Anne Lysy : Lʼanorexie : Je mange rien

Anne Béraud : Pour la vingt-cinquième rencontre du Pont Freudien, et au nom du Pont Freudien, je suis très heureuse d'accueillir Anne Lysy. Psychanalyste à Bruxelles en Belgique, Anne Lysy est membre de la Nouvelle École Lacanienne (NLS), de l’École de la Cause Freudienne (ECF) et de l'Association Mondiale de Psychanalyse (AMP). Elle est Docteur en lettres et philosophie. Elle enseigne à la Section clinique de Bruxelles et travaille au Centre Psychanalytique de Consultations et de traitements (CPCT). Elle a été responsable du Kring voor psychoanalyse (qui est le cercle néerlandophone de la NLS) lors de sa fondation et y assure toujours un enseignement. Peut-on dire que tu es mi-flamande, mi-wallonne ?

Elle a travaillé au Courtil (une institution très réputée pour jeunes psychotiques). Elle a écrit de nombreux articles, a participé à la rédaction de plusieurs revues. Elle est la directrice de la rédaction du bulletin de la NLS. Pour terminer ce tableau qui n'est qu'un résumé, elle fut la responsable du dernier congrès de la NLS sur « Le corps et ses objets » (en mars 2008 à Gand), ce qui lui confère une autorité d'expérience, pour assurer le séminaire de fin de semaine sur ce même thème qu'il lui a fallu longuement travailler.

Ce soir, nous abordons le thème de l'anorexie, avec pour titre : « L'anorexie : je mange rien ». L'absence de négation est tout à fait volontaire, et vous allez bientôt savoir pourquoi.

Une augmentation considérable des conduites anorexiques nous amène, une fois de plus, à réfléchir à ce qui se joue, pour chaque sujet, à travers ce symptôme contemporain et plutôt féminin. Nombre de jeunes filles se reconnaissent comme anorexiques et vont chercher dans certains groupes communautaires une réponse qui leur permette de fonctionner socialement à partir de ce trait identificatoire qu’est devenu leur symptôme. La psychanalyse apporte-t-elle un autre type de réponse ?

La clinique psychanalytique nous enseigne que l’anorexie n’est pas une entité en soi. Ainsi, le symptôme alimentaire ne suffit pas pour décider de la marche à suivre sur le plan du traitement. Il existe plusieurs types d’anorexies en fonction de la structure subjective, et c’est à propos de l’anorexie sous sa forme lassique, lorsque la féminité est un enjeu primordial, que Lacan a pu dire que l’anorexique n’est pas celle qui ne mange rien, elle est celle qui mange « rien » (le « rien »). Ce symptôme n’est pas sans inquiéter son entourage et se manifeste essentiellement dans son rapport à l’Autre : elle ne demande rien, d’où la grande difficulté de mettre en place un traitement. Comment, si elle mange rien, comme le dit Lacan, peut-elle consentir à mettre ce rien en jeu dans le discours psychanalytique ?

Je vais laisser Anne Lysy développer ces questions. Comme d'habitude, une période de questions suivra la conférence.

Les séminaires de fin de semaine sur « Le corps et ses objets » auront lieu comme à chaque fois à l'Hôpital Notre-Dame. Nous vous y attendons nombreux.

Je laisse la parole à notre invitée.

Anne Lysy : Merci beaucoup. Je remercie Anne Béraud pour son invitation d’abord, et pour sa présentation. Son invitation me permet de me rendre pour la première fois ici au Québec. Je suis très heureuse de faire votre connaissance, la connaissance de personnes intéressées par la psychanalyse et aussi, dans la mesure du temps qui m’est disponible, de pouvoir découvrir un peu la ville de Montréal. Mais venons-en à notre sujet.

La magnifique affiche qui a été créée pour cette soirée m’a frappée. Elle isole un détail d’un tableau classique, la tête de Méduse du Caravage, et zoome sur la bouche ouverte de ce personnage féminin. C’est une image qui dramatise un moment de surgissement de quelque chose d’éprouvé dans le corps, qui n’est pas sans m’évoquer le tableau de Munch, Le cri, ou encore la Sainte-Thérèse du Bernin en extase. Bouche ouverte sur rien, évocatrice de l’angoisse, voire de l’horreur, autant que d’une mystérieuse jouissance. Le titre est lapidaire, aussi, et est en résonance avec l’image : « L’anorexie : Je mange rien ». Il semble donner une définition de l’anorexie par cette formule, qui est d’autant plus forte qu’il y manque quelque chose. Je mange rien. Il manquerait en bon français la négation : « je ne mange rien ». C’est une élision voulue. Ce n’est pas une faute d’inattention. La formule est de Lacan, et je vais la commenter ce soir. Je la situerai dans son contexte. Mais je dis déjà qu’elle donne tout son poids au rien. Le rien n’est pas une absence de quelque chose, le rien est quelque chose, dit Lacan. Le rien est, pour Lacan, un objet. Étrange objet, certes, et paradoxal, nous le verrons, car il n’est pas non plus identifiable à l’aliment.

Prenons donc cet énoncé pour une énigme : « l’anorexique mange rien ». Énigme que nous allons tenter de déchiffrer ensemble ce soir. Si j’ai choisi de parler de l’anorexie, aussi à l’invitation d’Anne Béraud, ce n’est pas pour céder aux sirènes de la mode, ni pour prendre un thème un peu racoleur ; c’est parce que j’ai rencontré ce thème dans mon travail de ces derniers mois sur le corps dans l’expérience psychanalytique, mais je n’ai pas eu l’occasion de l’approfondir. Quelques cas présentés au congrès de la NLS faisaient état de l’anorexie, mais me paraissaient relever de logiques différentes. Et j’avais lu il y a quelques mois des articles de collègues de l’École de la Cause Freudienne sur le sujet, et s’ils renvoyaient certes tous à l’enseignement de Lacan, ils ne disaient pas forcément la même chose sur tous les sujets ; bref, cela m’a intriguée. J’ai donc souhaité me pencher sur cette question.

Qu’est-ce que l’anorexie vue par la psychanalyse ? Y a-t-il une anorexie, toujours pareille, une structure réductible à un modèle, qu’on peut retrouver dans une série de cas, fût-ce avec des accents particuliers, ou y a-t-il des anorexies qui ont une structure différente, même si elles présentent à peu près les mêmes phénomènes ? Cette question ne relève pas tant d’une passion de classification que d’un souci que je nommerai provisoirement thérapeutique. Quelle réponse apporter ? Quel traitement proposer, selon la façon dont on aborde l’anorexie ? Comme une ou comme multiple. Ou encore, comme symptôme à éradiquer ou comme phénomène qui peut avoir une fonction dans la vie d’un sujet, et auquel, le cas échéant, on ne touche pas à la légère. C’est poser la question aussi de ce qui spécifie l’abord psychanalytique et le distingue d’autres formes de thérapeutique, d’autres théories parfois tout à fait incompatibles avec la psychanalyse dans leurs présupposés.

Je ne suis pas une spécialiste de l’anorexie, et dans ma pratique de psychanalyste, j’ai certes eu affaire à des phénomènes de cet ordre chez des analysantes dont il ne m’est néanmoins pas possible de faire état ici, mais je n’ai jamais eu affaire non plus aux cas lourds rencontrés en hôpital et dont le pronostic vital est en jeu. Je me suis donc plongée dans la lecture pour répondre à la question. Je m’appuie sur les textes de Lacan, je m’appuie sur les travaux théoriques et cliniques de collègues lacaniens qui ont été publiés, j’ai prospecté aussi dans la littérature abondante qui prend la chose d’un point de vue cognitivo-comportementaliste ou systémique et je m’appuie aussi sur des écrits – de plus en plus nombreux – d’anorexiques qui témoignent de leur souffrance et de leur parcours.

J’évoquerai deux témoignages en particulier, que je vous recommande. D’une part, le livre paru en février dernier, de Jessica Nelson : Tu peux sortir de table1, titre évocateur. Jessica Nelson est journaliste et écrivain. Elle donne comme sous-titre : Un autre regard sur l’anorexie. Ce n’est pas seulement un écrit autobiographique, qui parle de sa propre expérience, mais il évoque également d’autres jeunes femmes, des parents qu’elle a rencontrés, des médecins, des psychologues qu’elle a interrogés. Elle a lu de nombreuses publications, d’orientation psychanalytique, mais pas seulement. Elle écrit d’ailleurs que faire ce livre a été pour elle une issue à l’anorexie, une création. À la fois une reconstruction de son parcours douloureux et une interprétation, la sienne.

D’autre part, un petit livre, un témoignage paru l’an dernier, que j’ai lu parmi beaucoup d’autres publications, d’une jeune fille, Justine. Le titre est : Ce matin j’ai décidé d’arrêter de manger2. Elle raconte comment elle a été prise dans une spirale infernale l’amenant à l’hospitalisation, et a fait de nombreuses rechutes de forme boulimique. Elle veut sensibiliser d’autres adolescentes, tirer la sonnette d’alarme devant les effets dévastateurs de sites internet à la mode, qui, comme des clubs cherchant des adhérents, prônent l’anorexie et pratiquent l’émulation. C’est à qui ira le plus loin dans la perte de kilos et dans les moyens pour y parvenir. Depuis une vingtaine d’année, il faut bien le dire en effet, l’anorexie est devenue un phénomène très médiatisé. Comme le sont d’autres phénomènes : la toxicomanie, la boulimie, la dépression, les Troubles Obsessionnels Compulsifs (TOC)... Pas un magazine qui ne sorte de dossier à ce sujet, pas une chaîne de télévision qui n’ait fait de reportage. La santé, la santé psychique aussi, est devenue une marchandise qui se vend bien.

L’anorexie est un mot qui relève du champ de la santé mentale, mais elle est plus largement un fait de société et on utilise le mot à toutes les sauces, si je puis dire. Elle fait partie du vocabulaire courant. Passant à table, un adolescent dira moqueusement à sa sœur qui picore « Ben, t’es anorexique, toi ! » Et elle proteste qu’il ne sait pas de quoi il parle. En effet. Et elle évoque telle ou telle compagne de classe silencieuse et décharnée qui est devenue en quelques mois l’ombre d’elle-même. On en parle beaucoup, donc. Mais sait-on vraiment de quoi il s’agit ?

Je vais commencer par vous présenter les différentes parties que j’ai prévues pour ce soir. Je ne suis pas sûre de pouvoir finir, on verra le temps que cela prend. J’ai une introduction sur comment définir l’anorexie : le DSM3, le monosymptôme et la psychanalyse. Je passerai ensuite à Lacan pour expliquer, essayer de vous rendre un peu plus sensible ce que c’est que ce rien en évoquant deux moments de l’enseignement de Lacan : le Séminaire IV4 et le Séminaire XI5. Et puis je donnerai à la fin quelques indications sur comment concevoir un traitement, au cas par cas, dans la psychanalyse, en donnant des exemples. Voilà, c’est le chemin que je vous propose de parcourir. On fera peut-être des bonds, on verra.

I. LE DSM OU L’ABORD PSYCHANALYTIQUE DU MONOSYMPTÔME

1. Un témoignage

Comment définir l’anorexie ? Qu’est-ce que c’est ? Jessica Nelson, dans son livre, a retrouvé des extraits de son journal intime qui décrivent le début de son anorexie. Je trouve que cela vaut la peine d’entendre la façon dont elle le dit même si on y reconnaît des choses qu’on trouve ailleurs.

Il y en a qui comptent l’argent. Moi je compte les calories. Certains alignent les pièces de monnaie, j’aligne la valeur énergétique des aliments qui me pénètrent, tâche plus vitale encore que celle de les avaler. Je dis pénétrer, on pense sexe. Je réponds oui, c’est ça. Avez-vous déjà eu l’impression qu’on vous viole ? L’avez-vous vécue ? J’ai l’impression que la nourriture va me manger toute crue. Et, au lieu de la laisser couler en moi, d’en aimer chaque bouchée, j’ai fermé ma bouche et mon cœur. Au début, c’était comme un jeu, un défi que je me serais lancé à moi-même. Peut-être une façon de connaître mes propres limites. Ce qui est sûr, c’est que jamais je n’aurais imaginé en arriver à cet extrême. Tout à l’heure je me suis pesée – je me pèse tous les jours, même si je n’ose l’avouer à personne – je fais 38 kg 200. Il y a un an à la même époque, je pesais 55 kg et je mesurais (disons que je mesure toujours, je ne rapetisse pas, Dieu merci !) 1 m70. C’est à mon retour des États-Unis que cette espèce de frénésie s’est installée.6

Et elle raconte qu’après ce séjour aux États-Unis, elle avait pris quelques kilos et qu’à la rentrée elle s’était attiré des remarques ironiques d’amis, et surtout de son père. Le problème, c’est qu’elle les a prises très au sérieux et qu’elle a eu honte de son corps. Elle décide alors – peut-être inconsciemment, dit-elle – que rien ne devait plus passer. Je cite :

Chaque grain de raisin, chaque feuille de salade devait repartir en sens inverse.

Elle se fait vomir, en effet.

Il s’agit de se plier à la dictature des autres - manger en société, à l’heure des repas -, mais secrètement de se plier à une dictature personnelle - rien dans mon corps7

Elle écrit aussi que la viande, pourtant appréciée, est devenue taboue.

Je pris le prétexte d’un reportage sur l’acheminement des bêtes vers les abattoirs. En réalité, je craignais de faire entrer dans ma chair vivante de la chair morte.8

D’autres facteurs sont intervenus pour ce qu’elle appelle elle-même le déclenchement de l’anorexie, qui ont, la plupart, trait à sa féminité naissante –elle a treize ans–. Il y a des rencontres, un petit ami dans le genre Nijinski, beau et élancé, dont elle a voulu être l’ange, comme elle dit. Il aimait les filles comme lui. Une amie admirée, qui devient son modèle, qui lui vante les sensations obtenues –entre autres la lucidité et la légèreté–, amie qui la fascine par sa toute-puissance dans son anorexie. Les circonstances du voyage aux États-Unis, qui est le pays natal du père, qui l’ont renvoyée à son impression d’avoir été un boulet pour lui, par sa naissance même. Elle revient de là décidée à devenir femme. Elle arrive à l’aéroport en France complètement méconnaissable, outrancièrement maquillée et en minijupe. Mais malgré sa volonté de grandir seule, elle rencontre bien vite la difficulté d’affronter le regard sur son corps. C’est là qu’elle rencontre la honte. À travers ce récit qu’elle en fait, à travers les expressions même, les tournures de phrase, elle arrive à cerner la particularité de ce qui lui arrive. Et c’est tout l’intérêt de ce livre. Bien sûr, on y reconnaît une série de traits qu’on retrouve dans d’autres cas d’anorexie, et qui sont répertoriés dans des descriptions d’anorexie, que ce soit celles que vous trouvez dès que vous surfez sur Internet, ou dans des manuels plus spécialisés.

2. Le DSM

Actuellement, vous trouverez immanquablement la description de l’anorexie telle que la présente le DSM-IV9, manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, référence importante dans la psychiatrie et, plus largement, dans la santé mentale aujourd’hui. Il y aurait beaucoup à dire sur ce DSM, je me contenterai de souligner qu’il est le révélateur de ce qu’est devenue la psychiatrie : elle renonce explicitement aux questions sur les causes de la maladie, aux considérations théoriques, parce qu’elle veut devenir objective et être une branche de la médecine comme une autre. Elle n’interprète plus, elle se contente d’observer et de quantifier. Le DSM se veut un instrument diagnostique qui serait comme un langage commun entre les différentes disciplines. C’est un langage très univoque, qui se veut univoque, qui est très codifié. Par exemple, pour diagnostiquer une schizophrénie, ou un Trouble Obsessionnel Compulsif, ou une anorexie, il faut au moins la présence de trois ou quatre critères dont le DSM fait la liste, et en fonction de cela, le trouble est attesté et un traitement correspondant doit être prescrit et, corollaire non négligeable, il pourra être remboursé.

Les grandes entités structurales classiques, vous le savez, se trouvent, là-dedans, pulvérisées : l’hystérie, la paranoïa ont disparu et elles sont remplacées par une liste de syndromes qui toujours s’allonge en fonction des observations statistiques des troubles, et les traits sont simplement décrits, sans que se pose la question : de quoi tel symptôme peut être la manifestation ? Ces entités sont ce qu’on appelle des monosymptômes. C’est-à-dire que ce sont des entités qui existent en elles-mêmes sans le recours à une structure, sans la référence à une étiologie. Elles sont des noms, des étiquettes, qui se juxtaposent et qui désignent des symptômes en soi, des maladies en soi. D’où le terme « monosymptôme ». Et l’anorexie mentale est un de ces monosymptômes identifiés.

Vous le savez, dans le DSM, l’anorexie est un des troubles de ce qu’on appelle les « troubles de la conduite alimentaire », avec la boulimie. L’anorexie se résume à la triade des trois « A », comme on dit souvent : l’anorexie proprement dite, c’est-à-dire la restriction alimentaire ; deuxièmement, l’amaigrissement très important (plus de trente pour cent du poids du corps) ; et l’aménorrhée, la disparition des règles. Donc il y a des critères qui sont donnés. On distingue deux types d’anorexie selon qu’il y ait vomissements ou pas, et des troubles associés, tels que : humeur dépressive, symptômes obsessionnels, rigidité mentale...

3. Le monosymptôme, signifiant identificatoire

Quand on parle de monosymptôme, on peut dire « signifiant identificatoire », Anne Béraud l’évoquait tout à l’heure. La pente à la monosymptomatisation date des années 70, 80 disons. Elle s’est manifestée en médecine, la psychiatrie a suivi, et c’est un mouvement qui a son pendant – où est la poule et l’œuf, c’est difficile à dire – dans le communautarisme américain, c’est-à-dire la formation de communautés qui se réunissent autour d’un trait : les gays, les sourds, les gros, par exemple, et qui revendiquent une culture propre.

Ce qu’il est important de réaliser dans cette affaire, c’est que le symptôme devient un insigne identificatoire qui n’est plus le nom pour dire un malaise, une souffrance, ou la manifestation d’une vérité refoulée. Il devient un signifiant social à partir duquel se constituent des communautés ségrégatives10. Et c’est vrai pour l’anorexie, pour la boulimie qui, avant, il faut bien le dire, n’étaient pas des syndromes si fréquents. Ils n’avaient pas pignon sur rue même s’ils existaient. Il y a eu des articles importants écrits dès le XIXe siècle, par Lasègue11, tout à fait passionnants. Mais ce n’est que récemment qu’ils sont devenus des signifiants de masse, comme dit Domenico Cosenza, un collègue italien, psychanalyste, qui travaille dans une institution pour anorexiques et qui en parle très bien12.

Ce sont donc des insignes sociaux dans lesquels beaucoup de jeunes filles se reconnaissent puisqu’elles voient nommés là, dans ces signifiants, les phénomènes qui organisent leur souffrance quotidienne. Mais dans le champ de la santé mentale, cette monosymptomatisation a pour corollaire logique la spécialisation. C’est-à-dire qu’on a maintenant des lieux spéciaux, des thérapeutes spécialisés, dans la toxicomanie, les dépressifs et dans l’anorexie aussi, ce qui crée une figure d’expert, de nouveaux maîtres du discours13.

4. La psychanalyse et le monosymptôme

La psychanalyse, par rapport à ce mouvement, ne doit pas rechigner. Il ne s’agit pas de prôner un retour en arrière. Elle a bien sûr à tenir compte de ces modifications dans le monde contemporain, de ces nouvelles formes du symptôme, mais cela ne signifie pas qu’elle emboîte le pas. C’est-à-dire que là où elle se distingue, là où elle s’oppose à d’autres abords thérapeutiques, c’est quand elle s’insurge contre l’effacement du sujet avec sa singularité radicale et irréductible qu’un tel mouvement implique de fait.

Comme le disait récemment Jacques-Alain Miller à son cours, le sujet n’est pas catégorisable, il n’est pas étalonnable, il est incomparable. Le discours analytique, c’est le discours qui valorise le sujet comme incomparable. Alors s’il y a bien sûr à tenir compte de la monosymptomatisation propre à notre époque, la psychanalyse, néanmoins, va à l’encontre de ses conséquences sur la thérapeutique, comme le disait Alfredo Zenoni14. Ce n’est pas tant le monosymptôme qui est le problème, c’est la réponse monothérapeutique : « la réponse spécialisée fige alors le symptôme en une entité clinique en soi (...) qui le réfère à une technique thérapeutique et à une interprétation pré-établies. » Ce sont des protocoles de traitement pré-établis. Même s’ils prévoient des variantes, ils sont applicables à tout toxicomane, à tout anorexique, en partant du trait qui constitue le sujet comme identique aux autres. En fait, on fait l’impasse, on annule le sujet comme sujet de l’inconscient singulier, qui ne se résorbe jamais dans l’universel.

On s’accorde en général, dans les descriptions actuelles, à dire que neuf anorexiques sur dix sont des femmes ou des filles, en moyenne de douze à vingt ans, et qu’un à deux pour cent des femmes sont touchées. Les garçons sont moins nombreux, donc, mais il y en a. Et il ne faut pas oublier non plus l’anorexie des nourrissons. On s’accorde aussi à dire que c’est une maladie, une maladie grave, d’autant plus que le taux de suicide est élevé. Mais aussi que les personnes anorexiques refusent, le plus souvent, en tout cas au début, de se soigner. « Je ne suis pas malade », protestent-elles.

Comme le dit notre collègue Carole Dewambrechies-La Sagna, elles montrent en général une opposition très active au traitement et l’on aperçoit avec elles ce qu’on appelle « l’attachement du sujet à son symptôme »15. Là où le bon sens dirait « un symptôme, c’est quelque chose qui vous empêche drôlement de vivre, c’est quelque chose qui ne va pas, et donc on veut s’en débarrasser », eh bien là, les anorexiques se font la preuve vivante que ça ne va pas de soi, qu’on ne veut pas forcément son bien. Et ce n’est pas parce qu’elles auraient mauvais caractère. Il y a là le mystère d’une étrange douleur et d’une étrange volonté, d’une exigence qui paraît exorbitante et mortifère, d’une drôle de satisfaction, qui s’avoue parfois comme telle, et d’un désespoir le plus souvent muet. Par là même s’avère une autre dimension du symptôme anorexique ; par là on touche du doigt qu’il ne s’agit pas d’une simple affaire de comptage de calories ou de kilos. Dans beaucoup de traitements monothérapeutiques, tout tourne autour de la nourriture, alors que c’est aussi d’autre chose qu’il s’agit.

Jessica Nelson, dans son livre, se montre très critique par rapport au traitement en hôpital, qui organise tout en fonction des repas ou sur un contrat de prise de poids. Les anorexiques sont de fait obsédées par la nourriture, dit-elle, mais tout organiser autour de ça focalise sur leurs obsessions et fait bien souvent l’impasse sur l’autre dimension16.

C’est aussi ce qui fait dire à notre collègue Carole Dewambrechies-La Sagna, de manière assez radicale, que l’anorexie n’est pas un trouble du comportement alimentaire. Et elle renvoie à ce propos à la formule de Lacan :

L’anorexique, celle qui mange le rien17

C’est une des façons dont Lacan a approché cette autre dimension. C’est aussi cette référence lacanienne qui a inspiré le très beau livre sur l’anorexie écrit en 1989 par Ginette Rimbault et Caroline Eliacheff, Les indomptables18. À partir de leur expérience de l’anorexie en hôpital, elles choisissent de parler non pas de leurs cas, mais de personnages historiques connus, parfois anciens. Ce sont des jeunes femmes qui, toutes, témoignent d’un certain mode d’être comparable aux anorexiques contemporaines et qui en révèlent les enjeux : Sissi, impératrice d’Autriche, l’Antigone de Sophocle, Simone Weil, philosophe du début du XXe siècle, et Sainte-Catherine de Sienne au Moyen-Âge : autant de « figures de l’anorexie », comme elles sous-titrent leur livre, qu’il est passionnant d’y découvrir.

II. LACAN : L’ANOREXIQUE MANGE RIEN

Cette formule, Lacan l’a amenée pour la première fois dans les années 50, dans son séminaire sur La relation d’objet, et les écrits de la même période. Il l’a reprise plus tard, en 64, dans son séminaire sur Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, et plus tard encore, dans les années 70. Jamais il ne la récusera. Même s’il lui apporte des accents et des interprétations qui se modifient, comme se modifie l’ensemble de ses avancées au cours de son enseignement. Il apporte une théorie inédite de l’anorexie, certainement pas, donc, à la manière des manuels diagnostiques où des chapitres distincts sont consacrés à cela.

Le discours psychanalytique n’est pas une nomenclature. La clinique vise à cerner les positions subjectives par rapport au langage et à la jouissance, qu’on peut définir en termes de structures, ou modes de jouissance, de façons de se débrouiller avec son symptôme, au sens que Lacan donne à ce terme à la fin de son enseignement. Lacan, donc, amène l’anorexie comme « un exemple clinique éclairant »19 de ce qu’il cherche à mettre en lumière à tel ou tel moment de son enseignement, exemple de ce rapport du sujet à l’Autre, au langage, à l’objet et à la jouissance.

Je vais donc m’arrêter à deux moments de cet enseignement, comme je vous le disais tout à l’heure. Je ne vais pas du tout être exhaustive, mais ce sont deux moments importants : le Séminaire IV et le Séminaire XI.

