagréable il a, dit-il, l’expression, sur son visage, d’un plaisir à lui-même ignoré. Ce plaisir, au delà du plaisir lui-même, est ancré dans le corps du sujet et rend compte de cette jouissance au-delà du principe de plaisir.
Nous avons aussi une autre référence célèbre que Lacan a donné dans son Séminaire de l’année 1973, nommé Encore. Cette référence a fait l’illustration de la couverture de son fameux séminaire, c’est la sculpture de Bernini, L’extase de Sainte Thérèse, qu’on trouve à Rome. C’est vraiment un spectacle que de voir, figée dans la pierre, cette image qui est aussi, dans le visage de Sainte Thérèse, celle d’un plaisir ignoré, d’une jouissance éprouvée dans le corps, dans l’expérience de l’extase de l’amour divin. Il faut noter que Bernini, quand il a fait cette sculpture, ne savait pas très bien lui-même ce qu’il faisait. Quelque chose de sa jouissance passait à la pierre sans qu’il sache de quelle façon, parce que cette sculpture, qui l’a consacré, a en même temps considérablement contribué à son discrédit. Selon l’opinion des critiques, Santa Teresa semble éprouver un orgasme, plutôt que l’amour divin, s’éloignant ainsi de l’idéal classique de la vierge et d’une scène d’extase divine. C’est vrai que si l’on voit cette sculpture – comme celle de Ludovic Albertoni, très proche de celle de Bernini – on voit que là on dépasse l’idée de l’amour, l’idée de l’extase, et que l’on arrive plutôt à l’expérience de la jouissance sexuelle telle quelle. Et cette image, plantée au milieu de l’église paraîtra un peu obscène. C’est pour cela que Bernini a été discrédité, à partir de ce chef-d’œuvre où il a figé cet au-delà du plaisir dans la jouissance du corps de Santa Teresa. Cette référence sera centrale, dans ce séminaire où Lacan fera une recherche de ce qu’est la jouissance dans le corps du sujet.
Pour comprendre, maintenant, ce qu’est la jouissance, en tant qu’elle est au centre même de l’expérience du sujet, de son symptôme… Pour comprendre ce nouveau champ de la jouissance que Freud ouvre avec ce terme « Au delà du principe du plaisir », il est nécessaire de nous situer dans un nouveau principe éthique, que seule la psychanalyse a pu introduire, un principe qui ne suppose pas, comme la plupart des pratiques thérapeutiques, que le sujet veuille son propre bien. Le sujet de la psychanalyse sait justement que le « bien » et le « bien-être » ne sont pas nécessairement les mêmes. Le sujet peut être bien dans son propre malaise, il peut même se sentir bien dans le mal, comme Lacan l’a indiqué dans son texte Kant avec Sade , un des textes les plus important aujourd’hui, sur l’éthique de la psychanalyse. C’est-à-dire que l’être humain ne veut pas son propre bien, si l’on considère le bien comme la satisfaction de la pulsion. La jouissance, prise comme un bien dernier, ne coïncide pas avec le bien-être du sujet.
Je me rappelle que, le dernière fois que je suis venu ici, je m’étais servi de l’exemple de La grande bouffe, le film de Marco Ferreri, où on voit bien que la satisfaction de la pulsion orale, prise comme le bien dernier du sujet emporte chaque sujet de cette grande bouffe, de cette orgie, à la mort, à la mort particulière de chaque sujet, selon son propre mode de jouir de la pulsion orale. En effet sur le chemin de la recherche de la jouissance, le sujet trouve de plus en plus son malaise. Ce que nous entendons par « symptôme », en psychanalyse, c’est justement ce que nous pouvons définir comme une forme de satisfaction substitutive de la pulsion, donc, comme une jouissance non reconnue comme telle par le sujet. Et quand Freud parle de la pulsion, il parle d’une satisfaction substitutive de la pulsion que le sujet ne peut pas éprouver comme plaisir. Si nous tenons compte de la satisfaction comme d’un bien du point de vue de la pulsion, alors le bien être ne peut pas du tout être une promesse pour le sujet. Et vice-versa, si vous considérez un plaisir quelconque, n’importe quel plaisir et que vous le portez jusqu’à une certaine limite, tôt ou tard, il deviendra une torture et vous arriverez même à porter ce corps à la limite de la mort. Il y a donc une équation qui consiste en ce qu’un plaisir répété devienne une jouissance et cette jouissance peut se rendre à la limite de la mort. Par conséquent, la jouissance, du point de vue de ce piranha qu’est la pulsion et le bien, ne sont pas d’accord du point de vue de l’éthique psychanalytique C’est ce que Lacan indique, quand il dit que l’objet du bien – l’objet du bien comme objet de l’expérience éthique du sujet – est perdu, que le champ de la jouissance est toujours ordonné autour de ce manque fondamental, manque de l’objet du bien. C’est cet objet que Freud avait élaboré, dans sa langue, sous l’appellation de « Das Ding » et qu’on a traduit par « La chose ». Cette chose qui serait au centre de l’économie libidinale et pulsionnelle du sujet est un objet foncièrement perdu.
Au centre de la construction du corps de jouissance, nous avons plutôt un vide nécessaire même pour construire un corps comme corps de jouissance. C’est autour de ce vide, qu’il y aura toujours une limite homéostatique, autour de laquelle le sujet fera l’expérience de son plaisir. Au lieu de Das Ding , au lieu de cet objet de satisfaction primordiale de la jouissance, qu’avons-nous en fait ? Nous avons ce que Freud a appelé l’objet du fantasme, ce que Lacan appellera le « semblant ». Nous n’avons, de cet objet supposé à la pulsion, que des semblants. La jouissance n’existe que dans le registre du semblant, même les positions sexuées se soutiennent dans le semblant. Cela équivaut à dire qu’il n’y a pas d’objet prédéterminé à la pulsion, un objet naturel, réel, de la pulsion comme telle ; il n’y a que des semblants. Et ce piranha de la pulsion, finalement, ne se satisfait que de semblants. Le terme de « semblant » est très important dans l’enseignement de Lacan, il a son origine, en fait, dans cette fonction imaginaire de l’objet que nous avons vu dans le stade du miroir. C’est-à-dire que la première expérience de jouissance du sujet est déjà en rapport avec un objet imaginaire, un objet virtuel.
Il faut dire que nous vivons dans un monde où les objets qui sont proposés à la jouissance sont de plus en plus des objets virtuels et qui montrent leur vraie nature de semblant. Nous pouvons même définir une culture comme un mode de jouir d’un certain nombre de semblants ; certains, pas d’autres. On ne jouit pas de la même façon des semblants dans la culture islamique et dans la culture occidentale. La question se formule ainsi : Quels semblants sont à respecter par la jouissance et quels autres ne le sont pas ? Dans un certain registre de la jouissance, on met un voile comme la Burqa , pour respecter cet objet.
Est-ce qu’il y aurait un discours, une culture, une façon d’affronter la jouissance qui ne serait pas du semblant ? Cette question a été au centre d’un Séminaire de Jacques Lacan, D’un discours qui ne serait pas du semblant . La réponse est non ! Lacan s’est même demandé si la psychanalyse pourrait être un discours qui ne se soutiendrait pas du semblant, mais qui pourrait se soutenir dans un vrai objet réel. La réponse de Lacan a encore été non ! La psychanalyse est aussi une expérience qui se constitue autour de semblants de jouissance. C’est l’expérience qui va justement montrer au sujet quels son les semblants qui sont les plus importants dans sa vie, dans sa jouissance.
En tout cas vous voyez que nous passons d’une conception de la jouissance comme jouissance d’un objet réel, à une conception de la jouissance comme jouissance de semblants dans les rapports du sujet au réel. Nous pouvons nous demander – et ce sera la question de Lacan – : qu’y a t-il de réel dans la jouissance ? Qu’est-ce qu’il y a, dans la réalité, dont on jouisse ?
