Antonio Di Ciaccia : Quʼest-ce que la psychose ?

Michèle Lafrance : Le champ de la santé mentale est de nos jours dominé par les courants neuro-scientifique et biologique qui veulent à tout prix évaluer, classifier, découper et surtout «biologiser» le comportement humain. La clinique psychiatrique, inféodée au discours de la science et de sa pharmacopée, postule une cause biologique aux phobies, aux dépressions, aux psychoses. Certes l'efficacité des neuroleptiques, quoique relative, est incontestable ; ceci ne nous empêche pas de critiquer la démarche qui vise à confirmer le diagnostic par leurs effets : «Il existe des antipsychotiques, des antidépresseurs (...) Il existe donc des psychoses, des dépressions»

La psychiatrie classique disparaît donc aujourd'hui au profit d'une médicalisation de la santé mentale. Disparaissent aussi les catégories diagnostiques lui permettant d'établir une distinction entre névrose et psychose. Dès lors, les cliniciens modernes s'en remettent au Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM). Ce traité d'entités nosographiques, fondé sur une liste de signes cliniques ou de descriptions d'états, ne présente plus aucun souci ni de catégorie ni d'explication ni de structure psychopathologique. Dans sa dernière version (DSM-IV), les psychoses sont maintenant regroupées en une seule catégorie clinique, soit la schizophrénie à laquelle s'ajoutent les «troubles» psychotiques divers.

Dans ce contexte, l'objectif «institutionnel» vise la stabilisation de l'individu, via une médication dite «d'entretien» afin de parer à la décompensation. Le milieu communautaire s'en tient, règle générale, à mettre en place des programmes de réadaptation et d'apprentissage, pour combler le «déficit».

La psychanalyse, quant à elle, s'élève contre l'approche biologique et déficitaire de la psychose. La thèse de Freud voulant que le délire ne relève en rien d'un dysfonctionnement ou encore d'une déficience de la pensée, mais qu'il constitue plutôt un travail subjectif et une «tentative de guérison» est ici reprise et développée.

Notre invité pour cette quatrième rencontre du Pont-Freudien, Antonio Di Ciaccia - Psychanalyste, Président de l'Institut Freudien de Rome, membre de l'École de la Cause Freudienne et de l'Association Mondiale de Psychanalyse et fondateur de plusieurs ressources pour psychotiques (notamment l'Antenne 110 en Belgique) - déploie pas à pas et avec rigueur la perspective ouverte par Freud et reprise par Lacan. S'appuyant sur sa propre expérience avec les psychotiques, Antonio Di Ciaccia nous montre en quoi l'enseignement de Lacan permet de construire une clinique différentielle, d'en dégager les constantes structurales, tout en rendant compte de la singularité de la psychose de tel ou tel sujet. Il montre aussi combien ces avancées, qui restent uniques, relancent la question du traitement, réorientent les perspectives de travail en «institution» et modifient la politique d'accompagnement.

Quelle est l'offre que le psychanalyste peut faire au psychotique ? Y a-t-il un traitement possible de la psychose ? Peut-on encore employer le terme de psychanalyse quand nous parlons du traitement de la psychose ? La psychanalyse a-t-elle une place en institution ?

Au-delà des réponses apportées, c'est à un véritable plaidoyer en faveur de la prise en compte du respect, voire de l'accueil de la construction délirante du psychotique auquel le lecteur est ici convié. On comprendra que prendre au sérieux ce que nous enseigne la clinique analytique impose une éthique. Au lieu de dénigrer le psychotique et de vouloir juguler, contrecarrer le délire, il y a lieu plutôt de le soutenir dans la nécessité où il se trouve d'en faire la construction. Bref, de ne pas refuser au psychotique le statut de sujet.

Antonio Di Ciaccia s'est appuyé sur un texte lors de sa conférence. Ce texte a été lu et apparaît ici en caractère «normal». Ses commentaires apparaissent en caractères gras.

Antonio Di Ciaccia :
Évidemment je ne sais pas à qui je m'adresse, et donc, quand j'ai préparé un texte, j'ai espéré pouvoir avoir un écho de ce que je viens dire. Peut-être, beaucoup de questions seront abordées dans la discussion, et surtout, du point de vue du travail des textes et du travail clinique, demain et après demain, pour ceux qui voudront être là.

En 1511 Érasme de Rotterdam publia un livre qui portait le titre: Éloge de la folie. C'était le temps de grands changements au cœur de l'Occident: une révolution - une révolution culturelle - avait depuis quelque temps enflammé le christianisme qui allait éclater, quelques années plus tard, quand le moine allemand Luther allait afficher en 1517 à Wittenberg ses 95 thèses contre le pape de Rome. Le christianisme se déchire. Le catholique empereur du Sacré Romain Empire, le gantois Charles V lâche ses lansquenets pour qu'ils détruisent Rome: ce fut le sac de Rome en l'année de grâce 1527. Entre temps, Raphaël peignait, Bramante construisait, Michel-Ange pensait à ses œuvres, la Renaissance s'imposait.

L'unité - la présumée unité de la chrétienté - était brisée. Elle l'avait déjà été maintes fois, mais pour nous c'est différent, parce que cette fois-ci la division perdure jusqu'à nos jours et reste pour nous un enseignement.

Mais que disait-il Érasme, dans son petit livre Éloge de la folie ? Que le monde est dément! Le monde qui cherche la richesse, qui est poussé par l'avidité, qui court vers l'éphémère, eh bien il est dément. Et Érasme oppose à cette folie une autre folie, encore plus grande: celle qui pousse le chrétien à se comporter à l'envers des hommes, du monde et de leur avidité.

Je me suis permis de me référer à ce petit texte d'Érasme de Rotterdam non pas parce que je voudrais développer ici ses thèses, mais parce que je voudrais en conserver le titre. Je chercherai, à ma guise, à faire moi aussi un éloge de la folie. Il me faut pourtant donner le cadre pour que mes propos puissent être suffisamment compris et qu'ils ne s'avèrent pas trop équivoques.

En sautant à pieds joints quelques siècles - siècles importants parce que dans ces siècles va se produire cette fracture épistémologique dont parle Alexandre Koyré, Kojève aussi, et qui donnera lieu à notre milieu à nous, au milieu de la science, la science moderne et par conséquent à une laïcisation du monde d'un côté, mais à l'éclosion du monde capitaliste de l'autre, milieu d'ailleurs nécessaire pour l'apparition de la psychanalyse elle-même - en sautant donc à pieds joints quelques siècles, nous pouvons fixer notre regard sur Histoire de la folie de Michel Foucault pour y apprendre que la prétendue positivité du sujet dans son devenir historique n'est rien d'autre que l'issue d'un refoulement, d'une scotomisation des déviances psychiques et physiques. Ce sont ces déviances qui sont conçues comme négatives et qui sont définies comme pathologiques. Or ce refoulement, cette scotomisation ne se produisent pas selon un processus linéaire, mais à travers des ruptures qui peuvent être abruptes ou même contradictoires.

En d'autres termes, ce qui faisait l'étrangeté du monde du poète Antonin Artaud devient notre monde habituel. Sa folie devient partie intégrante de notre maison culturelle. Même plus, nous ne pensons même pas pouvoir vivre ou survivre sans ces fous qui font nos délices. Pour citer Michel Foucault, je dirais avec lui que «Artaud appartiendra au sol de notre langage, et non à sa rupture ; les névroses - et je me permets d'ajouter "les psychoses"- appartiendront aux formes constitutives et non pas aux déviations de notre société. Tout ce que nous éprouvons aujourd'hui, sur le mode de la limite ou de l'étrangeté ou de l'insupportable, aura rejoint la sérénité du positif» (M.Foucault, Histoire de la folie, Appendice, La folie, l'absence de l'œuvre, p.575). Notre monde est structuré par la génialité des fous.

À cette lecture - qui est inhabituelle, non commune, et quelque peu irréelle - s'oppose un autre discours, centré celui-ci sur la folie non pas comme transgression vitale nécessaire à un déplacement de la routine et de la répétition au centre d'une civilisation, mais centré par contre sur ce qu'à juste titre on appelle la «maladie mentale».

À ce niveau on a un tout autre son de cloche. Sans vouloir reporter la question de la maladie mentale aux temps initiaux de notre culture, posons comme point de départ de cette question la naissance de la psychiatrie moderne. C'est avec la psychiatrie moderne qu'on peut dater la naissance de la clinique entendue comme méthode systématique basée sur l'observation morphologique et la description formelle des troubles psychopathologiques.

Nous devons à Pinel la naissance de la clinique proprement dite, entendue comme démarche consciente et systématique. Nous devons à la psychiatrie française la mise en forme d'une démarche médicale sensible et vivante, très proche des données cliniques et de leurs particularités. Nous devons par contre à la psychiatrie allemande la naissance d'une psychiatrie systématisée qui aura son point culminant avec Kraepelin. Or l'édition classique du traité de Kraepelin, la sixième édition de son Compendium de psychiatrie est publiée en 1899. C'est la même année que L'interprétation des rêves de Freud.

Nous voyons donc apparaître, dans ce débat, la psychanalyse.