1. Le rien, l’amour et le désir

C’est ainsi que j’ai sous-titré ce premier moment, qui reprend le Séminaire IV et « La direction de la cure »20. Lacan, dans les années 50, met en avant la prévalence, dans tout phénomène humain, de l’ordre symbolique, l’ordre du langage, qui préexiste au sujet et qui le détermine. Il l’appelle le grand Autre pour le distinguer comme au-delà, comme horizon des petits autres, les égaux, les comme moi, les pareils, même si la fonction de ce grand Autre est supportée ou incarnée par des figures proches, par exemple, les parents, le père, la mère, pour l’enfant.

L’insertion du sujet dans le langage modifie ou altère pour de bon tout ce qui pourrait être de l’ordre du naturel ou de l’instinctif. C’est un point essentiel de son enseignement qu’il articule avec la triade besoin-demande-désir. Il veut montrer que le désir est irréductible au besoin, que l’objet du désir n’est pas réductible à l’objet du besoin. Le désir n’est pas non plus la satisfaction d’un besoin ; il n’est rien d’autre qu’un désir qui ne tend pas vers un objet mais se présente comme désir de rien. C’est sur ce point que l’anorexique est convoquée par Lacan comme, je dirais, une défenseuse de ce rien. C’est comme une façon particulière de mettre en scène et d’utiliser ce rien. Alors ça peut vous paraître un peu abstrait ; je vais vous commenter quelques passages du Séminaire IV qui rendront cela beaucoup plus parlant.

Lacan parle, dans ces passages, de ce qui, structuralement, se passe dans le rapport de la mère à l’enfant quand elle le nourrit. Ce Séminaire IV se déroule en 1956-1957. Il met là en question des théories de l’objet oral des disciples de Freud ; ce qu’il avance, c’est une critique de la conception classique de l’oralité, de l’objet oral. Il faut bien comprendre cela, parce que l’on pourrait dire : l’anorexie, c’est un trouble de l’oralité. Il s’agit de savoir ce que cela veut dire. Or, il va déplacer tout à fait cette question de l’oralité.

Comment procède sa démonstration ? On peut dire que la mère est celle qui satisfait les besoins de l’enfant. Il a faim, elle lui donne le sein ou le biberon, peu importe. Mais c’est plus complexe que cela, du fait du langage. En tant qu’être parlant, quand elle donne à manger, elle fait un don, dit Lacan. C’est-à-dire elle symbolise l’objet ou la relation du nourrissage. Elle fait un don d’amour. Alors comment le nourrissage devient-il don d’amour ? Lacan explique que c’est parce que la mère devient pour l’enfant une puissance qui peut donner ou ne pas donner l’objet. Elle peut refuser. Et dès lors, l’objet oral, l’objet sein, la nourriture n’est plus l’objet de la satisfaction du besoin, mais devient le témoin du don d’amour, la preuve d’amour. Il devient symbolique. Donc, il devient un signifiant, dit Lacan. Il ne vaut plus pour lui-même, mais par le rien qui l’auréole. Comme le fait remarquer Augustin Ménard, c’est ce rien qui fait la valeur essentielle d’un cadeau, par exemple, au-delà de sa valeur marchande21.

L’oralité, donc, ne se situe plus sur le terrain d’une satisfaction du besoin. Il y a une autre faim en jeu, dirais-je. L’oralité devient, dit Lacan, une activité érotisée, au sens de la libido freudienne. Elle ne met pas seulement en jeu la libido qui est au service de la conservation du corps – se nourrir pour subsister – mais la libido sexuelle. Et, précise-t-il, l’objet réel est lui- même là-dedans indifférent. Que ce soit le sein, le biberon ou autre chose, ce qui compte, c’est la valeur qu’il prend dans la dialectique sexuelle. C’est le fait que « l’activité [orale] a pris une fonction érotisée sur le plan du désir, lequel s’ordonne dans l’ordre symbolique »22. C’est à cet endroit de son développement, dans son séminaire, qu’il évoque l’anorexie mentale, de la page 184 à 187.

Donc il isole deux mécanismes, ou deux aspects, de cette dialectique par rapport à l’Autre et au désir. D’une part, il dit quelque chose sur le statut de l’objet qu’elle mange, et d’autre part, il dit quelque chose sur le rapport à l’Autre qu’elle instaure par cet objet. Je dis tout ça en préliminaire à la citation. Je ne vais pas citer beaucoup, mais cela vaut la peine de citer quelques passages ce soir, de Lacan.

[...] il est possible que pour jouer le même rôle, il n’y ait pas du tout d’objet réel. Il s’agit en effet seulement de ce qui donne lieu à une satisfaction substitutive de la saturation symbolique. Cela peut seul expliquer la véritable fonction d’un symptôme comme celui de l’anorexie mentale. Je vous ai déjà dit que l’anorexie mentale n’est pas un ne pas manger, mais un ne rien manger. J’insiste - cela veut dire manger rien. Rien, c’est justement quelque chose qui existe sur le plan symbolique. Ce n’est pas un nicht essen [en allemand], c’est un nichts essen. Ce point est indispensable pour comprendre la phénoménologie de l’anorexie mentale. Ce dont il s’agit dans le détail, c’est que l’enfant mange rien, ce qui est autre chose qu’une négation de l’activité. De cette absence savourée comme telle, il use vis-à-vis de ce qu’il a en face de lui, à savoir la mère dont il dépend. Grâce à ce rien, il la fait dépendre de lui. Si vous ne saisissez pas cela, vous ne pouvez rien comprendre, non seulement à l’anorexie mentale, mais encore à d’autres symptômes, et vous ferez les plus grandes fautes.23

Donc, premièrement, il ne s’agit donc pas d’un objet réel mais de rien comme objet. La dialectique de substitution de la satisfaction à l’exigence d’amour, qui fait que l’oralité devient une activité érotisée, se fait autour de cet objet rien. Il ne s’agit pas que l’enfant ne mange pas, ce que Lacan appelle la négation de l’action, il parlera plus loin de négativité, il mange rien. Il ajoute même qu’il savoure l’absence comme telle. Je trouve cette expression très parlante, parce que ça donne déjà une idée d’une satisfaction qui est d’un autre ordre que la satisfaction du besoin, qui est suggérée dans le « savourer l’absence ». C’est le premier aspect sur la question de ce qu’est l’objet.

Deuxième aspect – c’est moi qui les distingue, pour des raisons didactiques –, il utilise ce rien, l’enfant, pour faire dépendre la mère de lui. C’est-à-dire qu’il retourne le rapport de dépendance initial. Comme le paraphrase Jacques-Alain Miller dans un de ses cours, l’enfant met en échec sa dépendance par rapport à l’autre en se nourrissant non pas de quelque chose, c’est-à-dire du sein, en tant qu’objet partiel, mais de cet objet comme annulé, du rien comme objet. Et pour expliquer ce renversement, Lacan fait appel, là, dans ces pages, à ce que Mélanie Klein a appelé la position dépressive et la conjugue avec ce qu’il a lui-même construit, le stade du miroir comme constitutif du sujet sur le plan imaginaire.

Il explique d’abord ceci : la mère peut donner, mais aussi refuser, donc, littéralement elle peut tout : elle est toute-puissante. L’enfant rencontre cette toute-puissance dans sa constitution comme sujet. Il rencontre dans le miroir deux choses, explique Lacan. D’une part, –c’est ce que l’on connaît bien, c’est ce que Lacan a développé dans son texte sur le stade du miroir– il éprouve un sentiment de triomphe, au moment où il se saisit, dans le miroir, comme totalité. C’est une expérience de maîtrise. Il rencontre là sa forme, qui dépend de lui. Forme qui donne un semblant de maîtrise sur ce qu’il éprouve, de fait, parce qu’il s’éprouve comme morcelé et incoordonné.

Mais d’autre part –c’est ce que Lacan ajoute au stade du miroir dans le Séminaire IV–, il rencontre « la réalité du maître » :

Ainsi le moment de son triomphe est-il aussi le truchement de sa défaite. Lorsqu’il se trouve en présence de cette totalité sous la forme du corps maternel, il doit constater qu’elle ne lui obéit pas. Lorsque la structure spéculaire réfléchie du stade du miroir entre en jeu, la toute-puissance maternelle n’est alors réfléchie qu’en position nettement dépressive, et c’est alors le sentiment d’impuissance de l’enfant.

C’est là que peut s’insérer ce à quoi je faisais allusion tout à l’heure, quand je vous parlais de l’anorexie mentale. On pourrait aller un peu vite, et dire que le seul pouvoir que détient le sujet contre la toute-puissance, c’est de dire non au niveau de l’action, et introduire ici la dimension du négativisme, qui n’est pas sans rapport avec le moment que je vise. [c’est-à-dire le « ne pas manger », nicht essen, pas nichts essen.] [...] Je ferais néanmoins remarquer que l’expérience nous montre, et non sans raison, que ce n’est pas au niveau de l’action et sous la forme du négativisme, que s’élabore la résistance à la toute-puissance dans la relation de dépendance, c’est au niveau de l’objet, qui nous est apparu sous le signe du rien. C’est au niveau de l’objet annulé en tant que symbolique que l’enfant met en échec sa dépendance, et précisément en se nourrissant de rien. [Manger rien.] C’est là qu’il renverse la relation de dépendance, se faisant, par ce moyen, maître de la toute-puissance avide de le faire vivre, lui qui dépend d’elle. Dès lors, c’est elle qui dépend par son désir, c’est elle qui est à sa merci, à la merci des manifestations de son caprice, à la merci de sa toute-puissance à lui.24

Comme le souligne Recalcati, on a ainsi le rien dans sa valeur dialectique, qui autorise le renversement des rapports de force. L’enfant est objet de l’Autre, impuissant. Il dépend de cet Autre, c’est le statut natif du sujet. Eh bien maintenant, le sujet rend l’autre dépendant de lui, et le plonge dans l’impuissance de l’angoisse. Comme beaucoup d’auteurs le soulignent, notamment Carole Dewambrechies-La Sagna, ce n’est généralement pas l’anorexique qui est angoissée, c’est l’entourage qui ne sait plus quoi faire.

C’est le versant dialectique de l’anorexique que Lacan décrit ici. Il en fait une figure de maîtrise et surtout de protestation, voire de refus. Mais c’est aussi un appel, une tentative d’ouvrir une brèche chez cet Autre omnipotent. C’est dans un passage de « La direction de la cure », des mêmes années, qu’il revient ainsi sur l’anorexie et la caractérise par ce refus, en reprenant les termes : besoin, demande, désir. Je renvoie à un paragraphe de « La direction de la cure » : quand l’Autre rabat l’amour au niveau du besoin, dit-il, il est étouffant. Quand l’Autre « confond ses soins avec le don de son amour », quand l’Autre, à la place de donner ce qu’il n’a pas – ce qui est la définition de l’amour – quand l’Autre, donc, à la place de donner ce qu’il n’a pas « le gave de la bouillie étouffante de ce qu’il a », alors l’enfant refuse. Il refuse de satisfaire à la demande de la mère. « C’est l’enfant que l’on nourrit avec le plus d’amour qui refuse la nourriture et joue de son refus comme d’un désir (anorexie mentale). »25

Comment comprendre cela ? Le « non » anorexique veut dissocier la dimension du désir et du besoin. Ou de la demande qui traduit le besoin. Le « non » ou le « rien manger » est ainsi, en dernier ressort, une défense subjective du désir. Lacan dit là aussi, d’ailleurs : « Il faut que la mère désire en dehors de lui ». Autrement dit, qu’elle lui lâche les baskets ! Qu’elle ne le gave plus. Parce que c’est ce qui lui manque à lui pour trouver la voie vers le désir.

2. Un refus dialectique - exemples

C’est un refus dialectique, soulignait notre collègue italien Recalcati. Il a la valeur d’un appel à l’autre. Je vais vous donner deux ou trois petits exemples pas très travaillés, mais qui concrétisent un peu certaines choses. Le premier, je ne connais pas tous les détails, c’est un fait qu’on m’a raconté. Il s’agit d’une petite fille et de sa mère, reçues par un analyste, et la petite fille a déclenché soudain une anorexie. Cette mère se préoccupe beaucoup de ce qu’il advient de ses enfants quand ils sont à la maternelle. Elle surveille tout, elle veut tout savoir, et même tout voir. Son idéal, ce serait par exemple qu’on installe des caméras dans les crèches. C’est, d’ailleurs, paraît-il, un projet qui risquait de se réaliser. Sa fille devient anorexique à un moment précis : c’est au moment où la mère dit son projet : « Je vais ouvrir une garderie chez moi ». Qu’est-ce que cela signifie pour l’enfant ? Qu’est-ce qui a pu se produire là ? Eh bien, elle devient un objet de soins – ce qu’elle était déjà – mais au même titre que n’importe quel autre enfant. Jusque là, elle avait plus ou moins pu s’accommoder des soins gavants. Mais au moment où la dimension de l’amour est pour de bon écrasée, elle proteste. D’ailleurs, aspect significatif, dès que la mère, qui a réalisé un peu ce qui se passait par son travail en analyse, a dit qu’elle renonçait au projet, l’anorexie a cessé.

Autre petite donnée clinique, reprise au livre de Jessica Nelson, pour cette dimension d’appel à un autre qui serait un peu moins tout présent. Il y a un détail frappant. Si frappant, d’ailleurs, qu’elle en fait le titre même de son livre. Elle dit que le déclic qui a été le début de la fin de l’anorexie – ça a pris du temps –, ça a été une phrase de sa mère, quelque chose à ce moment- là a basculé. Sa mère a dit, à un moment donné, à un repas, et sur un ton léger : « Ça y est ! Tu as fini tes trois petits pois, tu peux sortir de table! » Elle l’interprète après coup comme un décalage opéré par sa mère dans sa propre position. Elle dit :

Des années plus tard, j’ai compris que, à ce moment précis, ma mère m’avait inconsciemment signifié que l’arme que j’utilisais contre ma famille, la maigreur et le refus de m’alimenter « normalement », cessait d’avoir la même emprise sur elle.

La « forme d’humour » est là-dedans importante. C’est cette forme d’humour qui compte, qui a démontré qu’elle n’est plus dépendante.

En effet, Isabelle [c’est sa mère] n’était plus dépendante du chantage par la peur que j’exerçais sur tous, au moyen de ma lente destruction physique. ‘Tu penses que tu as tous les pouvoirs sur nous ? semblait-elle sous-entendre. Ça suffit comme ça.’ [...] Qu’avait bien pu déclencher en moi cette petite phrase ? [Parce qu’elle dit « J’ai remonté la pente à ce moment-là.] Avec la distance, je vois aujourd’hui dans l’anorexie une arme raffinée, tragique, aux significations multiples. Une arme qu’on ne retourne pas nécessairement contre soi dans une pulsion suicidaire [ça peut arriver !] mais dont on se sert pour affirmer une identité propre dans l’effacement. L’anorexie est une forme de rébellion singulière, si singulière néanmoins qu’elle a bien du mal à être considérée comme telle.26

Ce sont les paroles de Jessica, son témoignage. Ce n’est pas une professionnelle qui parle.

Quand on peut déployer comme cela les coordonnées de l’histoire du sujet, on rencontre souvent des moments de déception dans la demande d’amour, qui ne sont pas forcément seulement dans les rapports à la mère, cela peut être autant le père ou une personne importante pour le sujet. Et la protestation et la demande d’amour négative peuvent aller très loin. Cela atteint des extrémités caractéristiques de l’anorexie. Je cite Recalcati :

« Le corps devient squelette, se voue à la mort pour ouvrir un manque dans l’autre, pour secouer l’autre. »

C’est comme si, réduit à la peau sur les os, tendant à se faire disparaître, il se fait d’autant plus consistant « pour exister vraiment pour l’Autre, pour aveugler l’Autre. »27

3. Un rien pas toujours dialectique

Jusqu’ici, j’ai déployé cette dimension qui est celle qui est déployée par Lacan, du rien dialectique. Eh bien, il y a aussi des riens qui ne sont pas dialectiques. Si ce passage de Lacan renvoie, dans ce contexte, à ce rien qui a une fonction dialectique, force est de constater, dans la clinique, que cette dialectique n’est pas toujours présente, et que la position de l’anorexique ne se laisse pas du tout entamer. L’extrémité où la mène à incarner ce refus dans son corps semble parfois le but poursuivi pour lui-même, et la mène irréversiblement à la mort. Elle semble se faire le déchet, le corps monstrueux. Non pas pour aveugler l’autre, mais parce qu’une logique implacable la mène là. Une logique qui ne semble plus relever du tout de l’appel à l’Autre.

C’est la question que je me pose quand je lis le destin de Simone Weil tel qu’il est présenté dans Les indomptables. Mais c’est aussi ce que des collègues, déjà évoqués, ne manquent pas de souligner. Recalcati distingue, par exemple, « les deux riens de l’anorexique ». Il interroge le statut du rien dans des structures subjectives différentes. Il différencie le rien dans l’hystérie, la névrose, qui est le rien dialectique dans le rapport au désir, et le rien dans la psychose. Ce deuxième rien n’est pas utilisé comme dialectique. Il n’est pas en rapport avec le désir de l’autre, mais il est refus radical de l’autre, pur anéantissement de soi. Il est poussée du corps, dit-il, vers sa propre destruction. On peut y voir une sorte d’identification à la chose. Et donc il insiste, tout à fait avec raison, sur la nécessité de faire une clinique différentielle de l’anorexie. D’autres auteurs vont tout à fait dans ce sens. Et il faut noter donc, il y a des anorexies psychotiques, qui ont une logique qu’il s’agit à chaque fois de déceler, par exemple, elles peuvent relever d’un délire d’empoisonnement aussi bien. Ou d’une certitude psychotique rigide, par exemple. Je pense que c’est un cas d’Augustin Ménard, André, qui affirme : « Je ne mange pas parce que je veux être en bonne santé ». Et qui construit tout son système sur des lectures d’ailleurs très sérieuses et très documentées pour ça.

Je vais aussi faire état ici d’un cas rapporté par Recalcati28, Giulia, elle s’appelle, pour vous donner une petite idée, justement, de la fonction que peut avoir l’anorexie dans la psychose. Il s’agit de bien déceler à quoi l’on a affaire avant de penser qu’il faudrait faire prendre du poids à quelqu’un, par exemple. Giulia déclenche des phénomènes psychotiques à l’adolescence. Elle est devenue anorexique après ça. Elle se voulait maigre, mais ça avait une fonction très particulière. Elle grandit dans une famille très religieuse, presque fanatique sous la férule d’une père sévère, un éducateur à la Schreber, qui l’obligeait à embrasser les pieds ensanglantés du Christ en croix. Il disait : « La vie est une longue expiation. » Pour elle, les transformations de son corps à la puberté étaient une grave menace à l’intérieur d’elle-même. Il fallait, disait-elle, devenir maigre comme un clou, être une enfant sans péché. On voit ici qu’« être maigre », c’était une tentative de solution, se protéger de la menace qu’elle sentait en elle-même. Elle voulait se délivrer de ce corps, elle ne voulait pas grandir, elle voulait rester une fille sans péché. Mais en même temps, c’était aussi un ravage, puisqu’elle se faisait là l’objet du père : être l’enfant crucifiée. Elle avait trouvé, néanmoins, dans cette identification imaginaire à la fille sans péché quelque chose qui la soutenait. Mais cela a été tout à fait détruit par une rencontre avec un garçon, à seize ans, qui lui fait la cour de façon prononcée. Ce garçon avait un blouson avec des aigles dessus. Et dès le lendemain de cette rencontre, Giulia a des hallucinations. Les aigles envahissent la maison, ils viennent picorer son visage et ils apparaissent dans le miroir de la salle de bains à la place de son image. Elle doit le recouvrir de serviettes, n’a jamais fini, elle doit se protéger de sa propre image dans le miroir. Ils reviennent, d’ailleurs – c’est arrivé quelquefois – et ils reviennent quand elle remarque dans son image des formes sexuelles. C’est ce qu’elle devait rejeter ; elle doit être une fille sans péché, donc l’assomption de la sexualité est, pour elle, impossible. Et donc on voit là comment être maigre devait empêcher l’apparition pour elle des formes sexuelles dans son image, qui la renvoyaient à ce qui devait absolument être rejeté. On a donc un retour dans le réel de l’image, de ce réel non symbolisé, pour elle, de la sexualité. Cela donne une idée, enfin, c’est un exemple, je trouve, très éclairant ; on en trouve d’autres dans la littérature, on entendra aussi demain, d’ailleurs, Anne Béraud qui fera un exposé sur un cas d’anorexie psychotique.

Dans ses travaux les plus récents, Recalcati fait remarquer que la conception qu’il appelle « romantique » de l’anorexie comme maladie d’amour a fait place de plus en plus, dans son expérience, à une conception qui accentue le caractère nihiliste de l’anorexie. Ce qu’il appelle son accent mélancolico-toxicomaniaque, et non pas hystérique. Le côté anorexie comme toxicomanie du rien, versant où la jouissance, la dimension de la jouissance mortifère, vient à l’avant-plan. Ce changement d’accent, dirais-je, n’est pas le simple fait de sa clinique. Il dépend aussi de comment on la lit. Et à cet égard, les modifications et les bougés dans la théorie de Lacan sont tout à fait importants et déterminants. Chez Lacan aussi il y a une prise en compte beaucoup plus importante de la dimension pulsionnelle dès les années 62-63 avec son séminaire sur L’angoisse, et surtout le Séminaire XI, où il formalise et remet à l’honneur la pulsion freudienne tout en y inventant un objet nouveau, l’objet a. À ce moment-là, le pivot de sa conception de l’anorexie, c’est l’objet a et la jouissance.

4. Le Séminaire XI et la pulsion : « couleur de vide » ou déchaînée dans le réel ?

J’arrive à la deuxième sous-partie de mon chapitre. Lacan reformule maintenant la pulsion non plus en termes de signifiant, comme il le faisait dans le Séminaire IV sans utiliser le mot pulsion, mais comme activité érotique autour d’un objet perdu. Ce n’est pas simple d’expliquer ce qu’est l’objet petit a. J’essaie d’en donner une idée.

l’objet a, ce n’est pas un objet de la réalité. C’est un objet tombé du corps, perdu, de par la prise du signifiant sur le corps. C’est, dit Lacan dans le séminaire L’Angoisse29, « la livre de chair » nécessairement perdue par l’engagement de l’être parlant dans le signifiant. Il réinvente les objets de la pulsion partielle freudiens en allongeant leur liste. On a donc l’objet oral, anal, le phallus, le regard et la voix. Ce qu’il est important de comprendre, c’est que c’est un objet qui n’est pas représentable. Ce n’est pas un objet représentable dans le miroir ni dans le signifiant, on ne peut pas mettre le doigt dessus. C’est un aspect de l’objet qui était souligné aussi dans le Séminaire IV, mais d’une autre façon, et on le retrouve ici dans cette conceptualisation de l’objet a.

La pulsion, c’est quoi ? La pulsion, dit-il dans le Séminaire XI30, cherche sa satisfaction. C’est une sorte d’activité de jouissance qui cherche sa satisfaction. Elle ne la trouve pas en se complétant d’un objet, mais en faisant un trajet autour d’un objet toujours manquant. Prenons la pulsion orale. Son objet n’est pas la nourriture, dit Lacan. Si on veut se la représenter, ce serait plutôt par l’image – qui vient de Freud – de la bouche qui se baiserait elle-même. C’est une bouche fléchée, dit-il. C’est à l’occasion, aussi, une bouche cousue. Comme on dit, « motus et bouche cousue ». On ne dit rien. Dans l’analyse, « nous voyons pointer au maximum dans certains silences l’instance pure de la pulsion orale, se refermant sur sa satisfaction »31. On voit bien combien, effectivement ça n’a rien à voir avec la nourriture, dont on viendrait se satisfaire. C’est d’une toute autre satisfaction qu’il s’agit.

La pulsion, comme l’explique Jacques-Alain Miller dans son texte « Théorie du partenaire »32, la pulsion tire sa satisfaction du corps propre. Elle part du corps et de ses zones érogènes pour y revenir et s’y satisfaire. Dans ce sens-là, c’est une jouissance auto-érotique. Mais pour réaliser cette autosatisfaction, la bouche doit, par exemple, passer par un objet dont la nature est tout à fait indifférente ; c’est pour cela qu’on a dans la pulsion orale aussi bien manger que fumer, par exemple. Il faut donc bien saisir que l’objet a n’est pas une substance, c’est un vide, dit Lacan dans son Séminaire XI, c’est un vide qui peut être occupé par n’importe quel objet. Et, à l’occasion, il est incarné, il trouve des « substances épisodiques », comme dit Lacan à un autre endroit.33

Comment cet objet très particulier se présente-t-il dans l’anorexie ? Dans le Séminaire XI, Lacan donne deux pistes par rapport à l’anorexie. L’une est toujours sur le versant dialectique. Cette fois, c’est une dialectique formulée en termes d’aliénation-séparation. C’est l’articulation de l’inconscient et de la pulsion propres au Séminaire XI, je ne vais pas détailler cela ici. Il cite l’anorexie mentale, pour en faire un exemple de cette articulation ; il dit que le sujet se fait lui-même objet pour répondre à l’énigme du désir de l’Autre. Tout enfant interroge le désir de l’Autre : « Tu me dis ça, mais qu’est-ce que tu veux me dire, là, entre les lignes ? Dans tout ce que tu me dis, mais qu’est-ce que tu me veux, finalement ? » Et, dit-il, le premier objet qu’il met en jeu, c’est le fantasme de sa propre mort, de sa propre disparition. « Veux-tu me perdre, c’est ça que tu voudrais ? » L’anorexie mentale donne ici un des exemples frappants de ça. Comment l’enfant met sa propre disparition en jeu. Ça, c’est une des pistes, c’est là qu’il cite, je dirais, explicitement l’anorexie mentale, dans le Séminaire XI.

