Introduction
Ruzanna Hakobyan: Bonsoir et bienvenue à la 34e Rencontre du Pont Freudien. Ce soir, j'ai le plaisir de vous présenter Alexandre Stevens qui est psychiatre et psychanalyste à Bruxelles. Il est le fondateur et le directeur thérapeutique du Courtil qui est une institution pour enfants et jeunes psychotiques et autistes à la frontière belgo-française. Il est membre de l’Association Mondiale de Psychanalyse. Il a été le président de la New Lacanian School de 2000 à 2004. Il a aussi présidé l’École de la Cause Freudienne dans les années 2000. Il enseigne à la section clinique de Bruxelles. Il a participé à plusieurs ouvrages et il est l'auteur de nombreux articles.
Alexandre Stevens revient pour une seconde fois à Montréal. Invité par le Pont Freudien en février 2001, il avait traité du désarroi et de l'invention dans la psychose. Pour ma part, c'est un grand plaisir de présenter Alexandre Stevens, car j'ai entendu Monsieur Stevens pour la première fois il y a treize ans – c’était en 1999 – en Arménie, mon pays natal, lors d'une autre rencontre qui était organisée par le cercle de Erevan. Pour moi, cela a été la première rencontre avec la psychanalyse lacanienne. Après cette conférence, j'ai fait mon choix de la psychanalyse et j'ai commencé mon parcours dans la psychanalyse lacanienne.
Le titre de la conférence de ce soir est La solitude moderne ou le chaque-Un tout seul. Le sujet contemporain vit dans une époque en crise d'identification où il lui est plus difficile de trouver un appui sur les idéaux collectifs. Si, auparavant, les idéaux de la famille et de la nation étaient les mêmes pour tous, aujourd'hui, chacun doit trouver et construire ses propres réponses. Prenons l'exemple du communisme que je connais bien puisque je suis née dans un pays communiste. Dans la société communiste, il y avait un seul schéma pour tout le monde : être pionnier, faire partie du Komsomol – les jeunesses communistes du Parti à l'époque de l’URSS – avec l'idée de rentrer dans le Parti Communiste pour pouvoir servir la patrie et aider à construire ce qui s'appelait « l'avenir des sociétés communistes ». La chute du mur a ensuite mis le sujet devant la question de ses propres désirs, de ses propres choix et ceci a parfois tourné à la catastrophe pour certains. Les gens se sont trouvés désorientés, sans pouvoir construire leur vie. La situation où le sujet se retrouve sans l'Idéal, sans l'Autre, le confronte avec une solitude nouvelle, avec sa jouissance solitaire. Les questions que je pose à Monsieur Stevens ce soir et que l'on pourra peut-être discuter plus tard sont les suivantes : Quels sont les choix du sujet contemporain ? Y a-t-il une différence avec les choix du « sujet victorien » ? Au XXIème siècle, quelle est la place et quelle est la fonction du choix des partenaires ? Je laisse la parole à Alexandre Stevens.
La solitude moderne ou le chaque-Un tout seul
Alexandre Stevens: Je vous remercie spécialement d'avoir rappelé cette conférence à Erevan. Je ne savais pas que ça avait eu un tel impact pour vous, et je m’en réjouis. Au fond, c'est vrai que, quand on vient parler de psychanalyse, si ça mène quelqu'un à être pris dans un transfert à la chose les psychanalystes sont plutôt contents. Les psychanalystes sont vite contents. Le fait qu'il y ait transfert est en soi un effet, parce que quand on fait une conférence, il y a la dimension de transmission de savoir, comme on dit. Mais il y a aussi la dimension de transmission de désir, ce qui n'est pas tout à fait la même chose. Si je choisis de parler de solitude moderne, de la solitude du sujet aujourd'hui, ce n'est pas que je pense que la solitude n'était pas présente auparavant. C’est plutôt parce que les coordonnées du monde dans lequel le sujet évolue ont changé.
D'un coté, il y a l'Autre, qu'on peut écrire avec un grand A, comme Lacan ou comme Hegel d'ailleurs, seulement pour situer l'autre dans sa dimension vraiment « autre », pas simplement le partenaire. L'Autre a changé. Il a perdu en consistance : c'est l'autorité qui défaille. C'est aussi bien dans les familles qu'à l'école que ça se remarque. Les enseignants au secondaire sont souvent bien mis à mal quand ils ne se sont pas adaptés à ces nouvelles coordonnées. L'exception n'est plus de mise et le titre ne donne plus autorité. Même du côté politique, l'autorité, l'exception de la décision politique, s'efface ou pâlit au bénéfice des experts. Au fond, tout le monde peut être expert. Du côté de l'Autre, il y a donc perte de consistance.
D'autre part, il y a le côté du sujet. Chacun aujourd'hui peut revendiquer le droit à son mode particulier de jouissance. Tous les modes d'expression de la jouissance sont aujourd'hui tolérés dans nos civilisations occidentales, à une exception près : il faut le consentement du partenaire. Ce qui veut dire qu'il reste radicalement comme perversion la pédophilie, dans la mesure où le consentement de l'enfant ne vaut pas, par définition. Il reste bien sûr les violences exercées sans le consentement du partenaire. Je dis dans nos civilisations occidentales parce que par ailleurs dans d'autres situations, dans d'autres pays, l'homosexualité, la sodomie, ces deux éléments-là restent profondément interdits, voire très mal traités. Donc, le champ de la perversion se réduit considérablement puisque les jouissances sont considérées comme normales, pour peu que chacun soit consentant.
Dans le long catalogue que le psychiatre allemand du début siècle passé Krafft-Ebing1 a écrit sur les modes de jouir pervers, au fond il ne reste pas grand chose aujourd'hui. D'ailleurs, quand Krafft-Ebing a écrit ça, il s’est inspiré du manuscrit de Sade, Les 120 journées de Sodome2. Manuscrit que Sade n'a d'ailleurs pas complètement écrit, c'est un texte, un roman qui reste tout à fait inachevé, qui reste à l'état de sommaire. Une partie est écrite comme un roman et une partie comprend simplement des titres de chapitres. Pour la petite histoire le manuscrit est actuellement en vente et la bibliothèque de France voudrait bien l'acheter, mais c'est assez cher. Comme quoi, si la liste des perversions est réduite, néanmoins l'ouvrage d'origine vaut. Ces jouissances singulières font souvent même l'objet de nos jours d'une revendication identitaire, d'une recherche de reconnaissance par l'Autre du champ social. À l'occasion, cela crée des identifications communautaires. Ceux qui revendiquent aujourd’hui la reconnaissance de leur trait singulier – et pourquoi pas d'ailleurs –, ce sont les gays, mais sur le même mode vous avez aussi les associations de transsexuels, voire les malentendants, les autistes, autant de modes de vie ou de jouissances.
Dans le champ psychanalytique, l'Autre qui peut consister, c'est ce que Freud a appelé l'Œdipe, et que Lacan a formalisé par son terme le « Nom-du-Père ». C'est donc la fonction paternelle, dont il va de soi qu'elle n'est pas à limiter au père biologique ou au père effectif de l'enfant. Elle peut aussi bien d'ailleurs être tenue par la mère, ce qui est souvent le cas aujourd'hui. L'important n'est pas là. L'important est que cette fonction est une fonction qui introduit l'enfant ou qui introduit pour l'enfant, selon l'expression de Lacan, introduit pour l'enfant le désir dans la loi. On a souvent l'idée simpliste que la fonction paternelle en psychanalyse, ou la « fonction du père » chez Freud, se limite à dire la loi interdictrice, notamment l'interdit de l'inceste. En fait, c'est tout à fait insuffisant car la fonction dite paternelle est double.
Certes, la fonction paternelle contient d'une part, l'interdiction – dire non à un certain mode de jouissance, mais elle contient aussi de dire oui. C'est Lacan qui, dans un de ses séminaires, reprend sur plusieurs chapitres la thèse freudienne de l'Œdipe pour la développer en trois temps. Ces trois temps sont de l’ordre de la logique et, en même temps, pour une part chronologique. D’abord, ça se passe d'abord en ceci que l'enfant a un premier lien avec sa mère qui est lié aux soins immédiats, au sein même. C’est un premier lien heureux à la mère, mais qui ne peut pas durer. Il faut qu'une séparation s'introduise, nécessairement. C'est là qu'intervient la fonction paternelle. Lacan dit qu’il y a d'abord la fonction du père qui dit non. Classiquement c'est le père qui dit non à la jouissance réciproque éventuelle entre la mère et l'enfant. Plus largement, c'est le père qui dit non à un certain nombre de jouissances. Toutefois, dit Lacan, il y a plus important. Ce qui est important c'est le père qui dit oui, celui qui, sur ce fond du non, autorise ensuite, autorise des jouissances légitimes. Le père qui soutient les choix de ses enfants, cette fonction du père se prête aux idéaux. Disons que cette dimension du dire oui se prête certes à soutenir les idéaux sociaux – n'est-ce pas ce que vous évoquiez tout à l'heure, les idéaux de la famille et d'autres choses – mais aussi il se prête à soutenir, pour l'enfant, la constitution de ce que Freud a appelé l'Idéal du moi. L’idéal du moi freudien est quelque chose d'assez simple : c'est ce qui permet de sortir de l'adolescence. C'est l'idée que le jeune se fait de ce qu'il va pouvoir faire dans l'existence. C'est le projet d'existence que chacun se fait, ce que je veux tenter de devenir. Ça, cet Idéal du moi, c'est ce qui permet au sujet de sortir de l'adolescence par le côté choix : choix d'existence, choix de vie. Ça se fonde de ce qu'en effet le père ait soutenu un certain nombre de choix.