Je vais vous faire part d’une conversation très instructive, que j’ai eu hier, à ce propos. Une conversation avec ceux qui sont d’habitude très intuitifs à propos du semblant et de la jouissance, parce qu’ils s’introduisent justement dans les jeux du semblant, ce sont les enfants qui commencent à avoir un rapport au semblant et qui ne sont pas encore submergés, comme nous qui sommes dans le monde du symbole et qui ne voyons pas la structure de la chose. J’ai donc eu une conversation avec un jeune garçon, presque adolescent, et une petite fille, ils m’instruisaient sur un jeu de simulation sur P.C., jeu qui a un certain succès. Remarquez que nous parlons de « jeux de simulation », ce qui est un pléonasme, parce que le jeu est déjà une simulation. On pourrait aller jusqu’à se demander si la réalité, aujourd’hui, n’est pas une sorte de jeu de simulation, un jeu de semblant. La réalité elle-même deviendrait pléonasme dans la rhétorique selon laquelle il n’y a pas simulation de la réalité, mais la réalité deviendrait elle-même un jeu de simulation… Ces jeux questionnent les limites entre jeu et réalité, ou entre fantasme et réalité, ce que déjà la psychanalyse ne considère pas comme une limite claire. Nous parlons plutôt de la réalité comme construite à partir du fantasme du sujet. Nous parlons même de la construction de la réalité d’un enfant à partir du jeu. Jeu et réalité ne s’opposent donc pas, de la même façon qu’il n’y a pas opposition entre fantasme et réalité. On découvre cela dans ce jeu qui s’appelle « the sims », il s’agit de la construction d’une réalité virtuelle où l’on peut construire des personnages, on peut construire des liens sociaux, des objets, des objets de jouissance justement, trouver l’objet de jouissance particulier pour chaque sujet. C’est très complexe, c’est vraiment la construction d’une réalité complexe, simulée, d’où son nom. Quand on m’a eut expliqué la construction de ce jeu, la petite fille m’a demandé « comment construire un couple pour avoir une descendance dans ce monde ? » Sa question portait sur la construction du rapport sexuel. Nous n’avons pas trouvé la réponse. On n’a recherché, dans le jeu comment les personnages se reproduisaient, hormis les créations de personnages par le joueur. Il n’y a pas dans ce jeu un rapport prédéterminé entre l’homme et la femme, ce qui est tout à fait en accord avec la théorie lacanienne à savoir qu’il n’y a pas de rapport sexuel préétabli. Tout ce que nous disons est traduit dans l’enseignement de Lacan par cette phrase « Il n’y a pas de rapport sexuel », c’est à dire qu’il n’y a rien dans la pulsion qui dise quel est l’objet, du côté de l’homme et du côté de la femme. Le rapport de jouissance entre l’homme et la femme n’est pas « naturel », il n’y a pas d’objet prédéterminé.
Je continue un peu avec ce jeu parce que c’est intéressant. Dans ce jeu, on peut migrer d’une réalité à l’autre, c’est comme une sorte de politique de l’immigration. On peut prendre quelqu’un qui était déjà dans un mode de jouissance préétabli par son monde et le submerger dans un autre mode de jouissance, construit dans une autre partie du jeu. J’ai alors posé la question à l’enfant, à savoir s’il y avait dans ce jeu un game over , s’il y avait une fin, si quelqu’un gagnait, perdait ou décédait. Il semble que non, c’est un jeu sans game over . Il n’y a pas de semblant de la mort dans ce jeu, on perd, on gagne de l’argent, on gagne un niveau de vie meilleur, mais il n’y a pas le symbole même de la mort, comme quelque chose qui serait tout à fait essentiel pour construire la réalité du sujet.
Ces deux questions portent sur les deux grands signifiants dont la jouissance s’ordonne, les deux grands signifiants qui sont au fondement de la pratique de la psychanalyse, c’est-à-dire la sexualité et la mort. Dans ce monde de jouissance et de semblants, il y a deux signifiants maîtres, dirait Lacan, qui ordonnent la vie et le rapport du sujet à la jouissance, que sont la mort et la sexualité. Le sujet comme sujet de jouissance est un « être pour la mort ».
Y a t-il une expérience de jouissance et de la réalité qui pourrait se situer hors de la catégorie du semblant qui mélange l’image et le symbole comme les deux moyens que nous avons pour nous orienter dans la réalité ? La réponse pour Lacan n’est pas si claire. Nous avons d’abord dit qu’il n’y avait aucune façon pour échapper au monde du semblant. Mais justement, dans le Séminaire Encore , Lacan essaiera d’aller un peu plus loin et de démontrer qu’il y a un rapport possible de la jouissance avec ce qu’il nomme le réel – le réel comme au-delà du semblant –. Je n’élaborerai pas cela, je n’indique ceci que comme une ouverture indiquée par Lacan dans ce Séminaire de l’année 1973.
Pour revenir maintenant au « corps et ses jouissances », nous pouvons maintenant nous demander si la sexualité masculine et féminine impliquent des formes diverses de jouissance. Et si oui, si nous pouvons justement établir un rapport possible entre elles. En fait, dans l’inconscient freudien, il n’y a, dit Freud, aucune inscription de la différence des sexes. C’est-à-dire, que pour l’inconscient il n’y a pas des hommes et des femmes du côté de la jouissance et de la pulsion, il n’y a pas une pulsion masculine et une pulsion féminine définies comme telles. La différence au niveau de l’inconscient se situe entre phallique et châtré. Le seul symbole, inscrit dans l’inconscient comme symbole de la jouissance, c’est le symbole phallique. La position sexuée du sujet de l’inconscient est fondée sur une différence qui ne se situe pas entre homme et femme mais, comme Lacan le dira, sur une opposition entre une position phallique et une position non phallique du sujet. Quand il s’agit de l’inconscient et de la jouissance, il n’y a pas les hommes et les femmes créés dans la nature, ou par Dieu. Les hommes et les femmes ne sont que des signifiants, des semblants, ils ne désignent pas des êtres différents de jouissance.
Vous connaissez peut-être le mythe de Tirésias et l’énigme qui porte sur la question de savoir lequel des deux sexes éprouve le plus de jouissance dans la relation sexuelle. Seul Tirésias, qui était aveugle, savait et pouvait dire quelque chose sur l’énigme, parce que lui, ou elle, se situait des deux côtés de cette relation, du côté homme et du côté femme. Mais c’est justement au prix de la cécité que lui, ou elle, pouvait se tenir là, c’est-à-dire au prix de la castration, comme Œdipe. Ce qui nous ramènera, une fois de plus, à la logique du phallus et de la castration pour distinguer les positions de jouissance dans l’inconscient freudien.
Donc, quand il s’agit de l’inconscient, la pluralité de jouissance aurait son point de départ dans la différence entre une jouissance autour du signifiant phallique, une jouissance commandée par le phallus, une jouissance localisée aussi dans l’organe phallique et une jouissance non-phallique, située au-delà du phallus et que Lacan a considérée dans un premier moment comme la jouissance dans le sens le plus radical du terme, la jouissance de l’Autre, ou, si vous voulez, la jouissance comme altérité radicale dans le sujet. Le phallus, comme symbole de la différence, devient ainsi le seul symbole de la jouissance dans l’inconscient et ceci aura des conséquences importantes dans la théorie freudienne de l’œdipe et de la sexualité féminine. Ce que Freud appelle le complexe d’œdipe, doit être en fait compris comme un essai de repérer l’incidence du signifiant du phallus en tant que signifiant de la jouissance sexuelle dans les positions sexuelles différentes. Le phallus reste ici comme le seul signifiant pour fonder un rapport entre les deux sexes. C’est pour cela que vous trouverez dans l’enseignement de Lacan l’idée du signifiant du phallus comme le signifiant du désir de l’Autre, c’est-à-dire ce qui, pour chaque sujet, fait semblant du désir de l’Autre. Cette fonction est remplie par un symbole qui est vide, ce n’est pas le pénis, c’est un semblant, le semblant phallique. Mais Lacan découvre, précisément, que la logique du phallus, comme la seule façon de symboliser la jouissance, comme le seul semblant pour la jouissance avait trouvé, chez Freud, une limite, justement quand Freud essaye de localiser la sexualité féminine et sa forme de jouissance dans le corps. C’est vrai que Freud a un gros problème quand il essaye de définir la jouissance féminine, de la localiser dans le corps. Et même avec l’abondance des théories de la sexologie, cela reste un problème. Il est cependant important de considérer les tentatives de localisation de Freud, ses essais pour trouver ce qu’il pensait comme la sortie de la jouissance féminine dans un développement plus ou moins normal de la femme. C’est un peu caricatural de nos jours, mais il avait défini trois sorties. La première : l’abandon de toute sexualité, par exemple la frigidité ou l’abandon de tout rapport avec la jouissance sexuelle. La deuxième sortie, c’est ce que Freud appelait l’identification masculine sous les différentes formes d’identification phallique dans le lesbianisme ou l’homosexualité féminine. La troisième sortie, il l’a nommée « la sortie normale », très complexe et difficile, dit-il, toujours sous la norme oedipienne, et qui implique de prendre le père comme un objet d’amour et aller vers la maternité dans laquelle une femme symbolise ce semblant phallique, ce signifiant phallique de la jouissance, dans le corps de l’enfant. La femme symbolise dans l’enfant ce phallus que désigne le symbole de la jouissance perdue. C’est trois sorties, si on les considère du côté de l’expérience féminine de la jouissance, sont en fait trois non-sorties, si nous considérons que la jouissance féminine ne peut pas être réduite à la frigidité, à l’homosexualité ou à la maternité. C’est vrai que pour Freud la question reste en suspens. Il parlera ensuite du continent noir de la féminité comme quelque chose qui est obscur, obsured by clouds . Il n’y a pas de topographie existante de cette jouissance féminine.