Or, sur ce point, la psychanalyse elle-même ne s'y est pas retrouvée d'emblée. On pourra même dire que seulement une partie de la psychanalyse s'y est retrouvée. Une autre partie se cherche encore. Mais il faut dire que, aussi, la partie qui a su dire du neuf sur la folie et sur la maladie mentale, il lui a fallu du temps pour trouver son sillon, trouver son issue.

En effet, en principe, rien n'était plus loin de la psychanalyse que la maladie mentale proprement dite. Ce que Freud avait découvert, c'est à dire, ce dont les hystériques se plaignaient, à savoir des symptômes inscrits sur leurs corps, en réalité étaient des signes qui renvoyaient à une autre problématique, dont ces femmes hystériques n'étaient absolument pas - au moins consciemment - au courant. Pourtant, cette problématique était bien réelle et contraignante dans leur vie et dans leur comportement.

Comme tout le monde sait, Freud, à ces folles du monde moderne que sont les hystériques, au lieu de leur imposer une cure médicale ou un traitement pharmacologique, prit le soin de les écouter.

Il découvrit alors deux choses: primo, qu'en les écoutant, une autre modalité de cure prenait forme, une cure apparemment inédite, bien qu'elle soit vieille comme le monde - comme le note Jacques Lacan dans Télévision - une cure de la parole.

Lacan fait référence au fait qu'avant les psychanalystes, c'était les philosophes et les religieux qui avaient su comprendre que la parole, comme telle, guérit.

Et, secundo, Freud découvrit qu'en écoutant ces hystériques dans leur cure de parole, un autre monde, une autre réalité, une autre scène, dit-il, prenait consistance. Autre scène, il s'agit là d'une définition de l'inconscient, qui recommandait le surgissement du symptôme et qui était sensible à la parole de Freud, parole qui venait dire quelque chose sur ce symptôme, qui l'interprétait, et qui mettait dès lors à nu le sens de cette réalité cachée, ce que Freud appela l'inconscient.

Arrêtons-nous un instant sur ces faits: les jeunes femmes hystériques freudiennes - Anna O., Emmy, Lucy, Elisabeth, surtout Dora et aussi la jeune femme homosexuelle - ne sont pas des personnes affectées d'une maladie mentale proprement dite. Oui, elles sont folles, mais folles - comme dira plus tard Lacan - comme sont folles toutes les femmes.

En d'autres termes, la folie de ces femmes n'a rien à voir avec la maladie mentale. Parce qu'il s'agit de cette folie qui habite tout être parlant. Il s'agit de la psychopathologie de la vie quotidienne. Elles sont folles, comme vous et moi... Et nous pouvons aussi ajouter dans cette liste beaucoup de personnes parmi les patients de Freud, le petit Hans, par exemple, et l'homme aux rats.

La psychanalyse à ses débuts s'occupa donc des gens normalement fous ou, si vous voulez, des gens follement normaux. Vous et moi, fort probablement, nous rentrons dans ces catégories freudiennes. La psychanalyse, à ses débuts, ne s'occupa pas directement des malades mentaux. Bien sûr, Freud avait bien perçu que, de même, les malades mentaux, avaient à faire avec l'inconscient, mais cet inconscient-là ne se pliait pas, comme celui du névrosé, au maniement de la cure analytique.

Freud nous rappelle - dans l'article intitulé Psychanalyse écrit pour une encyclopédie - qu'une chose sont les névroses et autre chose sont les psychoses que Freud appelle des «troubles narcissiques». Pour les névroses de transfert - comme leur nom l'indique - le traitement analytique peut avoir lieu. Pour ces névroses - hystérie et névrose obsessionnelle - il y a à la disposition du psychanalyste une certaine quantité de libido qui tend à se transférer sur des objets (et donc sur des personnes) qui sont extérieurs. Il s'agit de ce qu'on appelle le transfert. Et on se sert de cela pour faire progresser le traitement analytique.

Par contre, dans le cas des troubles narcissiques, qui est le terme utilisé par Freud pour des maladies mentales proprement dites, à savoir les psychoses (en effet Freud cite la dementia praecox) eh bien dans ces cas, la libido est soustraite des objets (et donc des personnes) et cela rend ces maladies pratiquement inaccessibles à la thérapie analytique. Ce sont les termes utilisés par Freud en 1922.

Donc, d'un côté, la psychanalyse peut avoir une chance d'avoir accès à l'inconscient du patient névrosé et donc (utilisons ce gros mot) de le guérir - en réalité, Freud disait «je l'analyse, Dieu le guérit». D'un autre côté, la psychanalyse, dans le cas des psychoses, se trouve buter contre un mur, et la parole interprétative de l'analyste sur le psychotique a le même effet, dans le meilleur des cas, que l'eau sur les plumes d'un canard.

Pourtant il faut quand même retenir deux choses: d'une part Freud maintient la validité de sa découverte pour tout être humain. Dans la psychose, l'inconscient se dérobe, mais il doit bien être là quelque part. Et bien que Freud ait renoncé à faire de la psychanalyse une vision du monde, une Weltanshauung, il considère quand même que soit le simple médecin, soit le psychiatre en prendrait de la graine à se référer à la psychanalyse.

C'est ce qu'il écrit dans l'article de 1918 : Faut-il enseigner la psychanalyse à l'université? Lorsqu'il souligne l'importance de la psychanalyse pour la propédeutique nécessaire au médecin, il arrive à proposer deux niveaux: il faudrait, à son dire, un cours élémentaire de psychanalyse pour tous les élèves en médecine et un cours spécialisé pour les futurs psychiatres. En allant plus loin dans ce sens, en 1922, dans l'article cité pour une encyclopédie, Freud affirme que pour restaurer une psychiatrie vraiment scientifique, il faut que les bases soient données par la psychanalyse.

Je ne commenterai pas ces affirmations de Freud, mais de nos jours nous savons deux choses: primo, que le rapport entre médecine, psychologie, psychiatrie d'une part et psychanalyse d'autre part n'est pas simple et historiquement ne s'est pas passé comme Freud le souhaitait ; secundo, qu'il y a un problème interne à la psychanalyse elle-même en ce qui concerne son rapport au savoir. Ce qui complique beaucoup les choses. Le savoir de l'inconscient - heureusement - se fait difficilement maîtriser par le savoir universitaire. Mais laissons de côté ce problème.

Or à part ces affirmations trop hâtives de Freud, à propos de ce rapport facile entre le savoir issu de la psychanalyse et le savoir universitaire, nous savons que Freud, bien que la psychanalyse ne s'adressait pas en premier lieu aux psychotiques, s'était intéressé, au moins, à un cas de psychose. Un cas bien particulier. C'est le cas du président Schreber.

Schreber est un juriste considérable, président à la cour d'appel de Dresde. Après ses 50 ans, il commence à souffrir d'un état dépressif grave avec connotation hypocondriaque et il est soigné par le professeur Fleschig, un des plus éminents psychiatres de l'époque. Successivement Schreber est frappé par un état délirant d'une grande intensité et il est interné pendant de nombreuses années. Il va publier un livre sur ce qui lui est arrivé. Il écrit dans l'avant propos «je pense fermement (...) que (ce livre) sera utile à la science (...)». Ce fut le cas. Freud ne connut pas Schreber. Freud put prendre connaissance de ce livre qui lui fut signalé par Carl Gustav Jung seulement en 1910.

Pourquoi Freud s'intéressa-t-il à cet ouvrage ? D'une part Freud avoue que bien qu'il a eu affaire avec des psychotiques, en réalité, il lui a toujours été difficile de pouvoir les suivre pour des traitements de longue haleine. D'ailleurs il commence ainsi son texte sur Schreber: «L'investigation psychanalytique de la paranoïa présente, pour nous médecins qui ne travaillons pas dans les asiles, des difficultés d'une nature particulière. Nous ne pouvons prendre en traitement ces malades, ou bien nous ne pouvons pas les soigner longtemps, parce que la possibilité d'un succès thérapeutique est la condition de notre traitement. C'est pourquoi je n'arrive qu'exceptionnellement à entrevoir plus profondément la structure de la paranoïa, soit que l'incertitude d'un diagnostic, d'ailleurs pas toujours facile à poser, justifie une tentative d'intervention, soit que je cède aux instances de la famille et que je prenne alors en traitement pour quelque temps un malade dont le diagnostic ne fait cependant pas de doute» (Freud, Cinq psychanalyses, p. 263). Et bien que Freud affirme voir assez de psychotiques, il estime ne pas pouvoir arriver à des conclusions, ni du point de vue de la psychanalyse, ni de celui de leur traitement.

Donc, Freud d'un côté affirme avoir peu de moyens thérapeutiques par rapport à la psychose, mais d'un autre, il s'y intéresse. Et nous savons qu'il s'y intéresse depuis longtemps, au moins depuis 1885, date de son manuscrit envoyé à son ami Fliess et portant le titre de

Paranoïa. Bref, Freud considérait qu'il était impossible de soigner la paranoïa avec la technique psychanalytique qu'il était en train d'élaborer, mais il considérait sa découverte importante du point de vue scientifique pour comprendre le noyau de cette maladie. Je dirais même plus, Freud considérait importante l'étude de la psychose parce que la psychose dévoile, d'une certaine façon, mais d'une façon certaine, les bases sur lesquelles il fondait sa découverte analytique elle-même.