Il me semble qu’il y a d’autres pistes, dans ces passages du Séminaire XI et dans la façon dont il formalise la pulsion, grâce auxquelles on peut lire toute une série de phénomènes qu’on observe chez l’anorexique et qui se situent plutôt sur le versant d’une jouissance pulsionnelle étrange, où le rien se positive. Dans le refus de nourriture, dans le mutisme, dans l’ascétisme extrême, il y a une sorte de satisfaction dans le rien, qui est positivé comme objet. « Le rien acquiert le statut d’objet substance de jouissance qui habite le corps de l’anorexique », dit Cosenza, qui se fixe dans sa bouche et qui produit une fermeture par rapport à l’Autre. Une jouissance autistique, autodestructrice, à l’instar de la toxicomanie34.

De nouveau le rien, ici, n’est pas un objet qui nourrit le désir, c’est un objet qui le parasite et qui le désubjective sous la forme d’une jouissance totalisante qui ne laisse plus de place à rien d’autre. « C’est un objet qui parasite le corps, réduisant le sujet lui-même à être un objet condensateur de jouissance où la parole est désactivée. » C’est le versant, aussi, par où le sujet anorexique incarne en quelque sorte cet objet a, où il peut aller jusqu’à se laisser mourir, à se faire le déchet. Et d’ailleurs la jeune fille anorexique présentifie dans son image, dans l’image qu’elle donne, justement ce qui, d’ordinaire, est recouvert par l’image. Que l’image soit une image totale, sans faille et là apparaît quelque chose d’informe et une horreur qui normalement doit être masquée et couverte par l’image. Il y aurait tout un chapitre à ouvrir ici, sur les rapports de l’anorexique à l’image dans le miroir.

Dans un article passionnant, Recalcati montre que les rapports particuliers et surprenants que souvent le sujet anorexique entretient avec son image ne relèvent pas du tout d’une difficulté cognitive, mais témoignent de sa difficulté à subjectiver le réel, irreprésentable, du corps pulsionnel, ou encore le réel insignificantisable de la sexuation35. Normalement, donc, l’image spéculaire, qui donne forme à l’informe, habille le reste qui échappe à l’image. Chez les anorexiques, dans des formes différentes, dit-il, on voit bien que quelque chose qui n’est pas symbolisé fait retour dans l’image. Par exemple, se voir grosse alors qu’on est complètement maigre. Il décrit cela comme ça, c’est quelque chose, justement, qui réapparaît et qui relève de la dimension pulsionnelle du corps ; ce qui, dans le corps, ne se réduit pas à l’image que le sujet rejette et voudrait effacer. Elle se voit grosse.

C’est comme le cas de la psychotique Giulia dont je vous parlais tout à l’heure, ce qui ne peut pas apparaître fait retour pour elle dans l’image. C’est pour cela que dans le « Je suis grosse » qui est très étonnant, on se dit « C’est complètement perturbé ! » C’est intéressant, cette lecture, montrer que quelque chose qui ne se symbolise pas, fait retour sous cette forme-là. Il fait remarquer que ce n’est sans doute pas un hasard si l’anorexie se déclenche fréquemment au moment de l’adolescence. C’est le moment où le corps se transforme, où la question de la sexualité, du rapport à l’autre sexe se pose et où, donc, l’image narcissique doit être rectifiée et à nouveau assumée. Tout ce qui du sexuel était en latence revient, ravivé, et le sujet doit se repositionner. Recalcati donne l’exemple, aussi, d’une hystérique, névrosée donc, qui dit : « ce que je vois dans ma graisse, c’est toujours le regard de ma mère chargé de reproches ». Voyez le retour du reproche de la mère qui n’arrêtait pas, quand elle était plus petite, de lui dire : « T’es pas ma fille, tu n’as pas honte, tu grossis... » Je vais passer certains exemples qui formaient une troisième petite sous-partie : « Donner à voir l’irreprésentable, l’anorexique et le miroir. » On pourra en parler dans la discussion.

III. LE TRAITEMENT PSYCHANALYTIQUE : AU CAS PAR CAS

Le traitement se fait au cas par cas, de façon subjectivée. La psychanalyse ne vise pas exclusivement un traitement du symptôme comme tel. Comme le font, par exemple, les thérapies comportementales. Par exemple : retrouver l’appétit, reprendre du poids. Ce n’est pas une raison de penser qu’il faudrait laisser maigrir jusqu’à la mort ! Le symptôme psychanalytique est un symptôme vu depuis le sujet, et donc le traitement doit permettre de faire émerger la question du sujet dans sa particularité. Cela, c’est, je dirais, le principe de l’abord psychanalytique. Ce qui veut dire qu’il n’y a pas de cure standard. Mais on pourrait dire qu’il y a quelques principes. J’énumère quelques principes qui ressortent de travaux de collègues. Ce sont quelques notations, et concrètement c’est chaque fois à revoir.

Contrairement au traitement habituel des troubles du comportement alimentaire, un des principes est celui-ci : il faut distinguer les phénomènes, ceux qui sont attestés, et la structure subjective. C’est-à-dire qu’il ne faut pas rabattre l’un sur l’autre, et en ce sens, pour répondre à ma question initiale, il n’y a pas une anorexie. Il y a une variété d’anorexies avec des déclinaisons subjectives différentes d’une apparente homogénéité phénoménologique du symptôme36. C’est donc au cas par cas qu’il faut aller voir et faire ce que la structure permet. Décoller le sujet de ce signifiant anonyme « anorexique », pour élaborer une question subjective, donc faite de division. Il faut que le sujet se reconnecte à l’inconscient. Ce sont des expressions que j’ai retrouvées à plusieurs endroits. Il faut permettre que le sujet puisse repérer ses modes de jouissance et les aménager dans un patient travail de déchiffrage. Dans tous les cas, il faut voir ce que l’anorexie apporte comme réponse au sujet, et selon la fonction qu’elle a, il faut soutenir le sujet, éventuellement, dans la recherche d’autres points d’ancrage. Quand il s’agit d’anorexie clairement psychotique, il faut rompre l’exclusivité de cette solution-là.

Deuxième point que je retire de toutes ces lectures, c’est que l’abord psychanalytique est possible aussi dans l’hôpital ou dans les institutions spécialisées. Il ne faut pas nécessairement faire des cures classiques qui, souvent, au départ, ne seront pas vraiment envisageables puisque le sujet ne demande rien. Cela peut arriver qu’il y ait demande, il y a des anorexiques qui se présentent à l’analyse. Je pense que c’est rarement pour le symptôme lui-même. Je donnerai un cas pour terminer tout à l’heure qui montre bien cela.

Souvent, le sujet anorexique, c’est la difficulté qu’évoquait Anne Béraud, est fermé sur son économie autarcique. Toute la question est : comment arriver à faire émerger quelque chose d’autre ? Carole Dewambrechies-La Sagna évoque la question. Elle travaille en hôpital avec des anorexiques et elle raconte comment elle évite de faire le médecin, suivant en cela les conseils de Lasègue. Elle parle, quand elle va visiter ses patientes, de petites choses de la vie, de ce que la jeune fille est en train de lire. Elle essaie d’introduire quelque chose de décalé, et elle ne fait pas de contrat ni de durée de séjour imposée d’avance, par exemple, qui serait la même pour tous.

Il y a bien sûr à faire des traitements, mais cela ne doit pas être une formule la même pour tous. Il faut que le temps subjectif soit impliqué dans cette affaire. Cosenza, par exemple, qui travaille en Italie, parle de sa pratique avec les petits groupes dans une institution spécialisée, Recalcati en parle aussi. Le principe dans une institution spécialisée, est qu’on accepte au départ, ce signifiant « anorexique ». Il n’y a aucune raison de ne pas le prendre comme tel. Et puis, il s’agit de le désolidifier. Il s’agit de décaler le sujet de cette identification-là. Et comment ? C’est toujours en mettant un écart entre l’énoncé et l’énonciation, en mettant un écart entre le sens et la signification, faire que les choses ne soient pas réduites, collées. Et cela permet d’envisager qu’une métaphore d’un autre genre puisse se construire, une métaphore de chaque sujet, avec ses propres signifiants.

On voit que l’acte de l’analyste ne répond pas du tout à un protocole, à une formalisation déjà prévue, à une interprétation qu’on pourrait répéter de l’une à l’autre personne comme j’ai pu en voir dans des comptes rendus d’approches comportementalistes ou systémiques, où c’est toujours le même type d’intervention qui est préconisé. Là, il faut inventer un peu, il faut, cas par cas, répondre au bon moment, trouver des choses qui décollent. Évidemment, on ne peut pas pavoiser, parce que cela reste complètement difficile. En effet, rien de plus difficile que de mobiliser la jouissance.

Ce qui me frappe dans ces cas et dans les témoignages que j’ai lus, c’est que l’issue trouvée – quand quelque chose, en effet, a pu, après parfois des années et des années, se mobiliser et se transformer – l’issue trouvée est toujours individuelle et particulière, et qu’elle est possible quand le sujet peut se réapproprier ses signifiants. Il doit trouver d’abord, pour commencer, un accès à la parole, ce qui n’est pas joué d’avance. Trouver une façon de faire, ce n’est pas du tout une recette qui ne tiendrait pas compte de la particularité, il faut parfois beaucoup de temps à dégager cette façon particulière au sujet.

Je peux peut-être en donner deux ou trois exemples. Par exemple Justine, dans ce petit livre, comment elle en sort ? Il y a un moment important, qu’elle raconte, quand elle ouvre un blog sur Internet. Elle était prise dans cette spirale en ne sortant pas de cela, ne pouvant pas parler d’autre chose. Là aussi sur le blog, elle parle, comme elle dit, de la maladie, mais sur un ton désinvolte, gai et moqueur. Là, c’est le ton qui fait tout. Elle dit : « Une autre Justine est apparue sur la Toile »37. Il y a un décalage qui se produit pour elle-même, du fait même de se mettre à écrire sur ce blog, et elle recevra des tas de messages d’autres, et pas n’importe lesquels, il faudrait aller lire dans le détail.

Elle arrive à récrire après son histoire dans ce petit livre, et à décrypter, dit-elle, « ce qui me serrait la gorge et le ventre au moment du grand passage vers l’âge adulte »38. C’est une partie qui s’appelle « Les racines du mal ? ». Elle explique qu’elle a été délogée à douze ans par l’arrivée d’une petite sœur, et qu’elle s’est retrouvée délogée dans tous les sens du terme, puisqu’elle a même dû céder sa chambre. Elle s’est retrouvée au sous-sol, où l’on avait aménagé une chambre loin du reste de la maison et elle avait des peurs pas croyables, elle était seule, elle avait très peur qu’on vienne la kidnapper, qu’on vienne l’enlever. Et elle a un accident, d’ailleurs, qui fait qu’on est bien obligé de la rapatrier dans la maison et elle est très contente mais elle mange beaucoup. Et elle est devenue très grosse. On l’appelle Olida, c’est une marque de saucisson, je pense. Elle dit, à un moment donné : « J’ai décidé de leur prouver que je m’en sortirais toute seule ». Elle en a marre de ces moqueries et donc elle commence un régime, et c’est ce que je vous ai dit au début, c’est la spirale.

Il y a une autre goutte d’eau à la même époque. C’est un élément, aussi, très intéressant. Particulier à elle. Son père, sa passion, c’était le vélo. Et son père abandonne la compétition cycliste du jour au lendemain. Elle, elle participait à tout cela, elle l’accompagnait partout. Et elle dit : « Mon admiration n’avait plus de raison d’être ». Et elle se venge. Elle admirait beaucoup ce père, elle faisait tout avec lui. Elle se venge, elle ne l’embrasse plus. C’est le comble pour elle, elle ne l’identifie pas plus que ça, mais elle dit : « Mais pourquoi ça a eu cet effet-là ? » Elle indique qu’avant, il disait : « Le jour où tu ramèneras un garçon, il sera cycliste. ». Et elle dit : « Je prenais ça très au sérieux ». Et quand il a arrêté, c’est comme s’il m’avait dit « Tu n’auras plus de mari ». Et en plus, dit-elle, elle pense à son corps, tout le temps dans ces moments-là, en ces termes-là : maigrir, c’était pour plaire au cycliste. Elle voulait être belle pour lui, maigrir pour lui. Et jamais il n’avait dit « Tu es belle ». Elle va mieux, après notamment une thérapie, où elle arrive, justement, à subjectiver cela davantage. Elle dit qu’elle garde l’ambition de trouver l’homme de sa vie dans ce milieu, et qu’elle veut devenir journaliste sportive. « Mon destin est là », dit-elle. Cela donne à réfléchir sur ce qu’on doit entendre par guérison. Ce n’est pas le côté « le symptôme disparaît complètement », on voit bien que le noyau subjectif reste, mais il est traité autrement.

Chez Jessica Nelson, c’est pareil, j’en dirai un mot et puis je terminerai par un cas de Patrick Monribot. Elle se dit « candidate à la pureté, je me voulais moins maigre que pure. »39 Ça, c’est aussi très intéressant. « Je me fichais de devenir affreuse, de toutes façons j’avais décidé de n’être plus désirable »40. Là, on voit cet élément « image maigre ». Ce n’est pas tellement une image maigre qui doit plaire aux autres, parce qu’on a souvent une lecture de l’anorexie impliquant qu’il faut être maigre pour être une femme désirable. Elle, justement, elle s’oppose très fort à cette lecture et elle disait « Moi, rien à voir avec ça ». Il ne s’agissait pas d’être maigre pour plaire, il y a une déconnexion de l’Autre, là, plutôt : « J’avais décidé de ne plus être désirable ». Transparaît en effet dans son livre que la sexualité, pour elle, a été inassimilable... Enfin, comme pour tous, pourrait-on dire. Elle en dit : « Elle m’intéressait et me dégoûtait à la fois »41. Et elle raconte comment, à cinq ans, il s’était passé quelque chose avec une petite voisine avec qui elle jouait au docteur... et un peu plus. Et un jour, le grand frère de cette voisine est intervenu. Elle n’explique pas plus de détails, d’ailleurs elle s’en souvient peu. Elle dit simplement : « Moi, j’ai pas du tout été traumatisée de ça, mais je l’avais raconté innocemment à ma mère. » Là-dessus, branle-bas de combat dans le quartier, évidemment, et la voisine, dorénavant, exclut Jessica de sa maison, parce qu’elle a accusé soi- disant son fils.

Tout d’un coup apparaît une perversion dans le monde, pour elle. En plus, elle avait une grande proximité physique avec son père, sur laquelle, aussi, des personnes commençaient à faire des allusions, en trouvant « qu’est-ce qui se passe là, ce n’est pas normal, à douze ans, collée à son père comme ça ». Elle dit (je paraphrase) : « Il fallait que je m’éloigne de cette perversion dans le monde, en moi. Je devais m’éloigner de la nourriture, car manger est sexuel. Je devais m’éloigner de l’adulte et avoir un corps de fillette. »42 Ce qui l’a sauvée – c’est son expression –, c’est sa passion pour les livres, sa passion pour les études. Elle a passé son bac dans des conditions complètement impensables, en étant d’une maigreur... on se demande comment elle est arrivée là. Elle dit : « Je serais morte si on m’avait privée d’études car j’aurais perdu mon orgueil de première de classe, et je n’aurais plus eu le cœur de faire des efforts pour rester en vie. »43 « Avide de savoir, ça m’a permis de n’être pas totalement engloutie par mes obsessions alimentaires. »44

Autre facteur, la rencontre avec un homme, particulier, qui n’est pas le Nijinski du début, qui est un autre, qui ne l’a jamais forcée à manger et l’a prise sous son aile. Avec ses frères, cet homme-là mettait une ambiance gaie. Elle raconte qu’il y avait des fous rires et des blagues à l’heure des repas, et cela a complètement changé son rapport à cela. Elle se pose la question : « Suis-je guérie ? Oui, si cela veut dire que j’ai un poids normal et que je peux manger normalement. Non, dit-elle, car je reste obsédée par la ligne, mais ça ne m’empêche plus de vivre »45. Et je reste – c’est un élément intéressant – « obsédée par le regard de l’autre »46. Mais cela ne l’empêche plus de vivre. Donc pourquoi faudrait-il éradiquer tout résidu de l’anorexie, demande-t-elle.

Enfin, le cas de Patrick Monribot, notre collègue de Bordeaux, qui est un vrai bijou. C’est une histoire qu’on se raconte comme un mot d’esprit. C’est un exposé qu’il a fait à des journées de l’École de la Cause Freudienne, qui est paru dans la Lettre mensuelle, et qu’il a intitulé « La belle bouche erre » 47, en référence au cas de la belle bouchère de Freud. Ce que je veux montrer là, c’est non seulement la particularité des signifiants de toute cette constellation, mais aussi c’est la question de l’objet qui est traitée ici. C’est pour cela que j’avais envie de terminer par ce cas.

Il s’agit de qui ? Il s’agit d’une anorexique, d’une étudiante. Elle erre. Elle erre dans le sens où elle ne sait pas trop quoi choisir dans ses études, elle est un peu perdue par rapport à cela, mais elle ne vient pas chez lui parce qu’elle est anorexique. Elle vient parce qu’elle est très angoissée et qu’elle est égarée. Elle a beaucoup maigri, elle a suivi un cursus comportemental à l’hôpital où elle a consenti au vieux deal désormais classique : une permission de sortie contre un repas complet. « Elle est fille de boucher, sœur de charcutier, sa mère vend du pain et elle est anorexique ». Joliment dit, évidemment. Un jour, elle arrive très angoissée – c’est au début de cure –, parce qu’elle va devoir soutenir un examen, une épreuve orale.

[...] elle veut me voir d’urgence juste avant l’heure fatidique. Pétrifiée, elle ne dit presque rien, si ce n’est cette phrase à propos de l’examen : "L’oral m’angoisse". À quoi je réponds : "Voilà qui est bien dit, cela suffit".

Séance courte, donc.

Je ne sais pas ce qui me prend, dit Patrick Monribot, c’est un truc bizarre, pas sûr que ce soit un moment très pertinent, mais la pente du coaching, pourtant que je dénonce à tour de bras, me rattrape ici. En lui serrant la main chaleureusement, je lui dis "Eh bien, courage ! Défendez votre bifteck!". La réponse, évidemment, immédiate fuse : "Eh ben, ça c’est un comble pour une fille de boucher!"

On peut penser ce qu’on veut de cette interprétation, évidemment, mais en tout cas elle a eu pour effet que le corps est entré sur la scène analytique de différentes façons. La séance suivante, elle ne veut plus lui serrer la main. Elle amène un rêve qui un est rêve de transfert, qui ramène le bifteck, on pourrait dire. Dans ce rêve, sa mère dit : « Va chercher le bébé au réfrigérateur ». Elle l’apporte à table, donc l’analysante, et au moment où elle va le découper comme un vulgaire poulet, le bébé se jette sur elle pour la dévorer, et lui dit... elle dit là, cette phrase, enfin elle se réveille en pensant « Il m’a mordue ». Dans l’analyse de ce rêve, il apparaît que ce bébé-bifteck offert à l’Autre, c’est elle-même, et que dans le transfert se rejoue cette voracité de l’Autre maternel. C’est le bébé offert à l’Autre sous toutes ses formes, à l’autre parental, la mère qui réclame son plat favori dans le rêve. L’Autre, c’est aussi le bébé offert à l’analyste qui milite pour la défense du steak. À la question « Que me veut l’Autre ? » explique Patrick Monribot, on voit que la réponse est double. Vous vous rappelez la question : « Que me veut l’autre ? », qui est celle de l’enfant à l’autre, sur le désir de l’autre ? La réponse est double : sur le versant signifiant, c’est le signifiant bifteck qui lui a été donné par l’Autre, d’ailleurs. Et sur le versant de l’objet a, c’est le bébé à consommer ; elle offre son corps à la gourmandise de l’Autre. Où, dit-il, on aperçoit à l’horizon le fantasme manger/être mangé, se faire dévorer. Et on aperçoit aussi, dit-il, la logique de l’anorexie. Elle mange rien « parce que l’objet oral mordu ou dévoré, c’est toujours elle ». Et donc, « plutôt le rien que l’objet oral » .

Je trouve ça tout à fait intéressant. Selon lui, il faut arriver à cerner mieux ce réel, ce qui a façonné un tel fantasme. On le cerne par les arcanes de la chaîne signifiante. C’est ce que Freud a appelé la perlaboration. Et dans ce travail, des signifiants majeurs s’articulent. Des signifiants... ce sont des mots courants, mais ce sont des signifiants qui ont un poids particulier pour ce sujet. Il isole deux de ces signifiants : le gras et le maigre. À deux ans et demi, elle est tombée dans la bassine d’huile où sa mère cuisait des canards. Ça se passe dans le Périgord. Elle se fait donc le foie gras de la mère. Conséquence : jamais plus manger de gras. Ensuite, dit-il, elle est passée du gras, non sexualisé, de la mère, au steak de bœuf, érotisé, lié au père, qui est boucher. Et il y a plusieurs fils, là, comme ça, qui tournent autour de ce signifiant et du déclenchement de l’anorexie. À l’adolescence – l’anorexie a commencé à ce moment-là –, quand le grand-père lui pince sa poitrine naissante, et quand un garçon, un premier flirt, met une main dans sa culotte. C’est donc la rencontre de la sexualité. On comprend qu’elle ne veut plus serrer la main. Et maintenant, à partir d’alors, même les poissons et les viandes maigres sont refusés. Le maigre renvoie au père, dit-il. C’est un rêve récurrent qui le ramène dans l’analyse, rêve où se présente une scène vue maintes fois dans son enfance et dans son adolescence : le père qui manipule un quartier de viande, et qui est associée à la phrase : « La viande, c’est du maigre ». Et donc, elle se retrouve là en position d’être le morceau de viande du père.

Après quelques années de cure, dont on n’a pas les détails ici, quelque chose se déchiffre, d’abord, comme on le voit, à travers les histoires et les signifiants. La cure s’achève sur « une issue symptomatique inédite, liée au choix professionnel ». Elle est venue parce qu’elle n’arrivait pas, justement, à se décider là-dessus. Elle choisit un métier qui est plutôt du genre psy, où elle peut soigner les autres. Le nouveau symptôme, c’est « soigner les autres ». Et Patrick Monribot fait remarquer – et d’ailleurs la patiente aussi a tout à fait réalisé cela – que c’est une alternative au refus alimentaire, même si elle continue à ne plus trop aimer le gras. Mais c’est une alternative, c’est quelque chose de nouveau, qui est un nouveau moyen de défense par rapport à la pulsion. Car pour elle, « soigner, c’est nourrir ». C’est comme ça que cela s’inscrit pour elle : soigner, c’est nourrir. Et ce qui est très joli, c’est, justement, qu’elle arrive à faire une différence qui est essentielle pour elle. « À la campagne, dit-elle en fin de séance, on soignait les bêtes et on gavait les canards. J’ai longtemps confondu les deux. Eh bien non, ce n’est pas du tout la même chose! » Et il écrit : « Ce fut là notre dernière séance ». Voilà. Merci !

Anne Béraud : Vous pouvez poser des questions si vous le souhaitez. Il y a un micro qui se promène dans la salle. Je vais commencer par une question. J’aurais souhaité que tu précises ce point qui m’apparaît capital, quand tu as parlé de l’anorexie comme solution pour le sujet. Donc que tu l’explicites peut-être davantage parce que c’est passé assez rapidement dans l’exposé, et ça peut paraître tout à fait surprenant, quand tu dis qu’il ne s’agissait pas forcément de chercher la guérison. L’anorexie comme pouvant être, aussi, une solution pour un sujet.

Anne Lysy : Oui. Je pense que c’est une solution dans le sens de la psychose comme solution. Je ne dirais pas cela de façon absolument générale, et d’ailleurs je ne dis pas que c’est une bonne solution. Au contraire. Quand je dis « une solution », c’est, comme certains exemples l’ont montré, et on pourrait en citer d’autres, c’est une réponse du sujet par rapport à quelque chose qui le menace. Donc, dans ce sens-là, c’est un moyen de faire avec un réel qui, à l’occasion, est beaucoup plus menaçant, est éprouvé comme beaucoup plus menaçant pour le sujet que le fait de maigrir. Dans ce sens-là, c’est comme ce cas de cette jeune fille qui maigrit plutôt que de voir apparaître les signes de ce qui est pour elle inassimilable, qui sont les signes de son devenir femme, et qui maigrit pour cela. Mais c’est une solution dont il y a tout intérêt à ce qu’elle en trouve d’autres, pour se protéger de ce réel-là. Je pense à d’autres cas qui ont été évoqués au congrès de la NLS, notamment.