La vraie question pour Lacan sera celle-là. La vraie question de la diversité des jouissances ne sera pas celle des diverses façons de jouir d’une culture ou d’une autre. La vraie question c’est qu’il y a une différence radicale entre la jouissance dite phallique et cette jouissance qui est du côté féminin… Pas toute la jouissance féminine ! Il y a une partie de la jouissance féminine qui est aussi phallique. Mais, que dire de cette jouissance féminine qui n’est pas la maternité, la frigidité et l’abandon de la sexualité, qui est cette forme de jouissance au-delà du phallus et qui fait la vraie diversité, la vraie pluralité des jouissances pour le sujet ? Lacan, une fois encore, portera l’impasse freudienne à sa limite et dira que toute la question est de poser l’existence d’une jouissance non phallique du côté féminin et de l’étudier.
D’autre part, Lacan a pensé que ce que Freud avait posé comme la sortie normale pour la femme, la maternité, ou même, les autres sorties du côté du symbole phallique de la jouissance, suivait en fait la norme phallique, la norme oedipienne, mais que cela nous laissait dans un malentendu complet dans les rapports du sujet à la jouissance. Un malentendu que Lacan traduira par une équivoque signifiante, il dira que la jouissance normale et le normal est en fait la « norme mâle ». C’est un mot d’esprit intéressant. Ce que nous considérons normal c’est la norme mâle, c’est-à-dire la norme phallique, la norme de l’homme normal, tellement normal que nous pouvons même le diagnostiquer comme un normopathe , quelqu’un qui est malade de la norme mâle. Mais il n’y a pas que les hommes qui peuvent être des normopathes, des malades de la norme mâle. Il y a aussi des femmes qui sont malades de la norme mâle.
Afin de vous livrer un petit exemple, je rapporterai les dires d’une petite fille espagnole qui revenait chez elle après une journée d’école, où elle avait eu un cours d’éducation sexuelle. Elle dit à sa mère qu’elle avait appris à l’école que les garçons avaient un pénis. En espagnol : « Los ni ñ os tienen pene » La mère lui demande « Et les filles ? » « – Las ni ñ as tienen pena » C’est-à-dire « Les filles ont de la peine » Vous voyez qu’il est très difficile d’expliquer cette réponse par une logique de compréhension naturelle des sexes. Il y a la présence du symbole, il y a la présence de toute la langue, il y a la présence de ce qu’on conçoit comme genre, mais surtout, il y a la présence de la logique phallique, de la question de « l’avoir » comme centrale et de la question du genre du phallus, c’est-à-dire que le phallus peut être masculin ou féminin, finalement. Pour cette petite fille, on l’a, du côté masculin et du côté féminin, et c’est ce que Freud appelait « l’envie du pénis ». D’une façon ou d’une autre, il s’agit de l’avoir. Voilà un exemple où la normopathie est induite par la structure même du langage. Ce n’est pas naturel non plus, c’est le langage, le symbolique même qui introduit cette normopathie du phallus et du symbole dans le sujet. Le sujet normopathe serait justement le sujet qui s’identifie à cette norme du phallus, il est le sujet qui veut maintenir à tout prix, dans son fantasme, la supposition qu’il est, ou qu’il a ce phallus, comme la seule référence de la jouissance. Les normopathes , sont en général des sujets très normaux, ne l’oublions pas. Ils ont un idéal très normal aussi et une seule forme de jouissance, qui se doit d’être globale, justement… En fait notre monde apparaît gouverné, de nos jours, par une logique pareille, c’est-à-dire par une logique normopathe qui ne voudrait qu’un seul symbole de la jouissance et partout. Enjoy Coca-Cola ! C’est un signifiant-maître qui tend à établir un mode homogène de jouissance globale. Ce n’est pas un problème banal.
J’aimerais évoquer un autre exemple qui me paraît paradigmatique de l’incidence actuelle du semblant phallique dans les rapports entre les sexes et les cultures. C’est un exemple tiré de la culture de l’Autre, étrangère : l’Islam. Il s’agit d’un article d’une historienne iranienne, paru dans la New left review , où elle s’interroge sur le problème de l’imposition sur les femmes de lois islamiques. Ce qui attire l’attention dans son exemple, c’est la bonne volonté avec laquelle quelques femmes embrassent des restrictions islamiques afin d’acquérir une position de pouvoir au sein d’une communauté – ordonnée d’une façon normopathe , bien sûr – qu’offre traditionnellement aux femmes une liberté très restreinte. D’un point de vue occidental cela peut nous apparaître comme un paradoxe. Quelques femmes de basse et moyenne classes acceptent de porter le voile traditionnel, les burqas , parce qu’ainsi elles peuvent devenir des membres plus reconnus au sein de leur communauté, des membres valorisés dans des organismes politiques, elles peuvent même, ainsi, mieux se prémunir contre le harcèlement sexuel. En adoptant quelques symboles, qui sont des symboles d’oppression, elles peuvent être mieux défendues contre le harcèlement sexuel, elles peuvent avoir accès à des droits dont elles seraient privées autrement. Toutefois, et voilà le problème, ces femmes deviennent les militantes islamiques les plus radicales, elles sont responsables du plus grand nombre d’arrestations d’autres femmes de classes aristocratiques, qui ne se conforment pas à l’islam, qui, dirait-on, sont plus progressistes, plus ouvertes et tenues pour très dangereuses par ces femmes. Vous voyez que la question de la normopathie et de la gestion du semblant phallique autour de la jouissance n’est pas si facile. Toute la pensée progressiste s’est heurtée, a achoppé, sur le paradoxe du rapport du semblant phallique avec la jouissance. Vous voyez qu’il y a là quelque chose qui reste irréductible dans le semblant phallique en tant que semblant dans le champ de la jouissance. C’est quelque chose d’irréductible et qui rend difficile le maniement de ce symbole phallique.
C’est ce qui sera mis en question, d’une façon radicale, à partir de cette conception lacanienne de la jouissance autour du phallus et de la jouissance au-delà du semblant phallique… Ce qui sera mis en question de façon radicale, ce sera l’idée d’une possible complémentarité entre les sexes, que nous pouvons aussi référer à l’idéal de complémentarité entre les cultures par exemple, ou entre les religions si vous voulez, ou entre les modes de jouir en général. Idéal, qui fonde souvent l’idéal même de l’amour, comme ce qui tendrait vers le « Un ».
C’était aussi l’idée de Freud, qu’ Eros , l’amour, comme cette tendance vers « l’Un » de la jouissance, emporte toujours, de l’autre côté, quelque chose que Freud appelait alors Thanatos , un champ de jouissance qui rendait impossible cette complémentarité de jouissance dans l’amour. Il n’y a pas une complémentarité possible dans le champ de la pluralité des jouissances, il n’y a pas de complémentarité entre les sexes.