Ce qui intéressait Freud, c'est que les paranoïaques offrent la particularité de trahir ce que les névrosés gardent secret. Donc ils enseignent sur le fonctionnement de ce que vous me permettez d'appeler le psychique.

De ce point de vue on pourrait conclure ainsi la position de Freud face à la psychose: les névrosés (notamment les névrosés hystériques) apprennent à Freud la modalité du fonctionnement de l'inconscient - comment fonctionne l'inconscient. Alors que les psychotiques (notamment les paranoïaques) apprennent à Freud ce qu'est l'inconscient, disons, sa structure.

Mais - ajoute Freud - vu que les psychotiques ne disent que ce qu'ils veulent bien dire (Sie sagen nur das sie wollen) «il s'ensuit - continue-t-il - que dans cette affection, un mémoire rédigé par le malade ou bien une auto-observation imprimée - comme c'est le cas de Schreber - peut remplacer la connaissance personnelle du malade. C'est pourquoi je trouve légitime de rapprocher les interprétations analytiques à l'histoire de la maladie d'un paranoïaque que je n'ai jamais vu mais qui a écrit et publié lui-même son cas» (Cinq psychanalyses, p. 264)

De ces lignes, on déduit évidemment que pour Freud était exclue la question thérapeutique et seule restait centrale la question épistémique. D'autre part, je souligne ces affirmations de Freud - qui seront reprises d'ailleurs par Lacan: primo, le paranoïaque dit ce qu'il veut dire. Traduction: le paranoïaque ne se plie pas à la règle fondamentale de l'association libre qui est - comme Freud le disait à son patient l'homme aux rats - la seule règle, «la seule condition à laquelle l'engage la cure» (Cinq psychanalyses, p. 202). Le paranoïaque ne prend pas - généralement - la porte qui l'emmène à se soumettre à cette règle fondamentale. Lacan dira que le psychotique (notamment le paranoïaque) est et reste le maître du langage.

Secundo, Freud en déduit qu'alors qu'avec le névrosé, le psychanalyste est porté à écouter, écouter la plainte, certes, mais écouter le sujet qui s'énonce dans cette plainte - avec le psychotique vient au premier plan, pour le psychanalyste, le versant de la lecture: à savoir que l'inconscient se présente comme une logique à lire, une logique qu'il faut lire. Or, qu'est-ce que Freud déduit de la lecture de ce livre ? Il en déduit une confirmation de sa théorie psychanalytique. Une confirmation de l'inconscient d'une part et de la nature sexuelle de ce qu'on peut appeler le psychisme, d'autre part.

Retenons pour le moment ceci: le psychotique est maître du langage et il est - on pourrait dire d'une façon naturelle - un enseignant du savoir inconscient.

Passons après Freud. Dans l'après-Freud il faudra distinguer deux versants: un versant qui est celui de la psychanalyse post-freudienne. Ici il convient de rappeler ce que Jacques Lacan dit à ce propos: après Freud, c'était comme avant Freud. La psychanalyse post-freudienne n'a pas su cueillir les avancées que la science et la philosophie indiquaient et cheminaient vers la découverte freudienne. Je dirais en deux mots quelle fut la route prise par la psychanalyse post-freudienne et l'impasse qui s'ensuivit. La route fut celle d'une confusion entre différents registres, du réel, du symbolique et de l'imaginaire, qui donna comme résultat l'impasse de ne plus savoir quel était l'horizon de la clinique. Faute de ces repères théoriques, issus de la structure de l'inconscient, les analystes post-freudiens ont toujours plus tourné la psychanalyse vers l'adaptation et la rééducation. C'est ce que pensait Lacan, bien que - parmi les analystes - on puisse indiquer quelques heureuses exceptions.

L'autre versant est celui de la psychiatrie. À l'envers de ce que pensait Freud, la psychiatrie ne se basa pas sur la découverte freudienne de l'inconscient, mais au contraire elle engloba les données de la psychanalyse dans une théorie de la maladie mentale qui restait sur la ligne de la psychiatrie classique. Comme le rappelle Martin Bleuler, en présentant la dixième édition de l'œuvre de son père, Eugen Bleuler réussit à englober la psychanalyse dans son traité et, comme il dit, à corriger la psychanalyse de tout ce qui se présentait comme une inutile position extrémiste, par exemple, en ce qui concerne la théorie freudienne de la sexualité.

Pourtant, la leçon de Freud, nous pouvons dire qu'elle s'est transmise. Elle s'est transmise grâce à l'enseignement de Jacques Lacan.

Quelle est la position de Lacan face à la psychose ? Je ne parlerai pas ici des théories lacaniennes qui rendent compte du déclenchement de la psychose. Ce sera le thème des séminaires que nous allons faire ensemble demain et après demain.

Donc quelle est la position de Lacan face à la psychose ?

Lacan a eu un avantage face à Freud. Pour Freud, la porte d'entrée de la psychanalyse fut celle de la névrose. Pour Lacan, au contraire, elle fut celle de la psychose. Donc, d'emblée, Lacan a eu à faire avec la psychose, avec sa signification, avec les psychotiques et avec leur traitement possible ou impossible.

Je me permets de citer un grand poète italien pour qui le rapport à la psychanalyse était vital et qui cherchait dans l'enseignement de Lacan une issue à son mal de vivre. Je parle de Andrea Zanzotto. Il écrit en 1979: «Si Freud était l'auto-compréhension de "sa" névrose, Lacan était l'auto-compréhension de "sa" psychose. Si le premier, plus que guérir, avait justifié et verbalisé la névrose (qui était la sienne), le second était arrivé à glorifier la psychose (qui était la sienne), en pratique en mettant un manque à la place de l'ego» (A. Zanzotto, Aure e disincanti, Mondadori, Milano, 1994, p.174)

Je laisse au poète la responsabilité de l'équivoque sur «la psychose qui était la sienne» par rapport à Lacan. Ce que le poète justifie dans son texte en se posant la question de savoir comment Lacan avait pu en savoir autant de la structure inconsciente et comment il faisait pour maîtriser ce qu'il appelle «la force de la méchanceté en acte, de déréalisation en acte» qui étaient pour lui - poète, mais patient de son propre inconscient - véritablement des abîmes infernaux.

Jeune psychiatre, Lacan s'était tout de suite confronté avec la psychose, qui fut d'ailleurs le thème de sa thèse de doctorat en médecine. L'exposé du fameux cas «Aimée», traité dans sa thèse, lui avait servi pour passer de la psychiatrie à la psychanalyse. Lacan va désormais emprunter à Freud ses concepts majeurs pour lire la folie, bien qu'il conserve un apport avec le milieu de la psychiatrie, surtout par rapport à de Clérembault, qu'il appelle «mon seul maître en psychiatrie».

Deuxième aspect: en fréquentant le milieu surréaliste, Lacan avait fait sienne la proposition de son ami Salvador Dalì sur sa méthode paranoïaque critique et il développe ce qu'il appelle une connaissance paranoïaque.

Je voudrais souligner trois points de l'enseignement de Lacan.

Primo: que le problème de la psychose doit être considéré dans la vision de l'être parlant comme tel. L'homme comme tel a à faire avec la folie. Qu'il soit soi-disant normal ou anormal, l'homme se retrouve toujours face à la folie. Face à sa propre folie. La folie c'est une partie constituante de l'être humain. Ce qui veut dire «que la folie est vécue toute dans le registre du sens» (Écrits, p. 166)

En effet à la question: «Quelle (autre) valeur humaine gît-elle dans la folie ? » (Écrits, p. 162), Lacan répond que «le phénomène de la folie n'est pas séparable du problème de la signification de l'être en général, c'est-à-dire du langage pour l'homme» (Écrits, p. 166). Au fond on peut dire que le langage c'est cette gangrène qui rend l'homme fou. C'est par le langage que l'homme est happé à s'aliéner dans des identifications qui peuvent se présenter comme une stase de l'être, avec un caractère sans médiation et «infatué» (Écrits, p. 172). C'est là que l'homme est pris dans une méconnaissance foncière et qu'il se prend pour ce qu'il croit être. «Il convient de remarquer que si un homme qui se croit un roi est fou, un roi qui se croit un roi ne l'est pas moins» (Écrits, p. 170).

J'ajouterai ce que Lacan dit ailleurs: un père qui se croit être le père est fou. Il faut l'être, père, mais pas se croire être le père.

Dans ce contexte, lisons ce qu'on peut appeler l'éloge de la folie, non plus selon Érasme de Rotterdam, mais selon Lacan de Paris.

Lacan affirme que l'homme a toujours à faire avec la folie«car le risque de la folie - je le cite - se mesure à l'attrait même des identifications où l'homme engage à la fois sa vérité et son être.

« Loin donc que la folie soit le fait contingent des fragilités de son organisme, elle est la virtualité permanente d'une faille ouverte dans son essence.