Je prendrai tout à l'heure des exemples de cette fonction. Mais, tout d’abord, je voudrais dire que la mise à mal de la fonction paternelle dans le monde présente pour l'enfant, pour les sujets, comme une double difficulté. D'abord, pour ce qui est d'introduire du désir dans la loi : l'introduction du désir dans la loi, c'est le père qui dit oui, qui soutient un certain nombre de choix, qui soutient ce que j'ai appelé des jouissances légitimes. Eh bien, comment peut se faire cette introduction du désir dans la loi, si la fonction paternelle défaille ? L'introduction du désir dans la loi, c'est pour chacun le réglage de ses jouissances. Et la deuxième difficulté qui apparait, c'est la difficulté de construire des idéaux. Certes, il s’agit de soutenir les idéaux sociaux, mais ça, après tout, ce n'est peut-être pas essentiel. Ce qui est essentiel, c'est surtout la difficulté de construire ses propres idéaux. C'est une des raisons de penser que les adolescences d'aujourd'hui se prolongent davantage dans la durée qu'auparavant.
La mise à mal de la fonction paternelle dans le monde d’aujourd'hui, on peut en prendre de multiples exemples. J'en prendrai un premier, puis un autre. Le premier je l’emprunte à l'actualité politique belge. En Belgique, depuis quelques années, les parents n'ont plus à décider, ou alors de façon très marginale, du choix de l'école secondaire pour leur enfant. C'est l’Administration qui fait que, en accordant un certain nombre de points en fonction du lieu d'habitation et de certains autres critères, votre choix est réduit à une ou deux écoles. C'est assez frappant, je trouve, qu’à la fois il vienne parfois du monde politique un discours disant que les parents ne tiennent plus suffisamment leur fonction d'autorité, et que, par ailleurs, le même pouvoir politique ou administratif considère que l'Administration choisira mieux que vous. Il y a un paradoxe complet dans l'affaire. Vous avez certainement aussi des situations de ce genre au Canada. On saisit bien à ce genre de petits exemples comment la fonction de décision, de choix, qu'implique l'autorité paternelle est touchée. Néanmoins, l'exemple que je prends est typiquement européen parce que l'administration est moins développée en Amérique qu'en Europe.
Je vais prendre un autre exemple qui vous parlera peut-être encore davantage. J'ai eu l'occasion, il y a quatre ou cinq ans, de superviser un travail qui était fait par des collègues psychanalystes. Il s’agissait de discuter avec eux d'un travail qu’ils faisaient dans les écoles de la région de Bordeaux. En effet, des collègues psychanalystes étaient allés animer des petits ateliers avec des enfants notamment dans des classes d'enfants du début du cycle primaire, c’est-à-dire des enfants de six, sept et huit ans. Voici ce qu'on m'avait rapporté – j'ai trouvé ça absolument extraordinaire. Les psychanalystes avaient proposé comme exercice bête, si je puis dire, – bête parce qu'il ne faut pas être psychanalyste pour penser à une intervention où chaque enfant écrive comment est composé sa famille, qui il y a à la maison. Les enfants, à ces âges-là, évidemment mettent assez classiquement papa, maman, frères et sœurs, le chien, le chat. Eh bien, ce qui m'a sidéré, plusieurs de ces enfants, pas tous mais beaucoup quand même, avaient composé la série avec, en effet, papa, maman, parfois des frères et sœurs, le chien et le chat, mais aussi la console de jeux vidéo, la télévision. Aujourd'hui on dirait, si cela était dans un milieu un peu plus aisé, le iPad, etc. Je dois dire que j'ai été très saisi de ça parce que ça situe bien l'objet de consommation. Il y a une certaine identification à l'animal chez les enfants qui est bien connue. Mais là, ça situe bien l'objet de consommation comme au centre, pas seulement de l'intérêt de l'enfant, mais de l'identification même.
Au fond, un objet de consommation vient dans le monde – dans notre monde en tout cas – se substituer pour une part à la fonction paternelle et peut de ce fait laisser le sujet très seul avec le réglage de sa jouissance et aussi, en définitive, très en difficulté avec ses idéaux. Après tout, on choisit ses idéaux en s'identifiant aux idéaux des parents ou au contraire en s'identifiant à l'envers des idéaux des parents, ce qui est la même chose. C’est ce qui fonde le principe des idéaux. Mais, si la fonction paternelle peut introduire à des idéaux par identification, l'objet de consommation, par contre lui, fonde difficilement des idéaux. Il se contente de se métonymiser, c'est-à-dire qu’il entre dans une chaîne où on attend toujours le suivant. Voilà ce qui fait des pseudo-idéaux. Récemment, j’ai été frappé, comme un certain nombre d'entre vous, lors de la mise en vente de l'iPhone 5 où, en effet, on voyait des gens faire la queue devant les magasins pendant une partie de la nuit pour être parmi les premiers à avoir l’appareil. Je ne dis pas que je ne l'aurais pas fait d'ailleurs avec l'un de mes enfants s’il en avait vraiment eu envie. Le problème n'est pas là. Le problème est qu'au fond, là, ça forme comme le pseudo-idéal d'un objet qui, de toute façon, sera jeté un jour au bénéfice d'un autre – le mini iPad, le iPhone 6, etc. L'objet de consommation va vite et s'il soutient à l'occasion des désirs de l'obtenir, il soutient mal un idéal.
Lacan a vu assez tôt cette progressive modification et défaillance de la fonction paternelle. Dès les années 1960, Lacan va proposer ce qu'on appelle une pluralisation de la fonction paternelle. C'est-à-dire qu'au lieu de dire « le Nom-du-Père », il va écrire « les Noms-du-Père » au pluriel, ce qui laisse ouvert à une pluralisation3. Ça veut dire quoi cette pluralisation ? Il est vrai que la fonction paternelle n'est plus tenue seulement ou principalement par le père. Après tout, d'attribuer ce terme même de fonction paternelle à cette fonction est marqué de l'époque de Freud, c'est-à-dire de la fin du XIXe et du début XXe siècle où, certes, le père occupait une place différente de la mère. Ces places ont changé, au fil du temps. La mère aussi bien et d'autres d'ailleurs tiennent cette fonction qui articule la loi et le désir. Ces autres sont des autres de rencontre, à l'occasion. Ça a toujours été, mais c'est encore plus le cas dans notre civilisation, en tout cas par rapport à l'époque freudienne.
En voici un exemple. C'est un adolescent qui était suivi par une collègue et dont on m'a parlé. Cet adolescent voulait être musicien. Il venait d'une famille plutôt aisée dont le père avait une profession libérale. Ce garçon voulait être musicien dans un groupe. Son père s'y était opposé sous le prétexte ou plutôt une idée qu’il avait qu’un groupe de musiciens, ce n'est pas convenable parce que c'est un milieu de drogués. Donc, ce garçon n'avait pas pu s'intégrer à un petit groupe qui faisait une musique comme il aimait. Il a commencé à se droguer [rires] et il a même basculé très fortement dans la drogue, à fréquenter les bandes de jeunes et à lâcher l'école. Les parents étaient évidemment très inquiets. Jusqu'au jour où, dans cette bande de jeune, ce garçon a rencontré un jeune un peu plus âgé que lui de quelques années, qui a fait une proposition à quelques-uns de la bande : « Et si on faisait un groupe de musique ? ». Ce jeune garçon a tout de suite saisi l'occasion. Il a lancé ce groupe de musique avec l'autre et a tout de suite arrêté de se droguer.
Bien entendu cet exemple n'est pas reproductible, on ne peut pas tirer de ça un truc qui serait : « Si votre enfant demande tel machin, il faut répondre tel truc ». Mais cet exemple est très démonstratif de ce que c'est que la fonction paternelle : du dire oui qu'on peut attendre du père à telle jouissance légitime. Ce que j'appelle jouissance légitime, ce n'est pas si facile à repérer. Y en a-t-il d'ailleurs qui soit complètement illégitime ? Je n'en sais rien, mais j'utilise ce terme pour situer le côté qui est une marge sur laquelle on peut dire oui mais que ça reste sur un certain fond de non. Faute d'arriver à dire oui avec une certaine ouverture, tout de même, on peut provoquer des catastrophes. En tous cas, toujours est-il que là, on voit bien la fonction paternelle tenue par un adolescent un peu plus âgé pour un autre. Lacan d'ailleurs, à la même époque où il pluralise cette fonction paternelle, dit également qu'une femme peut aussi être un Nom-du-Père. Ce n'est pas faux, quand on voit comment, à l'occasion, ce sont les femmes qui donnent le repère à des hommes un peu égarés.
Cependant, cette défaillance de la fonction paternelle va plus loin. Elle est structurale dès lors que l'objet de consommation devient l'élément central d'une société, comme dans le petit exemple de ces élèves de début de primaire. C'est par rapport à ça que Lacan, dans les derniers temps de son enseignement, va faire un pas de plus et proposer une autre solution. À la place du Nom-du-Père, ou même de la pluralisation des Noms-du-Père, c'est peut-être à chacun, à chaque sujet, de se fabriquer lui-même des repères. C’est ce que Lacan appelle alors un sinthome. Se fabriquer un sinthome propre pour localiser sa jouissance. Si vous voulez, ça veut dire à chacun de bricoler quelque chose à cette place-là, pour lui. Au fond, après tout, le jeune qui voulait être musicien dont je parlais là, on peut dire évidemment que c'est grâce à l'autre jeune qui est venu en place de fonction paternelle qu'il en est sorti. On peut aussi dire que c'est grâce à son désir à lui qui a accroché sur quelque chose. Parce que ça ne suffit quand même pas qu'un autre jeune dise « Et si on faisait un groupe de musique » pour que tout le monde sorte de la drogue. C'est quand même grâce à sa détermination à lui de fabriquer quelque chose de plus sérieux qu'il en est sorti.