Il s’agit d’une pluralité, qui implique la jouissance comme une altérité elle-même et non pas comme une complémentarité. Pour le dire en terme freudien, la jouissance est ce qui rend impossible la fermeture du corps comme une unité narcissique. Ce sera toujours un corps troué, qui inscrit dans sa structure le manque d’objet, et qui n’arrivera jamais à trouver son complément comme le voulait le mythe d’Aristophane de l’amour comme réunion des complémentaires. Au contraire, ce que Lacan conclut, à partir de son étude de la jouissance comme l’altérité par excellence dans le sujet, c’est que la jouissance est non pas complémentaire mais supplémentaire . Si on considérait cette Autre jouissance comme complémentaire, on resterait dans l’idée d’une unité impossible. Au contraire la jouissance supplémentaire signifie qu’elle ne peut jamais être inclue dans l’ensemble, dans l’unité phallique du sujet, qu’elle est toujours un pas en avant ou un pas en arrière de cette limite, de sa ligne de clôture.
C’est justement le genre de jouissance que nous trouvons du côté de la jouissance féminine et que Lacan désignera dans ce Séminaire comme une jouissance du « pas-tout », pour l’opposer à la jouissance du « tout » comme jouissance de la globalisation. Ainsi cette jouissance féminine au-delà du phallus est cette jouissance qui objectera toujours à la globalisation de la jouissance. C’est la jouissance que Lacan mettra du côté du particulier par opposition à la jouissance de l’universel.
Dans ce sens, c’est vrai qu’il y a toute une série de phénomènes de jouissance qui objectent à la globalisation de la jouissance et que nous trouvons, du côté même de la clinique, comme des pluralisations d’une jouissance de plus en plus particularisées. C’est vrai que nous sommes dans un monde où les symptômes tendent à se diversifier se multiplier, et que chacun cherche, d’une façon ou d’une autre, dans ce symptôme, sa jouissance prête à porter, une jouissance déjà particularisée, faite à sa mesure. Dans ce jeu de Sims , chaque sujet cherche sa jouissance, la plus particularisée possible. C’est sur ce mode que sont fabriqués les objets de jouissance, il y a une globalisation d’une part et de l’autre une particularisation de plus en plus féroce. Voyez que dans le champ de la politique, on peut penser les choses de la même façon. Plus il y a globalisation des modes de jouir, plus il y a surgissements de particularités, soit dans le nationalisme, dans des revendications de plus en plus disséminées qui objectent à cette jouissance du tout. Nous sommes vraiment dans cette logique qui inclut la jouissance du « tout » d’un côté et la jouissance du « pas tout » de l’autre.
Voilà presque une heure que je parle, je conclurai en disant que la psychanalyse est un discours et une expérience, particulière pour chaque sujet, autour de cette pluralité de la jouissance. C’est une expérience, autour de sa propre normopathie . On pourrait dire « Comment se guérir de sa propre normopathie ». C’est une expérience qui se déroule avec un Autre, l’analyste qui, dit justement Lacan, « fait semblant de… » cet objet supplémentaire du fantasme, de cette altérité radicale qu’est la jouissance pour chaque sujet. Dans cette expérience, le sujet élabore le sens et le non-sens de cette pluralité de jouissance dans sa vie, la jouissance sexuelle, la jouissance de son symptôme, ce que nous avons nommé la jouissance phallique et la jouissance non phallique… Ce qui ne peut être abordé que par la parole. Dans l’expérience analytique, on ne fait pas une expérience directe de la jouissance du corps. Ce qui est intéressant, c’est que l’on fait une expérience à partir du symbolique, à partir de la parole, sur la façon dont ce semblant de la jouissance résonne dans le corps du sujet et cela afin d’isoler, dans chaque sujet, sa propre jouissance supplémentaire au-delà du phallus, c’est-à-dire sa propre jouissance au-delà de l’un total globalisateur. Comme l’a indiqué Jacques-Alain Miller dans son dernier livre, Le neveu de Lacan , « Nous sommes malades du « Un » et malade de faire de l’Autre « Un ». Nous sommes donc malades de vouloir réduire l’Autre, l’altérité de la jouissance, à l’un narcissique. Nous sommes malades de l’un.
Cette jouissance dont on essaye de cerner la cause au-delà de l’un a, c’est vrai, son point de départ dans le corps, mais elle ne peut être isolée que dans une expérience de discours, de parole. C’est-à-dire qu’on peut l’éprouver, on voit par exemple, quelquefois, dans la danse, des expériences d’extase. Mais on ne peut l’aborder, la modifier, que par le symbole, c’est ce que la psychanalyse soutient. C’est à partir du rapport du sujet à la parole qu’on peut manier, qu’on peut même modifier le rapport du sujet à cette jouissance et cela, d’une façon non globale justement. Nous sommes obligé de faire au un par un, d’une façon particulière pour chaque sujet et son mode de jouissance. Il n’y a pas de jouissance standard qui pourrait être promise comme un bien. C’est ce que Lacan avait proposé dans la pratique de la psychanalyse comme une « éthique du bien dire », c’est-à-dire trouver la bonne façon de dire la jouissance particulière de chaque sujet, la jouissance de son symptôme, mais ce sera toujours une éthique qui n’aura rien de celle du conseilleur ou du directeur de conscience, quelqu’un qui me dirait, justement, quelle est la bonne façon de jouir. L’éthique de la psychanalyse sera toujours une « éthique du bien dire » mais, comme Lacan conclut, « qui ne dira jamais où est le bien ».
Je vais m’arrêter sur ce point pour écouter vos questions et commentaires.
Une participante : vous avez parlé des trois sorties, d’abord l’abandon, puis l’identification masculine sous ses différentes formes dont l’homosexualité et la troisième qui allait vers la maternité, la femme dans l’enfant, l’enfance perdue, etc. J’ai échappé le nom de cette troisième sortie ?
Miquel Bassols : La maternité, ce serait la troisième sortie considérée par Freud dans la position féminine, mais avec le paradoxe que c’est confondre la femme et la mère.
La participante : Oui, et concernant la danse, parce que je veux toujours y revenir ! Vous avez parlé de la jouissance phallique, mais j’ai mal compris quelle était l’Autre jouissance.
M.B. : Justement, dans la danse, on pourrait essayer de voir comment marche cette logique. C’est vrai que dans la danse l’expérience du corps est centrale, il jouit et se donne à la jouissance de l’Autre, comme un corps qui se donne à regarder par l’Autre. Vous savez que dans la danse, l’usage du voile est central. Je connais mal la diversité des danses dans le monde, mais c’est vrai que l’importance du voile dans la danse est reconnue. C’est justement une image de ce que nous appelons dans la psychanalyse, la fonction du phallus. C’est-à-dire que le corps tel quel, n’est pas à ce point enthousiasmant, il faut le recouvrir, il faut montrer et cacher des choses, toujours selon la logique du voile. La danse est une esthétique du corps mais toujours dans ce rapport avec le semblant phallique du voile. Pourquoi est-ce que je parle du voile ? Parce que c’est au centre de toute la logique de la jouissance dans le sujet et Lacan l’avait très bien compris dans sa référence à une très belle peinture que l’on trouve dans la villa des mystères de Pompéi. Il s’agit d’une danse, en fait d’un rite d’initiation dionysiaque, où l’on dansait et où le sujet avait un accès au mystère, dans cette scène, représenté par un voile. L’image est très phallique, mais on ne voit pas le corps, on voit seulement le voile. Lacan dit que, justement, le mystère, dans ce rite ancien, dans la fonction de cette danse autour de ce corps voilé était de ne pas dévoiler l’objet du mystère. Comment ne pas dévoiler le corps, comment montrer toute une série de formes du jouir du corps, mais sans le dévoiler.
La participante : Donc, si j’ai bien compris, la danse fait partie de ce phénomène phallique…
M.B. : En effet, mais toujours en donnant l’intuition, en suggérant un au-delà de ce voile phallique.
La participante : Dernière question : À ma connaissance, aujourd’hui, dans certaine maladies psychiatriques, on utilise la danse comme une sorte de thérapie pour organiser l’esprit et pour permettre de fonctionner d’une façon normale.
M.B. : Normale, justement.
La participante : La norme mâle, comme vous disiez, c’était intéressant. Est-ce que vous croyez à ce genre d’utilisation de la danse ?