« Loin qu'elle soit pour la liberté une insulte - c'est le psychiatre Henri Ey qui avait défini les maladies mentales comme des insultes et des entraves à la liberté (Écrits, p. 157) - Loin qu'elle soit pour la liberté une insulte, elle est sa plus fidèle compagne, elle suit son mouvement comme une ombre.

« Et l'être de l'homme, non seulement ne peut être compris sans la folie, mais il ne serait pas l'être de l'homme s'il ne portait en lui la folie comme limite de sa liberté.» (Écrits, p. 176).

Je voudrais à ce point souligner avec force ce que l'enseignement de Lacan nous dit par rapport à la folie: la folie est la compagne de l'homme, elle est son ombre.

Mais évidemment par ces affirmations, selon Lacan l'être parlant est fou, tout homme est fou. Il le dit aussi dans d'autres termes: tout homme est aliéné dans les signifiants dans lesquels il s'identifie.

L'identification, donc, est la cause de la folie humaine. Thèse que Lacan développe dans son texte sur la causalité psychique.

Je me permets ici d'ouvrir une petite parenthèse.

Une fois, je m'étais retrouvé hôte d'un général de l'armée belge à Coxide ; général de l'armée qui était aussi le directeur de musique de l'orchestre de l'armée. Et bon général me dit: «qu'est-ce que vous me dites pour ces jeunes ? Regardez, ils sont tous fous ! Nous, nous maintenons quelque chose de bien droit dans notre société.»

Je lui dis: «Mon cher général, vous pouvez répondre à cette question : qui est celui-là ?» en lui indiquant une photo de quelqu'un habillé en militaire.

Il me dit : «Ça c'est mon père, général lui aussi, et lui aussi directeur de la bande de l'armée».

«Et l'autre là-bas ? lui demandai-je, celui habillé également en militaire ?»

«Ah, l'autre, c'est mon oncle, lui aussi aimait la musique, d'ailleurs il jouait de...» je ne sais quoi.

Il y avait plusieurs de ces photos et je lui dis : «Mon cher général, il ne faut pas grand chose pour provoquer chez vous une bonne névrose éclatée.»

«Comment ?» dit-il.

«Vous êtes un homme de loi, un général. Il suffit que l'état belge fasse une loi disant qu'il est défendu pour un militaire de faire de la musique, et voilà, vous allez vous retrouver déchiré entre l'identification qui vous aliène sur le versant du militaire et l'autre identification qui vous aliène sur l'autre versant, familial lui aussi, celui de la musique. Alors, dans ce cas, vous viendrez me trouver» lui dis-je.

Donc, dans la mesure où un être vit dans le système du langage, eh bien la folie l'accompagne nécessairement.

C'est aussi intéressant de constater que la folie touche même les animaux, dans la mesure où ils rentrent dans le royaume du langage. Ce n'est pas par hasard que Lacan les appelle les animaux d'hommestiques - avec deux m. En effet si vous avez quelque expérience des chiens ou des chats, vous savez combien ils sont capables d'être sensibles, je ne dirai pas au désir de l'Autre, mais au moins au commandement de l'Autre.

Mais si tous les hommes sont fous, ils ne le sont pas tous de la même manière. Nous pourrions dire qu'une chose est la folie commune à tous, autre chose est cette folie particulière que nous appelons la psychose, et qui prend ces formes connues sous les noms de schizophrénie de paranoïa et de mélancolie.

Je n'entrerai pas dans la clinique différentielle en montrant la distinction entre ces trois formes. Pour mon propos d'aujourd'hui il me semble qu'il soit suffisant d'affirmer que la psychose est une modalité de réponse aux questions fondamentales qui concernent notre être, notre existence, notre façon d'être au monde, notre façon d'être sexué. Selon Freud, il y a trois réponses. Ces réponses déterminent pour les sujets humains trois modalités de se placer face à ces questions. Freud parle de ces trois réponses sous les noms de: névrose, perversion et psychose. Lacan n'hésite pas à dire à ce propos que l'être humain se trouve pris dans une «insondable décision de l'être» (Écrits, p. 177).

Or, ces questions sont posées à l'être humain à partir de son inconscient, inconscient qu'on aurait tort de supposer comme un sac, comme une mantique, comme un fatras imaginaire.

L'inconscient est tout simplement ce milieu vital qui est fait, composé, construit par le discours qui nous entoure depuis bien avant notre naissance, ce discours qui nous conditionne par les signifiants auxquels nous nous identifions, ce discours qui est aussi bien personnel et à nous particulier, comme il est aussi collectif et général. Lacan condense tout cela dans la formule: «L'inconscient c'est le discours de l'Autre» (Écrits, p. 549) avec un grand A. Or, nous dit Lacan, la condition du sujet, et dans le cas de la névrose, comme dans le cas de la perversion et de la psychose, «dépend de ce qui se déroule dans l'Autre» (Écrits, p. 549).

Alors qu'est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que tout être humain, outre d'être un individu, une personne, un moi qui se croit penser en toute liberté, tout être humain est un sujet, sujet de l'inconscient. Le sujet de l'inconscient est donc un effet d'un monde symbolique où il est plongé, avant même qu'il ne soit né.

Voici donc le binôme fondamental pour tout être parlant - sujet et Autre.

Mais qu'est-ce que cela veut dire dans le cas de la psychose ?

Avant tout, cela veut dire exactement le contraire de ce que pense la psychiatrie à propos du psychotique. Il ne convient pas de penser le psychotique comme un être en proie à un déficit, un être en proie à des dissociations de fonctions. Et pour prouver cela, Lacan, à ce propos, fait référence exactement au Président Schreber.

Schreber ne paraît nullement un être déficitaire. Au contraire, le texte de Schreber «met en lumière la pertinence des catégories que Freud a forgées», comme écrit en 1966 Lacan dans la Présentation des Mémoires du Président Schreber en édition française (Ornicar?, n° 38, 1986). Schreber révèle véritablement ce que Lacan appelle la structure de l'inconscient. Schreber nous donne un texte à lire, mais où nous pouvons lire la logique de l'inconscient. Voilà ce que révèle le psychotique dans son délire: il nous révèle comment est articulé ce savoir que nous appelons inconscient, et qui est un savoir «présent à tous et fermé à chacun» (Écrits, p. 548), savoir que, normalement le sujet ne sait pas savoir.

Je vous rappelle que c'est d'ailleurs la définition que Lacan donne de l'inconscient: c'est un savoir que le sujet ne sait pas savoir.

Alors que, face au patient, le psychiatre tend à étaler son savoir pharmacologique et à inculquer un comportement adéquat, face au sujet psychotique, le psychanalyste n'a qu'à apprendre et, comme disait Lacan dans le Séminaire sur les psychoses, savoir s'en faire le scribe. Tâche nécessaire pour aider le psychotique à faire front à son Autre, l'Autre psychotique, qui n'est pas un Autre éduqué mais qui prend volontiers le visage d'un Autre persécuteur, d'un Autre qui n'est pas un Surmoi gentil et normé mais qui prend volontiers les aspects terribles d'un Surmoi féroce et cruel.

Comment concevoir cet Autre du sujet ? Permettez-moi de vous le présenter d'une façon imagée: l'Autre est l'atmosphère du sujet. Un sujet n'est pas concevable sans cet Autre qui est son atmosphère. C'est une atmosphère qui est faite de sens et de vérité. Et j'ajouterais de soutien. Dans cette veine, Lacan, dans le séminaire l'Envers de la psychanalyse, l'appelle l'«aléthosphère», mot construit à partir du terme grec de «vérité».

Lacan dit que nous sommes tout le temps dans l'aléthosphère.

Au moment où j'étais en train de traduire en italien le Séminaire de Lacan pour la maison d'édition Einaudi où il parle de l'aléthosphère, s'est produit, tout près du Québec, un accident d'avion. Et je suis tombé sur le journal qui racontait ce qui s'était passé entre la tour de contrôle et le commandant de l'avion. Alors je me suis dit: c'est ça l'aléthosphère ! Dans le récit on en déduisait nettement, du moins à mes yeux, que le commandant de l'avion n'avait pas été soutenu par le contrôleur aérien. Il y a un moment où le commandant appelle d'une façon incessante et l'autre lui dit : «attendez-moi un instant.»Je me suis dit: quel idiot, c'est la chose à ne pas dire ! Il fallait lui créer l'atmosphère par la parole, et le soutenir.

Un autre exemple, cette fois-ci de ma clinique familiale. La clinique familiale, c'est une mine. Mon fils doit rentrer en mobylette le soir et il n'est pas à l'heure. Il est très précis en général, alors on est inquiets. Je l'appelle au téléphone et lui demande ce qui se passe. Je le sens de l'autre côté en pleine détresse. En pleurant, il me dit: «On m'a attaqué et on a volé la mobylette!»Ça, ce sont des choses qui arrivent à Rome. Alors je dis à ma femme : «tu vas tout de suite en voiture le chercher, moi je reste au téléphone avec lui.»