C'est l'autre manière de voir cela. Ce n'est pas complètement hors de la question de la fonction paternelle. La fonction paternelle peut toujours opérer, mais ça ne suffit pas. Et on peut considérer qu'il y a aussi le pas à faire par le sujet, du côté « saisir ça comme son truc à lui ». C'est ce qu’on peut appeler, avec Lacan, son sinthome, son bricolage. D'ailleurs, en discutant de ça avec un de mes collègues, Alain Merlet de Bordeaux, il disait que si on prend les choses de ce côté-là, ça se met à faire vaciller un peu les différences entre névrose et psychose. À considérer plutôt que si on a tous à fabriquer son propre bricolage, alors nous sommes simplement tous des bricolés. Un symptôme qui soit partenaire du sujet pour traiter ça, ça allège un peu la lourdeur de la pathologie. Évidemment, quand on dit « symptôme-partenaire », la première idée qui vient ce serait de se dire de faire d'une femme son symptômea. Et pourquoi pas, d'ailleurs ? On pourrait dire aussi, comme Lacan le suggère, qu'un homme peut aussi être le symptôme d'une femme. Mais, dans l'ordre du sexe, Lacan n'aime pas les choses symétriques. Il ajoute qu'un homme pour une femme peut plutôt être un ravageb. C'est bien vu, dans la mesure où il arrive, pas si rarement, qu'un homme entraîne une femme dans les excès de sa jouissance. On le voit à certaines occasions dans des procès, quand les excès sont devenus trop massifs.
Revenons au cas inverse qu'évoque Lacan : une femme symptôme pour un homme. Ça veut dire quoi ? Ça veut dire un partenaire avec lequel on est moins seul, avec lequel on trouve à localiser, à limiter, à s'organiser avec sa jouissance personnelle, avec son mode de jouir personnel. Avec un partenaire, on est déjà moins seul, disons au moins dans le lit. Ceci dit, ça ne dit pas encore grand-chose. Je me souviens d'un enfant autiste du Courtil qui, pour dormir, devait nécessairement mettre autour de lui, sur le bord du lit, toute une série de petits déchets, des bouts de papier qu'il découpait, sinon il ne pouvait pas dormir. On a discuté ce cas avec Jacques-Alain Miller, lors de sa venue au Courtil. Jacques-Alain Miller s’était demandé qu'elle signification donner à ça et il avait fait cette remarque que j'ai trouvée amusante : « ça l'air fou, mais enfin beaucoup d'hommes ont besoin d'une femme dans leur lit pour dormir. Est-ce que c'est tellement différent ? ».
Bien sûr que c'est différent ! C'est une boutade ! [rires] Mais il y a quand même une fonction. C'est différent parce qu'une femme c'est d'un autre sujet qu'il s'agit. C'est-à-dire que ça passe par un autre, tandis qu'avec des bouts de papier, ça ne passe pas par un autre. Mais on voit bien qu'il y a comme fonction border la jouissance, border le lit. Cette fonction est accordée à des bouts de papier ou à une femme, pour une part. Toutefois, le partenaire-symptôme femme n'est pas forcément si commode, mais pas à cause de la femme, à cause de l'usage qu'en fait l'homme. Du moins, c'est ce que dit Freud dans son texte Considérations sur le plus commun des ravalements de la vie amoureuse [aussi traduit sous le titre de Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse4]. Dans ce texte, c'est un texte qu'il écrit pour rendre compte d'un certain nombre de cas cliniques, au départ. Ensuite, Freud va généraliser la chose. Au fond, il écrit ce texte pour rendre compte de ce qu'il appelle la deuxième cause des consultations en analyse, la première étant l'angoisse. La seconde est l'impuissance masculine. L'impuissance masculine psychique, c'est-à-dire que c'est la plainte d'un homme qui rencontre de l'impuissance avec certaines femmes, spécialement quand il les idéalise, alors qu'il n'a aucune difficulté dans d'autres cas. Je ne sais pas si on dirait encore aujourd'hui que c'est la deuxième cause de consultation. Il est certain que si la première cause de consultation en analyse reste du côté de l'angoisse, ou en tout cas très articulée à l'angoisse, on peut dire que la seconde cause est peut être bien les problèmes de couple. Ça me paraît assez juste comme raison pour voir un psychanalyste. Eh bien, Freud fait remarquer que ces hommes-là perdent leurs moyens avec une femme idéalisée, c'est-à-dire dont le trait d'idéal rappelle leur mère, dit-il. Par contre, les mêmes hommes désirent des femmes qu'ils n'aiment pas. Freud en tire un clivage entre l'amour et le désir, entre la femme aimée et la femme désirée. Ce clivage est structural. En effet, Freud va élargir ça, après. De fait, ce n'est pas le cas que pour quelques hommes pris avec cette difficulté particulière. Finalement, à des degrés divers, c'est vrai pour tous. C'est un clivage, une distinction, une disjonction entre l'amour et le désir, qui se présente chez tous les hommes.
Côté femme, Freud présente la chose un peu différemment. Il dit qu'il y a, là aussi, une disjonction, mais que ça ne porte pas sur le clivage amour-désir. Côté femme, la disjonction porte sur le désir qui présente souvent, si ce n’est toujours, à des degrés divers, une condition : c'est la condition de l'interdit. Le désir est d'autant plus grand que la chose est interdite. Certes, ce n'est pas universellement vrai pour toutes les femmes, mais ce n'est pas rare du tout. D'abord, Freud prend comme exemple des femmes qui tombent amoureuses d'un prêtre, voire du psychanalyste. Mais ce n'est pas rare du tout non plus, il l'évoque d'ailleurs. Il y a des femmes qui peuvent dire, à un moment en analyse qu'au fond le désir fonctionnait parfaitement avec leur mari actuel jusqu'au jour où on s'est marié. Après, ça va moins bien. C'est une expérience relativement fréquente, à des degrés divers encore une fois, cela ne porte pas nécessairement sur la date du mariage, mais sur autre chose. C'est-à-dire que l'interdit se lève et réduit le désir. Freud remarque ça. Pour autant, je ne veux pas absolument généraliser ça. Remarquons que Freud reste un peu idéaliste. Il a l'idée quand même que le mieux, c'est quand il a moyen de conjoindre l'amour et le désir sur la même femme. Cet idéalisme reste relatif chez Freud, mais il a été fortement accentué par certains post-freudiens, spécialement Balint qui va parler de l'amour génital comme amour harmonieux entre homme et femme. C'est une position idéaliste par rapport à ça.
Lacan, lui, va plutôt saisir la structure de cette difficulté entre les hommes et les femmes, du côté du partenaire. Il va la saisir dans sa fameuse formule : « Il n'y a pas de rapport sexuel ». Cette formule ne veut pas dire qu'il n'y a pas de relations sexuelles. Ça veut dire qu'il n'y a pas de rapport au sens mathématisable, au sens de corrélation biunivoque entre homme et femme, au sens où ça peut faire une complétude. Il n'y a pas de rapport au sens où il n'y a pas moyen de considérer de façon simple le rapport entre un homme et une femme comme un rapport de complétude. Pour le dire autrement : chez l'homme, il n'y a pas d'instinct animal. Du côté animal, il y a un savoir sur le réel de la copulation : les animaux savent quoi faire ensemble. Du côté humain, non. C'est le fameux conte antique de Longusc. Il raconte l’histoire de Daphnis et de Chloé, deux enfants abandonnés, un garçon et une fille abandonnés près d'un temple et qui s'élèvent tout seul. Et tout se passe parfaitement jusqu'aux émois de la puberté. Le garçon et la fille ne savent pas quoi faire ensemble. Ils sont pris par des émois qu'ils n'arrivent pas à résoudre. Tandis que le garçon part faire un tour en forêt, il rencontre une prostituée qui lui apprend quoi faire. Il revient et là, ça marche. Ce petit conte, c’est pour dire que ça ne se sait pas d’emblée. C'est-à-dire que ce n'est pas automatique. Chez l'animal, il y a la ménade, la petite danse qu'ils font pour se reconnaître. Ce sont les prémisses que les animaux sont amenés à faire pour copuler. Chez les humains, comme dit Lacan, il y a la « pro-ménade »d [rires], c'est-à-dire qu'on peut toujours, en effet, promener l'autre dans le champ du signifiant sous les effets de la séduction. Ce qui n'est pas la même chose qu'une petite danse pré-organisée.
Donc, le « partenaire-symptôme »5, ça n'est pas l'illusion de l'autre qui vient me compléter. Si on prend la femme comme partenaire-symptôme d'un homme, ce n'est pas l'illusion de l'autre qui vient me compléter. Au-delà de l'état amoureux, il y a une pragmatique, l'état amoureux étant au fond l'illusion du on fait un. Ça, c'est une illusion imaginaire qui est heureuse, mais qui ne dure pas. Au-delà, il y a une pragmatique, n'est-ce pas, entre choix, décision et contingence de la rencontre. C'est à partir de ça qu'une femme peut parfois occuper cette place de partenaire-symptôme pour un homme qui vient localiser pour ce dernier son trait de jouissance singulier. C'est ainsi aussi que cet homme pourrait veiller aux objets de cette femme le faisant père à l'occasion. Reste que quand ça ne se produit pas, le sujet est parfois très seul à répéter la recherche de ce trait de jouissance que souvent il ignore dans la recherche d'une série de partenaires avec lesquels chaque fois la relation échoue. C'est une des causes fréquentes de demande d'analyse, que ce soit côté homme ou côté femme : des personnes qui viennent en disant que « ça fait trois fois qu'une relation a échoué, je voudrais que la prochaine n'échoue pas, donc je veux comprendre ce que je fais ».
