Bernard Seynhaeve : Lʼadolescence au siècle de lʼobjet

Bernard Seynhaeve est psychanalyste à Templeuve (Belgique) et à Lille (France). Il est membre de l’École de la Cause Freudienne (ECF), de la New Lacanian School (NLS) et de l’Association Mondiale de Psychanalyse (AMP). Il a été nommé, suite à la procédure de la passe, Analyste de l'École (AE) en avril 2008 et viendra donc à Montréal nous enseigner comme AE. Directeur du Courtil, institution pour enfants et jeunes psychotiques, et enseignant au Collège clinique de Lille, il est l'auteur de nombreux articles.

Introduction

Anne Béraud : Bienvenue à tous pour notre conférence du Pont Freudien qui se déroule, cette fois-ci, dans les locaux universitaires de l'UQAM. L'UQAM nous accueille, dans ce même local, pour toute la rencontre du Pont Freudien, c'est-à-dire aussi pour le séminaire de fin de semaine.
Et tout d'abord, bienvenue à Bernard Seynhaeve, que je suis très heureuse d'accueillir, et qu'au nom du Pont Freudien, je remercie vivement d'être là, pour notre trente-et-unième rencontre. Bernard Seynhaeve est psychanalyste. Il partage sa pratique entre deux pays : la Belgique, à Templeuve, et le Nord de la France, à Lille. Il enseigne au Collège clinique de Lille. Bernard Seynhaeve est également directeur du Courtil, institution formidable et très dynamique où de nombreux stagiaires de tous les pays vont se former. Fondé il y a bientôt trente ans - et Bernard Seynhaeve en est le directeur depuis cette époque -, le Courtil reçoit 230 enfants et jeunes psychotiques. Le travail y est articulé dans la stricte référence psychanalytique à Freud et à Lacan, avec une élaboration continue de la clinique. Bernard Seynhaeve est membre de l’École de la Cause Freudienne (ECF), de la New Lacanian School (NLS) et de l’Association Mondiale de Psychanalyse (AMP). Il a été nommé, suite à la procédure de la passe, Analyste de l'École (A.E.) en avril 2008. Il en sera question lors du séminaire de fin de semaine.

Ce soir, notre conférence porte sur « L'adolescence au siècle des objets ».
Si tout l’effort de l’enfant qui vient au monde consiste à s’approprier la langue de la famille, tout l’effort de l’adolescent consistera à tenter de s’exiler. Toute son activité psychique va s’inscrire dans ce processus de séparation.
L’adolescence est-elle l’âge de tous les possibles ? Est-elle l’âge de la rencontre avec un impossible ? Alors même qu'il manque un savoir préalable sur le sexe – véritable trou dans le savoir –, comment chaque adolescent, dans cette période charnière de sa vie, réussit-il à répondre aux questions sur le sexe et la mort, questions qui ne peuvent alors manquer de se rouvrir ? Ainsi, comment chaque adolescent invente-t-il sa façon de faire avec l'Autre sexe ? Sa façon de faire face au surgissement des modifications dans son corps ? Au surgissement d'une certaine tension, d'une certaine jouissance située dans son propre corps ? Comment se débrouille-t-il avec cela alors que les mots défaillent à dire ce surgissement ? L’adolescent s’avance dans le monde à la découverte de son partenaire sexuel. Comment réussir ce pari ? Est-ce particulièrement difficile au siècle du triomphe de l'objet ? Qu'est-ce que l'objet ou les objets ? Sont-ils ceux que la science, la technique et le marché proposent : objets de consommation, les marques, les gadgets ; Internet, les jeux vidéos, le Ipod ou Ipad ; la pornographie, la drogue, les médicaments, le Ritalin, etc. ; sont-ils la nourriture, les hamburgers, le pâté de tête ou la cervelle de veau, l'alcool, l'argent, la musique téléchargée, les séries américaines, les bébés éprouvettes ? La liste n'est plus celle que faisait Boris Vian dans « La complainte du progrès » (Ah Gudule, viens m'embrasser, et je te donnerai... Un frigidaire, un joli scooter, un atomixer, (…) Une tourniquette pour faire la vinaigrette, etc.) nous introduisant justement à l'ère de l'objet. Recouvrent-ils les objets psychanalytiques, objets partiels découverts par Freud et Lacan, tels l'objet oral, anal, le regard, la voix ? Viennent-ils boucher le manque ou plutôt permettent-ils de désirer ? Quelle incidence, quelles conséquences, cette offre illimitée a-t-elle sur le parcours des adolescents ?
L'adolescence est-elle le symptôme du siècle de l'objet ?
Bernard Seynhaeve va déplier, ce soir, quelques unes de ces questions. Il s'appuiera sur les repères de Freud et de Lacan, puis prendra le cas clinique d'une adolescente présentant un symptôme moderne, celui de l'anorexie.
Je vous rappelle que nous aurons, suite à la conférence, une période de discussion où vous êtes invités à poser vos questions.