Et je lui ai parlé. Je lui ai parlé longtemps sans toucher son angoisse. C'est-à-dire sans demander s'il se sentait bien ou pas. Mais je lui parlais de là où il était, de la rue, des monuments, de ce qu'il n'avait jamais vu alors qu'il passait par là tous les jours. Jusqu'au moment où j'entends ma femme arriver en voiture. Alors, j'ai pu arrêter la conversation.

Voilà ce qu'on peut appeler, d'une façon imagée, l'aléthosphère.

Or comme vous savez, c'est en rentrant dans cette atmosphère qui est faite de sens, de vérité et de soutien, qu'un analyste peut trouver une place qui ne soit pas uniquement celle de soignant ou de thérapeute, mais une place de partenaire du sujet.

Un sujet, névrotique par exemple, souffre à cause de ses symptômes. Or un analyste, qui est introduit dans l'atmosphère du sujet par le sujet lui-même, - c'est ce qu'on appelle la demande - se prête à donner sa voix et sa présence pour incarner cette atmosphère du sujet - donc son inconscient - pour repérer les questions fondamentales de ce sujet dont les symptômes étaient déjà des réponses. Des réponses souffrantes mais des réponses quand même. Notez que le binôme sujet-Autre pourrait être, dans la névrose, indiqué ainsi: le sujet est marqué par un moins: il est malade, il est souffrant.

Il n'est pas à la hauteur, il lui manque quelque chose, il souffre d'inhibition, il n'arrive pas à parler. Mettez tout cela du côté du moins, du côté du sujet.

L'Autre au contraire est marqué par un plus: il a tous les droits, il a toujours raison.

Je ne sais pas si cela vous arrive de parler devant un public. Il y a des personnes qui ne peuvent pas parler en public. Voilà, ils sont marqués d'un signe moins. Pourquoi n'arrivent-ils pas à parler en public? Parce qu'ils ne savent pas, dans le public, où se situe l'Autre. C'est-à-dire le seul interlocuteur qui vaut pour eux. Ils ont peur de cet Autre-là.

C'est le cas, je disais, du névrosé. S'il peut s'interroger à partir de sa position de sujet - peu importe s'il est enfant ou adulte - il pourra trouver dans son analyste le partenaire qui sera le porte-drapeau de l'inconscient. Dans ce cas, le dispositif freudien de l'analyse est à sa portée.

Pour le sujet psychotique, on peut dire que le binôme sujet-Autre est marqué à l'envers: c'est l'Autre, ici, qui est signé par un moins, alors que le sujet est signé par un plus. Dans la psychose ce n'est pas le sujet qui est malade - Lacan arrive à dire que le psychotique est le seul «normal» - mais le malade c'est l'Autre, c'est l'Autre qui persécute le sujet. C'est l'Autre qui le fait souffrir et qui est responsable de tous ses malheurs.

C'est comme si l'atmosphère où vit le sujet était toxique, polluée, et au sujet, il arrive des effets de parasitage provoqués par cet Autre.

C'est d'ailleurs l'Autre qui parle, c'est pour cela qu'il entend des voix et il vous dira, par exemple, que la radio parle de lui.

Voici donc ce que la psychanalyse peut affirmer sur le psychotique. Au lieu de l'étiqueter d'un déficit, d'un manque au niveau des fonctions, la psychanalyse affirme avec force qu'il est - lui aussi - comme tout être de parole inscrit dans le langage - il est lui aussi sujet, sujet de l'inconscient. Pour lui aussi ses questions fondamentales sont inscrites dans l'Autre, ce que nous appelons dans notre jargon le grand Autre, qui est le lieu où gît son être et sa vérité.

Et pour le psychotique on pourrait ajouter aussi qu'à la différence du névrosé, il n'est pas seulement sujet de l'inconscient, mais qu'il est surtout sujet de la jouissance. Jouissance de l'Autre, jouissance qui n'est nullement semblable au plaisir, parce que la jouissance est le terme lacanien de ce que Freud avait appelé la pulsion de mort. La jouissance est ce déplaisir qu'accompagne tout être parlant mais dont il ne peut se passer.

C'est pour ça que Lacan dit que la jouissance est dans tout symptôme parce que même le névrosé, lorsqu'il va chez son analyste, trouvera que c'est plus difficile qu'il ne le pensait, de laisser son symptôme. Parce que le symptôme a affaire avec sa jouissance.

La jouissance s'apprivoise - le terme est de Lacan - par la parole. Mais pour le psychotique le pouvoir de la parole montre ses limites. Et ce lieu de l'Autre, pour le psychotique, n'est pas seulement le lieu de son être et de sa vérité, mais aussi le lieu de cette puissance monstrueuse qu'est la jouissance. Lacan définit d'ailleurs ainsi la paranoïa en identifiant la jouissance dans ce lieu de l'Autre comme tel, dans la Présentation des Mémoiresdu Président Schreber plus haut citée.

On pourrait donc définir le psychotique, comme d'ailleurs le fait Lacan, comme un martyr, un martyr de l'inconscient. Martyr, mais - pour utiliser un terme repris de l'église - aussi docteur. Martyr de l'inconscient et docteur de la logique de l'inconscient.

Pourtant, au-delà de ces définitions, de ces points de repère structuraux, il faut quand même que le psychanalyste dise ce qu'est sa position face au psychotique. Il ne suffit pas de le dire martyr de l'inconscient et docteur de la logique de l'inconscient. Il faut aussi que le psychanalyste dise comment il se trouve engagé lorsqu'un psychotique s'adresse à lui.

Au temps de Freud on avait trouvé que la situation du psychotique ne se prêtait pas à la psychanalyse. Ce n'est pas qu'il n'y avait pas de transfert, mais, au contraire, que c'était exactement à cause du transfert que le sujet pouvait se précipiter dans des situations que Lacan n'hésite pas à appeler «dramatiques», à savoir dans une psychose ravageante et manifeste.

Je dirais, entre parenthèses, pour les personnes qui ont une pratique avec la psychose, que s'il y a un moment particulièrement dangereux, et qu'il faut absolument éviter, c'est celui de se placer, face au psychotique, comme Un-qui-sait. Un-qui-sait sur son être de jouissance: il s'agit là d'une situation favorable au déclenchement de la psychose. Il y a des psychoses fermées, qui ne se voient pas. Je le dis parce qu'on retrouve des moments particuliers d'ouverture de la psychose et souvent ce sont les spécialistes qui les provoquent. Alors il faut que les spécialistes sachent que lorsqu'ils sont en face d'un sujet, il faut qu'avant tout ils puissent repérer s'ils ont affaire à la psychose ou pas. Et s'il sont devant la psychose, qu'ils ne prennent pas la position du sujet supposé savoir sur l'être de la personne ! Surtout pas! Il ne faut pas prendre la position de l'Autre qui jouirait du sujet.

Pour tout vous dire, la meilleure place à occuper, c'est la place de l'ignorant, du scribe, de celui qui demande au sujet psychotique qu'il lui apprenne quelque chose.

Or je disais que c'est une avancée de Lacan de mettre les analystes au pied du mur: il ne faut pas reculer devant la psychose. Mais ce sera aussi une avancée de Lacan d'indiquer la place qu'il faut occuper face au sujet psychotique: ce sera la place du scribe, du secrétaire de l'aliéné.

On pourrait, depuis cette définition du travail de l'analyste face au psychotique, trouver d'autres modulations ou même d'autres avancées. Il faudra, par exemple, que l'analyste puisse se prêter à un travail individuel - si le psychotique le lui demande - en sachant occuper une place tierce par rapport au psychotique, tierce dans le sens que l'analyste tâchera de ne pas se laisser identifier à la place du sujet supposé savoir, ce qui ouvrirait à une identification avec l'Autre jouisseur qui persécute le psychotique. Et, de cette place qui est la place de l'ignorance et de l'humilité, permettre au sujet psychotique une prise de parole grâce à laquelle il puisse se trouver à être sujet d'énonciation, en élaborant une construction logique qui puisse faire écriture et servir comme point d'appui où il peut arriver à rassembler le corps épars de la langue qui compose, qui constitue son être.

Mais la psychanalyse nous ouvre aussi d'autres portes. Il y a des personnes pour lesquelles avant tout il faut restituer un minimum d'atmosphère pour qu'un Autre puisse se faire l'interlocuteur du sujet. Il y a des enfants, des adolescents, des adultes psychotiques, par exemple, pour qui - avant qu'ils puissent éventuellement se confronter à un Autre sans que cela les amène à identifier cet Autre au persécuteur ou, pire encore, à continuer à ignorer cet Autre qui est pour le sujet radicalement mauvais - pour qui, donc, il est possible de mettre en route une stratégie qui se réclame des données de la psychanalyse tout en s'interdisant de faire fonctionner le dispositif normal de la psychanalyse. Pour qu'un questionnement analytique passe au sujet, il faut qu'une atmosphère de désir enveloppe le sujet sans aucune prétention de lui résoudre ses symptômes ni par l'interprétation, ni par des semblants de transfert.

Il faut donc créer ou recréer, pour ces psychotiques, cette ambiance que j'appellerais volontiers une atmosphère désirante. Pour faire cela il faut que toute une institution devienne un milieu préliminaire, non certes préliminaire à une analyse, non pas une salle d'attente pour des analystes, mais préliminaire au surgissement de la question du désir, et au surgissement de la mise en logique des éventuelles impasses.