Je pense au cas qui a été développé par Catherine Roex48, le cas d’une schizophrène qui arrivait en pouvant peu historiser, qui était très démunie par rapport à sa propre histoire, qui se trouvait laide et difforme et qui était anorexique aussi. Enfin, je dirais « aussi » parce que c’était parmi d’autres choses qui vraiment étaient compliquées. C’est un peu difficile à résumer comme ça, mais toute la cure dont a fait état Catherine Roex montrait que dans ce travail qu’elle a fait, cette fille, en même temps que se construire son histoire, ce qui n'était pas du tout joué d’avance, il y avait tout un travail, comme elle appelait cela, de cosmétique du corps. C’était se refaire une image du corps. Et cela passait par plusieurs moyens. L’« anorexie », c’est-à-dire qu’elle a continué à faire attention, à ce moment-là, à ses kilos, mais ça n’avait pas les proportions d’une anorexie devant être hospitalisée. Enfin, ce souci de ne pas trop manger faisait partie de cette construction d’une image devenue tout autre, d’une image idéale d’elle-même, ça a passé par les appareillages au niveau des dents, ça a passé par d’autres moyens pour se reconstituer une image. Elle est devenue, dit-elle, une belle jeune fille... Il y avait un côté artificiel, mais elle allait beaucoup mieux en même temps. Elle était devenue une jeune fille active, bien habillée – pour elle c’était très important – et qui a trouvé aussi un emploi, enfin elle voulait faire des études sociales et n’y réussissait pas, et finalement, elle est devenue vendeuse ou gérante même d’un magasin de vêtements d’enfants. Qui était pour elle, une façon d’associer le soin aux enfants qu’elle voulait professionnellement faire, mais qu’elle ne réussissait pas, et justement la constitution – le vêtement – la constitution d’un corps beau. Et là on voit comment le traitement n’a pas cherché à supprimer complètement ce versant plus anorexique, mais tout en soulignant comment là, ce n’était pas non plus une anorexique mourante.

Il y a par exemple le cas d’Anna Pigou, qu’elle avait intitulé « De la bouche à nourrir à la bouche pour parler »49. Anna Pigou est une psychiatre grecque. Elle a reçu une jeune femme qui est arrivée très amaigrie, et accompagnée de quelqu’un, son employeur. Et elle ne parlait pas du tout ! Et donc, c’était l’employeur qui parlait. Ce qui m’a frappé dans ce cas, c’est que finalement, dans le cours de l’analyse elle a commencé à parler. Elle a commencé par écrire des billets, puis elle a commencé à parler et à reconstruire son histoire, dont les détails ne me reviennent plus. Ce que je me souviens, par contre, c’est qu’à la fin, il y a eu une sorte de tempérament, de symptôme qui n’a pas en effet disparu complètement. Mais ce qu’elle a fini par faire, c’est se construire une forme de s’alimenter répondant à des règles très précises, avec la nourriture biologique. Elle associait cela, disait Anna Pigou : c’est la nourriture que les hommes qui savent mangent. Enfin, cela a un côté un peu délirant, mais voilà quelqu’un qui finalement ne se portait pas mal du tout, quand on voit d’où elle venait. Donc elle a fait quelque chose d’autre de ce symptôme.

Karen Harutyunyan : Merci beaucoup. Je pense à trois choses. La première, c’est le cas de Françoise Dolto, du nourrisson qui a refusé de manger. C’est le cas de Françoise Dolto où il y avait un nourrisson qui ne mangeait pas. Son père était inquiet parce que la mère du bébé était hospitalisée à cause d’une certaine maladie contagieuse, après l’accouchement. C’était difficile de trouver une solution médicale pour cet enfant. Et son père arrive chez Dolto, parce qu’il était un de ses analysants, et après avoir raconté la situation, la suggestion de Dolto a été d’envelopper le biberon avec un des sous-vêtements de la mère de cet enfant, et de donner le biberon au nourrisson. Et ce fut une solution.

Pendant votre exposé, cela m’a fait penser à la logique des objets partiels. C’est une certaine logique dialectique circulaire qui passe par l’objet oral. Et dans la résolution subjective, cela passe par l’objet regard et par deux solutions d’autoguérison dans vos deux exposés : le blog et le baccalauréat. Comme s’il y avait une certaine circulation entre les objets partiels qui mettent au travail la dialectique subjective par rapport à quelque chose qui pour le sujet représentait justement cet impossible de se faire manger.

Cela me renvoie au troisième commentaire : c’est ma difficulté de trouver la différence dans l’explication de Lacan par rapport à l’anorexique qui mange rien et le texte très intéressant de Winnicott dans Jeu et réalité50, sur l’utilisation d’objet, où justement il commente cela d’une façon qui m’apparaît très similaire à ce dont il s’agit avec l’objet a. Peut-être avez-vous la possibilité de commenter la position de Winnicott, en lien avec le concept de l’objet a ?

Anne Béraud : Il y avait deux autres questions. Anne Lysy répondra après. Oui ?

Denise Légaré : J’ai cru comprendre que quand vous parliez des anorexiques, vous avez dit qu’il y avait plusieurs types d’anorexies, que chacune avait ses propres enjeux, elles sont toutes très différentes dans leur quête. Parallèlement à cela, vous parlez beaucoup du rapport à la mère, des besoins de l’enfant, on nourrit l’enfant, mais c’est aussi un don d’amour. Je me demandais s’il n’y avait pas là quelque chose toujours présent en lien avec la mère ? Est-ce que nécessairement, toujours, avec chacune des anorexiques, il y a quelque chose qui ne va pas avec la mère ? Est-ce que ça peut être autrement ? Est-ce que ça peut ne pas être là ? Et est-ce que ce qui est là, si c’est le cas, est-ce que ce n’est pas toujours en lien avec le désir de la mère qui est uniquement centré sur l’enfant, qui n’arrive pas à désirer en dehors de son enfant ?

Michel Johnson : À peu près au centre de votre exposé, vous avez mentionné quelque part que l’enfant doit, pour accéder au désir, se libérer de ce qu’est la charge de soins, qu’il perçoit comme étant des soins qui lui sont presque imposés. J’aurais aimé que vous reveniez là-dessus pour expliquer un peu ce dont il s’agit.

Anne Lysy : Merci pour toutes ces questions. Je ne pourrai certainement pas répondre à tout cela, d’emblée. Prenons la question par rapport à Winnicott, par exemple. Je ne peux pas du tout répondre là, je n’ai pas ce texte en tête, donc je ne veux pas m’aventurer. Mais je trouve votre question très intéressante, parce que Lacan se réfère volontiers à Winnicott. Par exemple, ce qu’il explique de l’objet dans « Subversion du sujet et dialectique du désir »51, c’est en référence, notamment, à l’objet transitionnel de Winnicott. Cela dit, on ne peut pas nécessairement rabattre l’objet transitionnel sur l’objet a, mais il y a vraiment quelque chose qu’il faut en effet aller précisément regarder là. Mais je ne peux pas l’expliquer ici, dans l’instantané.

De même les textes de Dolto, je ne les ai pas relus. Alors je ne suis pas sûre d’avoir compris votre question sur la circularité. Ce qui m’intéresse dans cette question, c’est qu’en effet, cela relativise un peu la fixation sur l’objet oral. Et je trouve que c’est très important. Alexandre Stevens, avec qui je discutais de cela, me disait que dans l’anorexie, l’objet qui compte, c’est le regard. Donc, je n’ai pas suivi tout à fait votre développement, mais en effet, c’est la question de l’oralité. Évidemment, je ne sais pas si j’ai réussi à le faire passer suffisamment, c’est aussi ce que cherche à déconstruire Lacan. Lacan, même s’il part de descriptions du nourrissage, c’est pour toujours indiquer à quel point la pulsion, son objet est indifférent. Et qu’il y a plusieurs substances qui peuvent venir occuper cette place. C’est l’oral, mais c’est aussi le regard, c’est la voix et c’est ce qu’il appelle, dans sa Lettre aux Italiens52, des substances épisodiques pour donner l’idée qu’en effet, ce ne sont pas des consistances fixées une fois pour toute, c’est plusieurs choses qui peuvent remplir cette fonction de vide qu’ont les objets partiels.

Karen Harutyunyan : intervention inaudible.

Anne Lysy : J’irai lire cela, vraiment avec intérêt, après votre intervention, votre question sur la place de la mère. Là encore, le cas de Dolto mériterait d’être lu. Mais il me semble qu’il y a, présente dans cette intervention de Dolto, justement, une dimension très winnicottienne, non ?

Karen Harutyunyan : intervention inaudible.

Anne Lysy : Oui, c’est ça, elle le formalise comme cela. Mais envelopper le biberon dans les sous-vêtements de la mère, ça me paraît vraiment relever, justement, de l’objet transitionnel winnicottien.

Quant à la question du rapport à la mère, c’est une question importante parce que c’est tout le problème du risque de psychologisation quand on parle de la mère. Il faut dire que quand Lacan parle de la mère, il parle bien sûr des situations qui sont décrites habituellement. C’est pour cela que je disais qu’il fait une critique des conceptions de l’objet oral chez les post- freudiens. Il cite d’ailleurs quelqu’un qui se demandait avec inquiétude si la mère qui ne donne pas le sein mais qui donne le biberon, cela modifie complètement le rapport à l’objet. C’est pour cela qu’il insiste tellement sur le fait que l’objet est indifférent. Que ce soit le sein, le biberon ou n’importe quoi d’autre !

La mère, chez Lacan, c’est une figure symbolique, je dirais. C’est une figure du grand Autre que dans certains écrits, comme dans la « Question préliminaire... »53, il va écrire comme une fonction. Il l’appelle Désir de la Mère, écrit DM, qu’il articule à la fonction paternelle du Nom-du-Père. Vous voyez, cela désincarne un peu de le prendre du côté de la fonction. Et je pense que même dans les textes qui ont l’air plus réalistes, c’est d’une fonction qu’il s’agit, c’est la fonction du grand Autre, qui est symbolique. Tout tourne autour de cela, pour Lacan, dans ces années-là. Et dans plusieurs articles que j’ai lus pour préparer ce travail, cette question était posée. Est-ce qu’il faut toujours la mère, est-ce que c’est la maman, enfin, la personne qui détermine ce qui se passe ?

Il y a deux choses différentes que je pense par rapport à cela. Actuellement, on désœdipianise ; enfin, il ne s’agit pas de rabattre tout sur les figures œdipiennes imaginaires. Et peuvent venir à la place de cette mère, dans sa fonction, des tas d’autres gens. Cela ne doit pas être nécessairement la mère. D’ailleurs dans son livre, Jessica Nelson dit « Pour moi, c’est pas vraiment un problème avec ma mère, c’est plutôt avec mon père, pour telle et telle et telle raison », et elle articule cela. C’est pour vous dire que c’est une certaine configuration du désir que rencontre l’enfant dans les premières figures qu’il a autour de lui, dont il s’agit là.

Cela dit, c’est un versant de ma réponse que je vais nuancer. Il ne faudrait pas non plus rendre inexistante la mère dans la problématique, et ce, pour plusieurs raisons. Je pense à d’autres textes de Lacan, où la mère est une fonction, par exemple dans la « Note sur l’enfant », qui est la « Lettre à Jenny Aubry »54. Il répartit là les fonctions du père, qui doit rendre le désir non anonyme, et de la mère dont les soins ne doivent pas être complètement anonymes non plus, et qui ne doit pas être la mère parfaite. Parce que c’est par l’intermédiaire de ses manques et de ses manquements qu’elle introduit la dimension du désir. En effet, ce ne sont pas non plus des fonctions désincarnées. Il insiste sur le fait qu’elles ne doivent pas être désincarnées, cela va même plus loin, puisque ce qu’il indique là, c’est que ce n’est absolument pas indifférent quels parents l’on a. Il dit cela aussi dans les conférences nord-américaines de 75, que ce n’est pas du tout indifférent, parce qu’il parle là du rapport à la langue et au langage. C’est par ces premiers autres qui l’ont mis au monde, par le hasard d’une rencontre, que quelque chose se transmet du désir qui l’a mis au monde dans les inflexions mêmes de la langue, dans certains signifiants privilégiés. Dans ce sens-là, ce sont vraiment des gens incarnés qui transmettent un désir. Si je prends la chose d’un peu plus loin, mais on peut dire en même temps, ce n’est pas la maman dans son rôle imaginaire, il y a d’autres personnes qui viennent dans cette fonction- là. Par ailleurs, il ne faudrait pas faire une métaphysique, non plus. Cela n’a rien de métaphysique, la psychanalyse. Le réel du rapport à telle mère, à tel père, dans la clinique, c’est à cela qu’on a affaire tous les jours. Il y a encore une question à laquelle je n’ai pas répondu, je crois. Quelle est votre question?

Dans la salle : intervention inaudible.

Anne Lysy : Oui, je reprenais ce que dit Lacan dans « La direction de la cure » notamment, où il montre qu’à se préoccuper des besoins, et de combler tous les besoins en croyant par là aimer avec les meilleures intentions du monde, en fait on étouffe. C’est la bouillie gavante qui masque tout ce qui peut être du côté du manque. Or, pour Lacan, l’amour, c’est donner ce qu’on n’a pas. La mère, dit-il, confond ses soins avec le don de son amour, ce qui a pour résultat que l’enfant ne respire plus, et ne peut plus trouver un désir pour lui non plus. Son désir subjectif ne peut pas trouver sa voie à lui parce qu’il est complètement bouché, je ne sais pas comment le dire autrement, par le fait que le désir de la mère a bouché. Vous comprenez ? Parce que cela va dans les deux sens, la mère qui se préoccupe trop de l’enfant, dont j’ai donné un exemple, c’est en même temps quelque chose, dit Lacan, qui fait qu’un sujet ne peut pas trouver un désir à lui.

Raymond Joly : Je me demande s’il y a un autre point de vue où l’on ne peut pas se demander si la mère, sans oublier aucunement la définition de la mère comme fonction, que vous avez tellement bien soulignée, n’est pas la première incarnation, précisément, de la chose, et du réel, et de ce qui est perdu. Je me demande s’il n’y a pas des choses comme cela chez Lacan.

Anne Lysy : Oui, absolument d’accord. Je pense que Lacan en parle explicitement, effectivement, de la mère comme chose perdue. Oui. C’est encore un autre versant. J’ai d’ailleurs lu des choses là-dessus par rapport à l’anorexique, qui rechercherait cette mère perdue. Elle veut retrouver cette mère perdue jusque dans la mort.

Jean-Paul Gilson : J’écoutais Anne Lysy et je me retrouvais avec plaisir jeune analyste en contrôle avec ces difficultés-là des anorexiques. J’ai été étonné de la question de l’analyste qui me disait : « Mais enfin, vous n’avez pas peur qu’elle meure ? » Et je lui dis : « Mais non, pas du tout, je n’y ai même jamais pensé. » Elle était toujours admirative, mais je n’avais aucun mérite, c’est maintenant que je comprends pourquoi je fonctionnais comme cela et je fonctionne toujours comme cela. C’est que quand l’anorexique arrive chez nous, les analystes, elle est déjà en analyse. Son anorexie, c’est son analyse. Et quand je les écoutais, tout jeune analyste, ce que je me formulais qui était spécifique à l’anorexie, ce n’est pas du tout ces histoires à la Dolto. D’ailleurs, ce n’est pas Dolto qui dit cela, ce sont les commentateurs et les gens qui glosent sur l’enseignement de Dolto.

Ce ne sont pas du tout ces histoires de rapport à la mère, ce qui me frappait, moi, quand je les écoutais, c’est quelque chose de tout bête, c’est qu’elles construisaient un savoir. Je dis « elles » parce qu’effectivement ce sont plus souvent des femmes ou des jeunes filles. Mais ce n’était pas le savoir de l’inconscient. C’était le savoir de leur estomac vide. C’est comme cela que moi je suis entré dans ce qu’on appelle maintenant la clinique de l’anorexie. Elles construisent le savoir de leur estomac vide. Le flux, le transit intestinal, remplace le flux du discours Et donc elles n’ont pas un analyste, elles ont une famille. Elles arrivent comme elles peuvent en train de construire et de faire leur analyse. Si on lit les choses comme cela, c’est d’abord très enthousiasmant, parce qu’on ne considère pas que les gens qui arrivent et qui ne vont pas bien, qui ont des angoisses – parce que c’est dur pour les anorexiques – comme des tarés. On considère qu’au contraire, ils sont déjà en réaction de santé, en train d’essayer de guérir, ce qui est une position très freudienne.

Tout à l’heure, Anne parlait d’une réponse du sujet ; oui, effectivement, on peut dire des choses comme cela, et moi je pense que c’est de cette manière-là qu’il faut essayer de lire les choses et de se demander pourquoi l’anorexique ne peut pas faire autrement que de rabattre sur son corps ce qui est en fait la possibilité de savoir ce qu’il en est de son inconscient. En 1975, à l’École freudienne, on a sorti Scilicet. C’est du latin, on traduit par « tu peux savoir », mais en fait, ce sont deux mots latins, scire, savoir, et licet, il est permis, il est permis de savoir. Et donc, l’idée de Lacan, c’était que quand on fait une analyse, on s’en va vers la constitution d’un savoir. Pourquoi ? Pas pour faire intello. Parce que la jouissance, comme Anne Lysy l’a dit tout à l’heure, c’est dur, cela fait mal, ce n’est pas toujours jojo, et donc il y a une façon de traiter, de dealer avec la jouissance, qui est le savoir. Cela a donné la formule de Lacan : « le savoir, comme moyen de jouissance ». Moyen dans les deux sens du terme ! « Façon de », mais aussi comme « médiation »,façon de moyenner la jouissance. Moi, je pense que l’anorexique, à sa manière, essaye de construire ce que nous avons construit, qui s’appelle la psychanalyse, sauf que c’est un peu biaisé, c’est un peu perverti, c’est rabattu sur le corps. L’analyste à qui elles parlent, jusque-là, jusqu’à ce qu’elles arrivent chez nous, c’est la famille, c’est la société, et donc notre travail à nous, c’est de remplacer le transit intestinal, le transit des aliments par celui des mots.

Anne Lysy : Je suis assez d’accord avec cela, en effet. Il faut subjectiver, réinsérer l’inconscient dans l’affaire. Parce que l’anorexique, sinon, elle fait complètement le court- circuit là-dessus, comme Lacan a pu dire du toxicomane. Il a aussi dit cela par rapport à la fonction phallique, c’est complètement court-circuité. On pourrait dire que l’anorexique, en effet, rabat sur le corps. Il y a là un raccourci, une mise en jeu du corps dont Lacan dit dans le séminaire Les non-dupes errent55, dans les années 70, que c’est un refus de savoir. Il dit : « elles n’en veulent rien savoir ». Donc, là-dessus je serais donc peut-être plus nuancée en disant qu’elles font une analyse avant de venir. Parce que le discours analytique, c’est un autre genre de savoir dans son rapport à la jouissance. Ce n’est pas complètement équivalent. La question, c’est comment resubjectiver cette affaire où le corps est complètement court-circuité. C’est d’ailleurs aussi ce que font Ginette Rimbault et Caroline Eliacheff dans leur livre56, mais leur repère, c’est vraiment ce que Lacan dit du côté de l’anorexie comme figure du désir. C’est de remettre en valeur que l’anorexique, ce n’est pas une tarée, comme vous dites, c’est un sujet à part entière, et qui donc essaie de se débrouiller et s’empatouille, s’embrouille complètement avec son corps. Et la psychanalyse a quelque chose à lui apporter, me semble-t- il, comme elle apporte des choses à la psychanalyse, comme tout sujet qui vient à l’analyse apporte des choses à la psychanalyse.

Anne Béraud : On va s’arrêter là-dessus. Merci.

 

 

Anne Béraud : Pour la vingt-cinquième rencontre du Pont Freudien, et au nom du Pont Freudien, je suis très heureuse d'accueillir Anne Lysy. Psychanalyste à Bruxelles en Belgique, Anne Lysy est membre de la Nouvelle École Lacanienne (NLS), de l’École de la Cause Freudienne (ECF) et de l'Association Mondiale de Psychanalyse (AMP). Elle est Docteur en lettres et philosophie. Elle enseigne à la Section clinique de Bruxelles et travaille au Centre Psychanalytique de Consultations et de traitements (CPCT). Elle a été responsable du Kring voor psychoanalyse (qui est le cercle néerlandophone de la NLS) lors de sa fondation et y assure toujours un enseignement. Peut-on dire que tu es mi-flamande, mi-wallonne ?

Elle a travaillé au Courtil (une institution très réputée pour jeunes psychotiques). Elle a écrit de nombreux articles, a participé à la rédaction de plusieurs revues. Elle est la directrice de la rédaction du bulletin de la NLS. Pour terminer ce tableau qui n'est qu'un résumé, elle fut la responsable du dernier congrès de la NLS sur « Le corps et ses objets » (en mars 2008 à Gand), ce qui lui confère une autorité d'expérience, pour assurer le séminaire de fin de semaine sur ce même thème qu'il lui a fallu longuement travailler.

Ce soir, nous abordons le thème de l'anorexie, avec pour titre : « L'anorexie : je mange rien ». L'absence de négation est tout à fait volontaire, et vous allez bientôt savoir pourquoi.

Une augmentation considérable des conduites anorexiques nous amène, une fois de plus, à réfléchir à ce qui se joue, pour chaque sujet, à travers ce symptôme contemporain et plutôt féminin. Nombre de jeunes filles se reconnaissent comme anorexiques et vont chercher dans certains groupes communautaires une réponse qui leur permette de fonctionner socialement à partir de ce trait identificatoire qu’est devenu leur symptôme. La psychanalyse apporte-t-elle un autre type de réponse ?

La clinique psychanalytique nous enseigne que l’anorexie n’est pas une entité en soi. Ainsi, le symptôme alimentaire ne suffit pas pour décider de la marche à suivre sur le plan du traitement. Il existe plusieurs types d’anorexies en fonction de la structure subjective, et c’est à propos de l’anorexie sous sa forme lassique, lorsque la féminité est un enjeu primordial, que Lacan a pu dire que l’anorexique n’est pas celle qui ne mange rien, elle est celle qui mange « rien » (le « rien »). Ce symptôme n’est pas sans inquiéter son entourage et se manifeste essentiellement dans son rapport à l’Autre : elle ne demande rien, d’où la grande difficulté de mettre en place un traitement. Comment, si elle mange rien, comme le dit Lacan, peut-elle consentir à mettre ce rien en jeu dans le discours psychanalytique ?

Je vais laisser Anne Lysy développer ces questions. Comme d'habitude, une période de questions suivra la conférence.

Les séminaires de fin de semaine sur « Le corps et ses objets » auront lieu comme à chaque fois à l'Hôpital Notre-Dame. Nous vous y attendons nombreux.

Je laisse la parole à notre invitée.

Anne Lysy : Merci beaucoup. Je remercie Anne Béraud pour son invitation d’abord, et pour sa présentation. Son invitation me permet de me rendre pour la première fois ici au Québec. Je suis très heureuse de faire votre connaissance, la connaissance de personnes intéressées par la psychanalyse et aussi, dans la mesure du temps qui m’est disponible, de pouvoir découvrir un peu la ville de Montréal. Mais venons-en à notre sujet.

La magnifique affiche qui a été créée pour cette soirée m’a frappée. Elle isole un détail d’un tableau classique, la tête de Méduse du Caravage, et zoome sur la bouche ouverte de ce personnage féminin. C’est une image qui dramatise un moment de surgissement de quelque chose d’éprouvé dans le corps, qui n’est pas sans m’évoquer le tableau de Munch, Le cri, ou encore la Sainte-Thérèse du Bernin en extase. Bouche ouverte sur rien, évocatrice de l’angoisse, voire de l’horreur, autant que d’une mystérieuse jouissance. Le titre est lapidaire, aussi, et est en résonance avec l’image : « L’anorexie : Je mange rien ». Il semble donner une définition de l’anorexie par cette formule, qui est d’autant plus forte qu’il y manque quelque chose. Je mange rien. Il manquerait en bon français la négation : « je ne mange rien ». C’est une élision voulue. Ce n’est pas une faute d’inattention. La formule est de Lacan, et je vais la commenter ce soir. Je la situerai dans son contexte. Mais je dis déjà qu’elle donne tout son poids au rien. Le rien n’est pas une absence de quelque chose, le rien est quelque chose, dit Lacan. Le rien est, pour Lacan, un objet. Étrange objet, certes, et paradoxal, nous le verrons, car il n’est pas non plus identifiable à l’aliment.

Prenons donc cet énoncé pour une énigme : « l’anorexique mange rien ». Énigme que nous allons tenter de déchiffrer ensemble ce soir. Si j’ai choisi de parler de l’anorexie, aussi à l’invitation d’Anne Béraud, ce n’est pas pour céder aux sirènes de la mode, ni pour prendre un thème un peu racoleur ; c’est parce que j’ai rencontré ce thème dans mon travail de ces derniers mois sur le corps dans l’expérience psychanalytique, mais je n’ai pas eu l’occasion de l’approfondir. Quelques cas présentés au congrès de la NLS faisaient état de l’anorexie, mais me paraissaient relever de logiques différentes. Et j’avais lu il y a quelques mois des articles de collègues de l’École de la Cause Freudienne sur le sujet, et s’ils renvoyaient certes tous à l’enseignement de Lacan, ils ne disaient pas forcément la même chose sur tous les sujets ; bref, cela m’a intriguée. J’ai donc souhaité me pencher sur cette question.