Ainsi, j'ai vu un garçon qui avait, quand je l'ai vu, dix-sept ans, et il avait fait une tentative de suicide à la suite du fait qu'une fille l'avait largué. C'était la deuxième fois que ça lui arrivait. Et ce qui l'a beaucoup touché, c'est que c'était sur le même critère qu'il avait été laissé tombé. La fille lui avait dit : « tu es trop gentil ». C'est terrible [rires] en un sens ! La fille lui avait dit qu'il était trop gentil, et évidemment qu'il avait de la difficulté à comprendre ça. Pourtant, ce n'est pas si difficile à comprendre. Ça demande d'y réfléchir un peu, ce qu'il a fait. Ça veut dire quoi : « tu es trop gentil » ? Ça veut tout simplement dire : « tu ne décides de rien ». En d'autres termes : « tu me laisse le poids de la décision ». Le « trop gentil » n'est peut-être pas si gentil que ça. Donc, il lui a fallu un moment de travail analytique pour saisir cet aspect, que le trop gentil c'est le trop passif en même temps, pour lui. Il avait lieu de se manier un peu par rapport à une fille. Moyennant quoi, en effet, avec la troisième, ça s'est passé beaucoup mieux. Faut dire qu'il l'a choisie beaucoup plus gentille aussi, je crois [rires]. Oui, il m'a dit même, à cette occasion, qu'elle était très gentille et qu'elle avait été larguée par un garçon, alors il s'est dit que ça serait moins dangereux avec elle. Je pense qu'il avait raison, d'ailleurs. Comme quoi il faut savoir choisir, il ne suffit pas de changer, d'arriver à bouger sur sa propre position : il faut en même temps choisir ce qui convient.
Ou encore un autre cas, d’une femme qui vient me voir depuis un moment. Elle a eu trois hommes dans son existence, et elle vient me voir beaucoup plus tardivement, elle. Avec tous les trois ça s'est rompu au point d'ailleurs où elle a adopté deux enfants en tant que mère célibataire. Avec les trois hommes ça s'est rompu sur le trait commun de ce que c'était des hommes qui n'arrivaient pas à s'engager. Il y a des hommes comme ça, il y en a beaucoup. Mais la question qu'elle se pose alors, et qui n'est pas si simple à résoudre pour elle, c'est : est-ce qu'elle les choisit ainsi ? Est-ce qu'elle choisit des hommes qui ne savent pas s'engager ? Pourtant, elle a le sentiment que non, parce qu'au départ, elle ne s'y attend pas, encore que lorsqu'on examine ce qu'elle dit de ces hommes, ce sont des hommes qui ne se sont pas engagés avec beaucoup d'autres non plus. Donc, on peut tout de suite avoir cette idée. Mais il y a cette autre idée qui ne me paraît pas bête du tout : est-ce que c'est elle-même qui les pousse à ne pas s'engager ? C'est-à-dire qui arrive à les repousser juste un peu ?
Ceci dit, le sujet choisit parfois un partenaire-symptôme autre qu'une femme ou un homme, par exemple un produit. C'est le cas d'un homme que j'ai rencontré en présentation de malades à Bruxelles, un Portugais. Il avait passé son enfance au Portugal, dans une famille de viticulteurs, ils avaient des vignobles. Et les parents se disputaient beaucoup, ils criaient fort. Et lui, très jeune enfant déjà, quand les parents criaient, il se réfugiait dans la cave. Et assez vite, me dit-il, il a découvert que dans la cave il y avait des bouteilles, et il s'est mis à boire. Ça s'est aggravé à l'adolescence. Les parents ont fermé la porte de la cave à clé, mais il était très subtil cet homme. Il avait découvert qu'il y avait une chatière et il réussissait à passer par là pour accéder à la cave. Les parents, assez stupéfaits, avaient remarqué qu'il était quand même saoul. Si bien qu'un jour, quand il avait seize ou dix-sept ans, ses parents l'ont envoyé en France chez sa sœur aînée qui avait immigré dans la région de Provence. Je me souviens de lui avoir demandé: « Est-ce que vous vous êtes bien habitué à la France ? ». Il m'a dit : « Oh oui, je suis passé du vin au pastis » [rires] Bon, c'est tout dire ! Alors, c'était un homme assez charmant. Évidemment, quand je l'ai vu, il était hospitalisé en psychiatrie. Il avait une quarantaine d'années, ça veut dire que ça allait beaucoup moins bien. Mais c'était un homme qui ne manquait pas de laisser paraître un certain charme. Il m’a assez bien parlé de ses histoires alcooliques et aussi de son errance. Ce qui m’a stupéfait c’est que c’était une errance très réglée avec ses bouteilles. Il y a beaucoup d'alcooliques sans domicile fixe qui après tout sont très déréglés. Mais lui, c'était réglé : il pouvait expliquer où et à quel moment c'est le mieux pour aller faire la manche entre Monaco et Lourdes : « Monaco et Lourdes étant deux mauvais endroits pour faire la manche... Par contre, Nice c'était pas mal, etc. ». Bref, il avait une route où il circulait et qu'il connaissait parfaitement. Alors je lui ai demandé : « Oui, d'accord et les femmes ? » Il m'a répondu : « Eh bien, il n'y a jamais eu de problèmes. J'ai eu régulièrement des femmes. Mais, me dit-il – il m'a dit ça spontanément –, je ne suis pas sûr d'avoir jamais tenu une femme par la main, alors que je n'ai jamais lâché ma bouteille ». C'est une phrase que je trouve extraordinaire en ce qu'elle dit ce qui est son partenaire. Ce n'est pas une femme, même s'il aime une femme comme nous buvons à l'occasion un verre de vin. Par contre, son partenaire, c'est la bouteille de vin (ou de tout ce que vous voulez).
Comme quoi, le partenaire n'est pas forcément quelqu'un, ça peut être un produit. Et avec l'addiction au produit, Jacques-Alain Miller dit ceci qui me parait très juste : « L'addiction c'est la racine du symptôme qui est fait de la réitération inextinguible du même Un »6. Ce que Miller dit là, c’est que la racine du symptôme n'est pas tout le symptôme et que c’est cette répétition du Un, du même trait Un, qu'on ne peut pas arriver à éteindre. L'alcoolique, en d'autres termes, si on suit ce qu'il dit là, boit toujours le même verre. C'est ça la répétition du même Un. Ce n'est pas le côté: « J'ai bu trois verres et j'arrête », mais c'est toujours le même. C'est parfois non pas le verre mais la bouteille, en effet. Ça peut changer du vin au pastis, ça peut s'adapter, mais ça demeure la répétition du même. Ce n'est pas du tout la même chose qu'un cours d'œnologie où vous allez goûter des différences : il ne s'agit pas de goûter quelques vins, il s'agit de boire le même, le même verre – et le dernier est le même que le premier. C'est une répétition qui ne cesse jamais. C'est ça ce « Un tout seul » avec lequel le symptôme reste, qui donne la racine du symptôme.
Au fond, c'est quoi le symptôme en psychanalyse, le symptôme qui est à distinguer du symptôme médical par exemple ? Qu’est-ce que le symptôme analytique, le symptôme analysable ? Eh bien, d’une part, le symptôme analysable a un sens. Freud est parti de là. Il y a une vérité cachée dans le symptôme comme dans tels petits actes symptomatiques quotidiens : lapsus, actes manqués, etc. Cette vérité cachée est parfois très simple, n'est-ce pas ? C'est le fameux rêve, par exemple, où un homme dit à Freud : « J'ai rêvé à une femme, je ne vois pas du tout qui c'est... » Freud lui demande à qui ça lui fait penser, et l'homme lui répond: « Je ne vois pas du tout qui c'est, mais en tous cas, ce n'est pas ma mère » [rires]. D'accord, se dit Freud, donc c'est sa mère. C'est-à-dire que ce n'est pas « »sa mère », mais que la première pensée qu'il associe à ça est sa mère. Fusse à dire « pas ». Mais le « pas » n'empêche pas que c'est une pensée qui s'y accole et donc qui donne à ça, qui colore ça d'un sens. D'une part, le symptôme psychanalytique a un sens.
D'autre part, il est aussi une jouissance, le constat d'un trait qui se répète, souvent malgré le sujet, malgré nous. Ainsi, par exemple, si vous arrivez en retard à une séance d'analyse. Ailleurs, ça ne s'analyse pas en général. On vous engueule, habituellement. Mais si vous arrivez en retard à une séance d'analyse, vous allez vous demander pourquoi, quelle est la signification de ce retard. Ça peut être : « Parce que je n'avais pas envie de venir », ça peut être pour une série de raisons, et on lui donne un sens. Mais si vous arrivez toujours en retard, dans ce cas, ça n'a plus de sens. Vous êtes juste un retardataire. C'est un mode de jouir dans l'existence d'être en retard. C'est d'ailleurs à relativiser selon les lieux parce qu'on n’est pas en retard de la même manière à Montréal ou à Buenos Aires [rires]. C'est vrai ! Le rapport à l'heure n'est pas tout à fait le même. Donc, je prends là un exemple simple, si vous voulez, c'est-à-dire d'une part il y a un sens, mais d'autre part, dans ce qui se répète incessamment et qui par ailleurs n'a pas de sens, il y a un trait propre du sujet qu'on peut appeler une jouissance. C'est-à-dire quelque chose qui le saisit malgré lui, jouissance qui n'est pas à prendre ici du côté du plaisir, mais du côté de ce qui saisit le sujet et son corps malgré lui. On a pu développer, notamment par les AE (Analystes de l'École) après la passe et le témoignage sur leur propre analyse, quand se dégage à côté des significations du symptôme et du fantasme, le trait de ce « un-tout-seul », trait de jouissance qui se répète simplement hors-sens.
Pourquoi l'appeler « Un tout seul » ? C'est le titre du cours que Jacques-Alain Miller a donné il y a deux ans7. C'est le titre sous lequel il va être publié prochainement. Pourquoi l'appeler « Un tout seul » ? Parce que le processus du sens du symptôme implique « deux », ce que Lacan écrit S1 et S2, avec le sujet.
Ça implique au moins deux signifiants : j'ai rêvé d'une femme/ce n'est pas ma mère.
Si vous voulez on peut le décrire autrement : « ce n'est pas ma mère », voilà, je l'écris en le barrant...
Freud répond : « Donc c'est votre mère ». Ça, le développement du sens implique au moins dans l'interprétation un deuxième terme. Le « Un tout seul » c'est un pur trait. Mais, comme il est énoncé, c'est un signifiant qui le dit, un signifiant qui le borde, qui le marque mais hors-sens, c'est-à-dire sans se développer dans la chaîne du sens.