Une bonne rencontre: voilà ce qu'est le but de chacun qui travaille dans ces institutions.

Une bonne rencontre - Lacan l'écrit en utilisant l'ancien français: bon-heur - entre le désir d'un adulte et d'un psychotique en panne. Mais un bonne rencontre toute seule, si elle est suffisante lorsque pour le sujet son atmosphère est chargée de sens et de vérité - comme c'est le cas lorsqu'un analysant cherche son analyste - eh bien, dans les cas des psychotiques en institution, en général une bonne rencontre toute seule n'est pas suffisante pour créer et pour recréer cette atmosphère de désir. Il faut que la rencontre se multiplie, se réfracte, se déplace, qu'elle se répète infiniment pour que cette atmosphère de désir s'implante sans que dans son cœur prenne pied l'Autre terrible pour le psychotique, cet Autre dont le psychotique ne peut que jouer à être l'objet: un objet condensateur de jouissance.

C'est ce travail, d'ailleurs, que j'ai essayé de mettre sur pied en Belgique dans cette institution pour enfants psychotiques où il n'y a personne qui se prend pour un psychanalyste, mais où on a essayé de mettre ensemble en place une stratégie de travail que l'on a appelé « une pratique à plusieurs».

C'est ce travail qui est un but partagé par toutes les personnes d'une institution, qui permet de créer un réseau, une toile de fond, sans que personne des soi-disant soignants ne puisse se croire devenir le dépositaire d'un savoir exclusif sur un psychotique, sans que personne ne joue plus de son grade institutionnel que de son désir, sans que personne ne puisse se sentir déchargé d'une responsabilité qui est au contraire première pour tout un chacun et qui est la responsabilité de jouer toujours en première ligne pour qu'une rencontre s'avère pour un psychotique et pour qu'un réseau, un réseau de désir, s'établisse pour chaque psychotique. C'est cette pratique qui a été appelée une «pratique à plusieurs».

Qu'est-ce que nous a appris ce travail à plusieurs ?

Il nous a appris à nous rendre à l'évidence que même les psychotiques les plus atteints étaient déjà au travail. Ces perdus pour la jouissance sociale, ces ineptes pour le capitalisme ambiant, eh bien n'étaient rien d'autre que des travailleurs pour réaliser une œuvre, une construction, une élaboration qui était celle de se produire comme sujet, de tenter de passer - face à son Autre persécuteur - de passer de la position d'objet de jouissance mortifère de l'Autre à une position de sujet, sujet divisé, divisé de cette jouissance de mort. Souvent, par exemple, l'enfant psychotique essaie de le faire dans le réel avec une coupure, par exemple, en se coupant. Voilà le travail dans ces institutions: donner un coup de main à ces travailleurs pour qu'ils sortent de ce camp de concentration institué par l'Autre jouisseur. Difficile qu'ils en sortent. Plus facile qu'ils arrivent à clouer le bec à la voix envahissante de cet Autre ou à se cacher derrière le voile du réseau créé exprès pour eux.

Je voudrais terminer ces quelques mots avec une phrase de Lacan. À la fin du discours de clôture des Journées sur les Psychoses chez l'enfant promues par Maud Mannoni, Lacan termine avec une interrogation. Je crois que les efforts des analystes qui s'affrontent à la psychose et les efforts de ceux qui travaillent en institution à la lumière de la psychanalyse, ne cherchent qu'à y répondre. Voici les termes de cette interrogation posée par Lacan: «quelle joie trouvons-nous dans ce qui fait notre travail ?».

Merci.

Michèle Lafrance : Vous avez fait référence au sujet qui est aliéné dans le désir de l'Autre et une des critiques, justement, que l'on peut entendre à propos de la psychanalyse, c'est de tout rabattre sur la mère: c'est la faute de la mère ou du père, alors je ne suis responsable de rien. D'ailleurs, nous en parlions hier, c'est aussi une critique des féministes à l'égard de la psychanalyse, qui rendrait les mères responsables de la psychose, de la névrose. Cela nous amène aussi à la question du déterminisme: si c'est la faute de l'Autre, de la mère, alors je ne suis responsable de rien.

Antonio Di Ciaccia : Prenons l'exemple que vous portez: c'est la faute de la mère. Mais de quelle mère s'agit-il ? Lacan nous apprend que la mère c'est une personne, bien sûr, mais c'est aussi une fonction symbolique et surtout c'est à la place de l'objet de la jouissance interdite. C'est-à-dire qu'il y a la mère symbolique, mais aussi la mère réelle et la mère imaginaire. Et nous avons la même répartition avec le père: une chose est le père réel, un autre est le père symbolique, que Lacan appelle le Nom-du-Père et une autre encore est le père imaginaire, le père idéalisé.

Alors je ne rentre pas maintenant dans des détails qui sont présents dans l'enseignement de Lacan - je peux tout de même vous dire qu'on trouve cela dans le Séminaire IV et V, pour ceux qui aiment se repérer dans les textes - mais cela veut dire que, concrètement, on pourra rencontrer des parents d'enfants psychotiques qui induisent la psychose chez leur enfant, mais dans d'autres cas nous avons des enfants psychotiques sans pour autant que la psychose soit induite par le père ou par la mère, bien que nous pouvons dire que la psychose est toujours corrélative à la fonction paternelle et à la fonction maternelle.

Donc, lorsque la psychanalyse a rendu responsables les parents, les mères surtout, de la psychose de l'enfant, il fallait s'entendre. C'est-à-dire : de quelles mères s'agissait-il ? Je vous donne un exemple pour vous faire entrevoir quelle est la ligne qu'il faudrait prendre. Un enfant est dans son berceau - il s'agit d'un enfant dont Freud parle dans son texte: Au-delà du principe de plaisir. Que fait-il? Il prend une bobine et la jette au-delà du berceau. Il articule ensuite quelque chose qui a été entendu comme fort-da. Alors que s'est-il passé chez l'enfant ? Il jette la bobine et il articule un fort-da, c'est-à-dire deux sons qui font un binôme. Et Freud remarque, corrélativement, le va-et-vient de la mère. Qu'est-ce qu'il arrive à l'enfant? Il arrive qu'il pouvait commander à la mère. C'est-à-dire : il pouvait la faire venir ou pas. Et donc l'alternance du fort-da s'articule avec le va-et-vient de la mère. Voilà ce que Lacan appelle une mère symbolique. C'est une mère qui répond au symbolique. C'est une mère qui répond à la demande de l'enfant. L'enfant émet un cri. La mère, en répondant, donne un sens au cri, qui devient signifiant. Et l'enfant se calme, parce qu'avec le signifiant, il se thérapeutise. Et il a eu la réponse de l'Autre.

Par contre nous avons la mère réelle dans le cas où, bien que l'enfant jette la bobine, la mère ne vient pas. Alors c'est comme si dans la tête de l'enfant, ce qui vient c'est un: «Merde, je suis foutu». C'est-à-dire que dans le cas où la mère ne répond plus au symbolique, l'enfant se trouve perdu. C'est pour cela que si la mère revient quand même, ce qui devient important pour l'enfant ce n'est plus l'objet qu'elle donne - l'objet du besoin - mais ce qui devient important c'est elle-même en tant que présence et comme don d'amour. C'est d'ailleurs pour cela que chaque demande, au-delà d'être une demande de besoin, est une demande d'amour.

Certainement, ce n'est pas par hasard s'il y a beaucoup de cas de psychose chez des enfants abandonnés ou chez des enfants laissés en plan. C'est qu'ils n'ont pas trouvé l'Autre qui traduisait leur cris en signifiants. Ils n'ont pas trouvé un Autre qui faisait pendant au sujet. Dans le cas où la mère peut ne pas répondre, elle devient une puissance réelle qui peut détruire l'enfant. Et effectivement, l'enfant peut faire plus d'un choix. Lacan appelle dans sa Causalité psychique «insondable décision de l'être» le choix qui porte un sujet vers la folie.

Ce qui est important, donc, c'est que le sujet trouve un Autre qui lui répond. Le problème c'est que cette réponse de l'Autre est articulée à ce niveau que Lacan nomme, à partir de Freud, le fantasme. Et donc cette réponse ou non-réponse se fait dans un champ qui n'est pas celui de la réalité naturelle, mais d'une réalité que vous me permettrez d'appeler psychique.

S'il vous arrive d'écouter un névrosé vous raconter le moment de son traumatisme et si, par hasard, il vous arrive d'en savoir un bout sur ce même traumatisme par le biais d'une autre personne, la mère du névrosé, par exemple, vous noterez que les deux versions ne correspondent pas. Parce que l'espace du traumatisme ce n'est pas un espace naturel, mais c'est un espace de sens et de signification. Cela veut dire qu'entre le sujet et l'Autre, il y a un espace qui, au même temps se recoupe, mais qui est aussi incommensurable. Nous voyons le monde non pas dans sa naturalité, mais à travers des lentilles: ce sont ces lentilles qu'on a appelé le fantasme. Cela rend les choses non directes, non immédiates.