M.B. : On peut croire à toutes sortes de choses. Je dirais que c’est sûr qu’il y a des modifications, comme il y en a toujours quand on met en jeu le corps. Mais il faut être très prudent avec cela, c’est ce sur quoi je concluais. La psychanalyse c’est une expérience de modification de la jouissance, mais à travers l’usage de la parole seulement. Pourquoi ? Parce que, nous l’avons dit, ce rapport du sujet à la jouissance est compliqué quand est en jeu la pulsion de mort. L’action directe sur le corps peut avoir des conséquences difficiles. Ainsi, on peut parler de déclenchement de psychose par l’intromission de la jouissance dans le corps. Cela peut avoir un effet bénéfique, comme un effet contraire.
La participante : Dépendant du contexte.
M.B. : Non, pas du contexte, mais du sujet. Il est bien important de mesurer le rapport du sujet à son corps et à la jouissance et, voilà toute la question. La seule façon pour nous de mesurer cela, c’est à travers la parole du sujet. Donc, je dirai, qu’avant d’inviter à faire danser un sujet psychotique, il faut l’écouter. Ce serait mon orientation clinique ! Oui, parce que justement, ce que nous voyons dans cette logique du rapport du sujet à la jouissance, s’il y a une fracture d’avec le semblant, on ne peut pas savoir quelles en seront les conséquences directes. Il vaut mieux mesurer le rapport du sujet à la jouissance dans la parole. Nous ne savons pas. Il y a des sujets qui ne supportent pas d’être regardés par l’Autre. Et la danse implique toujours cela. Elle implique qu’un regard sera porté sur la scène. Il faut donc commencer par écouter le rapport du sujet à son regard, à l’Autre. C’est pour cela que j’ai insisté sur le fait que la jouissance est un événement de corps mais nous n’avons, dans la psychanalyse, que la parole pour modifier ou analyser ce rapport du sujet à la jouissance. Nous n’avons que la symbolique du langage pour nous orienter. Peut-être faudrait-il faire une clinique différentielle des danses…
Pierre Lafrenière : Je reprendrais la question sous cet angle. Vous avez dit une clinique différentielle de la danse. C’est vrai qu’aujourd’hui, dans les raves où les gens prennent de l’ ecstasy , dansent toute nuit, etc. on n’a pas la même clinique de la danse que dans le tango par exemple où là, les semblants sont tout à fait mis en évidence.
M.B. : C’est vrai qu’il y a une pratique de la danse qui va justement aux limites du corps, on le voit quelquefois. C’est très différent du tango qui aborde la question du couple, la question de la sensualité.
Je viens d’un pays, la Catalogne où la danse nationale est une chose tout à fait inouïe, rien à voir avec le partenaire, c’est la sardana , c’est une danse où la différence sexuelle est presque effacée, rien d’érotique, c’est plutôt du côté de la globalisation. Même si elle est revendiquée comme une particularité, il y est plutôt question d’effacer les différences. Il n’y a pas de couples mais une seule figure, circulaire, faite par les danseurs. Justement c’est une façon différente de répondre au rapport au corps comme altérité de jouissance. Cela, on trouve plutôt dans le tango, où il y a l’un et l’autre, la différence y est très bien marquée et fondamentale. On pourrait y retrouver aussi des éléments phalliques et d’autres non phalliques. Y a-t-il ici des collègues argentins ? J’ai des collègues, psychanalystes argentins, qui dansent le tango et pourrait parler de cela beaucoup mieux que moi. Mais c’est vrai qu’il y a là la disparité de la jouissance d’un côté et de l’autre. En fait, on pourrait parler longtemps du tango, dans le tango, on n’est pas deux, on est toujours trois. Il y a l’homme, la femme et un autre homme, toujours présent. Tout le mouvement du corps dans le tango, s’ordonne à travers un monde symbolique. Le symbole gouverne les corps. Lacan disait cela, que le symbolique ordonne les modes de jouissances dans le corps. Ce sont les rapports entre les signifiants qui déterminent les rapports entre les corps. Il n’y a pas de rapport naturel d’un corps à l’autre et la danse permet de l’envisager. Il n’y a pas d’expression naturelle du corps, il y a le rapport du sujet avec un certain nombre de symboles qui ordonnent, qui font les lois du mouvement et de l’approche de l’autre, de l’énigme de la jouissance de l’autre. On voit cela dans le tango sur un mode très subtil. Par contre, il y a des danses, c’est vrai, où la différence des corps et des jouissances est plutôt effacée. C’est le cas de la sardana. La danse est une façon de penser comment le langage modèle la jouissance dans le corps. On sait l’importance que Lacan donne à la danse dans la façon de s’approcher de l’autre, dans les cultures, dans les façons d’aborder l’autre sexe. On le voit même dans le monde animal, en éthologie, dans la parade.
Alberto Latorre : Pourriez-vous nous préciser ce qu’est Das Ding ? Vous avez dit que c’était la chose même. Dans les concepts kantiens, c’est loin d’être une chose, ce serait plutôt quelque chose qui se situerait du côté du réel.
M.B. : Freud reprend le terme de la tradition allemande. En effet, chez Kant, Das Ding n’est pas vu comme l’objet. Les deux conceptions ne sont pas les mêmes. Je parlerai de la conception freudienne. Freud y désigne l’objet de la satisfaction originaire. Das Ding serait l’objet de la première satisfaction du sujet. Le modèle imaginaire de cette première expérience de satisfaction a toujours été représenté avec le sein maternel. Admettons-le. Il semble que la première satisfaction de l’enfant se situe dans le rapport au sein maternel, mais c’est déjà trop dire. Si Freud parle de Das Ding , c’est qu’à ce moment-là, dans cette première expérience de satisfaction, il n’y a pas l’enfant et la mère, il y a un corps qui n’est pas encore devenu un sujet, le corps de l’enfant et ce Das Ding , incompatible avec l’existence du sujet comme tel. Le sujet n’arrivera à exister que, pourrait-on dire, à travers une deuxième expérience de satisfaction.
La jouissance demande toujours la nouveauté. Il y a jouissance, il y aura objet de jouissance, dans un deuxième moment, quand ce premier objet aura déjà été perdu. C’est pour cela que c’est trop de dire que le premier objet de satisfaction de l’enfant serait le sein de la mère, ce serait supposer déjà qu’il y a l’enfant, qu’il y a l’objet déjà constitué, qu’il y a déjà tout un monde déjà construit. Le monde des semblants de ce sujet déjà construit. Tandis que, ce qu’il y a, dira Lacan, c’est le corps de la mère et pour ce qui est de l’enfant, une non différenciation entre son propre corps et le sein de la mère. C’est cette première expérience mythique que l’on appelle Das Ding , l’expérience de la chose, c’est une expérience où il n’y a pas encore de séparation entre le corps de l’enfant et le sein de la mère, donc l’enfant éprouve son corps et le sein de la mère dans une contiguïté. C’est déjà une conception lacanienne qui fait une lecture très attentive de Freud, mais aussi de Mélanie Klein, etc. Cette conception de Das Ding que Lacan va pêcher dans l’œuvre de Freud, c’est pour montrer justement qu’il n’y a pas d’objet originaire de jouissance, qu’il est toujours déjà second et que par là même, il n’y a pas d’objet primaire. L’objet comme tel est perdu et toute expérience de satisfaction implique que cet objet originaire soit perdu, si cet objet n’arrive pas à se perdre, il n’y pas de possibilité de désir d’objet, ni de construction de réalité.