Ce trait de jouissance est donc ce qui opère à la racine du symptôme, hors-sens. Par exemple, un exemple plus complexe que les précédents et qui vient d'un témoignage de passe de Jacqueline Dhéret8, qui est une analyste de la Cause freudienne. Le témoignage de la passe – je le dis parce que je ne sais pas si chacun sait ce dont il s'agit – c'est au fond le témoignage des analystes qui, à l'occasion, font témoignage de la fin de leur analyse une fois qu'elle est achevée, témoignage de ce qu'a été leur cure analytique, de ce qu'ils y ont trouvé. Ces témoignages sont publiés d'ailleurs dans la revue de la Cause freudienne. Jacqueline Dhéret développe bien comment ses symptômes sont liés à un trait du père, à une identification du père qui était survivant de la guerre et des camps. Son père lui-même tenait ce trait de son propre père qui se présentait comme survivant de la guerre précédente. C'est un trait d'identification : « Je suis un survivant ». Après tout on peut survivre sans s'identifier comme ça. C'est donc un signifiant-maître, en tout cas un signifiant énoncé par le père comme définissant, pour une part, qui il est du côté de son être. Et en plus, ce qui irritait beaucoup la petite Jacqueline, ce père stockait la nourriture – notez que beaucoup de parents ont fait cela après les guerres, ce n'est pas anormal. Mais il ne stockait pas seulement la nourriture, mais aussi il ramassait les miettes, parce qu'en déportation on avait eu faim et donc on ne laisse pas les miettes. À partir de tout ça elle avait fabriqué des symptômes propres à elle, qui au fond trouvent leur sens dans cette identification au père. Ça c'est du côté de la signification du symptôme. Ils trouvent leur sens dans cette identification au père dans le côté « ramasse-miettes ».
Mais il y a quelque chose qui venait dans le symptôme en plus, du côté sonore, pour être précis, u côté d'un certain rythme sonore dont elle ne savait pas quoi faire. C’était quelque chose qu'elle se répétait et qui faisait comme une petite musique supplémentaire sans que ça n'ait jamais eu de sens dans son histoire. Jusqu'au jour où elle se souvient qu'à l'âge de trois ans, on l'avait séparée de la chambre des parents et on l'avait mise dans la chambre de la grand-mère âgée et malade. Comment faire passer ça à l'enfant, qu’il faut qu’il quitte la chambre des parents ? Alors, on lui a dit – on ment toujours dans ces cas-là – qu'elle pourrait ainsi veiller sur sa grand-mère. Elle avait pris ça très au sérieux. Or, sa grand-mère, quand elle croyait la petite fille endormie, elle commençait à priser du tabac. Ça faisait un certain bruit et la petite fille se souvient qu'elle restait réveillée pour la veiller, ce qu'on lui avait demandé de faire, mais en entendant ce bruit que sa grand-mère faisait et sans savoir ce que c'était.
Ce bruit est venu montrer un trait de jouissance particulier du côté sonore, codé dans le symptôme, sans signification particulière. Ceci dit, quand je dis sans avoir de signification particulière, ça veut dire que ce n'est pas nécessaire de lui en donner. On peut lui en donner, bien sûr, et ça c'est la limite de la question, en disant ici, du côté de la signification, on a l'identification au père (Id P), en l’occurrence, c'est la miette du père et du côté du trait de jouissance, on a donc la « miette sonore ». La « miette sonore », c'est elle [Jacqueline Dhéret] qui l'appelle comme ça.
Bon, une fois qu'on a dit ça, on peut se demander : « et la grand-mère ? ». Et on pourrait repartir pour un tour d'analyse. Autrement dit, si on veut commencer à lui donner du sens, il y a toujours moyen d'ajouter du sens au sens, ça c'est le côté proprement infini de l'analyse, si on veut la faire infinie. Mais on peut aussi y trouver des points de ponctuation. Ainsi peut-on trouver un point de ponctuation quand apparaît un trait de jouissance qui reçoit un nom et qui n'est pas a priori lourd d'un sens problématique pour le sujet, mais qui au contraire apparaît comme une découverte, une illumination : « Je vois d'où ça me vient, cette petite musique ».
C'est en ça que le toujours le même verre de l'alcoolique est la racine du symptôme. Parce que c’est ce trait de jouissance, toujours le même, qui se répète hors-sens, sans aucune élaboration de sens. Comme il se répétait hors-sens, non pas le verre mais la miette sonore, dans le cas de Jacqueline Dhéret. On comprend que mieux vaut pour le sujet disposer d'un symptôme un peu plus élaboré, c’est-à-dire qui ne se réduise pas à cette racine, par exemple, toujours le même verre. Mais quand on dit que toujours le même verre donne la racine du symptôme, c'est parce que toujours le même verre, justement, est pris hors-sens. Certes, le cas échéant, on peut essayer de savoir pourquoi le sujet boit, mais c'est une autre question. Cependant, dans la mise en scène de sa boisson, il met en scène seulement la répétition inextinguible de ce trait de jouissance, le même verre. C'est en ça que c'est la racine du symptôme. La racine du symptôme non pas comme sens mais comme hors-sens, comme éprouvée dans le corps du sujet. C'est ce que veut dire jouissance.
Une cure analytique peut permettre de prendre une vue sur cette jouissance qui se répète en même qu'elle lui permet d'épurer son symptôme. Au fond, quand on situe ce symptôme à partir de la répétition d'un trait singulier qui opère seul, on comprend en quoi le sujet moderne se retrouve toujours de plus en plus isolé – un peu autiste donc. Je me suis posé la question de ce qu'on peut être tenté de parler de jouissance autistique pour cette jouissance toute seule du sujet. Vous savez que l'autisme augmente dans les statistiques, il y a de plus en plus d'autistes. En fait, c'est en partie un artifice. L'augmentation du nombre d'autistes est relative au numéro du DSM (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders) qui en donne les critères, liste II, III, etc.
Il y a des études là-dessus, ce n'est pas moi qui invente ça, ce sont des études de statisticiens très précis, ça vient d'être publié en livre, d'ailleurs, si on prend le critère du DSM-II, le nombre n'a pas augmenté. Ce qui a augmenté c'est l'élargissement des critères.
Je ne suis d'ailleurs pas contre, mais si on élargit les critères, le nombre augmente. Peut-être peut-on les élargir un peu plus, et considérer à un certain niveau, que nous sommes tous autistes. En tout cas, nous avons tous un trait autistique avec notre jouissance que nous laissons un peu à part du monde, voire dans notre bulle. Ainsi, on peut s'enseigner aussi de comment des autistes de haut niveau ont réglé leur question. J'ai lu plusieurs histoires d’autistes de haut niveau, mais je n'en prendrai qu'une seule aujourd'hui comme exemple, la plus connue d'ailleurs, l’histoire de Temple Grandin9. Il y a plusieurs aspects de son histoire, mais je n'en prendrai qu'un trait, c'est le trait essentiel de son histoire. C'est-à-dire le trait de contention. Enfant, elle cherchait déjà à se serrer dans des couvertures et des coussins. Par contre, elle ne supportait pas d'être serrée dans les bras de sa mère – et ça l'embarrassait beaucoup parce que ce n'est pas qu'elle n'aimait pas sa mère, mais que les bras, ça ne se contrôlent pas. Je trouve ça très intéressant à saisir : ce n'est pas du tout qu'elle n'aime pas, mais c'est qu'elle ne sait pas jusqu'où ça va aller dans la mesure où elle n'en n'a pas le contrôle. Alors, ensuite, elle invente une série de systèmes de serrage, un gilet gonflable, puis une boîte qui ressemble à un cercueil. Tout le monde est contre y compris les psys « c'est comme un cercueil vous vous rendez compte ». Pourtant, elle dit que ça l'apaise. Moi, je trouve que c'est une bonne raison pour être pour. Jusqu'au jour où elle fait une rencontre – parce que tout ça quand même, quand des sujets inventent quelque chose, c'est toujours à l'occasion d'une rencontre qu'ils saisissent quelque chose de nouveau – à l'occasion d'une rencontre sur le ranch de sa tante. Elle s'ennuyait alors sa tante lui propose de passer un temps sur son ranch où elle ne tarde pas à lui proposer de donner un coup de main. Elle lui propose deux ou trois choses : « va réparer la toiture », etc. et « va t'occuper de la machine à contention du bétail ». Elle accepte et voit cette machine et elle remarque que plus le bétail approche de l'endroit où il est contenu, plus il est calme. C'est bien vu ! Enfin, elle-même va dans la trappe à bétail et elle la fait serrer contre elle, trouve ça tout à fait extraordinaire et se fabrique une machine semblable, mais avec des coussins, du velours pour que ce soit plus confortable.
À ce moment, les psys pensaient qu'elle s'identifiait à la vache, mais ça n'a rien à voir : elle a trouvé, par les vaches peut-être, une manière elle-même de s’aider, et trouve avec la machine à contention une solution pour elle-même, pour son corps. Qu'est-ce que ça fait dans son corps ? On peut penser que ça lui donne un certain sentiment d'unité, que le corps est resserré, ça constitue le Moi, ça constitue le corps. Mais il y a un peu plus que ça, elle veut que ce soit un peu chaud. On voit bien aussi là un trait de jouissance, quelque chose qui frappe le corps d'une manière qui la satisfait, qui donne une certaine satisfaction pour elle, en même temps qu'un apaisement. Je dis trait de jouissance, c'est aussi trait d'apaisement par rapport aux jouissances extérieures qui la submergent. Le terme de jouissance est ambigu de ce point de vue-là puisqu'elle est submergée par la jouissance de l'autre, par les bras qui la serrent, c'est l'autre qui va jouir d'elle. Ce n'est pas contrôlable. La machine la serre mais parce qu'elle invente un système pour pouvoir elle-même serrer la machine. C'est essentiel dans la procédure. Au fond, quand elle invente ça, il y a un aspect de jouissance à elle-même, un trait de jouissance à elle-même et en même temps un contrôle de la jouissance des autres, de l'envahissement par la jouissance de l'autre en général.