Cela veut dire aussi qu'on ne peut pas imputer à une mère, dans sa réalité concrète, la psychose ou la névrose de son enfant; pas davantage à un père. Et pourtant la névrose et la psychose se forgent en passant par ces personnes-là, à cause, plus que de leur rôle, de leur fonction: de leur place dans la structure symbolique. Lacan arrive à dire que pour construire un psychotique, il faut le travail de trois générations. Cela veut dire qu'il faut un travail symbolique qui s'insinue dans la logique inconsciente de ces personnes pour que, enfin, on ait comme résultat une psychose. Donc, en ce qui concerne les personnes comme telles, les parents, les mères, les pères d'enfants psychotiques, je me permettrai de vous dire que plutôt que de les charger d'une prétendue responsabilité consciente ou inconsciente, il faut, au contraire, savoir les soutenir.

C'est vrai que parfois on a affaire à des parents qui manifestent une folie encore plus grande et développée que celle de leur enfant. Je me souviens d'une mère d'un enfant psychotique qui était à L'Antenne 110. Je reçois de la part de cette mère une demande précise: que l'institution lui rende compte, quatre fois par... heure, du traitement de l'enfant, en écrivant sur un cahier préparé par elle à cet effet. Elle voulait tout savoir sur l'enfant, et elle voulait tout juger sur l'Antenne. J'ai répondu négativement à sa demande. Elle, alors, a retiré l'enfant de l'institution. Pourquoi ai-je dit non à sa demande ? Ce n'est pas parce qu'elle était astreignante mais plutôt parce que le tout-savoir d'une mère ou d'un père est ce qu'il y a de plus dangereux pour un enfant. Cette mère s'était identifiée au regard tout-puissant de l'Autre. Mais le regard tout-puissant de l'Autre est ce qui persécute le sujet. Il faut, pour le sujet, un voile. Un voile qui le protège du regard de l'Autre. Nous savons que ce voile a un nom précis dans la clinique psychanalytique: c'est le phallus. Le phallus sert à protéger le sujet du tout savoir de l'Autre. Et lorsque le phallus n'est pas inscrit, vous êtes à découvert face au regard de l'Autre persécuteur. Et lorsque ce voile manque, par structure, comme c'est le cas de la psychose, alors il faut aider le psychotique à le fabriquer, l'aider pour qu'il s'invente une solution qui puisse tenir un peu, bien qu'elle soit toujours rafistolée. Mais, disons-le entre parenthèses, le cas du névrosé n'est pas tellement différent, parce que là aussi la solution est rafistolée, puisque le signifiant paternel, le Nom-du-Père, est un semblant: pour le névrosé, il fonctionne bien, bien qu'il n'existe pas.

Freud nous donne «la molécule minimale» de chaque être humain: c'est l'Œdipe, vous le savez. Lacan nous donne la structure de l'être parlant comme tel: c'est le rapport du sujet au langage. C'est la thèse de Lacan : ce qui rend fou l'être humain, c'est le langage lui-même. Lacan considère que c'est cela l'homme: un animal qui est devenu proie du langage, et il devient, par là, génial et en même temps fou.

Il ne s'agit pas d'un langage articulé comme celui d'une machine artificielle, un computer, par exemple. Parce que le langage de l'homme comporte une jouissance. Est-ce que les machines artificielles pourront un jour avoir le même langage que celui de l'homme? Réponse: du côté des capacités, bien sûr. On arrivera à construire des machines artificielles toujours plus performantes. Donc, de ce côté-là, la machine dépassera l'homme. Où situerai-je la limite ? C'est que la machine ne jouit pas. S'il arrivait qu'une machine jouisse, là alors... on en verrait de belles! Ça serait le cas où la machine entrerait dans le langage proprement humain. Le langage, pour Lacan, ce n'est pas simplement un langage informatique, mais c'est ce qui comporte une jouissance. Or, jusqu'à maintenant, sauf dans la science-fiction et dans les bandes dessinées, les machines savantes ne savent que ce qui concerne le symbolique, mais elles ne savent pas ce qui concerne le réel de la jouissance.

Par contre, certains animaux rentrent, d'une certaine façon, dans le langage humain. Ce sont ces animaux que Lacan appelle d'hommestiques. Prenez le chien, par exemple: il comprend ce que vous voulez, à condition que vous soyez son maître. Et, de plus, il est content d'être votre serviteur. Au contraire, c'est plus difficile pour l'écureuil de rentrer dans le langage, bien que j'ai vu - à mon étonnement - beaucoup d'écureuils habiter Montréal et traverser les rues. Les animaux domestiques, donc, répondent déjà au langage.

Du côté des machines, nous n'avons pas - heureusement - de machines artificielles qui rentrent dans le langage sur le versant de la jouissance. Évidemment, si une machine rentrait dans le langage sur le versant de la jouissance, eh bien, sachez que la première chose qu'elle ferait, ce serait de toucher la pulsion de mort. La machine n'irait pas jouir comme ça en disant : je vais faire une petite promenade ! Non, elle mettrait une pagaille noire.

Or, ce qui met la pagaille noire, c'est une machine que nous n'avons pas construite mais, au contraire, qui nous construit: c'est ça le langage, c'est ça l'ordre symbolique. Les névrosés ne comprennent rien à rien à cette dépendance de l'homme à l'ordre symbolique. Les névrosés n'ont pas accès directement à cela. Normalement, les névrosés n'ont pas du tout idée que le langage rend fou, que le langage, c'est le traumatisme. Ce sont les psychotiques qui nous apprennent cela. Il faudrait lire ce qu'écrivent les psychotiques, pour voir comment le langage les traverse. Et voir comment toute une structure se déploie où l'être humain est pris mais que, normalement et heureusement, il ne voit pas. C'est ce que les psychotiques montrent. Et ils le montrent avec leur souffrance.

Est-ce qu'il y a d'autres questions ?

Quelqu'un dans la salle : C'est par rapport à ce que vous avez dit : que l'homme est un animal avec un langage et une jouissance, et je pense à la maladie d'Alzheimer, dans laquelle le langage se désagrège. Je me disais que peut-être, dans cette maladie, on ne connaît pas la jouissance qui est en jeu.

A.D.C. : Je vous dirai deux choses. La première, c'est que la même question m'a été posée par un médecin chef de clinique qui est responsable d'un service de gériatrie d'un hôpital de Rome. Et comme à lui, je vous répondrai que je ne sais pas vous répondre.

Je vais quand même essayer de vous dire quelque chose. Nous n'avons pas seulement un corps, mais nous avons aussi un organisme. Le corps, c'est ce qui est touché par le langage. Font donc partie de notre corps, nos vêtements, notre maison, etc. Certaines personnes se trouvent mal lorsqu'elles sont loin de leur maison, de leurs trucs. Un simple voyage peut provoquer des situations difficiles. Le corps, en psychanalyse, est plus vaste que l'organisme. En même temps, il y a l'organisme, et il y a des maladies qui affectent l'organisme comme tel. Parfois, la science peut dire la limite. La position de Lacan, c'est que même lorsque l'organisme est affecté, il faut penser, repérer la position du sujet du côté de l'inconscient et du côté de la jouissance, même, donc, lorsque la maladie est strictement organique.

En ce qui concerne l'Alzheimer, je vous dirai que je n'ai pas d'expérience là-dessus.

Lacan insiste sur le fait qu'il faut toujours prendre les choses du côté du sujet. Pour l'enfant autiste, par exemple, on peut arriver avec clarté à dire qu'il est sujet de l'inconscient lui aussi, mais qu'il se défend totalement du langage en se mettant sur un autre versant que celui de la parole. Or c'est vrai, il n'y a pas l'ombre d'un doute qu'il y a un certain binôme à faire entre vie et langage. On peut les opposer et d'une autre façon les conjoindre. Voilà ce que je peux vous répondre pour l'instant.

Anne Béraud : Vous nous avez dit à propos du sujet psychotique : « L'inconscient doit bien être quelque part ». J'aimerais vous entendre davantage à ce sujet.

A.D.C. : Pratiquement, vous me demandez de faire une clinique différentielle des psychoses. Cela exigerait un long développement. Il faut distinguer, dans le langage, le versant de la chaîne signifiante qui nous représente comme sujet et le versant de l'objet, qui nous présente comme objet réel de jouissance.

Du côté de la chaîne signifiante, le signifiant sert pour vous faire représenter, comme le dit Lacan, auprès d'un autre signifiant. Prenons un exemple, simple. Chacun a une carte d'identité. À part son nom propre, chacun se promène avec sa carte d'identité. Ces deux signifiants, qui renvoient l'un à l'autre, suffisent pour vous représenter comme sujet. Par la chaîne signifiante vous vous faites représenter, y compris dans le social. Mais ces signifiants ne disent rien de votre être, absolument rien. Jusqu'au point où vous pouvez vous faire représenter... étant mort. Le signifiant ne dit pas si vous vous êtes vivant ou mort. Je me souviens de l'étonnement du paysan communiste auquel le curé avait dit que le Christ était mort pour lui et de sa réponse: «excusez-moi, monsieur le curé, mais je ne savais même pas qu'il était malade! »

Par contre, il y a le versant objet: c'est cet être de jouissance que nous sommes et que nous ignorons être. C'est l'être «rien», «nada» de saint Jean de la Croix, mais c'est aussi être «la femme de dieu» pour Schreber. Tout homme est cet objet, mais il a horreur de l'être et de le savoir.