Nous voyons quelques fois les effets, dans le corps du sujet, quand cet objet originaire n’est pas perdu. Le sujet ne peut alors pas se séparer de la jouissance de l’Autre et c’est la torture. Nous avons un exemple très connu dans l’œuvre de Freud, le cas du Président Schreber, qui est toujours en rapport avec la jouissance de Dieu qui le persécute, qui jouit de son corps, jusqu’à lui demander de devenir sa femme. Voilà un exemple de l’impossibilité de se séparer de ce Das Ding freudien. Ce dont on se rend compte c’est que Schreber devient lui-même l’objet de la jouissance de l’Autre, son corps est l’objet torturé de la jouissance de l’Autre. D’une façon ou d’une autre, nous trouvons toujours, chez le sujet psychotique, cette expérience de jouissance, à un moment où nous voyons qu’il n’a pas pu se séparer de la jouissance de l’Autre et qu’il devient, lui-même alors, cet objet de jouissance à défaut d’avoir pu construire un semblant de jouissance, quelque chose qui le sépare de cette jouissance de l’Autre. Sur ce point, Freud et Kant se rencontrent, parce que Das Ding , ce n’est pas l’objet, c’est le réel comme impossible à représenter, le réel qui doit être perdu pour pouvoir désirer un objet. S’il n’y a pas perte de Das Ding , il n’y a pas de cause de désir. Je mets en série la perte de Das Ding et la perte du réel comme condition pour pouvoir construire un objet. La perte du sein de la mère dans cette scène plutôt mythique de l’enfant nourrisson, cette condition, est nécessaire : la perte de l’objet maternel pour pouvoir se construire un autre objet. Même pour porter son doigt à la bouche, il faut perdre le sein maternel, sinon, ce sein bouche la bouche et il n’y a plus de place pour rien d’autre. La bouche, comme trou… Cette antinomie de la langue française est intéressante ! Justement c’est le problème de l’objet, pour pouvoir construire un objet, il faut le trou de la bouche et l’objet viendra boucher ce trou. Dans ce sens on dirait, qu’il faut la perte de l’objet réel, de Das Ding , pour pouvoir se construire un corps et construire un objet pour la pulsion.
On peut s’orienter dans clinique avec cette conception de la jouissance et de l’objet. Par exemple, l’anorexie est une forme de jouissance de plus en plus importante dans notre monde, et qui, chose curieuse, dépend des cultures. On sait qu’il n’y a pas d’anorexie en Afrique. Ce n’est pas une cause culturelle, ce n’est pas une cause biologique, c’est une incidence d’un certain semblant phallique, d’un certain mode symbolique du langage dans le corps. Dans l’anorexie, nous voyons justement une autre sorte de difficulté, d’impossibilité, de se séparer de Das Ding , se séparer de la jouissance de l’Autre. D’habitude, c’est la mère du sujet anorexique, qui incarne cette figure de la jouissance de l’Autre. On trouve, presque toujours, la figure de la demande de la mère comme quelque chose d’impossible à satisfaire, quelque chose qui est là avant même que le sujet ne demande quelque chose, boucher la bouche avec la demande de l’Autre. Le sujet anorexique est le sujet qui répond à ce bouchon de l’Autre, comme le dira Lacan, en mettant dans sa bouche un manque. Ce n’est pas vrai que l’anorexique ne mange rien, dit-il, il mange « rien ». Il ne peut que manger un « rien », mettre un « rien » dans son corps, pour pouvoir se séparer du trop plein de la demande de l’Autre. C’est une façon différente de concevoir l’anorexie, c’est-à-dire comme une réponse, justement, de la jouissance du corps, face à cette impossibilité de se séparer de Das Ding .
En fait ce terme Das Ding est un terme, dans l’œuvre de Freud, utilisé pour parler de la jouissance située du côté de l’Autre. C’est pour cela que pour traiter de l’anorexie, la chose la plus importante c’est le rapport du sujet au symbole, c’est-à-dire le rapport du sujet au langage. Comment est-ce que le sujet anorexique se rapporte-t-il aux signifiants de la demande de l’Autre ? Comment est-ce que, dans son histoire, il a répondu, d’une façon ou d’une autre aux demandes ? Ce n’est pas là seulement une question de corps, par dessus tout, ce n’est pas une question simplement organique, c’est une question de rapport aux signifiants du langage.
Une participante : L’anorexie, manger aussi, c’est aussi une jouissance, et, psychologiquement, les gens mangent leur bonheur…Ils en reçoivent une jouissance pour remplacer un autre bonheur…
M.B. : Ce qui est intéressant, c’est que nous ne mangeons pas d’objet réel, en fait. Nous mangeons toujours déjà des signifiants, des symboles. La nourriture n’est pas l’objet oral comme tel. C’est ce que Lacan dira dans son Séminaire , l’objet oral, ce sont des signifiants et quand on va dans un restaurant, on lit d’abord un menu et on doit voir le déchiffrement de ce menu par l’Autre, pour s’orienter dans cette satisfaction orale. C’est ensuite, qu’on mange une chose ou une autre. Bien sûr, c’est différent de manger des nouilles ou, en Italie, des spaghettis. Très tôt l’enfant commence à distinguer la nourriture à partir des signifiants et à partir d’une façon de demander. On voit que dans la pulsion orale, son objet, la façon d’en jouir, ce qui nous donne du bonheur, ce n’est pas l’objet comme tel, mais tout ce qui est autour de cet objet. Un bon repas, c’est un bon repas, bien sûr, mais c’est un bon repas du fait de ce qui entoure le bon repas. Tous les voiles tout ce qui va faire de cet objet, non pas un objet comme tel, mais un objet déjà symbolisé, c’est-à-dire mis dans la logique de semblant de la jouissance. J’insiste sur ce point parce que, ce que découvre la psychanalyse, c’est qu’en fait, on jouit des semblants. On ne jouit pas des objets réels, on jouit de la façon dont ces objets réels sont mis dans l’économie pulsionnelle de chaque sujet à partir d’un certain nombre de semblants. Donc, c’est vrai, si un repas nous donne du bonheur… J’insiste, ce n’est pas pour la nature de l’objet comme tel, de l’objet réel, mais pour ce qui fait de cet objet quelque chose apte à la jouissance.
Pierre Lafrenière : Vous avez parlé, au début de votre conférence, du mouvement de globalisation des formes de jouissance. Comment le repérer ? La contrepartie est une particularisation des modes de jouissance, c’est un peu comme un paradoxe…
M.B. : Oui, nous voyons cela dans la clinique, mais aussi dans les mouvements de la politique. C’est que, d’un côté, il y a l’inertie, l’inertie même du langage, l’impératif d’universaliser les modes de jouissance. L’ethnocentrisme en est un effet, on croit toujours que sa propre forme de jouissance est la bonne, on tente de l’imposer à l’autre. Dans ce sens nous sommes tous un peu religieux, car la religion c’est un peu cela. La religion, selon Lacan, c’est une façon de penser que mon mode de jouir est plus vrai que celui de l’autre, et qu’on doit le globaliser. Que je dois donc endoctriner l’autre, le convertir, dans cette forme de jouissance qui peut être le rite, la façon d’ordonner les rapports de parenté, etc., tout ce qui ordonne la jouissance dans la vie d’un sujet, la façon de naître, de mourir, etc. Tous les actes religieux sont des actes qui ordonnent les moments les plus importants dans la vie du sujet. Cela tend donc à s’universaliser, à se globaliser, on dirait qu’il y a du « pousse à l’Un », pousse à globaliser la jouissance.
Mais quelle est la réponse, du côté du pulsionnel, du côté de la particularité du sujet ? C’est une réponse du côté de la particularisation de plus en plus forte de ces formes de jouissance. C’est une réponse déjà décrite par Freud dans son texte sur la Psychologie des foules . Plus on tisse des liens forts entre les sujets, à l’aide de formes d’identification des jouissances, plus on trouve une ségrégation interne des formes particulières de jouissance qui reviendront de la pire des façons. C’est pour cela que la globalisation va toujours du côté du pire, c’est ce que Lacan disait, dans les années 70, à propos du marché commun en Europe. Il disait que notre futur de marché commun ne fera que renforcer la ségrégation des champs de concentration. En 1970 c’était moins évident que maintenant. Nous avons constaté en Europe, de la façon la plus tragique, la plus difficile à concevoir, que plus on poussait du côté de l’homogénéisation du marché commun, plus on rencontrait la dissémination du côté des nationalismes, des particularités, etc., et dans les guerres, au centre même de notre mode de marché commun de jouir.