Ce n'est pas tout, parce que cette machine à bétail, elle en devient une spécialiste mondiale. Spécialiste mondiale des trappes à bétail, ce n'est pas rien ! Pour que les animaux meurent sans angoisse, c'est très important pour nous tous. Vous savez, en effet, quand les animaux sont trop angoissés, ils risquent de faire une crise cardiaque, et dans ce cas, on ne peut pas les manger, mais ça veut dire une perte pour le producteur. Pour ne pas qu'ils ne fassent de crises cardiaques, on injecte à l'occasion des calmants et selon le morceau que vous mangez le lendemain, vous êtes assoupi après le repas [rires]. En Europe, il y a un scandale là-dessus relatif à l'injection de calmants aux porcs pour obtenir qu'ils ne fassent pas d'infarctus avant d'être tués proprement. Et donc, elle a raison, il faut que les animaux n'angoissent pas de manière naturelle et non en faisant des injections.
Par exemple, il y a une grande chaîne de fast-food américaine aux États-Unis qui a demandé une expertise dans tous les lieux où on abattait du bétail et qu'on mangeait chez eux pour certifier que leur bétail était abattu dans des conditions humaines. Madame Grandin dit bien dans un de ses livres que les abattoirs n'ont pas osé refuser son expertise, parce que s'ils refusaient, la chaîne de restaurant avait clairement dit qu'elle refuserait d'acheter la viande. Madame Grandin est donc allée un peu partout dans les abattoirs et a conclu que ce n'était pas mal, le plus souvent c'était bien, mais qu’il fallait faire attention, parfois il suffisait d'une petite chose ou deux à changer. Je donne ça comme exemple pour dire que c'est une spécialiste en agronomie, qui étudie la situation d'une façon précise et systématique. Ça, c'est un sinthome vraiment réussi. Il faut bien le dire. Elle a un symptôme : sa trappe à bétail. Elle a un symptôme qui lui sert à elle-même, qui sert à son corps, qui lui sert à la fois à une certaine jouissance et en même temps à la protéger de tas d'autres choses. Et de surcroît avec lequel elle peut y faire quelque chose. Et elle en fait une œuvre parce que ce n'est pas seulement qu'elle est experte, elle laisse une œuvre là-dessus, sur comment il faut faire.
On peut appeler ça une identification au symptôme ou un « savoir-y-faire » avec le symptôme, et là c'est sans cure analytique. Elle a trouvé ça toute seule. Je pense que c'est un exemple de ce que nous on peut tenter de faire lorsque nous travaillons avec des autistes. C'est après tout la visée que nous avons : fabriquer un sinthome ou même simplement un point de repère qui apaise, que ce soit en institution ou que ce soit au cabinet, mais avec des autistes, des jeunes avec de grandes difficultés, c'est plus souvent en institution. Je pense que l'exemple de cette autiste de haut-niveau donne l'idée du travail qu'on a à faire avec ces autistes que nous rencontrons. C'est-à-dire d'une part leur donner l'occasion de rencontrer ce qui pourrait leur servir et aussitôt qu'eux-mêmes se saisissent de quelque chose de les aider à le développer, quoi que ce soit, et ne pas craindre une identification au cercueil ou à la vache, c'est-à-dire leur propre fantasme.
Voilà, je vais conclure là-dessus en précisant qu'on peut donc voir deux orientations dans la cure analytique, selon le cas : soit dans la visée de la cure repérer un trait de jouissance singulier hors-sens, comme « Un tout seul », repérer pour quelqu'un qui vient ce qui est le trait qui détermine pour une part son existence pour qu'il puisse y faire avec ça. Ça implique deux modes d'actions d'analyse. Premièrement, ça implique que l'analyste interprète à l'occasion du côté du sens du symptôme, par exemple : « Quel est le sens de votre retard à la séance, aujourd'hui ? », ou qu’il interprète à d'autres moments du constat d’un trait de jouissance, « donc c'est ça que vous êtes ». Et deuxièmement, dans d'autres situations, c'est le cas notamment avec ce que j'évoquais sans le développer des enfants autistes, une autre orientation de la cure analytique consiste à permettre au sujet de construire un sinthome. Dans le premier cas, la visée consiste à déconstruire le symptôme pour en saisir le mécanisme, de façon à ce que le sujet puisse l'épurer. Dans le second cas, que j’indique ici, lorsque la jouissance est trop brute, c'est de permettre au sujet de construire un sinthome qui cadre et enrobe un peu cette jouissance, quitte ensuite à épurer ce sinthome. Voilà, j'arrête sur cette conclusion en vous remerciant de votre attention.
[Applaudissements]
Période de questions
Ruzanna Hakobyan : Merci beaucoup pour votre présentation très intéressante. Vous avez dit je crois que les objets de consommation ne fondent pas d’idéaux, qu’ils sont plutôt à l’origine de pseudo-idéaux et j’ai cru noter qu’on pouvait y voir une métonymie. Voudriez-vous revenir là-dessus ?
Alexandre Stevens : Au fond, dans l’idée de la fonction paternelle et de l’Autre qui sert de point de repère dans une société, on trouvera plus ou moins bons, plus ou moins mauvais les idéaux qu’elle construit ; vous avez l’exemple du communisme avec des idéaux rigides. C’est complexe cette question des idéaux. Qu’est-ce qui a fait que, dans les années 1940, Churchill soit arrivé à envoyer la jeunesse anglaise mourir sur les plages d’Europe ? Ce n’est pas si simple à dire, sinon justement par ce terme d’idéaux. Il s’agissait d’aller se battre pour une question d’idéaux. La question se pose encore aujourd’hui par moments, même si c’est plus complexe. Je ne dis pas qu’il n’y a plus d’idéaux aujourd’hui, je dis que ça vacille davantage. Ce qui est frappant, c’est quand même comment, à l’occasion, l’objet de consommation vient à l’avant-plan pour les jeunes– à bien y penser pour les adultes aussi, remarquez. L’objet de consommation ne crée pas d’idéaux. Autant les « idéaux paternels », ça a la vie dure, autant du côté des objets de consommation, ça prend le chemin de la poubelle peu de temps après. En tant que tel, ça ne fonctionne pas comme idéal et c’est pour ça que j’appelais ça « pseudo-idéaux ». C’est peut-être même encore exagéré de parler de pseudo-idéaux parce que justement ça n’a rien à voir avec des idéaux. C’est plutôt l’envie d’avoir.
Ça crée d’ailleurs des ségrégations supplémentaires dans le monde; à partir du moment où l’objet de consommation est massivement présent. À la vitesse avec laquelle il circule, ça pose vraiment la question de « certains peuvent l’avoir, d’autres pas ». Ça produit des clivages dans la société qui ne se résolvent pas du côté des idéaux mais plutôt du côté de l’avoir ou pas. Je ne connais pas la situation au Canada, mais dans les banlieues françaises et belges, avec des populations en difficulté, c’est de ce côté-là. Qu’est-ce qu’on va voler ? Pour quoi est-on prêt à faire du racket ? C’est pour avoir cet objet que tout le monde veut et que certains n’arrivent pas à avoir. Ça produit des ségrégations et des effets de ce type-là. Je ne suis pas du tout en train de dire qu’il faut revenir aux idéaux du père, laisser tomber les objets de consommation. Simplement, le monde est comme ça et il faut s’adapter à ça. Comment s’adapter à ça ? C’est plutôt avec les mécanismes du sinthome qu’avec des idéaux qui sont de toute façon passés – pour une grande part –, même s’il en reste en partie ; la fonction paternelle continue à opérer pour un certain nombre de sujets, mais elle n’opère plus de façon systématique. Par contre, on peut voir comment des sujets, même en difficulté, peuvent se constituer à l’occasion une rencontre, prendre une décision pour leur existence, que j’appelle là sinthomatique, parce qu’elle leur est propre et que. En fait, c’est un bricolage, comme ce que j’évoquais du garçon musicien et aussi bien, dans un tout autre registre, celui de Temple Grandin.
Anne Marché Paillé : Est-ce que la marque se range du côté des pseudo-idéaux – par exemple la pomme d’Apple, Nike etc. –, sous chaque marque se rangent un certain nombre de produits de consommation qui sont effectivement jetables, mais la marque, elle dure plus longtemps.
Alexandre Stevens : Quand je parlais de la marque de jouissance, du trait de jouissance, c’était plutôt la marque personnelle, le trait qui me touche moi, personnellement ; je prends le trait au sens où ça n’est pas une jouissance obscure. Quand je dis le trait de jouissance, c’est d’une jouissance dont je pourrais au moins dire le trait, voire le nom. Ce n’est pas la marque au sens de la pomme etc. Ceci dit, y a-t-il un rapport de ce trait de jouissance avec l’objet de consommation ? Disons qu’il est moins enrobé dans les significations du symptôme – il apparaît à l’occasion plus brut –, dès lors qu’il n’y a pas les idéaux qui fabriquent en partie le sens. D’autre part quand je dis l’objet métonymisé, qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire qu’il y a celui-là, puis celui-là, puis celui-là. C’est-à-dire quand il y a celui-là, puis celui-là, puis celui-là, qu’on reconnaît comme objet de consommation, alors métonymisé comme dans le langage.
Comme une phrase qui ne s’arrête pas, qui ne se ponctue pas. Après tout, qu’est-ce qui est essentiellement métonymisé pour nous tous ? C’est le désir. Le désir, c’est une métonymie. Parce qu’on cherche sans cesse à combler, comme Freud le dira, l’objet perdu.
Lacan va plutôt le formaliser comme objet cause du désir, l’objet petit a.
Le désir cherche à retrouver cet élément-là. J’évoquais tout à l’heure les trois temps de l’Œdipe : la mère, puis le père qui dit non etc., on peut l’imaginariser comme on veut, ce n’est de toute façon jamais ça. Freud le disait objet perdu, qu’on peut aussi dire objet toujours déjà perdu. Il n’est pas possible de le retrouver, et on court après. Et courir après, c’est le désir. Et le désir implique justement cette métonymisation.