Effectivement, le névrosé est plus porté à accentuer le versant du signifiant. Le psychotique, au contraire, est plutôt porté à accentuer le versant de son être-objet, objet de l'Autre. On rencontre cela dans pratique de tous les jours. Le psychotique sonne à votre porte et vous lui demandez : «Qui êtes-vous ?» Et il vous répond : «Moi.» «Oui, d'accord, mais qui êtes-vous ? Qui ?» La réponse est toujours : «Moi !» Comme s'il pouvait se faire représenter par un simple shifter, qui sert uniquement pour désigner celui qui parle, mais qui ne sert absolument à rien pour le faire reconnaître.

Évidemment vous le faites aussi, quand vous rentrez chez vous. Vous rentrez et votre femme vous demande : «C'est qui?» Et vous dites : «Moi.» Mais dans ce cas, ce n'est pas le «Moi» qui compte, mais le ton de votre voix. Elle reconnaîtra votre présence par le ton de votre voix. Et d'ailleurs, si votre voix n'est pas la même, votre femme vous demandera si vous avez mal à la gorge. Par contre, le psychotique, il va mettre son: «C'est moi.» Comme si cela pourrait suffire à dire son être. Le psychotique va porter le langage sur le versant de la présentation et non pas sur celui de la représentation.

Évidemment, dans la clinique différentielle, on peut situer cela à plusieurs niveaux, et ce n'est pas la même chose dans le cas du schizophrène ou dans le cas du paranoïaque, dans la mélancolie ou dans l'autisme, etc.

Dans la pratique, nous ne touchons pas aux signifiants qui «diraient» l'être du sujet parce que nous pouvons faire apparaître, dans le réel, exactement ce qui est insupportable pour n'avoir pas été symbolisé. Nous verrons demain un cas présenté par Lacan, celui de cette femme qui s'entend dire le mot truie. Si vous dites au psychotique son être, il va vous attribuer la place de ce signifiant paternel qui lui manquait du point de vue symbolique : vous lui dites sa vérité ! C'est ce qui est pour lui insupportable et il va déclencher. Avec les psychotiques, c'est mieux de faire le con plutôt que l'homme-qui-sait-tout. Si vous lui demandez de vous expliquer, il tombe dans le piège du langage et va vous expliquer... à travers la chaîne signifiante. C'est-à-dire, il va vous offrir, éventuellement péniblement, toute une série de S1, S2, etc. Il va vous donner le plan, le plan de la maison, et cela provoquera automatiquement une certaine soumission à l'ordre signifiant, une certaine position de sujet. C'est vrai, il y a, avec des psychotiques, des moments difficiles, parce qu'en faisant ce chemin, ils peuvent comprendre... trop. Et il y a des psychotiques qui comprennent qu'ils sont psychotiques. Et ce n'est pas si simple pour vous de les faire poursuivre leur travail. Ils le feront uniquement si vous ne tombez pas dans la tentation de vous réfugier dans la panique: la confiance dans le dispositif analytique passera par votre résolution de passer, comme Moïse, la mer Rouge.

Évidemment, beaucoup de ces choses, on les abordera demain et après demain. On travaillera plus sur les textes en regardant, à partir d'eux, comment la psychanalyse s'est repérée par rapport à la structure de l'inconscient et à la jouissance, et comment, à partir de là, il y a des positions différentes, même concernant le maniement de la cure.

Fabienne Espaignol : C'est une réflexionun peu gratuite, mais j'aimerais vous entendre là-dessus. Je trouve cela très intéressant de se situer comme ignorant dans la clinique et en même temps je suis frappée par la complexité des écrits, en particulier chez Lacan, où j'ai beaucoup de difficulté à comprendre ce qu'il dit.

A.D.C. : Pas du tout, il est très clair ! C'est ce qu'il m'a dit une fois. Il m'a dit : «Moi ? Je suis tout à fait clair !» Je lui ai répondu : «Vous croyez ?»

Fabienne Espaignol : J'ajouterai ceci : être ignorant, est-ce particulièrement avec les psychotiques? Ou n'est-ce pas la position qui convient toujours, quelle que soit la position du sujet qu'on a devant soi ?

A.D.C. : Vous touchez là un point très important de la direction de la cure. Lorsqu'un névrosé vient vous voir, il fait un transfert sur vous. Eh bien ! Ce transfert était déjà là avant que le sujet ne vienne vous voir. Ceci tient à peu de chose. Il vous a entendu parler ou il a entendu parler de vous, il a lu quelque chose de vous, etc. À partir de là, il suppose, le névrosé suppose qu'enfin il a trouvé quelqu'un qui sait quelque chose de son désir. C'est cela que Lacan appelle le sujet supposé savoir. Cela ne veut pas dire qu'il sait. Dans le texte Variantes de la cure type, Lacan dit que l'analyste doit savoir jouer, avec le névrosé, du savoir et de l'ignorance. Par exemple, une chose est claire, c'est que le savoir de l'inconscient ne correspond pas au savoir universitaire. Il faut que l'analyste sache cela. Il faut qu'il sache certaines choses: il faut qu'il sache comment fonctionne l'inconscient. Mais vous pouvez dire ce que vous voulez, s'il y a un transfert sur vous, et si vous n'allez pas endommager cette demande de savoir transférentiel, le travail de l'inconscient va droit au but.

Mais il faut être prudent. Lorsque l'analysant met l'analyste en position de sujet supposé savoir, il faut que l'analyste prenne cela comme une donnée de la structure et qu'il ne s'imagine pas à la place du sujet supposé savoir. S'il le croit, alors l'analyste est fou. Et il y en a. Vous êtes fou si vous vous prenez pour ce qui est au contraire votre fonction.

En tout cas, pour les névrosés, ça va automatiquement du côté du sujet supposé savoir. Je reçois des jeunes analystes en contrôle qui s'inquiètent de savoir si le transfert est bien installé. Incroyable! Il ne faut pas se préoccuper du transfert, mais plutôt de savoir qui vous avez devant vous, de quelle structure il relève, quelle est sa question cachée par son symptôme. Et cela, pour ne pas faire de conneries. Le transfert... le transfert, c'est par la grâce de Dieu, il vient tout seul ! Si, pour tel sujet, ça ne marche pas avec vous, tant mieux, il ira chez quelqu'un d'autre ! Parce qu'en fait, le transfert cela s'adresse à cela.... (Antonio Di Ciaccia se lève et montre sa chaise) ... une place vide. Il faut que l'analyste sache qu'il ne s'adresse pas à lui. Lacan le dit sous beaucoup de formes. Il dit : «Je me demande ce que je fous dans les analyses. Il n'y a jamais personne qui me prend pour ce que je suis.» Il arrive même à dire une phrase terrible : «Il n'y a que pour Justine que je ne suis pas un Autre.» Et Justine, c'était sa chienne ! Cela veut dire que chacun le prenait pour un Autre! L'analyste doit savoir qu'on ne s'adresse pas à lui, mais au savoir inconscient, nécessairement par le biais d'un corps, d'une présence qui sera la sienne s'il est à la hauteur pour la tenir.

Chez les névrosés, le transfert va, généralement, tout seul. Le psychotique, lui, s'en défend. Il préfère ne pas prendre cette pente-là. Donc, il ne faut pas le pousser sur cette pente. En tout cas, il ne faut pas que la place de l'Autre interlocuteur comme inconscient et la vôtre soient les mêmes. Il faut qu'elles soient décalées. Chez les névrosés ce décalage va se faire dans la cure elle-même, à moins que vous ne soyez pas un analyste. C'est à dire que si croyez être analyste en vous soutenant du transfert de vos patients, alors vos analyses ne se termineront jamais. Parce que vos analysants vous servent. Il faut, au contraire, qu'un analyste se présente comme ces Volvo, comme une voiture pré-cassée, il faut qu'il fasse entendre à son analysant qu'il y a malentendu, c'est à dire que vous l'écoutez bien, mais qu'il y malentendu dans l'adresse.

Si vous dites à votre analysant que vous êtes un ignorant, si votre analysant est un névrosé, il va vous épargner, il ne va rien entendre, il ne veut rien entendre. Et si vous faites des conneries avec un névrosé, obsessionnellement il va faire semblant de rien ou hystériquement il va vous sauver. Pour le psychotique, c'est différent, car il y a toujours le danger que si par hasard vous vous prenez pour l'Autre, dont vous n'êtes rien de plus qu'une fonction, alors là, ça va chauffer ! Dans le cas du psychotique, il faut évidemment que le fait d'être humble, ignorant, soit plus présent encore. Je m'explique : parce que cela peut être dangereux et pourrait rendre présente une configuration que Lacan n'hésite pas à appeler dramatique.