Qu’est-ce que l’anorexie vue par la psychanalyse ? Y a-t-il une anorexie, toujours pareille, une structure réductible à un modèle, qu’on peut retrouver dans une série de cas, fût-ce avec des accents particuliers, ou y a-t-il des anorexies qui ont une structure différente, même si elles présentent à peu près les mêmes phénomènes ? Cette question ne relève pas tant d’une passion de classification que d’un souci que je nommerai provisoirement thérapeutique. Quelle réponse apporter ? Quel traitement proposer, selon la façon dont on aborde l’anorexie ? Comme une ou comme multiple. Ou encore, comme symptôme à éradiquer ou comme phénomène qui peut avoir une fonction dans la vie d’un sujet, et auquel, le cas échéant, on ne touche pas à la légère. C’est poser la question aussi de ce qui spécifie l’abord psychanalytique et le distingue d’autres formes de thérapeutique, d’autres théories parfois tout à fait incompatibles avec la psychanalyse dans leurs présupposés.

Je ne suis pas une spécialiste de l’anorexie, et dans ma pratique de psychanalyste, j’ai certes eu affaire à des phénomènes de cet ordre chez des analysantes dont il ne m’est néanmoins pas possible de faire état ici, mais je n’ai jamais eu affaire non plus aux cas lourds rencontrés en hôpital et dont le pronostic vital est en jeu. Je me suis donc plongée dans la lecture pour répondre à la question. Je m’appuie sur les textes de Lacan, je m’appuie sur les travaux théoriques et cliniques de collègues lacaniens qui ont été publiés, j’ai prospecté aussi dans la littérature abondante qui prend la chose d’un point de vue cognitivo-comportementaliste ou systémique et je m’appuie aussi sur des écrits – de plus en plus nombreux – d’anorexiques qui témoignent de leur souffrance et de leur parcours.

J’évoquerai deux témoignages en particulier, que je vous recommande. D’une part, le livre paru en février dernier, de Jessica Nelson : Tu peux sortir de table57, titre évocateur. Jessica Nelson est journaliste et écrivain. Elle donne comme sous-titre : Un autre regard sur l’anorexie. Ce n’est pas seulement un écrit autobiographique, qui parle de sa propre expérience, mais il évoque également d’autres jeunes femmes, des parents qu’elle a rencontrés, des médecins, des psychologues qu’elle a interrogés. Elle a lu de nombreuses publications, d’orientation psychanalytique, mais pas seulement. Elle écrit d’ailleurs que faire ce livre a été pour elle une issue à l’anorexie, une création. À la fois une reconstruction de son parcours douloureux et une interprétation, la sienne.

D’autre part, un petit livre, un témoignage paru l’an dernier, que j’ai lu parmi beaucoup d’autres publications, d’une jeune fille, Justine. Le titre est : Ce matin j’ai décidé d’arrêter de manger58. Elle raconte comment elle a été prise dans une spirale infernale l’amenant à l’hospitalisation, et a fait de nombreuses rechutes de forme boulimique. Elle veut sensibiliser d’autres adolescentes, tirer la sonnette d’alarme devant les effets dévastateurs de sites internet à la mode, qui, comme des clubs cherchant des adhérents, prônent l’anorexie et pratiquent l’émulation. C’est à qui ira le plus loin dans la perte de kilos et dans les moyens pour y parvenir. Depuis une vingtaine d’année, il faut bien le dire en effet, l’anorexie est devenue un phénomène très médiatisé. Comme le sont d’autres phénomènes : la toxicomanie, la boulimie, la dépression, les Troubles Obsessionnels Compulsifs (TOC)... Pas un magazine qui ne sorte de dossier à ce sujet, pas une chaîne de télévision qui n’ait fait de reportage. La santé, la santé psychique aussi, est devenue une marchandise qui se vend bien.

L’anorexie est un mot qui relève du champ de la santé mentale, mais elle est plus largement un fait de société et on utilise le mot à toutes les sauces, si je puis dire. Elle fait partie du vocabulaire courant. Passant à table, un adolescent dira moqueusement à sa sœur qui picore « Ben, t’es anorexique, toi ! » Et elle proteste qu’il ne sait pas de quoi il parle. En effet. Et elle évoque telle ou telle compagne de classe silencieuse et décharnée qui est devenue en quelques mois l’ombre d’elle-même. On en parle beaucoup, donc. Mais sait-on vraiment de quoi il s’agit ?

Je vais commencer par vous présenter les différentes parties que j’ai prévues pour ce soir. Je ne suis pas sûre de pouvoir finir, on verra le temps que cela prend. J’ai une introduction sur comment définir l’anorexie : le DSM59, le monosymptôme et la psychanalyse. Je passerai ensuite à Lacan pour expliquer, essayer de vous rendre un peu plus sensible ce que c’est que ce rien en évoquant deux moments de l’enseignement de Lacan : le Séminaire IV60 et le Séminaire XI61. Et puis je donnerai à la fin quelques indications sur comment concevoir un traitement, au cas par cas, dans la psychanalyse, en donnant des exemples. Voilà, c’est le chemin que je vous propose de parcourir. On fera peut-être des bonds, on verra.

 

I. LE DSM OU L’ABORD PSYCHANALYTIQUE DU MONOSYMPTÔME

1. Un témoignage

Comment définir l’anorexie ? Qu’est-ce que c’est ? Jessica Nelson, dans son livre, a retrouvé des extraits de son journal intime qui décrivent le début de son anorexie. Je trouve que cela vaut la peine d’entendre la façon dont elle le dit même si on y reconnaît des choses qu’on trouve ailleurs.

Il y en a qui comptent l’argent. Moi je compte les calories. Certains alignent les pièces de monnaie, j’aligne la valeur énergétique des aliments qui me pénètrent, tâche plus vitale encore que celle de les avaler. Je dis pénétrer, on pense sexe. Je réponds oui, c’est ça. Avez-vous déjà eu l’impression qu’on vous viole ? L’avez-vous vécue ? J’ai l’impression que la nourriture va me manger toute crue. Et, au lieu de la laisser couler en moi, d’en aimer chaque bouchée, j’ai fermé ma bouche et mon cœur. Au début, c’était comme un jeu, un défi que je me serais lancé à moi-même. Peut-être une façon de connaître mes propres limites. Ce qui est sûr, c’est que jamais je n’aurais imaginé en arriver à cet extrême. Tout à l’heure je me suis pesée – je me pèse tous les jours, même si je n’ose l’avouer à personne – je fais 38 kg 200. Il y a un an à la même époque, je pesais 55 kg et je mesurais (disons que je mesure toujours, je ne rapetisse pas, Dieu merci !) 1 m70. C’est à mon retour des États-Unis que cette espèce de frénésie s’est installée.62

Et elle raconte qu’après ce séjour aux États-Unis, elle avait pris quelques kilos et qu’à la rentrée elle s’était attiré des remarques ironiques d’amis, et surtout de son père. Le problème, c’est qu’elle les a prises très au sérieux et qu’elle a eu honte de son corps. Elle décide alors – peut-être inconsciemment, dit-elle – que rien ne devait plus passer. Je cite :

Chaque grain de raisin, chaque feuille de salade devait repartir en sens inverse.

Elle se fait vomir, en effet.

Il s’agit de se plier à la dictature des autres - manger en société, à l’heure des repas -, mais secrètement de se plier à une dictature personnelle - rien dans mon corps63

Elle écrit aussi que la viande, pourtant appréciée, est devenue taboue.

Je pris le prétexte d’un reportage sur l’acheminement des bêtes vers les abattoirs. En réalité, je craignais de faire entrer dans ma chair vivante de la chair morte.64

D’autres facteurs sont intervenus pour ce qu’elle appelle elle-même le déclenchement de l’anorexie, qui ont, la plupart, trait à sa féminité naissante –elle a treize ans–. Il y a des rencontres, un petit ami dans le genre Nijinski, beau et élancé, dont elle a voulu être l’ange, comme elle dit. Il aimait les filles comme lui. Une amie admirée, qui devient son modèle, qui lui vante les sensations obtenues –entre autres la lucidité et la légèreté–, amie qui la fascine par sa toute-puissance dans son anorexie. Les circonstances du voyage aux États-Unis, qui est le pays natal du père, qui l’ont renvoyée à son impression d’avoir été un boulet pour lui, par sa naissance même. Elle revient de là décidée à devenir femme. Elle arrive à l’aéroport en France complètement méconnaissable, outrancièrement maquillée et en minijupe. Mais malgré sa volonté de grandir seule, elle rencontre bien vite la difficulté d’affronter le regard sur son corps. C’est là qu’elle rencontre la honte. À travers ce récit qu’elle en fait, à travers les expressions même, les tournures de phrase, elle arrive à cerner la particularité de ce qui lui arrive. Et c’est tout l’intérêt de ce livre. Bien sûr, on y reconnaît une série de traits qu’on retrouve dans d’autres cas d’anorexie, et qui sont répertoriés dans des descriptions d’anorexie, que ce soit celles que vous trouvez dès que vous surfez sur Internet, ou dans des manuels plus spécialisés.

2. Le DSM

Actuellement, vous trouverez immanquablement la description de l’anorexie telle que la présente le DSM-IV65, manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, référence importante dans la psychiatrie et, plus largement, dans la santé mentale aujourd’hui. Il y aurait beaucoup à dire sur ce DSM, je me contenterai de souligner qu’il est le révélateur de ce qu’est devenue la psychiatrie : elle renonce explicitement aux questions sur les causes de la maladie, aux considérations théoriques, parce qu’elle veut devenir objective et être une branche de la médecine comme une autre. Elle n’interprète plus, elle se contente d’observer et de quantifier. Le DSM se veut un instrument diagnostique qui serait comme un langage commun entre les différentes disciplines. C’est un langage très univoque, qui se veut univoque, qui est très codifié. Par exemple, pour diagnostiquer une schizophrénie, ou un Trouble Obsessionnel Compulsif, ou une anorexie, il faut au moins la présence de trois ou quatre critères dont le DSM fait la liste, et en fonction de cela, le trouble est attesté et un traitement correspondant doit être prescrit et, corollaire non négligeable, il pourra être remboursé.

Les grandes entités structurales classiques, vous le savez, se trouvent, là-dedans, pulvérisées : l’hystérie, la paranoïa ont disparu et elles sont remplacées par une liste de syndromes qui toujours s’allonge en fonction des observations statistiques des troubles, et les traits sont simplement décrits, sans que se pose la question : de quoi tel symptôme peut être la manifestation ? Ces entités sont ce qu’on appelle des monosymptômes. C’est-à-dire que ce sont des entités qui existent en elles-mêmes sans le recours à une structure, sans la référence à une étiologie. Elles sont des noms, des étiquettes, qui se juxtaposent et qui désignent des symptômes en soi, des maladies en soi. D’où le terme « monosymptôme ». Et l’anorexie mentale est un de ces monosymptômes identifiés.

Vous le savez, dans le DSM, l’anorexie est un des troubles de ce qu’on appelle les « troubles de la conduite alimentaire », avec la boulimie. L’anorexie se résume à la triade des trois « A », comme on dit souvent : l’anorexie proprement dite, c’est-à-dire la restriction alimentaire ; deuxièmement, l’amaigrissement très important (plus de trente pour cent du poids du corps) ; et l’aménorrhée, la disparition des règles. Donc il y a des critères qui sont donnés. On distingue deux types d’anorexie selon qu’il y ait vomissements ou pas, et des troubles associés, tels que : humeur dépressive, symptômes obsessionnels, rigidité mentale...

3. Le monosymptôme, signifiant identificatoire

Quand on parle de monosymptôme, on peut dire « signifiant identificatoire », Anne Béraud l’évoquait tout à l’heure. La pente à la monosymptomatisation date des années 70, 80 disons. Elle s’est manifestée en médecine, la psychiatrie a suivi, et c’est un mouvement qui a son pendant – où est la poule et l’œuf, c’est difficile à dire – dans le communautarisme américain, c’est-à-dire la formation de communautés qui se réunissent autour d’un trait : les gays, les sourds, les gros, par exemple, et qui revendiquent une culture propre.

Ce qu’il est important de réaliser dans cette affaire, c’est que le symptôme devient un insigne identificatoire qui n’est plus le nom pour dire un malaise, une souffrance, ou la manifestation d’une vérité refoulée. Il devient un signifiant social à partir duquel se constituent des communautés ségrégatives66. Et c’est vrai pour l’anorexie, pour la boulimie qui, avant, il faut bien le dire, n’étaient pas des syndromes si fréquents. Ils n’avaient pas pignon sur rue même s’ils existaient. Il y a eu des articles importants écrits dès le XIXe siècle, par Lasègue67, tout à fait passionnants. Mais ce n’est que récemment qu’ils sont devenus des signifiants de masse, comme dit Domenico Cosenza, un collègue italien, psychanalyste, qui travaille dans une institution pour anorexiques et qui en parle très bien68.

Ce sont donc des insignes sociaux dans lesquels beaucoup de jeunes filles se reconnaissent puisqu’elles voient nommés là, dans ces signifiants, les phénomènes qui organisent leur souffrance quotidienne. Mais dans le champ de la santé mentale, cette monosymptomatisation a pour corollaire logique la spécialisation. C’est-à-dire qu’on a maintenant des lieux spéciaux, des thérapeutes spécialisés, dans la toxicomanie, les dépressifs et dans l’anorexie aussi, ce qui crée une figure d’expert, de nouveaux maîtres du discours69.

4. La psychanalyse et le monosymptôme

La psychanalyse, par rapport à ce mouvement, ne doit pas rechigner. Il ne s’agit pas de prôner un retour en arrière. Elle a bien sûr à tenir compte de ces modifications dans le monde contemporain, de ces nouvelles formes du symptôme, mais cela ne signifie pas qu’elle emboîte le pas. C’est-à-dire que là où elle se distingue, là où elle s’oppose à d’autres abords thérapeutiques, c’est quand elle s’insurge contre l’effacement du sujet avec sa singularité radicale et irréductible qu’un tel mouvement implique de fait.

Comme le disait récemment Jacques-Alain Miller à son cours, le sujet n’est pas catégorisable, il n’est pas étalonnable, il est incomparable. Le discours analytique, c’est le discours qui valorise le sujet comme incomparable. Alors s’il y a bien sûr à tenir compte de la monosymptomatisation propre à notre époque, la psychanalyse, néanmoins, va à l’encontre de ses conséquences sur la thérapeutique, comme le disait Alfredo Zenoni70. Ce n’est pas tant le monosymptôme qui est le problème, c’est la réponse monothérapeutique : « la réponse spécialisée fige alors le symptôme en une entité clinique en soi (...) qui le réfère à une technique thérapeutique et à une interprétation pré-établies. » Ce sont des protocoles de traitement pré-établis. Même s’ils prévoient des variantes, ils sont applicables à tout toxicomane, à tout anorexique, en partant du trait qui constitue le sujet comme identique aux autres. En fait, on fait l’impasse, on annule le sujet comme sujet de l’inconscient singulier, qui ne se résorbe jamais dans l’universel.

On s’accorde en général, dans les descriptions actuelles, à dire que neuf anorexiques sur dix sont des femmes ou des filles, en moyenne de douze à vingt ans, et qu’un à deux pour cent des femmes sont touchées. Les garçons sont moins nombreux, donc, mais il y en a. Et il ne faut pas oublier non plus l’anorexie des nourrissons. On s’accorde aussi à dire que c’est une maladie, une maladie grave, d’autant plus que le taux de suicide est élevé. Mais aussi que les personnes anorexiques refusent, le plus souvent, en tout cas au début, de se soigner. « Je ne suis pas malade », protestent-elles.

Comme le dit notre collègue Carole Dewambrechies-La Sagna, elles montrent en général une opposition très active au traitement et l’on aperçoit avec elles ce qu’on appelle « l’attachement du sujet à son symptôme »71. Là où le bon sens dirait « un symptôme, c’est quelque chose qui vous empêche drôlement de vivre, c’est quelque chose qui ne va pas, et donc on veut s’en débarrasser », eh bien là, les anorexiques se font la preuve vivante que ça ne va pas de soi, qu’on ne veut pas forcément son bien. Et ce n’est pas parce qu’elles auraient mauvais caractère. Il y a là le mystère d’une étrange douleur et d’une étrange volonté, d’une exigence qui paraît exorbitante et mortifère, d’une drôle de satisfaction, qui s’avoue parfois comme telle, et d’un désespoir le plus souvent muet. Par là même s’avère une autre dimension du symptôme anorexique ; par là on touche du doigt qu’il ne s’agit pas d’une simple affaire de comptage de calories ou de kilos. Dans beaucoup de traitements monothérapeutiques, tout tourne autour de la nourriture, alors que c’est aussi d’autre chose qu’il s’agit.

Jessica Nelson, dans son livre, se montre très critique par rapport au traitement en hôpital, qui organise tout en fonction des repas ou sur un contrat de prise de poids. Les anorexiques sont de fait obsédées par la nourriture, dit-elle, mais tout organiser autour de ça focalise sur leurs obsessions et fait bien souvent l’impasse sur l’autre dimension72.

C’est aussi ce qui fait dire à notre collègue Carole Dewambrechies-La Sagna, de manière assez radicale, que l’anorexie n’est pas un trouble du comportement alimentaire. Et elle renvoie à ce propos à la formule de Lacan :

L’anorexique, celle qui mange le rien73

C’est une des façons dont Lacan a approché cette autre dimension. C’est aussi cette référence lacanienne qui a inspiré le très beau livre sur l’anorexie écrit en 1989 par Ginette Rimbault et Caroline Eliacheff, Les indomptables74. À partir de leur expérience de l’anorexie en hôpital, elles choisissent de parler non pas de leurs cas, mais de personnages historiques connus, parfois anciens. Ce sont des jeunes femmes qui, toutes, témoignent d’un certain mode d’être comparable aux anorexiques contemporaines et qui en révèlent les enjeux : Sissi, impératrice d’Autriche, l’Antigone de Sophocle, Simone Weil, philosophe du début du XXe siècle, et Sainte-Catherine de Sienne au Moyen-Âge : autant de « figures de l’anorexie », comme elles sous-titrent leur livre, qu’il est passionnant d’y découvrir.

II. LACAN : L’ANOREXIQUE MANGE RIEN

Cette formule, Lacan l’a amenée pour la première fois dans les années 50, dans son séminaire sur La relation d’objet, et les écrits de la même période. Il l’a reprise plus tard, en 64, dans son séminaire sur Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, et plus tard encore, dans les années 70. Jamais il ne la récusera. Même s’il lui apporte des accents et des interprétations qui se modifient, comme se modifie l’ensemble de ses avancées au cours de son enseignement. Il apporte une théorie inédite de l’anorexie, certainement pas, donc, à la manière des manuels diagnostiques où des chapitres distincts sont consacrés à cela.

Le discours psychanalytique n’est pas une nomenclature. La clinique vise à cerner les positions subjectives par rapport au langage et à la jouissance, qu’on peut définir en termes de structures, ou modes de jouissance, de façons de se débrouiller avec son symptôme, au sens que Lacan donne à ce terme à la fin de son enseignement. Lacan, donc, amène l’anorexie comme « un exemple clinique éclairant »75 de ce qu’il cherche à mettre en lumière à tel ou tel moment de son enseignement, exemple de ce rapport du sujet à l’Autre, au langage, à l’objet et à la jouissance.

Je vais donc m’arrêter à deux moments de cet enseignement, comme je vous le disais tout à l’heure. Je ne vais pas du tout être exhaustive, mais ce sont deux moments importants : le Séminaire IV et le Séminaire XI.

1. Le rien, l’amour et le désir

C’est ainsi que j’ai sous-titré ce premier moment, qui reprend le Séminaire IV et « La direction de la cure »76. Lacan, dans les années 50, met en avant la prévalence, dans tout phénomène humain, de l’ordre symbolique, l’ordre du langage, qui préexiste au sujet et qui le détermine. Il l’appelle le grand Autre pour le distinguer comme au-delà, comme horizon des petits autres, les égaux, les comme moi, les pareils, même si la fonction de ce grand Autre est supportée ou incarnée par des figures proches, par exemple, les parents, le père, la mère, pour l’enfant.

L’insertion du sujet dans le langage modifie ou altère pour de bon tout ce qui pourrait être de l’ordre du naturel ou de l’instinctif. C’est un point essentiel de son enseignement qu’il articule avec la triade besoin-demande-désir. Il veut montrer que le désir est irréductible au besoin, que l’objet du désir n’est pas réductible à l’objet du besoin. Le désir n’est pas non plus la satisfaction d’un besoin ; il n’est rien d’autre qu’un désir qui ne tend pas vers un objet mais se présente comme désir de rien. C’est sur ce point que l’anorexique est convoquée par Lacan comme, je dirais, une défenseuse de ce rien. C’est comme une façon particulière de mettre en scène et d’utiliser ce rien. Alors ça peut vous paraître un peu abstrait ; je vais vous commenter quelques passages du Séminaire IV qui rendront cela beaucoup plus parlant.

Lacan parle, dans ces passages, de ce qui, structuralement, se passe dans le rapport de la mère à l’enfant quand elle le nourrit. Ce Séminaire IV se déroule en 1956-1957. Il met là en question des théories de l’objet oral des disciples de Freud ; ce qu’il avance, c’est une critique de la conception classique de l’oralité, de l’objet oral. Il faut bien comprendre cela, parce que l’on pourrait dire : l’anorexie, c’est un trouble de l’oralité. Il s’agit de savoir ce que cela veut dire. Or, il va déplacer tout à fait cette question de l’oralité.

Comment procède sa démonstration ? On peut dire que la mère est celle qui satisfait les besoins de l’enfant. Il a faim, elle lui donne le sein ou le biberon, peu importe. Mais c’est plus complexe que cela, du fait du langage. En tant qu’être parlant, quand elle donne à manger, elle fait un don, dit Lacan. C’est-à-dire elle symbolise l’objet ou la relation du nourrissage. Elle fait un don d’amour. Alors comment le nourrissage devient-il don d’amour ? Lacan explique que c’est parce que la mère devient pour l’enfant une puissance qui peut donner ou ne pas donner l’objet. Elle peut refuser. Et dès lors, l’objet oral, l’objet sein, la nourriture n’est plus l’objet de la satisfaction du besoin, mais devient le témoin du don d’amour, la preuve d’amour. Il devient symbolique. Donc, il devient un signifiant, dit Lacan. Il ne vaut plus pour lui-même, mais par le rien qui l’auréole. Comme le fait remarquer Augustin Ménard, c’est ce rien qui fait la valeur essentielle d’un cadeau, par exemple, au-delà de sa valeur marchande77.

L’oralité, donc, ne se situe plus sur le terrain d’une satisfaction du besoin. Il y a une autre faim en jeu, dirais-je. L’oralité devient, dit Lacan, une activité érotisée, au sens de la libido freudienne. Elle ne met pas seulement en jeu la libido qui est au service de la conservation du corps – se nourrir pour subsister – mais la libido sexuelle. Et, précise-t-il, l’objet réel est lui- même là-dedans indifférent. Que ce soit le sein, le biberon ou autre chose, ce qui compte, c’est la valeur qu’il prend dans la dialectique sexuelle. C’est le fait que « l’activité [orale] a pris une fonction érotisée sur le plan du désir, lequel s’ordonne dans l’ordre symbolique »78. C’est à cet endroit de son développement, dans son séminaire, qu’il évoque l’anorexie mentale, de la page 184 à 187.

Donc il isole deux mécanismes, ou deux aspects, de cette dialectique par rapport à l’Autre et au désir. D’une part, il dit quelque chose sur le statut de l’objet qu’elle mange, et d’autre part, il dit quelque chose sur le rapport à l’Autre qu’elle instaure par cet objet. Je dis tout ça en préliminaire à la citation. Je ne vais pas citer beaucoup, mais cela vaut la peine de citer quelques passages ce soir, de Lacan.

[...] il est possible que pour jouer le même rôle, il n’y ait pas du tout d’objet réel. Il s’agit en effet seulement de ce qui donne lieu à une satisfaction substitutive de la saturation symbolique. Cela peut seul expliquer la véritable fonction d’un symptôme comme celui de l’anorexie mentale. Je vous ai déjà dit que l’anorexie mentale n’est pas un ne pas manger, mais un ne rien manger. J’insiste - cela veut dire manger rien. Rien, c’est justement quelque chose qui existe sur le plan symbolique. Ce n’est pas un nicht essen [en allemand], c’est un nichts essen. Ce point est indispensable pour comprendre la phénoménologie de l’anorexie mentale. Ce dont il s’agit dans le détail, c’est que l’enfant mange rien, ce qui est autre chose qu’une négation de l’activité. De cette absence savourée comme telle, il use vis-à-vis de ce qu’il a en face de lui, à savoir la mère dont il dépend. Grâce à ce rien, il la fait dépendre de lui. Si vous ne saisissez pas cela, vous ne pouvez rien comprendre, non seulement à l’anorexie mentale, mais encore à d’autres symptômes, et vous ferez les plus grandes fautes.79

Donc, premièrement, il ne s’agit donc pas d’un objet réel mais de rien comme objet. La dialectique de substitution de la satisfaction à l’exigence d’amour, qui fait que l’oralité devient une activité érotisée, se fait autour de cet objet rien. Il ne s’agit pas que l’enfant ne mange pas, ce que Lacan appelle la négation de l’action, il parlera plus loin de négativité, il mange rien. Il ajoute même qu’il savoure l’absence comme telle. Je trouve cette expression très parlante, parce que ça donne déjà une idée d’une satisfaction qui est d’un autre ordre que la satisfaction du besoin, qui est suggérée dans le « savourer l’absence ». C’est le premier aspect sur la question de ce qu’est l’objet.