Certains hommes métonymisent les femmes ; d’autres arrivent à s’arrêter plus raisonnablement sur une. C’est la dimension de l’objet métonymique, et l’objet de consommation se prête parfaitement à venir à cette place-là. On a aujourd’hui les jeunes – et les moins jeunes – qui désirent avoir le dernier objet de ces grandes marques et si je parlais, il y a un instant, de la singularité du désir, on voit apparaître l’aspect communautarisation. On tente d’associer à l’objet et à ses consommateurs une communauté la communauté Mac par exemple. La communauté de ceux qui aiment ça – j’en ai, remarquez –, de ceux qui le cherchent comme tel, qui s’y identifient un peu. Je ne fais pas un reproche, ça m’a amusé de voir les gens faire la queue, de nuit, pour avoir le iPad, je me suis dit « C’est stupide », la queue de nuit ! Pourtant, mon fils qui a treize ans, s’il était un peu plus âgé et s’il avait de quoi s’en acheter un, je serais bien allé faire la queue avec lui, s’il me l’avait demandé. En fait on s’y laisse tous un peu prendre ; je ne dis pas qu’il ne faut pas s’y laisser prendre. C’est juste un de ces objets métonymiques et la communauté de ceux qui vraiment le veulent. Est-ce que c’est si différent des communautés situées par un trait de jouissance comme par exemple les gays, les transsexuels ou d’autres ? On peut être à la fois gay, transsexuel et Mac. La première fois où je suis allé à New York, il y avait la fête d’Halloween et j’assistais au défilé de chars. Il y avait celui-ci qui s’appelait Halloween-Gay : comme quoi on peut tout traverser avec des communautés. On pourrait y voir Halloween-Mac. Si on prend un trait de jouissance brut, comme ça, c’est toujours profondément stupide et on se sent isolé. Si de ces traits on fait communauté, eh bien on entre un peu dans l’Autre. C’est ça qui fait la solidité de ces communautarismes. Qui sont en fait des identifications.
Sébastien Lamarre : J’ai trouvé très intéressante cette partie de votre présentation où il était question du non du père et aussi le oui, oui à une jouissance légitime. On a entendu les effets bénéfiques que ce oui pouvait avoir. Je me demande s’il n’y aurait pas, d’autre part, un travers à ce oui, celui d’attendre une caution du père.
Alexandre Stevens : Ça dépend à quoi ce oui est mis. Lorsque le père dit oui, lorsqu’il dit non, il peut se tromper ; mais je pense qu’il vaut mieux qu’il se trompe que de ne rien dire. Si on trouve essentiel le père qui dit oui sur le fond de l’interdit – quand même il y a des choses pour lesquelles je dis oui. Aujourd’hui, dans un style de démission de la fonction paternelle, les pères disent trop facilement oui. À n’importe quoi. Ça pourrait être un travers. Ce n’est pas du tout facile comme questions : à quoi faut-il dire oui ? à quoi faut-il dire non ? Il faut d’abord que le père s’engage. Le travers, c’est que le jeune attende passivement la caution du père. C’est que je prends les choses sous les deux aspects. Du côté du père, à quoi dire oui ? à quoi dire non ? Je pense à ce jeune que je vois depuis quelque temps qui a décroché au niveau scolaire, qui prend des drogues douces, qui ne fait pas grand-chose et qui vit au rez-de-chaussée chez ses parents en piquant de l’argent. Une situation limite... Les parents hésitent entre tout lui permettre ou le foutre à la porte. Ce n’est pas facile ; il n’y a pas à leur dire « Faut dire oui », il n’y a pas non plus à leur dire « Faut dire non à tout », c’est extrêmement complexe. Maintenant, du côté du jeune, s’il attend passivement le oui, ça ne va pas non plus. Il faut que lui-même saisisse la rencontre, le oui qui lui convient. Il faut qu’il y ait quelque chose qui vienne de lui. Ça ne peut pas être une attente passive que le père dise ce qu’il doit faire. C’est de l’aspect sinthome, de comment lui il prend ça en main, ou de comment il ne le prend pas en main. Là, le travers est évident. S’il s’agit de dire « je suis ce que mon père dit, je cherche la caution de l’autre sans cesse », c’est le problème du garçon, dont les filles disaient d’ailleurs qu’il est trop gentil. Il cherchait sans cesse la caution de l’autre : « Qu’est-ce qu’on va faire ce soir ? Tu veux aller au cinéma ou tu veux aller au restaurant ? C’est comme tu veux ma chérie ». Au bout d’un moment c’est embêtant ce côté.
Benjamin Mortagne : Est-ce que le manque peut constituer un trait de jouissance ? Je pense à un jeune que j’ai rencontré, toxicomane, et qui me racontait que là où était sa jouissance, ce n’était pas dans la prise du produit mais dans l’expérience du manque : il fallait manquer et c’est là où il avait, semble-t-il, sa jouissance.
Alexandre Stevens : C’est formidable cet exemple. Et vous répondez vous-même. Oui, en effet ! Parce que ce n’est pas si fréquent : le trait de jouissance peut être très différent de l’un à l’autre. On peut comprendre qu’un jeune vous le dise atteste que oui – et j’avoue que je n’y aurais pas pensé.
Benjamin Mortagne : Ce qu’il disait encore, ce jeune, c’est qu’il était issu d’une famille très bourgeoise et n’avoir jamais manqué de rien ; ses parents, dès qu’il demandait quelque chose, y répondaient. Ça avait été compliqué pour lui de manquer de quoi que ce soit, en fait de ne jamais manquer de rien.
Alexandre Stevens : On a là tout l’aspect organisation du symptôme dans ce petit trait. Je n’ai jamais manqué de rien, c’est du côté des significations : parce que mes parents m’ont toujours tout donné, je n’ai jamais rien eu à demander, je l’avais avant de le demander, je n’ai manqué de rien du tout... On sait bien que les gens qui ne manquent de rien, à l’occasion, sont profondément déprimés. Lui, d’une part il a ça et il le réalise du côté du manque. Mais, en même temps, c’est là qu’il fait son trait de jouissance. Je dis trait de jouissance parce que c’est éprouvé dans le corps cet effet du manque. Je me souviens très bien d’un jeune – il était jeune, aujourd’hui c’est un homme plus âgé – qui n’avait jamais manqué de rien, il venait d’une famille riche. Il est devenu missionnaire –. Mais à l’époque où il était jeune, il avait dit : « C’est peut-être bien à cause de ça, ce choix ». Celui-ci, je le vois très bien, il n’a jamais manqué de rien et donc il prend un trait d’identification au manque. Le patient dont vous parlez, lui, ce n’est pas un trait d’identification au manque, c’est un trait de jouissance. C’est-à-dire que, le manque, il vient l’éprouver dans son corps. C’est le moment que lui cherche par la drogue, pour l’éprouver dans le corps. Ce n’est pas seulement une identification à celui qui manque, par rapport au « je n’ai jamais manqué de rien ». Chez l’alcoolique, on dit c’est toujours le même verre ; chez le toxico, ce n’est pas toujours le même produit, pas toujours dans les mêmes conditions : c’est déjà plus multiple, et comme vous dites, ce peut être pour éprouver le manque.
Geneviève Houde : Lorsque le partenaire est un objet, comme dans votre exemple de l’homme portugais et de sa bouteille, est-ce qu’il pourrait arriver que la solution symptomatique tienne ou est-ce que le caractère de jouissance solitaire est trop radical ?
Alexandre Stevens : Le monsieur en question n’a jamais fait d’analyse, je l’ai vu en présentation de cas à l’hôpital psychiatrique. Lui, il est arrivé à tenir ça, pas uniquement avec un alcoolisme brut qu’on dirait juste au même verre, mais il avait un côté séduisant, sympathique. Il était très accroché aux autres. Il devait parler beaucoup avec d’autres, avec des femmes. De plus, il avait une connaissance du Sud de la France – un certain type de connaissance – qui était assez formidable quand même. Du type de connaissance qui n’est pas touristique, qui n’est pas non plus des habitants de Lille ou de Marseille ou de Lourdes, mais qui est un type de connaissance d’un sans domicile fixe qui circule là entre ces villes avec une lucidité remarquable. Il y a chez lui un aspect symptôme organisé. Ceci dit, le trait de jouissance restait brut : il buvait beaucoup, et c’est ce qui a fait que sa dérive s’est arrêtée. Il me manque des bouts, là, parce que pour se retrouver à Bruxelles, on est plus sur la côte d’Azur, alors comment ça s’explique...c’est plus froid, quand même. Ceci dit, je crois que votre question va au-delà de ça : si je vous comprends bien, quand quelqu’un est saisi ainsi par un trait de jouissance qui se répète, d’une manière brute, est-ce qu’avec une analyse quelque chose peut se construire d’un sinthome pour lui ?
Geneviève Houde : Lorsque le partenaire est un objet, et non pas un petit autre...
Alexandre Stevens : Je peux imaginer que cet homme-là, s’il avait fait une rencontre qui avait convenu, il aurait pu trouver une manière de traiter ses toxiques différemment c’est-à-dire limités, localisés davantage, tout en gardant ça comme partenaire principal. Il faut toutefois qu’il soit ouvert à la rencontre, à la possibilité d’un autre partenaire. Il faut une rencontre pour qu’il saisisse, pour qu’il en fasse quelque chose. Ce n’est pas toujours facile. Ça dépend beaucoup de comment est fixé ce trait de jouissance et comment les sujets sont déterminés à y réagir ou pas. Ça dépend vraiment de comment ils ont ou pas rencontré une occasion qui leur permette de construire quelque chose d’autre. À Bruxelles, je supervise par ailleurs une institution pour toxicomanes. Les sujets qui arrivent dans ces institutions, je vois bien que, d’abord, ce ne sont pas les jeunes toxicomanes festifs, dont la plupart s’en sortent. Ce sont les toxicomanes qui s’enferment dans la fixité du trait de jouissance, même avec une série de produits un peu différents. Malgré tout, un certain nombre de ceux-là font un travail qui leur permet de sortir de ça. Toutefois, c’est à discuter cliniquement car, dans ces cas-là, il y a beaucoup de situations psychotiques qui relèvent aux limites de l’errance. Là, beaucoup n’en sortent pas vraiment dans la mesure où le trait de jouissance est très fixé à un produit, ce qui ne laisse pas autant de rencontres qu’à un autre sujet. C’est plus limité.