Donc, cette logique : globalisation d’un côté ; ségrégation de l’autre, c’est justement la logique de la jouissance, la logique de la satisfaction de la pulsion qui va toujours contre l’identification de modes de jouissance globale. C’est pour ça que dans l’orientation lacanienne de la psychanalyse, nous insistons toujours sur le « un par un » de l’analyse, sur la particularité du sujet où il faut être très attentif à ne pas considérer une forme de jouissance comme globalisable, ou comme une forme à donner comme identification à l’autre. La jouissance comme telle est toujours rebelle à l’identification du groupe. Dans ce sens, chaque sujet doit trouver sa propre forme de jouissance. Ce que nous désignons comme le fantasme particulier de chaque sujet, dans la psychanalyse, c’est en fait la forme de traitement pour chaque sujet, de la jouissance. Dans ce sens, dans les années 70, Lacan disait des choses très intéressantes. À propos de cette forme de jouissance il disait que nous étions malades du « Un ». Il disait que le problème c’est que nous pensons toujours de la jouissance de l’autre qu’elle est moins véritable et même « sous-développée ». La question serait alors, pour se guérir de la normopathie et de son propre symptôme, de ne pas considérer la jouissance de l’autre comme sous-développée, d’essayer de la respecter comme jouissance de l’autre et de ne pas vouloir la réduire à l’Un de la jouissance phallique. C’est un principe éthique, mais c’est aussi un principe de la clinique psychanalytique, pas toujours facile à soutenir parce qu’on doit se séparer de sa propre conception de la jouissance pour pouvoir écouter la particularité de la jouissance d’un sujet. C’est la raison pour laquelle sa propre analyse est nécessaire pour le psychanalyste, pour se séparer un peu du semblant de sa propre jouissance et pour pouvoir écouter l’autre, sinon il écoutera le symptôme de l’autre selon sa propre normopathie.
Une participante : Concernant la globalisation. Lors du 24 juin, grande fête nationale ici au Québec, j’étais avec un psychiatre bulgare qui disait : « Ah ! C’est de la globalisation. La foule s’en va dans un parc, tout le monde se rassemble dans une hystérie un peu folle, des artistes donnent des spectacles, tout le monde se met à danser, chanter… » Est-ce que pour vous c’est une globalisation ?
M.B. : Non, il ne semble pas, non. Quand nous sommes sur ce terrain, nous parlons plutôt de quelque chose qui tente d’aller au-delà du semblant de la globalisation. C’est très difficile à différencier cependant, parce que vous voyez qu’une forme particulière de jouissance tend tout de suite à devenir une forme globalisable. C’est aussi un mouvement imposé par la structure de la jouissance. C’est que, ce qui à un moment est conçu comme le plus particulier du sujet, dans un autre temps peut en venir à être conçu comme un semblant de la globalisation.
Je vais le dire en termes lacaniens, on pourra en parler ensuite. Lacan a construit une logique très précise entre ce qui peut être écrit comme l’objet petit a , la jouissance particulière du sujet, ce qui est à l’extrême de la particularité, ce qui ne peut pas être globalisable, ce qui sera toujours le reste particulier du sujet, son fameux objet petit a ; de l’autre côté nous avons ce que Lacan appelle le « signifiant-maître ». Le signifiant-maître, c’est le signifiant de la globalisation, le signifiant Un, le signifiant qui pousse à l’Un et qui serait global. Ce que Lacan dit c’est que dans l’histoire et même dans l’histoire du sujet, il y a des objets particuliers de jouissance qui deviennent signifiants-maître. On voit cela dans l’histoire de la mode, dans l’histoire de la culture, qu’il y a des productions particulières de la jouissance d’un sujet qui deviennent mode de jouissance en série et qui sont ensuite distribués dans une homogénéisation de plus en plus forte. Donc, ce n’est pas si simple de diagnostiquer ce qui est ou pas globalisation.
Stéphane Quinn : Vous avez parlé de la jouissance phallique, de la jouissance de l’Autre. Vous avez ébauché la question de l’Autre jouissance, j’aimerais que vous en parliez plus particulièrement. J’ai cru comprendre qu’elle avait une certaine affinité avec l’écrit, avec la lettre.
M.B. : J’ai laissé entendre cela ?
Stéphane Quinn : Non, j’ajoute cela. Peut-être est-ce que je me trompe…
M.B. : Non, pas du tout. Je me demandais où j’avais pu indiquer cela, mais c’est très juste. Quand Lacan élabore cette notion de la jouissance de l’Autre, il élabore aussi ces notions de lettre et d’écriture. Dans ce Séminaire Encore , justement, il fera toute une étude de l’écriture. Pourquoi ? Parce que justement, dans l’écrit, tel que Lacan le conçoit, dans l’usage de la lettre, quelque chose va au-delà du signifiant, entendu comme ce qui est le fondement du langage. La lettre, son usage, n’est pas seulement du côté du signifiant, mais aussi du côté de l’objet. Une lettre c’est ce qui peut aussi être un objet. Lacan aime citer Joyce, très tôt, déjà dans les années 50, quand il dit « a letter – a litter », c’est-à-dire : une lettre – une ordure. La lettre et l’écriture ont quelque chose de matériel, de réel, d’objectal, que n’a pas la parole dite. Dans ce sens, l’écriture et la lettre auront un rapport très particulier avec les objets de la jouissance de l’Autre. C’est peut-être pour cela – Lacan le laisse entendre – qu’il y a un rapport particulier de la femme à l’écriture. C’est une chose à suivre chez certains auteurs que citent Lacan, Marguerite Duras, par exemple. Il y a, en tout cas, une séparation entre le signifiant comme ce qui fait partie de la structure du langage et la lettre comme quelque chose qui n’est pas seulement signifiant mais aussi objet de jouissance. Jusqu’au point où Lacan arrivera à dire que le symptôme, pour chaque sujet, comme une forme de jouissance inconnue à lui-même, d’une façon ou d’une autre est une écriture même. On le voit de façon très claire, surtout dans le symptôme hystérique où il s’agit quelquefois vraiment d’une transcription dans le corps du sujet d’une phrase. Freud analyse la paralysie D’Élisabeth Von R., je crois, comme quelque chose qui ne « marche pas », no andan, no caminan en su casa , « ne marchent pas dans sa famille… ». Tout son corps devient une sorte de hiéroglyphe de l’être comme tel. Dans les années 70, Lacan dira que le symptôme est une sorte d’écriture dans chaque sujet. C’est plus que dire que c’est le symbole, ou une innervation somatique, comme disait Freud, ou bien que c’est une représentation devenue somatique. C’est plutôt l’idée d’une écriture, c’est-à-dire qu’il y a un rapport entre la jouissance de la pulsion comme altérité dans le sujet et l’écriture dans le corps. C’est une chose très intéressante. Dans la dernière conception de Lacan sur le synthome, nous la retrouvons comme centrale. On pourrait parler de l’instance de la lettre dans le symptôme, telle que Lacan l’analyse dans son enseignement.
Stéphane Quinn : Vous semblez faire une équivalence entre la jouissance de l’Autre et l’Autre jouissance.
M.B. : C’est vrai, on devrait être plus précis à ce sujet. D’abord, je dirais que, tel que j’ai parlé aujourd’hui de la jouissance, je crois que c’est clair que c’est une figure de l’altérité, pour chacun, et même quelque chose qu’on doit rejeter quelquefois, quelque chose qui est rejeté comme trop différent de moi, trop extérieur à moi. Finalement, ce qui est trop extérieur est aussi ce qui m’est le plus intime. En tout cas, la jouissance est une altérité. C’est en ce sens qu’on peut parler de la jouissance comme Autre, avec un grand A, la jouissance comme altérité radicale. C’est autre chose de parler de la jouissance de l’Autre.
Ce sera toute une question pour Lacan, il se demandera même si cette jouissance de l’Autre existe ou pas. S’il faut qu’elle existe ou pas. Si vous lisez son Séminaire , vous verrez qu’il met en question l’idée d’une jouissance de l’Autre, ce qui peut paraître contradictoire avec ce que nous venons de dire : la jouissance est toujours Autre. Finalement le Séminaire de Lacan amène à dire qu’il y a toujours quelque chose qui reste comme Autre, mais il ne faut pas donner à cet Autre trop de consistance et dire la « jouissance de l’Autre », c’est déjà lui donner trop de consistance, c’est déjà dire que ça existe comme jouissance de l’Autre. C’est différent de parler de la jouissance comme altérité, comme ce qui est toujours une altérité dans le sujet et Lacan privilégie cette formulation comme convenant mieux pour en parler. Je pencherais pour garder l’expression de la jouissance comme une altérité et pour mettre en question, pour la travailler, l’expression de Lacan « la jouissance de l’Autre ».