Deuxième aspect – c’est moi qui les distingue, pour des raisons didactiques –, il utilise ce rien, l’enfant, pour faire dépendre la mère de lui. C’est-à-dire qu’il retourne le rapport de dépendance initial. Comme le paraphrase Jacques-Alain Miller dans un de ses cours, l’enfant met en échec sa dépendance par rapport à l’autre en se nourrissant non pas de quelque chose, c’est-à-dire du sein, en tant qu’objet partiel, mais de cet objet comme annulé, du rien comme objet. Et pour expliquer ce renversement, Lacan fait appel, là, dans ces pages, à ce que Mélanie Klein a appelé la position dépressive et la conjugue avec ce qu’il a lui-même construit, le stade du miroir comme constitutif du sujet sur le plan imaginaire.

Il explique d’abord ceci : la mère peut donner, mais aussi refuser, donc, littéralement elle peut tout : elle est toute-puissante. L’enfant rencontre cette toute-puissance dans sa constitution comme sujet. Il rencontre dans le miroir deux choses, explique Lacan. D’une part, –c’est ce que l’on connaît bien, c’est ce que Lacan a développé dans son texte sur le stade du miroir– il éprouve un sentiment de triomphe, au moment où il se saisit, dans le miroir, comme totalité. C’est une expérience de maîtrise. Il rencontre là sa forme, qui dépend de lui. Forme qui donne un semblant de maîtrise sur ce qu’il éprouve, de fait, parce qu’il s’éprouve comme morcelé et incoordonné.

Mais d’autre part –c’est ce que Lacan ajoute au stade du miroir dans le Séminaire IV–, il rencontre « la réalité du maître » :

Ainsi le moment de son triomphe est-il aussi le truchement de sa défaite. Lorsqu’il se trouve en présence de cette totalité sous la forme du corps maternel, il doit constater qu’elle ne lui obéit pas. Lorsque la structure spéculaire réfléchie du stade du miroir entre en jeu, la toute-puissance maternelle n’est alors réfléchie qu’en position nettement dépressive, et c’est alors le sentiment d’impuissance de l’enfant.

C’est là que peut s’insérer ce à quoi je faisais allusion tout à l’heure, quand je vous parlais de l’anorexie mentale. On pourrait aller un peu vite, et dire que le seul pouvoir que détient le sujet contre la toute-puissance, c’est de dire non au niveau de l’action, et introduire ici la dimension du négativisme, qui n’est pas sans rapport avec le moment que je vise. [c’est-à-dire le « ne pas manger », nicht essen, pas nichts essen.] [...] Je ferais néanmoins remarquer que l’expérience nous montre, et non sans raison, que ce n’est pas au niveau de l’action et sous la forme du négativisme, que s’élabore la résistance à la toute-puissance dans la relation de dépendance, c’est au niveau de l’objet, qui nous est apparu sous le signe du rien. C’est au niveau de l’objet annulé en tant que symbolique que l’enfant met en échec sa dépendance, et précisément en se nourrissant de rien. [Manger rien.] C’est là qu’il renverse la relation de dépendance, se faisant, par ce moyen, maître de la toute-puissance avide de le faire vivre, lui qui dépend d’elle. Dès lors, c’est elle qui dépend par son désir, c’est elle qui est à sa merci, à la merci des manifestations de son caprice, à la merci de sa toute-puissance à lui.80

Comme le souligne Recalcati, on a ainsi le rien dans sa valeur dialectique, qui autorise le renversement des rapports de force. L’enfant est objet de l’Autre, impuissant. Il dépend de cet Autre, c’est le statut natif du sujet. Eh bien maintenant, le sujet rend l’autre dépendant de lui, et le plonge dans l’impuissance de l’angoisse. Comme beaucoup d’auteurs le soulignent, notamment Carole Dewambrechies-La Sagna, ce n’est généralement pas l’anorexique qui est angoissée, c’est l’entourage qui ne sait plus quoi faire.

C’est le versant dialectique de l’anorexique que Lacan décrit ici. Il en fait une figure de maîtrise et surtout de protestation, voire de refus. Mais c’est aussi un appel, une tentative d’ouvrir une brèche chez cet Autre omnipotent. C’est dans un passage de « La direction de la cure », des mêmes années, qu’il revient ainsi sur l’anorexie et la caractérise par ce refus, en reprenant les termes : besoin, demande, désir. Je renvoie à un paragraphe de « La direction de la cure » : quand l’Autre rabat l’amour au niveau du besoin, dit-il, il est étouffant. Quand l’Autre « confond ses soins avec le don de son amour », quand l’Autre, à la place de donner ce qu’il n’a pas – ce qui est la définition de l’amour – quand l’Autre, donc, à la place de donner ce qu’il n’a pas « le gave de la bouillie étouffante de ce qu’il a », alors l’enfant refuse. Il refuse de satisfaire à la demande de la mère. « C’est l’enfant que l’on nourrit avec le plus d’amour qui refuse la nourriture et joue de son refus comme d’un désir (anorexie mentale). »81

Comment comprendre cela ? Le « non » anorexique veut dissocier la dimension du désir et du besoin. Ou de la demande qui traduit le besoin. Le « non » ou le « rien manger » est ainsi, en dernier ressort, une défense subjective du désir. Lacan dit là aussi, d’ailleurs : « Il faut que la mère désire en dehors de lui ». Autrement dit, qu’elle lui lâche les baskets ! Qu’elle ne le gave plus. Parce que c’est ce qui lui manque à lui pour trouver la voie vers le désir.

2. Un refus dialectique - exemples

C’est un refus dialectique, soulignait notre collègue italien Recalcati. Il a la valeur d’un appel à l’autre. Je vais vous donner deux ou trois petits exemples pas très travaillés, mais qui concrétisent un peu certaines choses. Le premier, je ne connais pas tous les détails, c’est un fait qu’on m’a raconté. Il s’agit d’une petite fille et de sa mère, reçues par un analyste, et la petite fille a déclenché soudain une anorexie. Cette mère se préoccupe beaucoup de ce qu’il advient de ses enfants quand ils sont à la maternelle. Elle surveille tout, elle veut tout savoir, et même tout voir. Son idéal, ce serait par exemple qu’on installe des caméras dans les crèches. C’est, d’ailleurs, paraît-il, un projet qui risquait de se réaliser. Sa fille devient anorexique à un moment précis : c’est au moment où la mère dit son projet : « Je vais ouvrir une garderie chez moi ». Qu’est-ce que cela signifie pour l’enfant ? Qu’est-ce qui a pu se produire là ? Eh bien, elle devient un objet de soins – ce qu’elle était déjà – mais au même titre que n’importe quel autre enfant. Jusque là, elle avait plus ou moins pu s’accommoder des soins gavants. Mais au moment où la dimension de l’amour est pour de bon écrasée, elle proteste. D’ailleurs, aspect significatif, dès que la mère, qui a réalisé un peu ce qui se passait par son travail en analyse, a dit qu’elle renonçait au projet, l’anorexie a cessé.

Autre petite donnée clinique, reprise au livre de Jessica Nelson, pour cette dimension d’appel à un autre qui serait un peu moins tout présent. Il y a un détail frappant. Si frappant, d’ailleurs, qu’elle en fait le titre même de son livre. Elle dit que le déclic qui a été le début de la fin de l’anorexie – ça a pris du temps –, ça a été une phrase de sa mère, quelque chose à ce moment- là a basculé. Sa mère a dit, à un moment donné, à un repas, et sur un ton léger : « Ça y est ! Tu as fini tes trois petits pois, tu peux sortir de table! » Elle l’interprète après coup comme un décalage opéré par sa mère dans sa propre position. Elle dit :

Des années plus tard, j’ai compris que, à ce moment précis, ma mère m’avait inconsciemment signifié que l’arme que j’utilisais contre ma famille, la maigreur et le refus de m’alimenter « normalement », cessait d’avoir la même emprise sur elle.

La « forme d’humour » est là-dedans importante. C’est cette forme d’humour qui compte, qui a démontré qu’elle n’est plus dépendante.

En effet, Isabelle [c’est sa mère] n’était plus dépendante du chantage par la peur que j’exerçais sur tous, au moyen de ma lente destruction physique. ‘Tu penses que tu as tous les pouvoirs sur nous ? semblait-elle sous-entendre. Ça suffit comme ça.’ [...] Qu’avait bien pu déclencher en moi cette petite phrase ? [Parce qu’elle dit « J’ai remonté la pente à ce moment-là.] Avec la distance, je vois aujourd’hui dans l’anorexie une arme raffinée, tragique, aux significations multiples. Une arme qu’on ne retourne pas nécessairement contre soi dans une pulsion suicidaire [ça peut arriver !] mais dont on se sert pour affirmer une identité propre dans l’effacement. L’anorexie est une forme de rébellion singulière, si singulière néanmoins qu’elle a bien du mal à être considérée comme telle.82

Ce sont les paroles de Jessica, son témoignage. Ce n’est pas une professionnelle qui parle.

Quand on peut déployer comme cela les coordonnées de l’histoire du sujet, on rencontre souvent des moments de déception dans la demande d’amour, qui ne sont pas forcément seulement dans les rapports à la mère, cela peut être autant le père ou une personne importante pour le sujet. Et la protestation et la demande d’amour négative peuvent aller très loin. Cela atteint des extrémités caractéristiques de l’anorexie. Je cite Recalcati :

« Le corps devient squelette, se voue à la mort pour ouvrir un manque dans l’autre, pour secouer l’autre. »

C’est comme si, réduit à la peau sur les os, tendant à se faire disparaître, il se fait d’autant plus consistant « pour exister vraiment pour l’Autre, pour aveugler l’Autre. »83

3. Un rien pas toujours dialectique

Jusqu’ici, j’ai déployé cette dimension qui est celle qui est déployée par Lacan, du rien dialectique. Eh bien, il y a aussi des riens qui ne sont pas dialectiques. Si ce passage de Lacan renvoie, dans ce contexte, à ce rien qui a une fonction dialectique, force est de constater, dans la clinique, que cette dialectique n’est pas toujours présente, et que la position de l’anorexique ne se laisse pas du tout entamer. L’extrémité où la mène à incarner ce refus dans son corps semble parfois le but poursuivi pour lui-même, et la mène irréversiblement à la mort. Elle semble se faire le déchet, le corps monstrueux. Non pas pour aveugler l’autre, mais parce qu’une logique implacable la mène là. Une logique qui ne semble plus relever du tout de l’appel à l’Autre.

C’est la question que je me pose quand je lis le destin de Simone Weil tel qu’il est présenté dans Les indomptables. Mais c’est aussi ce que des collègues, déjà évoqués, ne manquent pas de souligner. Recalcati distingue, par exemple, « les deux riens de l’anorexique ». Il interroge le statut du rien dans des structures subjectives différentes. Il différencie le rien dans l’hystérie, la névrose, qui est le rien dialectique dans le rapport au désir, et le rien dans la psychose. Ce deuxième rien n’est pas utilisé comme dialectique. Il n’est pas en rapport avec le désir de l’autre, mais il est refus radical de l’autre, pur anéantissement de soi. Il est poussée du corps, dit-il, vers sa propre destruction. On peut y voir une sorte d’identification à la chose. Et donc il insiste, tout à fait avec raison, sur la nécessité de faire une clinique différentielle de l’anorexie. D’autres auteurs vont tout à fait dans ce sens. Et il faut noter donc, il y a des anorexies psychotiques, qui ont une logique qu’il s’agit à chaque fois de déceler, par exemple, elles peuvent relever d’un délire d’empoisonnement aussi bien. Ou d’une certitude psychotique rigide, par exemple. Je pense que c’est un cas d’Augustin Ménard, André, qui affirme : « Je ne mange pas parce que je veux être en bonne santé ». Et qui construit tout son système sur des lectures d’ailleurs très sérieuses et très documentées pour ça.

Je vais aussi faire état ici d’un cas rapporté par Recalcati84, Giulia, elle s’appelle, pour vous donner une petite idée, justement, de la fonction que peut avoir l’anorexie dans la psychose. Il s’agit de bien déceler à quoi l’on a affaire avant de penser qu’il faudrait faire prendre du poids à quelqu’un, par exemple. Giulia déclenche des phénomènes psychotiques à l’adolescence. Elle est devenue anorexique après ça. Elle se voulait maigre, mais ça avait une fonction très particulière. Elle grandit dans une famille très religieuse, presque fanatique sous la férule d’une père sévère, un éducateur à la Schreber, qui l’obligeait à embrasser les pieds ensanglantés du Christ en croix. Il disait : « La vie est une longue expiation. » Pour elle, les transformations de son corps à la puberté étaient une grave menace à l’intérieur d’elle-même. Il fallait, disait-elle, devenir maigre comme un clou, être une enfant sans péché. On voit ici qu’« être maigre », c’était une tentative de solution, se protéger de la menace qu’elle sentait en elle-même. Elle voulait se délivrer de ce corps, elle ne voulait pas grandir, elle voulait rester une fille sans péché. Mais en même temps, c’était aussi un ravage, puisqu’elle se faisait là l’objet du père : être l’enfant crucifiée. Elle avait trouvé, néanmoins, dans cette identification imaginaire à la fille sans péché quelque chose qui la soutenait. Mais cela a été tout à fait détruit par une rencontre avec un garçon, à seize ans, qui lui fait la cour de façon prononcée. Ce garçon avait un blouson avec des aigles dessus. Et dès le lendemain de cette rencontre, Giulia a des hallucinations. Les aigles envahissent la maison, ils viennent picorer son visage et ils apparaissent dans le miroir de la salle de bains à la place de son image. Elle doit le recouvrir de serviettes, n’a jamais fini, elle doit se protéger de sa propre image dans le miroir. Ils reviennent, d’ailleurs – c’est arrivé quelquefois – et ils reviennent quand elle remarque dans son image des formes sexuelles. C’est ce qu’elle devait rejeter ; elle doit être une fille sans péché, donc l’assomption de la sexualité est, pour elle, impossible. Et donc on voit là comment être maigre devait empêcher l’apparition pour elle des formes sexuelles dans son image, qui la renvoyaient à ce qui devait absolument être rejeté. On a donc un retour dans le réel de l’image, de ce réel non symbolisé, pour elle, de la sexualité. Cela donne une idée, enfin, c’est un exemple, je trouve, très éclairant ; on en trouve d’autres dans la littérature, on entendra aussi demain, d’ailleurs, Anne Béraud qui fera un exposé sur un cas d’anorexie psychotique.

Dans ses travaux les plus récents, Recalcati fait remarquer que la conception qu’il appelle « romantique » de l’anorexie comme maladie d’amour a fait place de plus en plus, dans son expérience, à une conception qui accentue le caractère nihiliste de l’anorexie. Ce qu’il appelle son accent mélancolico-toxicomaniaque, et non pas hystérique. Le côté anorexie comme toxicomanie du rien, versant où la jouissance, la dimension de la jouissance mortifère, vient à l’avant-plan. Ce changement d’accent, dirais-je, n’est pas le simple fait de sa clinique. Il dépend aussi de comment on la lit. Et à cet égard, les modifications et les bougés dans la théorie de Lacan sont tout à fait importants et déterminants. Chez Lacan aussi il y a une prise en compte beaucoup plus importante de la dimension pulsionnelle dès les années 62-63 avec son séminaire sur L’angoisse, et surtout le Séminaire XI, où il formalise et remet à l’honneur la pulsion freudienne tout en y inventant un objet nouveau, l’objet a. À ce moment-là, le pivot de sa conception de l’anorexie, c’est l’objet a et la jouissance.

4. Le Séminaire XI et la pulsion : « couleur de vide » ou déchaînée dans le réel ?

J’arrive à la deuxième sous-partie de mon chapitre. Lacan reformule maintenant la pulsion non plus en termes de signifiant, comme il le faisait dans le Séminaire IV sans utiliser le mot pulsion, mais comme activité érotique autour d’un objet perdu. Ce n’est pas simple d’expliquer ce qu’est l’objet petit a. J’essaie d’en donner une idée.

l’objet a, ce n’est pas un objet de la réalité. C’est un objet tombé du corps, perdu, de par la prise du signifiant sur le corps. C’est, dit Lacan dans le séminaire L’Angoisse85, « la livre de chair » nécessairement perdue par l’engagement de l’être parlant dans le signifiant. Il réinvente les objets de la pulsion partielle freudiens en allongeant leur liste. On a donc l’objet oral, anal, le phallus, le regard et la voix. Ce qu’il est important de comprendre, c’est que c’est un objet qui n’est pas représentable. Ce n’est pas un objet représentable dans le miroir ni dans le signifiant, on ne peut pas mettre le doigt dessus. C’est un aspect de l’objet qui était souligné aussi dans le Séminaire IV, mais d’une autre façon, et on le retrouve ici dans cette conceptualisation de l’objet a.

La pulsion, c’est quoi ? La pulsion, dit-il dans le Séminaire XI86, cherche sa satisfaction. C’est une sorte d’activité de jouissance qui cherche sa satisfaction. Elle ne la trouve pas en se complétant d’un objet, mais en faisant un trajet autour d’un objet toujours manquant. Prenons la pulsion orale. Son objet n’est pas la nourriture, dit Lacan. Si on veut se la représenter, ce serait plutôt par l’image – qui vient de Freud – de la bouche qui se baiserait elle-même. C’est une bouche fléchée, dit-il. C’est à l’occasion, aussi, une bouche cousue. Comme on dit, « motus et bouche cousue ». On ne dit rien. Dans l’analyse, « nous voyons pointer au maximum dans certains silences l’instance pure de la pulsion orale, se refermant sur sa satisfaction »87. On voit bien combien, effectivement ça n’a rien à voir avec la nourriture, dont on viendrait se satisfaire. C’est d’une toute autre satisfaction qu’il s’agit.

La pulsion, comme l’explique Jacques-Alain Miller dans son texte « Théorie du partenaire »88, la pulsion tire sa satisfaction du corps propre. Elle part du corps et de ses zones érogènes pour y revenir et s’y satisfaire. Dans ce sens-là, c’est une jouissance auto-érotique. Mais pour réaliser cette autosatisfaction, la bouche doit, par exemple, passer par un objet dont la nature est tout à fait indifférente ; c’est pour cela qu’on a dans la pulsion orale aussi bien manger que fumer, par exemple. Il faut donc bien saisir que l’objet a n’est pas une substance, c’est un vide, dit Lacan dans son Séminaire XI, c’est un vide qui peut être occupé par n’importe quel objet. Et, à l’occasion, il est incarné, il trouve des « substances épisodiques », comme dit Lacan à un autre endroit.89

Comment cet objet très particulier se présente-t-il dans l’anorexie ? Dans le Séminaire XI, Lacan donne deux pistes par rapport à l’anorexie. L’une est toujours sur le versant dialectique. Cette fois, c’est une dialectique formulée en termes d’aliénation-séparation. C’est l’articulation de l’inconscient et de la pulsion propres au Séminaire XI, je ne vais pas détailler cela ici. Il cite l’anorexie mentale, pour en faire un exemple de cette articulation ; il dit que le sujet se fait lui-même objet pour répondre à l’énigme du désir de l’Autre. Tout enfant interroge le désir de l’Autre : « Tu me dis ça, mais qu’est-ce que tu veux me dire, là, entre les lignes ? Dans tout ce que tu me dis, mais qu’est-ce que tu me veux, finalement ? » Et, dit-il, le premier objet qu’il met en jeu, c’est le fantasme de sa propre mort, de sa propre disparition. « Veux-tu me perdre, c’est ça que tu voudrais ? » L’anorexie mentale donne ici un des exemples frappants de ça. Comment l’enfant met sa propre disparition en jeu. Ça, c’est une des pistes, c’est là qu’il cite, je dirais, explicitement l’anorexie mentale, dans le Séminaire XI.

Il me semble qu’il y a d’autres pistes, dans ces passages du Séminaire XI et dans la façon dont il formalise la pulsion, grâce auxquelles on peut lire toute une série de phénomènes qu’on observe chez l’anorexique et qui se situent plutôt sur le versant d’une jouissance pulsionnelle étrange, où le rien se positive. Dans le refus de nourriture, dans le mutisme, dans l’ascétisme extrême, il y a une sorte de satisfaction dans le rien, qui est positivé comme objet. « Le rien acquiert le statut d’objet substance de jouissance qui habite le corps de l’anorexique », dit Cosenza, qui se fixe dans sa bouche et qui produit une fermeture par rapport à l’Autre. Une jouissance autistique, autodestructrice, à l’instar de la toxicomanie90.

De nouveau le rien, ici, n’est pas un objet qui nourrit le désir, c’est un objet qui le parasite et qui le désubjective sous la forme d’une jouissance totalisante qui ne laisse plus de place à rien d’autre. « C’est un objet qui parasite le corps, réduisant le sujet lui-même à être un objet condensateur de jouissance où la parole est désactivée. » C’est le versant, aussi, par où le sujet anorexique incarne en quelque sorte cet objet a, où il peut aller jusqu’à se laisser mourir, à se faire le déchet. Et d’ailleurs la jeune fille anorexique présentifie dans son image, dans l’image qu’elle donne, justement ce qui, d’ordinaire, est recouvert par l’image. Que l’image soit une image totale, sans faille et là apparaît quelque chose d’informe et une horreur qui normalement doit être masquée et couverte par l’image. Il y aurait tout un chapitre à ouvrir ici, sur les rapports de l’anorexique à l’image dans le miroir.

Dans un article passionnant, Recalcati montre que les rapports particuliers et surprenants que souvent le sujet anorexique entretient avec son image ne relèvent pas du tout d’une difficulté cognitive, mais témoignent de sa difficulté à subjectiver le réel, irreprésentable, du corps pulsionnel, ou encore le réel insignificantisable de la sexuation91. Normalement, donc, l’image spéculaire, qui donne forme à l’informe, habille le reste qui échappe à l’image. Chez les anorexiques, dans des formes différentes, dit-il, on voit bien que quelque chose qui n’est pas symbolisé fait retour dans l’image. Par exemple, se voir grosse alors qu’on est complètement maigre. Il décrit cela comme ça, c’est quelque chose, justement, qui réapparaît et qui relève de la dimension pulsionnelle du corps ; ce qui, dans le corps, ne se réduit pas à l’image que le sujet rejette et voudrait effacer. Elle se voit grosse.

C’est comme le cas de la psychotique Giulia dont je vous parlais tout à l’heure, ce qui ne peut pas apparaître fait retour pour elle dans l’image. C’est pour cela que dans le « Je suis grosse » qui est très étonnant, on se dit « C’est complètement perturbé ! » C’est intéressant, cette lecture, montrer que quelque chose qui ne se symbolise pas, fait retour sous cette forme-là. Il fait remarquer que ce n’est sans doute pas un hasard si l’anorexie se déclenche fréquemment au moment de l’adolescence. C’est le moment où le corps se transforme, où la question de la sexualité, du rapport à l’autre sexe se pose et où, donc, l’image narcissique doit être rectifiée et à nouveau assumée. Tout ce qui du sexuel était en latence revient, ravivé, et le sujet doit se repositionner. Recalcati donne l’exemple, aussi, d’une hystérique, névrosée donc, qui dit : « ce que je vois dans ma graisse, c’est toujours le regard de ma mère chargé de reproches ». Voyez le retour du reproche de la mère qui n’arrêtait pas, quand elle était plus petite, de lui dire : « T’es pas ma fille, tu n’as pas honte, tu grossis... » Je vais passer certains exemples qui formaient une troisième petite sous-partie : « Donner à voir l’irreprésentable, l’anorexique et le miroir. » On pourra en parler dans la discussion.

III. LE TRAITEMENT PSYCHANALYTIQUE : AU CAS PAR CAS

Le traitement se fait au cas par cas, de façon subjectivée. La psychanalyse ne vise pas exclusivement un traitement du symptôme comme tel. Comme le font, par exemple, les thérapies comportementales. Par exemple : retrouver l’appétit, reprendre du poids. Ce n’est pas une raison de penser qu’il faudrait laisser maigrir jusqu’à la mort ! Le symptôme psychanalytique est un symptôme vu depuis le sujet, et donc le traitement doit permettre de faire émerger la question du sujet dans sa particularité. Cela, c’est, je dirais, le principe de l’abord psychanalytique. Ce qui veut dire qu’il n’y a pas de cure standard. Mais on pourrait dire qu’il y a quelques principes. J’énumère quelques principes qui ressortent de travaux de collègues. Ce sont quelques notations, et concrètement c’est chaque fois à revoir.

Contrairement au traitement habituel des troubles du comportement alimentaire, un des principes est celui-ci : il faut distinguer les phénomènes, ceux qui sont attestés, et la structure subjective. C’est-à-dire qu’il ne faut pas rabattre l’un sur l’autre, et en ce sens, pour répondre à ma question initiale, il n’y a pas une anorexie. Il y a une variété d’anorexies avec des déclinaisons subjectives différentes d’une apparente homogénéité phénoménologique du symptôme92. C’est donc au cas par cas qu’il faut aller voir et faire ce que la structure permet. Décoller le sujet de ce signifiant anonyme « anorexique », pour élaborer une question subjective, donc faite de division. Il faut que le sujet se reconnecte à l’inconscient. Ce sont des expressions que j’ai retrouvées à plusieurs endroits. Il faut permettre que le sujet puisse repérer ses modes de jouissance et les aménager dans un patient travail de déchiffrage. Dans tous les cas, il faut voir ce que l’anorexie apporte comme réponse au sujet, et selon la fonction qu’elle a, il faut soutenir le sujet, éventuellement, dans la recherche d’autres points d’ancrage. Quand il s’agit d’anorexie clairement psychotique, il faut rompre l’exclusivité de cette solution-là.