Question : Maintenant on voit une reproduction mécanique d’objets qui véhiculent des sens pour les individus qui les utilisent, mais tout en étant moins liés à l’Histoire comme peut l’être la fonction paternelle traditionnelle. Est-ce qu’il y a une confusion avec ce qu’était le sens à l’origine et l’espèce de pseudo-sens que nous rencontrons maintenant, et cette métonymie de pseudo-sens anticiperait-elle la fin de l’Histoire ?
Alexandre Stevens : Cette série fait sens, en partie, mais c’est un sens très limité, qui n’est pas vraiment repris dans l’Autre. Ça va aux déchets, ça n’enrobe pas beaucoup de choses, sauf à fabriquer des communautés – on se retrouve avec d’autres.
Suite de la question : Mais est-ce que ça ne créerait pas un effet de confusion pour le sujet ? Il me semble que je vois une fracture, une confusion dans le sujet : il n’y a plus d’identification sociale, ce qui amènerait une perte, exprimée entre autres dans le non-engagement paternel collectif ; en se perd et on devient des objets même du capitalisme.
Alexandre Stevens : C’est très intéressant. En effet ça ne donne une identification que dans le monde capitaliste, aucune dans le social. Maintenant, quand je parle ici du trait de jouissance – les miettes sonores – ça n’est pas dans la série de ces objets, mais c’est au contraire ce qui fait le trait perdu, à la limite, le trait de ce que serait cette jouissance, davantage du côté de la cause de cette jouissance.
Anne Béraud : Tu as insisté sur la femme ou l’homme partenaire-symptôme, la femme comme partenaire-symptôme de l’homme, et quand les partenaires deviennent des objets jetables et consommables, qu’arrive-t-il ?
Alexandre Stevens : Tu veux dire quand la femme ou l’homme deviennent eux-mêmes objets consommables ? Oui, j’ai évoqué entre autre la métonymisation des femmes pour un homme. Dans les addictions, on voit bien les toxicomanes, l’alcool ; mais aujourd’hui on élargit beaucoup le champ des addictions, en intégrant notamment l’addiction aux jeux vidéo. C’est vrai qu’il y a des trucs très spéciaux dans le genre, en particulier au Japon, où le mot « hikikomori »10 décrit des jeunes qui restent dans leur chambre cloîtré en permanence à jouer à des jeux vidéo. Certains vont jusqu’à parler d’addiction au sexe. Je ne suis pas sûr que ce soit absolument pertinent de tout prendre dans cette dimension de l’objet métonymique. Certes, la série des femmes pour un homme – et la série des hommes pour une femme, bien qu’on la rencontre moins – peut venir comme série métonymique. Toutefois, la série métonymique ne passe pas d’une femme aujourd’hui à demain un iPod, après-demain une autre femme. On est dans des natures d’objets assez différentes, quand même. Ce que je suis en train de dire mal : c’est sûr que le séducteur qui prend la série des femmes, ça peut rendre observable la série métonymique et qu’au niveau de la structure, c’est la même chose que le iPod, le iPad, ainsi de suite. Par contre, est-ce que pour autant ça a la même valeur que ça ? Le fait de passer d’une femme à l’autre, est-ce un effet de la civilisation de la consommation ? C’est là que je n’irais pas trop vite à dire oui.
Dana Basanta : Comme j’ai une expérience avec des autistes, j’étais très intéressée quand vous avez parlé de Temple Grandin. Concernant les autistes, pourrait-il y avoir eu un manque très primaire, peut-être intra-utérin ? Ce besoin de contention me fait penser à l’accouchement. J’y vais peut-être trop fort, mais, ne serait-ce pas quelque chose d’un besoin sensoriel très primaire qui se joue là ?
Alexandre Stevens : Je vais essayer de répondre assez vite, mais je tiens à y répondre très clairement, parce que c’est une question que je trouve très importante par rapport à l’autisme. Il est vrai que Temple Grandin disait qu’il serait utile que d’autres autistes connaissent l’existence de sa machine à contention car « surement ça en soulagerait d’autres ». Ce n’est pas nécessairement faux, on voit bien, en effet, qu’un certain nombre d’autistes cherchent un peu la contention. Seulement, je ne suis pas en faveur de la machine universelle pour tous. Je crois que c’est plutôt à chacun de trouver sa machine, et qu’on les y aide. Maintenant, sur la question du « Est-ce que quelque chose a manqué au départ ? ». Là-dessus je tiens à être très clair : ce n’est pas la mère qui est la cause de l’autisme, pas plus que le père d’ailleurs. Autrement dit, ce n’est pas une défaillance de la mère qui est la cause de l’autisme. La cause de l’autisme, on ne la connaît pas. Certains disent « elle est organique ». Il y a des gènes, plusieurs dizaines, voire des centaines de gènes qui sont impliqués dans l’autisme. Il y a au moins cinq cent thèses organiques et il n’y en a aucune vérifiée à ce jour. Donc, on avisera le jour où l’une de ces thèses sera validée. Mais aucune n’est vérifiée actuellement. Disons-le, la cause de l’autisme, on ne la connaît pas. Le fait est que le sujet qui vient au monde se trouve pris, confronté à un certain réel – j’appelle comme ça cette cause inconnue –, auquel il réagit d’une certaine façon. Sa réaction est de l’ordre d’une certaine fermeture, d’une crainte de l’autre, ce sont là ses traits autistiques. Autrement dit, l’autisme, dans toutes ses dimensions phénoménales – la mise en retrait, la répétition des mêmes gestes – je considère que ça, c’est un choix du sujet, un choix de l’enfant. C’est un choix au même sens que la névrose, la psychose, c’est un choix. C’est une réaction à quoi ? Eh bien, on ne sait pas à quoi. Mais c’est une réaction à quelque chose qui lui est tombé dessus. La thèse des psychanalystes lacaniens, c’est que ce quelque chose qui lui est tombé dessus, c’est de l’ordre du langage. C’est-à-dire qu’il faut s’y faire, quand même, à ce que tout doive passer par les mots. Et certains ne s’y font peut-être pas. La thèse des non-psychanalystes, c’est de dire que non ce n’est pas de l’ordre du langage, c’est de l’ordre de la communication et ça se joue à tel endroit du cerveau. On verra bien. De toute façon on voit bien que c’est assez proche ; ça porte sur les mêmes éléments : soit c’est le langage qui lui est tombé dessus et qui fait trauma, soit c’est un problème dans le cerveau qui fait qu’il arrive difficilement à communiquer. Mais au total, ça m’est assez égal quelle est la cause exacte ; ce qui pour moi est assez clair, c’est que tous les phénomènes de l’autisme, au sens des symptômes autistiques, sont la manière dont le sujet réagit à ce point un peu inconnu. Je tiens à dire ça parce que bien qu’on réfère ça souvent à la mère, je ne considère pas que ce soit le cas. Ce n’est pas ce que vous disiez d’ailleurs, mais voilà, je ne voudrais pas qu’on perçoive cela dans la discussion. Alors ce qu’ils ont rencontré comme réel, si c’était avant la naissance, ça ne me dérange pas, dans la mesure où le langage passe aussi in-utero. Le langage verbal mais aussi avec tout ce qui accompagne le langage. Le défaut, en d’autres termes, et là je vous rejoins tout à fait, se situe d’entrée de jeu, vraiment très tôt.
Dana Basanta : Comme s’il y avait une non-rencontre d’entrée de jeu.
Alexandre Stevens : On est bien d’accord. Parfaitement.
Dana Basanta : Du coup il ne rencontre pas d’êtres humains, il rencontre des objets, son propre corps...
Alexandre Stevens : À l’occasion, il humanise des objets ; certains autistes ont un rapport affectif à des objets non vivants. Voilà, je sais que vous ne mettiez pas la mère en cause, mais ça me permet moi de préciser la chose.
[Applaudissements]
- 1. Krafft-Ebing R. von, Psychopathia sexualis : eine klinisch-forensische Studie, Stuttgart, F. Enke, 1886.
- 2. de Sade Donatien Alphonse François, Les 120 journées de Sodome ou l'école du libertinage, Paris, UGE, 1993.
- 3. Lacan Jacques, Des Noms-du-Père (J.-A. Miller et J. Miller, éd.), Paris, Seuil, 2005.
- 4. Freud Sigmund, « Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse » (1912), in La vie sexuelle, (éd. 9), Paris, Presses Universitaires de France, 1992, pp. 55-65.
- 5. Miller Jacques-Alain, Le partenaire-symptôme (1996-1997). L'orientation lacanienne, Département de Psychanalyse de Paris VIII, (Paris), Cours, inédit.
- 6. Miller Jacques-Alain, « Lire un symptôme ». Mental, 26, 2011, 49-60.
- 7. Miller Jacques-Alain, L'Un tout seul (2010-2011). L'orientation lacanienne, Département de Psychanalyse de Paris VIII, (Paris), Cours, inédit.
- 8. Dhéret Jacqueline, « Miettes sonores ». La Cause freudienne /Nouvelle Revue de Psychanalyse, 58, 2004, 104-107.
- 9. Grandin Temple, Ma vie d'autiste, Paris, Odile Jacob, 1994.
- 10. Watts Jonathan, « Tokyo Public health experts concerned about “hikikomori” ». The Lancet, 359(9312), 2002, 1131.