En fait, ce que dira Lacan, c’est que nous n’arrivons jamais à jouir vraiment de l’Autre. Que de l’Autre, nous n’avons qu’une partie. Même dans ce que nous désignons comme le rapport sexuel, c’est une illusion que de penser que nous arrivons à jouir du corps de l’autre, nous ne jouissons que d’une partie. De l’autre, nous n’avons que l’objet petit a , c’est-à-dire une partie. Que la jouissance n’est jamais que partielle et que la jouissance du corps de l’autre comme tel est inatteignable. À l’exception de la psychose, je pose cette parenthèse. Ce que je dis à propos de Schreber et Dieu, implique qu’à l’horizon, pour le sujet psychotique, il y a, dans une expérience toujours catastrophique, quelque chose d’un abord de la jouissance de l’Autre. Pour Schreber, cela implique la féminisation du sujet, c’est-à-dire l’éviration dans le réel, non pas la castration symbolique, mais sa transformation en femme. Ce qui est un phénomène assez courant dans la psychose, de trouver ce point d’horizon, dans le transsexualisme, par exemple, ou dans l’expérience de transformation corporelle. Dans ce sens, on pourrait dire que, pour le sujet psychotique, il y a jouissance de l’Autre. Mais, précisément, il n’y a pas de jouissance phallique
Pierre Lafrenière : J’ai une question par rapport aux modes de jouissance du sujet. Les modalités du rapport du sujet à la jouissance changent-elles ? Les symptômes peuvent être amenés à changer quand les discours changent, mais les modes de rapport du sujet à la jouissance changent-ils ? J’ai en tête une rencontre avec quelqu’un qui se dit pédophile, et qui va à son groupe d’ « homme pédophiles anonymes », un peu comme s’il se rendait à un groupe social. Il y a un mode, comme ça, qui ne correspond en tout cas pas à celui de l’homme aux rats par rapport à sa jouissance. L’homme aux rats est quand même embêté par cette histoire, il a plutôt honte de cette pensée insistante, de cette jouissance…
M.B. : C’est vrai que nous rencontrons de plus en plus ce type de tentative chez le sujet de prendre son mode de jouissance dans la logique de l’identification. C’est par exemple le cas ici, dans ce groupe de pédophiles qui gère le symptôme par l’identification. C’est une solution qui est justement l’envers du changement de mode de jouissance, c’est plutôt essayer de traiter cela par l’identification, même pour s’en séparer. Tandis que, c’est vrai que l’expérience analytique, la psychanalyse, va plutôt dans l’autre sens c’est-à-dire du côté de la désidentification et c’est là où votre question est intéressante.
Peut-on penser qu’il y a une réelle modification du rapport du sujet à son mode de jouissance, c’est-à-dire, peut-on vraiment changer son mode de jouir ? Le pari, dans l’expérience analytique est que oui. Et quand nous parlons de la fin de l’analyse, quand nous parlons de l’expérience de la passe, du témoignage de la fin de l’analyse, c’est qu’il y a une deuxième opportunité pour répondre à la pulsion. Vous savez que Freud parlait de la fin de l’analyse un peu comme cela. Il disait le sujet a répondu d’une certaine façon à cette exigence de la pulsion à ce piranha , il a répondu d’une certaine façon, avec sa division, avec sa défense, c’est son made in… , c’est sa marque de fabrique. Il ne change jamais cela. L’analyse sera justement un essai d’aller au-delà de l’identification, elle ira plutôt dans le sens où le sujet tend à perdre le mode d’identification de jouissance, tend à la trouver de plus en plus étrange, à ne pas s’y identifier comme tel et, à partir de là, dit Freud, il y a une deuxième opportunité à la fin de l’analyse, ou bien l’analyse est une deuxième opportunité pour changer sa réponse à la pulsion.
L’idée de Lacan c’est aussi qu’on peut modifier cette position, c’est ce qu’on appelle la « traversée du fantasme », c’est-à-dire l’essai d’aller au-delà du cadre de mon propre fantasme, c’est essayer de trouver une autre réponse à la jouissance, un autre mode de jouissance. C’est une hypothèse à vérifier un par un.
Je dirai que dans la plupart des traitements des symptômes, on n’a pas vraiment une modification de jouissance. Même dans ce que nous concevons comme « thérapie », comme pratique thérapeutique, même dans la psychanalyse, on modifie le symptôme, sa forme même, on fait couler la jouissance vers un côté moins symptomatique pour le sujet, plus supportable. Cela ne veut pas dire que nous changeons le mode de jouir du sujet. Le pédophile peut cesser d’être pédophile, sans changer son mode de jouissance. Cela reste à penser, parce que la pédophilie peut être comprise comme une sorte de réponse du sujet qui n’est pas vraiment primaire mais déjà secondaire à une forme de jouissance. En tout cas, ce que nous concevons comme la disparition ou la guérison du symptôme ne coïncide pas nécessairement avec la modification du mode de jouir.
Au contraire, et je fais là un second tour, parce que Lacan dira que le vrai symptôme du sujet c’est le plus invariable de son mode de jouir. Même si ce symptôme ne le dérange plus. La vraie structure du symptôme pour Lacan, c’est ce qui est le plus immuable de son mode de jouir. Et avec ça, Lacan dit que la meilleure possibilité c’est de savoir y faire avec son symptôme. Lacan ne parle déjà plus de modifier son mode de jouir, mais de savoir y faire… Savoir faire quelque chose avec mon mode de jouir qui ne soit pas souffrir, en pâtir, mais produire autre chose avec ça. Cela implique une modification, ce n’est déjà plus souffrir passivement, sans savoir quoi y faire, mais inventer quelque chose, produire quelque chose. Il y a vraiment là une autre logique, ce n’est plus effacer le symptôme…
En fait, on pourrait dire que s’il n’y a aucune façon d’effacer le symptôme, on peut le déplacer. On peut le guérir dans le sens de le cacher, on peut même le subsumer dans une nouvelle identification, ce que font beaucoup de traitements thérapeutiques, ce n’est pas guérir le symptôme, c’est le gérer ! En Espagne, on parle de cela, de gestionar el sintoma , c’est-à-dire lui donner un lieu d’identification, faire que le sujet essaye de s’identifier au symptôme des autres, et faire, ainsi, des groupes de pédophiles anonymes, toutes ces choses qui tentent de gérer le symptôme pour le sujet. Mais, faire disparaître, ou effacer le symptôme défini comme le mode primordial du sujet à la jouissance, c’est autre chose.
Vous demandez s’il y a une possibilité de modifier la réponse primaire du sujet à la pulsion, ce qui a été son mode de constitution, sa structure même. C’est là où Lacan dit que ce que nous pouvons dessiner comme horizon, c’est un savoir y faire avec son symptôme, c’est-à-dire faire autre chose qu’en souffrir les conséquences sans savoir pourquoi, produire quelque chose d’autre avec ce symptôme. Mais là, la notion de symptôme change, nous arrivons à la dernière conception lacanienne du symptôme qui est beaucoup plus structurale et non plus seulement phénoménologique.
Pierre Lafrenière : Ma question portait aussi sur les modes de défense du sujet contre la pulsion. La névrose est un mode primaire de défense. Les modalités dont disposent le sujet aujourd’hui sont-elles les mêmes que celles d’autrefois pour se défendre de la pulsion ? Parce que, évidemment, le sujet peut aller traiter sa difficulté chez l’analyste, mais il y a des modes qui ne sont pas les voies thérapeutiques. Vous avez parlé de l’identification. On parle par exemple de la montée des border line, des états limites, ce n’est pas tout à fait la psychose…
M.B. : Nous mêmes dans le champ lacanien, nous parlons des nouvelles psychoses, qui ne sont pas les mêmes que les psychoses classiques. Je crois que l’on pourrait parler des modifications des formes de réponse à la pulsion. Il y a une histoire de la clinique, c’est l’histoire des modes de jouissance, comme réponse à la pulsion, et c’est sujet à modifications. C’est vrai nous ne rencontrons pas les mêmes hystéries qu’au temps de Freud et c’est vrai que nous ne rencontrons plus les mêmes psychoses que celles des années 50, quand Lacan parlait de la métaphore paternelle.
- 1. J. Lacan : Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique communication faite au XVI e ongrès international de psychanalyse, à Zürich , le 17 juillet 1949 in Les Écrits, p. 93, Seuil.