Deuxième point que je retire de toutes ces lectures, c’est que l’abord psychanalytique est possible aussi dans l’hôpital ou dans les institutions spécialisées. Il ne faut pas nécessairement faire des cures classiques qui, souvent, au départ, ne seront pas vraiment envisageables puisque le sujet ne demande rien. Cela peut arriver qu’il y ait demande, il y a des anorexiques qui se présentent à l’analyse. Je pense que c’est rarement pour le symptôme lui-même. Je donnerai un cas pour terminer tout à l’heure qui montre bien cela.

Souvent, le sujet anorexique, c’est la difficulté qu’évoquait Anne Béraud, est fermé sur son économie autarcique. Toute la question est : comment arriver à faire émerger quelque chose d’autre ? Carole Dewambrechies-La Sagna évoque la question. Elle travaille en hôpital avec des anorexiques et elle raconte comment elle évite de faire le médecin, suivant en cela les conseils de Lasègue. Elle parle, quand elle va visiter ses patientes, de petites choses de la vie, de ce que la jeune fille est en train de lire. Elle essaie d’introduire quelque chose de décalé, et elle ne fait pas de contrat ni de durée de séjour imposée d’avance, par exemple, qui serait la même pour tous.

Il y a bien sûr à faire des traitements, mais cela ne doit pas être une formule la même pour tous. Il faut que le temps subjectif soit impliqué dans cette affaire. Cosenza, par exemple, qui travaille en Italie, parle de sa pratique avec les petits groupes dans une institution spécialisée, Recalcati en parle aussi. Le principe dans une institution spécialisée, est qu’on accepte au départ, ce signifiant « anorexique ». Il n’y a aucune raison de ne pas le prendre comme tel. Et puis, il s’agit de le désolidifier. Il s’agit de décaler le sujet de cette identification-là. Et comment ? C’est toujours en mettant un écart entre l’énoncé et l’énonciation, en mettant un écart entre le sens et la signification, faire que les choses ne soient pas réduites, collées. Et cela permet d’envisager qu’une métaphore d’un autre genre puisse se construire, une métaphore de chaque sujet, avec ses propres signifiants.

On voit que l’acte de l’analyste ne répond pas du tout à un protocole, à une formalisation déjà prévue, à une interprétation qu’on pourrait répéter de l’une à l’autre personne comme j’ai pu en voir dans des comptes rendus d’approches comportementalistes ou systémiques, où c’est toujours le même type d’intervention qui est préconisé. Là, il faut inventer un peu, il faut, cas par cas, répondre au bon moment, trouver des choses qui décollent. Évidemment, on ne peut pas pavoiser, parce que cela reste complètement difficile. En effet, rien de plus difficile que de mobiliser la jouissance.

Ce qui me frappe dans ces cas et dans les témoignages que j’ai lus, c’est que l’issue trouvée – quand quelque chose, en effet, a pu, après parfois des années et des années, se mobiliser et se transformer – l’issue trouvée est toujours individuelle et particulière, et qu’elle est possible quand le sujet peut se réapproprier ses signifiants. Il doit trouver d’abord, pour commencer, un accès à la parole, ce qui n’est pas joué d’avance. Trouver une façon de faire, ce n’est pas du tout une recette qui ne tiendrait pas compte de la particularité, il faut parfois beaucoup de temps à dégager cette façon particulière au sujet.

Je peux peut-être en donner deux ou trois exemples. Par exemple Justine, dans ce petit livre, comment elle en sort ? Il y a un moment important, qu’elle raconte, quand elle ouvre un blog sur Internet. Elle était prise dans cette spirale en ne sortant pas de cela, ne pouvant pas parler d’autre chose. Là aussi sur le blog, elle parle, comme elle dit, de la maladie, mais sur un ton désinvolte, gai et moqueur. Là, c’est le ton qui fait tout. Elle dit : « Une autre Justine est apparue sur la Toile »93. Il y a un décalage qui se produit pour elle-même, du fait même de se mettre à écrire sur ce blog, et elle recevra des tas de messages d’autres, et pas n’importe lesquels, il faudrait aller lire dans le détail.

Elle arrive à récrire après son histoire dans ce petit livre, et à décrypter, dit-elle, « ce qui me serrait la gorge et le ventre au moment du grand passage vers l’âge adulte »94. C’est une partie qui s’appelle « Les racines du mal ? ». Elle explique qu’elle a été délogée à douze ans par l’arrivée d’une petite sœur, et qu’elle s’est retrouvée délogée dans tous les sens du terme, puisqu’elle a même dû céder sa chambre. Elle s’est retrouvée au sous-sol, où l’on avait aménagé une chambre loin du reste de la maison et elle avait des peurs pas croyables, elle était seule, elle avait très peur qu’on vienne la kidnapper, qu’on vienne l’enlever. Et elle a un accident, d’ailleurs, qui fait qu’on est bien obligé de la rapatrier dans la maison et elle est très contente mais elle mange beaucoup. Et elle est devenue très grosse. On l’appelle Olida, c’est une marque de saucisson, je pense. Elle dit, à un moment donné : « J’ai décidé de leur prouver que je m’en sortirais toute seule ». Elle en a marre de ces moqueries et donc elle commence un régime, et c’est ce que je vous ai dit au début, c’est la spirale.

Il y a une autre goutte d’eau à la même époque. C’est un élément, aussi, très intéressant. Particulier à elle. Son père, sa passion, c’était le vélo. Et son père abandonne la compétition cycliste du jour au lendemain. Elle, elle participait à tout cela, elle l’accompagnait partout. Et elle dit : « Mon admiration n’avait plus de raison d’être ». Et elle se venge. Elle admirait beaucoup ce père, elle faisait tout avec lui. Elle se venge, elle ne l’embrasse plus. C’est le comble pour elle, elle ne l’identifie pas plus que ça, mais elle dit : « Mais pourquoi ça a eu cet effet-là ? » Elle indique qu’avant, il disait : « Le jour où tu ramèneras un garçon, il sera cycliste. ». Et elle dit : « Je prenais ça très au sérieux ». Et quand il a arrêté, c’est comme s’il m’avait dit « Tu n’auras plus de mari ». Et en plus, dit-elle, elle pense à son corps, tout le temps dans ces moments-là, en ces termes-là : maigrir, c’était pour plaire au cycliste. Elle voulait être belle pour lui, maigrir pour lui. Et jamais il n’avait dit « Tu es belle ». Elle va mieux, après notamment une thérapie, où elle arrive, justement, à subjectiver cela davantage. Elle dit qu’elle garde l’ambition de trouver l’homme de sa vie dans ce milieu, et qu’elle veut devenir journaliste sportive. « Mon destin est là », dit-elle. Cela donne à réfléchir sur ce qu’on doit entendre par guérison. Ce n’est pas le côté « le symptôme disparaît complètement », on voit bien que le noyau subjectif reste, mais il est traité autrement.

Chez Jessica Nelson, c’est pareil, j’en dirai un mot et puis je terminerai par un cas de Patrick Monribot. Elle se dit « candidate à la pureté, je me voulais moins maigre que pure. »95 Ça, c’est aussi très intéressant. « Je me fichais de devenir affreuse, de toutes façons j’avais décidé de n’être plus désirable »96. Là, on voit cet élément « image maigre ». Ce n’est pas tellement une image maigre qui doit plaire aux autres, parce qu’on a souvent une lecture de l’anorexie impliquant qu’il faut être maigre pour être une femme désirable. Elle, justement, elle s’oppose très fort à cette lecture et elle disait « Moi, rien à voir avec ça ». Il ne s’agissait pas d’être maigre pour plaire, il y a une déconnexion de l’Autre, là, plutôt : « J’avais décidé de ne plus être désirable ». Transparaît en effet dans son livre que la sexualité, pour elle, a été inassimilable... Enfin, comme pour tous, pourrait-on dire. Elle en dit : « Elle m’intéressait et me dégoûtait à la fois »97. Et elle raconte comment, à cinq ans, il s’était passé quelque chose avec une petite voisine avec qui elle jouait au docteur... et un peu plus. Et un jour, le grand frère de cette voisine est intervenu. Elle n’explique pas plus de détails, d’ailleurs elle s’en souvient peu. Elle dit simplement : « Moi, j’ai pas du tout été traumatisée de ça, mais je l’avais raconté innocemment à ma mère. » Là-dessus, branle-bas de combat dans le quartier, évidemment, et la voisine, dorénavant, exclut Jessica de sa maison, parce qu’elle a accusé soi- disant son fils.

Tout d’un coup apparaît une perversion dans le monde, pour elle. En plus, elle avait une grande proximité physique avec son père, sur laquelle, aussi, des personnes commençaient à faire des allusions, en trouvant « qu’est-ce qui se passe là, ce n’est pas normal, à douze ans, collée à son père comme ça ». Elle dit (je paraphrase) : « Il fallait que je m’éloigne de cette perversion dans le monde, en moi. Je devais m’éloigner de la nourriture, car manger est sexuel. Je devais m’éloigner de l’adulte et avoir un corps de fillette. »98 Ce qui l’a sauvée – c’est son expression –, c’est sa passion pour les livres, sa passion pour les études. Elle a passé son bac dans des conditions complètement impensables, en étant d’une maigreur... on se demande comment elle est arrivée là. Elle dit : « Je serais morte si on m’avait privée d’études car j’aurais perdu mon orgueil de première de classe, et je n’aurais plus eu le cœur de faire des efforts pour rester en vie. »99 « Avide de savoir, ça m’a permis de n’être pas totalement engloutie par mes obsessions alimentaires. »100

Autre facteur, la rencontre avec un homme, particulier, qui n’est pas le Nijinski du début, qui est un autre, qui ne l’a jamais forcée à manger et l’a prise sous son aile. Avec ses frères, cet homme-là mettait une ambiance gaie. Elle raconte qu’il y avait des fous rires et des blagues à l’heure des repas, et cela a complètement changé son rapport à cela. Elle se pose la question : « Suis-je guérie ? Oui, si cela veut dire que j’ai un poids normal et que je peux manger normalement. Non, dit-elle, car je reste obsédée par la ligne, mais ça ne m’empêche plus de vivre »101. Et je reste – c’est un élément intéressant – « obsédée par le regard de l’autre »102. Mais cela ne l’empêche plus de vivre. Donc pourquoi faudrait-il éradiquer tout résidu de l’anorexie, demande-t-elle.

Enfin, le cas de Patrick Monribot, notre collègue de Bordeaux, qui est un vrai bijou. C’est une histoire qu’on se raconte comme un mot d’esprit. C’est un exposé qu’il a fait à des journées de l’École de la Cause Freudienne, qui est paru dans la Lettre mensuelle, et qu’il a intitulé « La belle bouche erre » 103, en référence au cas de la belle bouchère de Freud. Ce que je veux montrer là, c’est non seulement la particularité des signifiants de toute cette constellation, mais aussi c’est la question de l’objet qui est traitée ici. C’est pour cela que j’avais envie de terminer par ce cas.

Il s’agit de qui ? Il s’agit d’une anorexique, d’une étudiante. Elle erre. Elle erre dans le sens où elle ne sait pas trop quoi choisir dans ses études, elle est un peu perdue par rapport à cela, mais elle ne vient pas chez lui parce qu’elle est anorexique. Elle vient parce qu’elle est très angoissée et qu’elle est égarée. Elle a beaucoup maigri, elle a suivi un cursus comportemental à l’hôpital où elle a consenti au vieux deal désormais classique : une permission de sortie contre un repas complet. « Elle est fille de boucher, sœur de charcutier, sa mère vend du pain et elle est anorexique ». Joliment dit, évidemment. Un jour, elle arrive très angoissée – c’est au début de cure –, parce qu’elle va devoir soutenir un examen, une épreuve orale.

[...] elle veut me voir d’urgence juste avant l’heure fatidique. Pétrifiée, elle ne dit presque rien, si ce n’est cette phrase à propos de l’examen : "L’oral m’angoisse". À quoi je réponds : "Voilà qui est bien dit, cela suffit".

Séance courte, donc.

Je ne sais pas ce qui me prend, dit Patrick Monribot, c’est un truc bizarre, pas sûr que ce soit un moment très pertinent, mais la pente du coaching, pourtant que je dénonce à tour de bras, me rattrape ici. En lui serrant la main chaleureusement, je lui dis "Eh bien, courage ! Défendez votre bifteck!". La réponse, évidemment, immédiate fuse : "Eh ben, ça c’est un comble pour une fille de boucher!"

On peut penser ce qu’on veut de cette interprétation, évidemment, mais en tout cas elle a eu pour effet que le corps est entré sur la scène analytique de différentes façons. La séance suivante, elle ne veut plus lui serrer la main. Elle amène un rêve qui un est rêve de transfert, qui ramène le bifteck, on pourrait dire. Dans ce rêve, sa mère dit : « Va chercher le bébé au réfrigérateur ». Elle l’apporte à table, donc l’analysante, et au moment où elle va le découper comme un vulgaire poulet, le bébé se jette sur elle pour la dévorer, et lui dit... elle dit là, cette phrase, enfin elle se réveille en pensant « Il m’a mordue ». Dans l’analyse de ce rêve, il apparaît que ce bébé-bifteck offert à l’Autre, c’est elle-même, et que dans le transfert se rejoue cette voracité de l’Autre maternel. C’est le bébé offert à l’Autre sous toutes ses formes, à l’autre parental, la mère qui réclame son plat favori dans le rêve. L’Autre, c’est aussi le bébé offert à l’analyste qui milite pour la défense du steak. À la question « Que me veut l’Autre ? » explique Patrick Monribot, on voit que la réponse est double. Vous vous rappelez la question : « Que me veut l’autre ? », qui est celle de l’enfant à l’autre, sur le désir de l’autre ? La réponse est double : sur le versant signifiant, c’est le signifiant bifteck qui lui a été donné par l’Autre, d’ailleurs. Et sur le versant de l’objet a, c’est le bébé à consommer ; elle offre son corps à la gourmandise de l’Autre. Où, dit-il, on aperçoit à l’horizon le fantasme manger/être mangé, se faire dévorer. Et on aperçoit aussi, dit-il, la logique de l’anorexie. Elle mange rien « parce que l’objet oral mordu ou dévoré, c’est toujours elle ». Et donc, « plutôt le rien que l’objet oral » .

Je trouve ça tout à fait intéressant. Selon lui, il faut arriver à cerner mieux ce réel, ce qui a façonné un tel fantasme. On le cerne par les arcanes de la chaîne signifiante. C’est ce que Freud a appelé la perlaboration. Et dans ce travail, des signifiants majeurs s’articulent. Des signifiants... ce sont des mots courants, mais ce sont des signifiants qui ont un poids particulier pour ce sujet. Il isole deux de ces signifiants : le gras et le maigre. À deux ans et demi, elle est tombée dans la bassine d’huile où sa mère cuisait des canards. Ça se passe dans le Périgord. Elle se fait donc le foie gras de la mère. Conséquence : jamais plus manger de gras. Ensuite, dit-il, elle est passée du gras, non sexualisé, de la mère, au steak de bœuf, érotisé, lié au père, qui est boucher. Et il y a plusieurs fils, là, comme ça, qui tournent autour de ce signifiant et du déclenchement de l’anorexie. À l’adolescence – l’anorexie a commencé à ce moment-là –, quand le grand-père lui pince sa poitrine naissante, et quand un garçon, un premier flirt, met une main dans sa culotte. C’est donc la rencontre de la sexualité. On comprend qu’elle ne veut plus serrer la main. Et maintenant, à partir d’alors, même les poissons et les viandes maigres sont refusés. Le maigre renvoie au père, dit-il. C’est un rêve récurrent qui le ramène dans l’analyse, rêve où se présente une scène vue maintes fois dans son enfance et dans son adolescence : le père qui manipule un quartier de viande, et qui est associée à la phrase : « La viande, c’est du maigre ». Et donc, elle se retrouve là en position d’être le morceau de viande du père.

Après quelques années de cure, dont on n’a pas les détails ici, quelque chose se déchiffre, d’abord, comme on le voit, à travers les histoires et les signifiants. La cure s’achève sur « une issue symptomatique inédite, liée au choix professionnel ». Elle est venue parce qu’elle n’arrivait pas, justement, à se décider là-dessus. Elle choisit un métier qui est plutôt du genre psy, où elle peut soigner les autres. Le nouveau symptôme, c’est « soigner les autres ». Et Patrick Monribot fait remarquer – et d’ailleurs la patiente aussi a tout à fait réalisé cela – que c’est une alternative au refus alimentaire, même si elle continue à ne plus trop aimer le gras. Mais c’est une alternative, c’est quelque chose de nouveau, qui est un nouveau moyen de défense par rapport à la pulsion. Car pour elle, « soigner, c’est nourrir ». C’est comme ça que cela s’inscrit pour elle : soigner, c’est nourrir. Et ce qui est très joli, c’est, justement, qu’elle arrive à faire une différence qui est essentielle pour elle. « À la campagne, dit-elle en fin de séance, on soignait les bêtes et on gavait les canards. J’ai longtemps confondu les deux. Eh bien non, ce n’est pas du tout la même chose! » Et il écrit : « Ce fut là notre dernière séance ». Voilà. Merci !

Anne Béraud : Vous pouvez poser des questions si vous le souhaitez. Il y a un micro qui se promène dans la salle. Je vais commencer par une question. J’aurais souhaité que tu précises ce point qui m’apparaît capital, quand tu as parlé de l’anorexie comme solution pour le sujet. Donc que tu l’explicites peut-être davantage parce que c’est passé assez rapidement dans l’exposé, et ça peut paraître tout à fait surprenant, quand tu dis qu’il ne s’agissait pas forcément de chercher la guérison. L’anorexie comme pouvant être, aussi, une solution pour un sujet.

Anne Lysy : Oui. Je pense que c’est une solution dans le sens de la psychose comme solution. Je ne dirais pas cela de façon absolument générale, et d’ailleurs je ne dis pas que c’est une bonne solution. Au contraire. Quand je dis « une solution », c’est, comme certains exemples l’ont montré, et on pourrait en citer d’autres, c’est une réponse du sujet par rapport à quelque chose qui le menace. Donc, dans ce sens-là, c’est un moyen de faire avec un réel qui, à l’occasion, est beaucoup plus menaçant, est éprouvé comme beaucoup plus menaçant pour le sujet que le fait de maigrir. Dans ce sens-là, c’est comme ce cas de cette jeune fille qui maigrit plutôt que de voir apparaître les signes de ce qui est pour elle inassimilable, qui sont les signes de son devenir femme, et qui maigrit pour cela. Mais c’est une solution dont il y a tout intérêt à ce qu’elle en trouve d’autres, pour se protéger de ce réel-là. Je pense à d’autres cas qui ont été évoqués au congrès de la NLS, notamment.

Je pense au cas qui a été développé par Catherine Roex104, le cas d’une schizophrène qui arrivait en pouvant peu historiser, qui était très démunie par rapport à sa propre histoire, qui se trouvait laide et difforme et qui était anorexique aussi. Enfin, je dirais « aussi » parce que c’était parmi d’autres choses qui vraiment étaient compliquées. C’est un peu difficile à résumer comme ça, mais toute la cure dont a fait état Catherine Roex montrait que dans ce travail qu’elle a fait, cette fille, en même temps que se construire son histoire, ce qui n'était pas du tout joué d’avance, il y avait tout un travail, comme elle appelait cela, de cosmétique du corps. C’était se refaire une image du corps. Et cela passait par plusieurs moyens. L’« anorexie », c’est-à-dire qu’elle a continué à faire attention, à ce moment-là, à ses kilos, mais ça n’avait pas les proportions d’une anorexie devant être hospitalisée. Enfin, ce souci de ne pas trop manger faisait partie de cette construction d’une image devenue tout autre, d’une image idéale d’elle-même, ça a passé par les appareillages au niveau des dents, ça a passé par d’autres moyens pour se reconstituer une image. Elle est devenue, dit-elle, une belle jeune fille... Il y avait un côté artificiel, mais elle allait beaucoup mieux en même temps. Elle était devenue une jeune fille active, bien habillée – pour elle c’était très important – et qui a trouvé aussi un emploi, enfin elle voulait faire des études sociales et n’y réussissait pas, et finalement, elle est devenue vendeuse ou gérante même d’un magasin de vêtements d’enfants. Qui était pour elle, une façon d’associer le soin aux enfants qu’elle voulait professionnellement faire, mais qu’elle ne réussissait pas, et justement la constitution – le vêtement – la constitution d’un corps beau. Et là on voit comment le traitement n’a pas cherché à supprimer complètement ce versant plus anorexique, mais tout en soulignant comment là, ce n’était pas non plus une anorexique mourante.

Il y a par exemple le cas d’Anna Pigou, qu’elle avait intitulé « De la bouche à nourrir à la bouche pour parler »105. Anna Pigou est une psychiatre grecque. Elle a reçu une jeune femme qui est arrivée très amaigrie, et accompagnée de quelqu’un, son employeur. Et elle ne parlait pas du tout ! Et donc, c’était l’employeur qui parlait. Ce qui m’a frappé dans ce cas, c’est que finalement, dans le cours de l’analyse elle a commencé à parler. Elle a commencé par écrire des billets, puis elle a commencé à parler et à reconstruire son histoire, dont les détails ne me reviennent plus. Ce que je me souviens, par contre, c’est qu’à la fin, il y a eu une sorte de tempérament, de symptôme qui n’a pas en effet disparu complètement. Mais ce qu’elle a fini par faire, c’est se construire une forme de s’alimenter répondant à des règles très précises, avec la nourriture biologique. Elle associait cela, disait Anna Pigou : c’est la nourriture que les hommes qui savent mangent. Enfin, cela a un côté un peu délirant, mais voilà quelqu’un qui finalement ne se portait pas mal du tout, quand on voit d’où elle venait. Donc elle a fait quelque chose d’autre de ce symptôme.

Karen Harutyunyan : Merci beaucoup. Je pense à trois choses. La première, c’est le cas de Françoise Dolto, du nourrisson qui a refusé de manger. C’est le cas de Françoise Dolto où il y avait un nourrisson qui ne mangeait pas. Son père était inquiet parce que la mère du bébé était hospitalisée à cause d’une certaine maladie contagieuse, après l’accouchement. C’était difficile de trouver une solution médicale pour cet enfant. Et son père arrive chez Dolto, parce qu’il était un de ses analysants, et après avoir raconté la situation, la suggestion de Dolto a été d’envelopper le biberon avec un des sous-vêtements de la mère de cet enfant, et de donner le biberon au nourrisson. Et ce fut une solution.

Pendant votre exposé, cela m’a fait penser à la logique des objets partiels. C’est une certaine logique dialectique circulaire qui passe par l’objet oral. Et dans la résolution subjective, cela passe par l’objet regard et par deux solutions d’autoguérison dans vos deux exposés : le blog et le baccalauréat. Comme s’il y avait une certaine circulation entre les objets partiels qui mettent au travail la dialectique subjective par rapport à quelque chose qui pour le sujet représentait justement cet impossible de se faire manger.

Cela me renvoie au troisième commentaire : c’est ma difficulté de trouver la différence dans l’explication de Lacan par rapport à l’anorexique qui mange rien et le texte très intéressant de Winnicott dans Jeu et réalité106, sur l’utilisation d’objet, où justement il commente cela d’une façon qui m’apparaît très similaire à ce dont il s’agit avec l’objet a. Peut-être avez-vous la possibilité de commenter la position de Winnicott, en lien avec le concept de l’objet a ?

Anne Béraud : Il y avait deux autres questions. Anne Lysy répondra après. Oui ?

Denise Légaré : J’ai cru comprendre que quand vous parliez des anorexiques, vous avez dit qu’il y avait plusieurs types d’anorexies, que chacune avait ses propres enjeux, elles sont toutes très différentes dans leur quête. Parallèlement à cela, vous parlez beaucoup du rapport à la mère, des besoins de l’enfant, on nourrit l’enfant, mais c’est aussi un don d’amour. Je me demandais s’il n’y avait pas là quelque chose toujours présent en lien avec la mère ? Est-ce que nécessairement, toujours, avec chacune des anorexiques, il y a quelque chose qui ne va pas avec la mère ? Est-ce que ça peut être autrement ? Est-ce que ça peut ne pas être là ? Et est-ce que ce qui est là, si c’est le cas, est-ce que ce n’est pas toujours en lien avec le désir de la mère qui est uniquement centré sur l’enfant, qui n’arrive pas à désirer en dehors de son enfant ?

Michel Johnson : À peu près au centre de votre exposé, vous avez mentionné quelque part que l’enfant doit, pour accéder au désir, se libérer de ce qu’est la charge de soins, qu’il perçoit comme étant des soins qui lui sont presque imposés. J’aurais aimé que vous reveniez là-dessus pour expliquer un peu ce dont il s’agit.

Anne Lysy : Merci pour toutes ces questions. Je ne pourrai certainement pas répondre à tout cela, d’emblée. Prenons la question par rapport à Winnicott, par exemple. Je ne peux pas du tout répondre là, je n’ai pas ce texte en tête, donc je ne veux pas m’aventurer. Mais je trouve votre question très intéressante, parce que Lacan se réfère volontiers à Winnicott. Par exemple, ce qu’il explique de l’objet dans « Subversion du sujet et dialectique du désir »107, c’est en référence, notamment, à l’objet transitionnel de Winnicott. Cela dit, on ne peut pas nécessairement rabattre l’objet transitionnel sur l’objet a, mais il y a vraiment quelque chose qu’il faut en effet aller précisément regarder là. Mais je ne peux pas l’expliquer ici, dans l’instantané.

De même les textes de Dolto, je ne les ai pas relus. Alors je ne suis pas sûre d’avoir compris votre question sur la circularité. Ce qui m’intéresse dans cette question, c’est qu’en effet, cela relativise un peu la fixation sur l’objet oral. Et je trouve que c’est très important. Alexandre Stevens, avec qui je discutais de cela, me disait que dans l’anorexie, l’objet qui compte, c’est le regard. Donc, je n’ai pas suivi tout à fait votre développement, mais en effet, c’est la question de l’oralité. Évidemment, je ne sais pas si j’ai réussi à le faire passer suffisamment, c’est aussi ce que cherche à déconstruire Lacan. Lacan, même s’il part de descriptions du nourrissage, c’est pour toujours indiquer à quel point la pulsion, son objet est indifférent. Et qu’il y a plusieurs substances qui peuvent venir occuper cette place. C’est l’oral, mais c’est aussi le regard, c’est la voix et c’est ce qu’il appelle, dans sa Lettre aux Italiens108, des substances épisodiques pour donner l’idée qu’en effet, ce ne sont pas des consistances fixées une fois pour toute, c’est plusieurs choses qui peuvent remplir cette fonction de vide qu’ont les objets partiels.

Karen Harutyunyan : intervention inaudible.

Anne Lysy : J’irai lire cela, vraiment avec intérêt, après votre intervention, votre question sur la place de la mère. Là encore, le cas de Dolto mériterait d’être lu. Mais il me semble qu’il y a, présente dans cette intervention de Dolto, justement, une dimension très winnicottienne, non ?

Karen Harutyunyan : intervention inaudible.

Anne Lysy : Oui, c’est ça, elle le formalise comme cela. Mais envelopper le biberon dans les sous-vêtements de la mère, ça me paraît vraiment relever, justement, de l’objet transitionnel winnicottien.

Quant à la question du rapport à la mère, c’est une question importante parce que c’est tout le problème du risque de psychologisation quand on parle de la mère. Il faut dire que quand Lacan parle de la mère, il parle bien sûr des situations qui sont décrites habituellement. C’est pour cela que je disais qu’il fait une critique des conceptions de l’objet oral chez les post- freudiens. Il cite d’ailleurs quelqu’un qui se demandait avec inquiétude si la mère qui ne donne pas le sein mais qui donne le biberon, cela modifie complètement le rapport à l’objet. C’est pour cela qu’il insiste tellement sur le fait que l’objet est indifférent. Que ce soit le sein, le biberon ou n’importe quoi d’autre !

La mère, chez Lacan, c’est une figure symbolique, je dirais. C’est une figure du grand Autre que dans certains écrits, comme dans la « Question préliminaire... »109, il va écrire comme une fonction. Il l’appelle Désir de la Mère, écrit DM, qu’il articule à la fonction paternelle du Nom-du-Père. Vous voyez, cela désincarne un peu de le prendre du côté de la fonction. Et je pense que même dans les textes qui ont l’air plus réalistes, c’est d’une fonction qu’il s’agit, c’est la fonction du grand Autre, qui est symbolique. Tout tourne autour de cela, pour Lacan, dans ces années-là. Et dans plusieurs articles que j’ai lus pour préparer ce travail, cette question était posée. Est-ce qu’il faut toujours la mère, est-ce que c’est la maman, enfin, la personne qui détermine ce qui se passe ?

Il y a deux choses différentes que je pense par rapport à cela. Actuellement, on désœdipianise ; enfin, il ne s’agit pas de rabattre tout sur les figures œdipiennes imaginaires. Et peuvent venir à la place de cette mère, dans sa fonction, des tas d’autres gens. Cela ne doit pas être nécessairement la mère. D’ailleurs dans son livre, Jessica Nelson dit « Pour moi, c’est pas vraiment un problème avec ma mère, c’est plutôt avec mon père, pour telle et telle et telle raison », et elle articule cela. C’est pour vous dire que c’est une certaine configuration du désir que rencontre l’enfant dans les premières figures qu’il a autour de lui, dont il s’agit là.

Cela dit, c’est un versant de ma réponse que je vais nuancer. Il ne faudrait pas non plus rendre inexistante la mère dans la problématique, et ce, pour plusieurs raisons. Je pense à d’autres textes de Lacan, où la mère est une fonction, par exemple dans la « Note sur l’enfant », qui est la « Lettre à Jenny Aubry »110. Il répartit là les fonctions du père, qui doit rendre le désir non anonyme, et de la mère dont les soins ne doivent pas être complètement anonymes non plus, et qui ne doit pas être la mère parfaite. Parce que c’est par l’intermédiaire de ses manques et de ses manquements qu’elle introduit la dimension du désir. En effet, ce ne sont pas non plus des fonctions désincarnées. Il insiste sur le fait qu’elles ne doivent pas être désincarnées, cela va même plus loin, puisque ce qu’il indique là, c’est que ce n’est absolument pas indifférent quels parents l’on a. Il dit cela aussi dans les conférences nord-américaines de 75, que ce n’est pas du tout indifférent, parce qu’il parle là du rapport à la langue et au langage. C’est par ces premiers autres qui l’ont mis au monde, par le hasard d’une rencontre, que quelque chose se transmet du désir qui l’a mis au monde dans les inflexions mêmes de la langue, dans certains signifiants privilégiés. Dans ce sens-là, ce sont vraiment des gens incarnés qui transmettent un désir. Si je prends la chose d’un peu plus loin, mais on peut dire en même temps, ce n’est pas la maman dans son rôle imaginaire, il y a d’autres personnes qui viennent dans cette fonction- là. Par ailleurs, il ne faudrait pas faire une métaphysique, non plus. Cela n’a rien de métaphysique, la psychanalyse. Le réel du rapport à telle mère, à tel père, dans la clinique, c’est à cela qu’on a affaire tous les jours. Il y a encore une question à laquelle je n’ai pas répondu, je crois. Quelle est votre question?

Dans la salle : intervention inaudible.

Anne Lysy : Oui, je reprenais ce que dit Lacan dans « La direction de la cure » notamment, où il montre qu’à se préoccuper des besoins, et de combler tous les besoins en croyant par là aimer avec les meilleures intentions du monde, en fait on étouffe. C’est la bouillie gavante qui masque tout ce qui peut être du côté du manque. Or, pour Lacan, l’amour, c’est donner ce qu’on n’a pas. La mère, dit-il, confond ses soins avec le don de son amour, ce qui a pour résultat que l’enfant ne respire plus, et ne peut plus trouver un désir pour lui non plus. Son désir subjectif ne peut pas trouver sa voie à lui parce qu’il est complètement bouché, je ne sais pas comment le dire autrement, par le fait que le désir de la mère a bouché. Vous comprenez ? Parce que cela va dans les deux sens, la mère qui se préoccupe trop de l’enfant, dont j’ai donné un exemple, c’est en même temps quelque chose, dit Lacan, qui fait qu’un sujet ne peut pas trouver un désir à lui.

Raymond Joly : Je me demande s’il y a un autre point de vue où l’on ne peut pas se demander si la mère, sans oublier aucunement la définition de la mère comme fonction, que vous avez tellement bien soulignée, n’est pas la première incarnation, précisément, de la chose, et du réel, et de ce qui est perdu. Je me demande s’il n’y a pas des choses comme cela chez Lacan.

Anne Lysy : Oui, absolument d’accord. Je pense que Lacan en parle explicitement, effectivement, de la mère comme chose perdue. Oui. C’est encore un autre versant. J’ai d’ailleurs lu des choses là-dessus par rapport à l’anorexique, qui rechercherait cette mère perdue. Elle veut retrouver cette mère perdue jusque dans la mort.

Jean-Paul Gilson : J’écoutais Anne Lysy et je me retrouvais avec plaisir jeune analyste en contrôle avec ces difficultés-là des anorexiques. J’ai été étonné de la question de l’analyste qui me disait : « Mais enfin, vous n’avez pas peur qu’elle meure ? » Et je lui dis : « Mais non, pas du tout, je n’y ai même jamais pensé. » Elle était toujours admirative, mais je n’avais aucun mérite, c’est maintenant que je comprends pourquoi je fonctionnais comme cela et je fonctionne toujours comme cela. C’est que quand l’anorexique arrive chez nous, les analystes, elle est déjà en analyse. Son anorexie, c’est son analyse. Et quand je les écoutais, tout jeune analyste, ce que je me formulais qui était spécifique à l’anorexie, ce n’est pas du tout ces histoires à la Dolto. D’ailleurs, ce n’est pas Dolto qui dit cela, ce sont les commentateurs et les gens qui glosent sur l’enseignement de Dolto.

Ce ne sont pas du tout ces histoires de rapport à la mère, ce qui me frappait, moi, quand je les écoutais, c’est quelque chose de tout bête, c’est qu’elles construisaient un savoir. Je dis « elles » parce qu’effectivement ce sont plus souvent des femmes ou des jeunes filles. Mais ce n’était pas le savoir de l’inconscient. C’était le savoir de leur estomac vide. C’est comme cela que moi je suis entré dans ce qu’on appelle maintenant la clinique de l’anorexie. Elles construisent le savoir de leur estomac vide. Le flux, le transit intestinal, remplace le flux du discours Et donc elles n’ont pas un analyste, elles ont une famille. Elles arrivent comme elles peuvent en train de construire et de faire leur analyse. Si on lit les choses comme cela, c’est d’abord très enthousiasmant, parce qu’on ne considère pas que les gens qui arrivent et qui ne vont pas bien, qui ont des angoisses – parce que c’est dur pour les anorexiques – comme des tarés. On considère qu’au contraire, ils sont déjà en réaction de santé, en train d’essayer de guérir, ce qui est une position très freudienne.

Tout à l’heure, Anne parlait d’une réponse du sujet ; oui, effectivement, on peut dire des choses comme cela, et moi je pense que c’est de cette manière-là qu’il faut essayer de lire les choses et de se demander pourquoi l’anorexique ne peut pas faire autrement que de rabattre sur son corps ce qui est en fait la possibilité de savoir ce qu’il en est de son inconscient. En 1975, à l’École freudienne, on a sorti Scilicet. C’est du latin, on traduit par « tu peux savoir », mais en fait, ce sont deux mots latins, scire, savoir, et licet, il est permis, il est permis de savoir. Et donc, l’idée de Lacan, c’était que quand on fait une analyse, on s’en va vers la constitution d’un savoir. Pourquoi ? Pas pour faire intello. Parce que la jouissance, comme Anne Lysy l’a dit tout à l’heure, c’est dur, cela fait mal, ce n’est pas toujours jojo, et donc il y a une façon de traiter, de dealer avec la jouissance, qui est le savoir. Cela a donné la formule de Lacan : « le savoir, comme moyen de jouissance ». Moyen dans les deux sens du terme ! « Façon de », mais aussi comme « médiation »,façon de moyenner la jouissance. Moi, je pense que l’anorexique, à sa manière, essaye de construire ce que nous avons construit, qui s’appelle la psychanalyse, sauf que c’est un peu biaisé, c’est un peu perverti, c’est rabattu sur le corps. L’analyste à qui elles parlent, jusque-là, jusqu’à ce qu’elles arrivent chez nous, c’est la famille, c’est la société, et donc notre travail à nous, c’est de remplacer le transit intestinal, le transit des aliments par celui des mots.

Anne Lysy : Je suis assez d’accord avec cela, en effet. Il faut subjectiver, réinsérer l’inconscient dans l’affaire. Parce que l’anorexique, sinon, elle fait complètement le court- circuit là-dessus, comme Lacan a pu dire du toxicomane. Il a aussi dit cela par rapport à la fonction phallique, c’est complètement court-circuité. On pourrait dire que l’anorexique, en effet, rabat sur le corps. Il y a là un raccourci, une mise en jeu du corps dont Lacan dit dans le séminaire Les non-dupes errent111, dans les années 70, que c’est un refus de savoir. Il dit : « elles n’en veulent rien savoir ». Donc, là-dessus je serais donc peut-être plus nuancée en disant qu’elles font une analyse avant de venir. Parce que le discours analytique, c’est un autre genre de savoir dans son rapport à la jouissance. Ce n’est pas complètement équivalent. La question, c’est comment resubjectiver cette affaire où le corps est complètement court-circuité. C’est d’ailleurs aussi ce que font Ginette Rimbault et Caroline Eliacheff dans leur livre112, mais leur repère, c’est vraiment ce que Lacan dit du côté de l’anorexie comme figure du désir. C’est de remettre en valeur que l’anorexique, ce n’est pas une tarée, comme vous dites, c’est un sujet à part entière, et qui donc essaie de se débrouiller et s’empatouille, s’embrouille complètement avec son corps. Et la psychanalyse a quelque chose à lui apporter, me semble-t- il, comme elle apporte des choses à la psychanalyse, comme tout sujet qui vient à l’analyse apporte des choses à la psychanalyse.

Anne Béraud : On va s’arrêter là-dessus. Merci.

  • 1. J. NELSON, Tu peux sortir de table. Un autre regard sur l’anorexie. Paris, Fayard, 2008.
  • 2. JUSTINE, Ce matin j’ai décidé d’arrêter de manger. Pocket, 2007.
  • 3. AMERICAN PSYCHIATRIC ASSOCIATION, DSM IV-TR. Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux. Édition révisée, Paris, Masson, 2004.
  • 4. J. LACAN, Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, 1956-1957. Paris, Seuil, 2001.
  • 5. J. LACAN, Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, 1963-1964. Paris, Seuil, 1994.
  • 6. J. NELSON, Op. cit., p. 110
  • 7. Ibid., p. 111.
  • 8. Ibid., p. 66.
  • 9. AMERICAN PSYCHIATRIC ASSOCIATION, DSM IV-TR. Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux.Op. cit.
  • 10. M. RECALCATI, « Lignes pour une clinique des monosymptômes », La Cause freudienne, n° 61, 2005, p. 90.
  • 11. CH. LASÈGUE, « De l'anorexie hystérique », in Études médicales, Paris, Éd. Asselin et Cie, 1884.
  • 12. Voir notamment D. COSENZA, « Les nouvelles formes du symptôme et l’ABA », La Cause freudienne, n° 61, 2005, pp. 71-81.
  • 13. M. RECALCATI, Op. cit., p. 73.
  • 14. A. ZENONI, « Quelle réponse au monosymptôme ? », Quarto, 80-81, 2004, p. 76.
  • 15. C. DEWAMBRECHIES-LA SAGNA, « L’anorexie vraie de la jeune fille », La Cause freudienne, n° 63, 2006, p. 58.
  • 16. J. NELSON, Op. cit., p. 181 (entre autres).
  • 17. J. LACAN, notamment dans Le Séminaire Livre IV, La relation d’objet, 1956-1957. Op. cit., pp. 184 et 346. C. DEWAMBRECHIES-LA SAGNA indique une série de références à l’anorexie chez Lacan, dans son article « L’anorexie vraie de la jeune fille », Op. cit., note 15, p. 65.
  • 18. G. RIMBAULT, C. ELIACHEFF, Les indomptables, figures de l’anorexie. Paris, Odile Jacob, 1989.
  • 19. D. COSENZA, « Anorexie », in Scilicet. Les objets a dans l’expérience analytique (volume préparatoire au VIe Congrès de l’AMP, Buenos-Aires 2008), pp. 29-31.
  • 20. J. LACAN. « La direction de la cure », 1958, in Écrits. Paris, Seuil, 1966, pp. 585-645.
  • 21. A. MÉNARD, « Nouveaux symptômes dans l’oralité », La petite girafe, n° 14, 2001, p. 63.
  • 22. J. LACAN, Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, 1956-1957. Op. cit., p. 184.
  • 23. J. LACAN, Ibid., p.184.
  • 24. J. LACAN, Ibid., pp. 186-187.
  • 25. J. LACAN, « La direction de la cure », Op. cit., p. 628.
  • 26. J. NELSON, Op. cit., p. 10.
  • 27. M. RECALCATI, « Les deux riens de l’anorexie », in La Cause Freudienne, n° 48, mai 2001, p. 148.
  • 28. M. RECALCATI, « La passion anorexique et le miroir », La petite girafe, n° 14, 2001, pp. 69-75.
  • 29. J. LACAN, Le Séminaire, livre X, L’angoisse, 1962-1963. Paris, Seuil, 2004.
  • 30. J. LACAN, Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, 1963-1964. Paris, Seuil, 1973.
  • 31. J. LACAN, Ibid., p. 164.
  • 32. J.-A. MILLER, « La théorie du partenaire », Quarto, n° 77, 2002, p. 6.
  • 33. J. LACAN, « Lettre aux Italiens », 1974, in Lettre mensuelle de l'École de la Cause Freudienne, p. 9, avril 1982. Repris comme « Note italienne » in Autres écrits, Seuil, 2001, p. 309.
  • 34. D. COSENZA, « Anorexie », Op. cit., pp. 30-31.
  • 35. M. RECALCATI, « La passion anorexique et le miroir », Op. cit.
  • 36. Cf. les articles de D. COSENZA et M. RECALCATI in La Cause freudienne n°61, Op. cit.
  • 37. JUSTINE, Op. cit., p. 70.
  • 38. Ibid., p. 123.
  • 39. J. NELSON, Op. cit., p. 74.
  • 40. Ibid., p. 93.
  • 41. Ibid., p. 38.
  • 42. Ibid., pp. 38-41.
  • 43. Ibid., p. 185.
  • 44. Ibid., p. 165.
  • 45. Ibid., p. 162.
  • 46. Ibid., p. 172
  • 47. P. MONRIBOT, « La belle bouche erre », in La lettre mensuelle, n° 234, 2005, pp. 10- 12.
  • 48. C. ROEX, « L’histoire et la cosmétique du corps », paru en néerlandais dans Skripta, Bulletin du Kring voor psychoanalyse van de NLS, 2008, n°1.
  • 49. A. PIGOU, « De la bouche à nourrir à la bouche pour parler », paru en traduction anglaise dans le Bulletin de la NLS n° 4, septembre 2008.
  • 50. D. WINNICOTT, Jeu et réalité, 1971. Paris, Gallimard, 1975.
  • 51. J. LACAN. « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », 1960, in Écrits. Paris, Seuil, 1966, pp. 793-827.
  • 52. J. LACAN, « Note italienne » in Autres écrits, Op. cit.
  • 53. J. LACAN, « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », in Écrits, Op. cit., pp. 531-583.
  • 54. J. LACAN, « Lettre à Jenny Aubry », Ornicar ? n° 37, Navarin, Paris, 1986. Repris sous le titre « Note sur l’enfant », in Autres écrits, Op. cit.
  • 55. J. LACAN, Les non-dupes errent, leçon du 9 avril 1974. Séminaire inédit.
  • 56. G. RIMBAULT, C. ELIACHEFF, Les indomptables, figures de l’anorexie. Op. cit.
  • 57. J. NELSON, Tu peux sortir de table. Un autre regard sur l’anorexie. Paris, Fayard, 2008.
  • 58. JUSTINE, Ce matin j’ai décidé d’arrêter de manger. Pocket, 2007.
  • 59. AMERICAN PSYCHIATRIC ASSOCIATION, DSM IV-TR. Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux. Édition révisée, Paris, Masson, 2004.
  • 60. J. LACAN, Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, 1956-1957. Paris, Seuil, 2001.
  • 61. J. LACAN, Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, 1963-1964. Paris, Seuil, 1994.
  • 62. J. NELSON, Op. cit., p. 110
  • 63. Ibid., p. 111.
  • 64. Ibid., p. 66.
  • 65. AMERICAN PSYCHIATRIC ASSOCIATION, DSM IV-TR. Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux.Op. cit.
  • 66. M. RECALCATI, « Lignes pour une clinique des monosymptômes », La Cause freudienne, n° 61, 2005, p. 90.
  • 67. CH. LASÈGUE, « De l'anorexie hystérique », in Études médicales, Paris, Éd. Asselin et Cie, 1884.
  • 68. Voir notamment D. COSENZA, « Les nouvelles formes du symptôme et l’ABA », La Cause freudienne, n° 61, 2005, pp. 71-81.
  • 69. M. RECALCATI, Op. cit., p. 73.
  • 70. A. ZENONI, « Quelle réponse au monosymptôme ? », Quarto, 80-81, 2004, p. 76.
  • 71. C. DEWAMBRECHIES-LA SAGNA, « L’anorexie vraie de la jeune fille », La Cause freudienne, n° 63, 2006, p. 58.
  • 72. J. NELSON, Op. cit., p. 181 (entre autres).
  • 73. J. LACAN, notamment dans Le Séminaire Livre IV, La relation d’objet, 1956-1957. Op. cit., pp. 184 et 346. C. DEWAMBRECHIES-LA SAGNA indique une série de références à l’anorexie chez Lacan, dans son article « L’anorexie vraie de la jeune fille », Op. cit., note 15, p. 65.
  • 74. G. RIMBAULT, C. ELIACHEFF, Les indomptables, figures de l’anorexie. Paris, Odile Jacob, 1989.
  • 75. D. COSENZA, « Anorexie », in Scilicet. Les objets a dans l’expérience analytique (volume préparatoire au VIe Congrès de l’AMP, Buenos-Aires 2008), pp. 29-31.
  • 76. J. LACAN. « La direction de la cure », 1958, in Écrits. Paris, Seuil, 1966, pp. 585-645.
  • 77. A. MÉNARD, « Nouveaux symptômes dans l’oralité », La petite girafe, n° 14, 2001, p. 63.
  • 78. J. LACAN, Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, 1956-1957. Op. cit., p. 184.
  • 79. J. LACAN, Ibid., p.184.
  • 80. J. LACAN, Ibid., pp. 186-187.
  • 81. J. LACAN, « La direction de la cure », Op. cit., p. 628.
  • 82. J. NELSON, Op. cit., p. 10.
  • 83. M. RECALCATI, « Les deux riens de l’anorexie », in La Cause Freudienne, n° 48, mai 2001, p. 148.
  • 84. M. RECALCATI, « La passion anorexique et le miroir », La petite girafe, n° 14, 2001, pp. 69-75.
  • 85. J. LACAN, Le Séminaire, livre X, L’angoisse, 1962-1963. Paris, Seuil, 2004.
  • 86. J. LACAN, Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, 1963-1964. Paris, Seuil, 1973.
  • 87. J. LACAN, Ibid., p. 164.
  • 88. J.-A. MILLER, « La théorie du partenaire », Quarto, n° 77, 2002, p. 6.
  • 89. J. LACAN, « Lettre aux Italiens », 1974, in Lettre mensuelle de l'École de la Cause Freudienne, p. 9, avril 1982. Repris comme « Note italienne » in Autres écrits, Seuil, 2001, p. 309.
  • 90. D. COSENZA, « Anorexie », Op. cit., pp. 30-31.
  • 91. M. RECALCATI, « La passion anorexique et le miroir », Op. cit.
  • 92. Cf. les articles de D. COSENZA et M. RECALCATI in La Cause freudienne n°61, Op. cit.
  • 93. JUSTINE, Op. cit., p. 70.
  • 94. Ibid., p. 123.
  • 95. J. NELSON, Op. cit., p. 74.
  • 96. Ibid., p. 93.
  • 97. Ibid., p. 38.
  • 98. Ibid., pp. 38-41.
  • 99. Ibid., p. 185.
  • 100. Ibid., p. 165.
  • 101. Ibid., p. 162.
  • 102. Ibid., p. 172
  • 103. P. MONRIBOT, « La belle bouche erre », in La lettre mensuelle, n° 234, 2005, pp. 10- 12.
  • 104. C. ROEX, « L’histoire et la cosmétique du corps », paru en néerlandais dans Skripta, Bulletin du Kring voor psychoanalyse van de NLS, 2008, n°1.
  • 105. A. PIGOU, « De la bouche à nourrir à la bouche pour parler », paru en traduction anglaise dans le Bulletin de la NLS n° 4, septembre 2008.
  • 106. D. WINNICOTT, Jeu et réalité, 1971. Paris, Gallimard, 1975.
  • 107. J. LACAN. « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », 1960, in Écrits. Paris, Seuil, 1966, pp. 793-827.
  • 108. J. LACAN, « Note italienne » in Autres écrits, Op. cit.
  • 109. J. LACAN, « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », in Écrits, Op. cit., pp. 531-583.
  • 110. J. LACAN, « Lettre à Jenny Aubry », Ornicar ? n° 37, Navarin, Paris, 1986. Repris sous le titre « Note sur l’enfant », in Autres écrits, Op. cit.
  • 111. J. LACAN, Les non-dupes errent, leçon du 9 avril 1974. Séminaire inédit.
  • 112. G. RIMBAULT, C. ELIACHEFF, Les indomptables, figures de l’anorexie. Op. cit.