Nous poursuivons le travail ici même samedi toute la journée, dès 9h30, et dimanche matin, au cours de séminaires qui porteront sur la névrose obsessionnelle. Nous allons travailler à partir du commentaire de Bernard Seynhaeve sur les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse : l'inconscient, la répétition, le transfert et la pulsion ; Bernard Seynhaeve abordera ces quatre concepts chez l'obsessionnel à partir de sa propre cure. Et nous étudierons la névrose obsessionnelle à partir de la singularité de cas cliniques présentés par Frédérie Castan et moi-même.
Je vous signale, avant de céder la parole à Bernard Seynhaeve, que notre prochaine rencontre aura lieu les 23, 24 et 25 septembre 2011, avec une invitée prestigieuse, elle a été la Présidente de l'A.M.P., venant d'Argentine pour la deuxième fois à Montréal, Graciela Brodsky.

L’adolescence au siècle de l’objet

Bernard Seynhaeve : Je vous parlerai à partir de ce que je suis, soit quelqu’un qui a ce qu’on appelle un transfert à la psychanalyse, quelqu’un qui a fait une analyse, qui exerce la profession de psychanalyste et qui s’oriente avec les repères de Sigmund Freud, de Jacques Lacan et des psychanalystes de ma communauté analytique, comme Jacques-Alain Miller. Je voudrais vous parler de la place que peut ou que veut occuper la psychanalyse dans la communauté des hommes, celle d’accueillir ce qui fait difficulté pour l'homme, ses clocheries, ses boiteries.

L’adolescence n’est pas un concept psychanalytique. On écoute et on parle à l’enfant, à l’adolescent ou à l’adulte de la même façon. Leurs préoccupations ne sont pas les mêmes. Avec les enfants on joue, on raconte des histoires, on fait avec eux leurs leçons, leurs devoirs, on lit, on apprend. Mais en fin de compte, la clinique adulte est la même que la clinique de l'enfant ou la clinique des adolescents. Les repères cliniques, ceux qui sont fondés sur la structure subjective et le traitement au cas par cas, du réel de la jouissance, cette clinique que nous ont transmis Freud et Lacan est la même quelque soit l’âge des gens. Et ce qui est plus surprenant, c'est que ce que racontent les personnes en analyse, finalement les reportent toujours à maman et à papa, à l’histoire de leur petite enfance. C'est toujours dans leur histoire infantile qu'ils vont puiser pour tenter de comprendre leurs symptômes. Ni Freud, ni Lacan ne font usage de ce signifiant en tant que concept psychanalytique.

La crise d’adolescence

L’usage du signifiant « adolescence » dans le discours courant sous-entend celui de « crise ». Comme Molière pouvait dire « c’est le poumon » dans le Malade imaginaire, on dit très facilement d'un jeune qui sort un peu des clous : « c’est l’adolescence ». On ne peut pas sous-estimer la dimension créationniste de l’usage de mot qu’on a inventé au XIXè siècle. Les médecins sont maintenant tous d’accord pour dire qu’on crée toutes les semaines des maladies nouvelles rien qu'en inventant un nouveau mot et lorsqu’on l’a inventé, on trouve le médicament qui va avec le néologisme. La nomination a cet effet créationniste.
Donc le signifiant adolescence est associé à celui de crise. On parle de crise de l’adolescence. Ce mot qu’on pratique depuis la seconde partie du XIXe siècle implique que cette période de la vie est devenue une période compliquée, voire difficile pour les hommes. Pour les hommes seulement, c'est-à-dire pour ceux qui font usage de la parole, parce que cela ne semble pas être le cas des animaux. On peut se poser la question : pourquoi ce moment de la vie est-il si compliqué pour les êtres humains ?
La thèse que soutiennent Freud et Lacan c’est que la fragilité subjective qu’on rencontre à l’adolescence n’a pas une cause biologique, contrairement à ce qu’on pense souvent. C’est ce que je voudrais développer.

Y a-t-il une difficulté ou une souffrance particulière qui est rencontrée les adolescents ? Pourquoi l’adolescence est-elle chez l’être humain un moment difficile à dépasser. Répondons immédiatement : parce que les êtres humains sont des êtres qui sont pourvus d’un organe que les autres animaux de la terre n’ont pas. Cet organe c’est le langage. L’animal humain est un être qui parle et par conséquent il n’a pas de savoir sur le réel. Or, à l’éveil du printemps, l’homme est confronté à un surgissement nouveau, à une jouissance qui envahit son corps, à l’autre sexe, à quelque chose qui se passe dans son corps et qu’il ne connaît pas, qu’il ne comprend pas. Il ne sait comment traiter, comment appréhender le réel qui l’envahit. Il n’a pas de savoir là-dessus et il est particulièrement maladroit parce qu’il doit faire usage de cet organe supplémentaire, le langage pour aborder ce réel. Les animaux ne sont pas dotés de cet organe du langage et par conséquent, les images qu’il perçoit ne le trompent pas, elles lui font signe qui sont immédiatement perçus sans équivoque, sans ambiguïté pour lui. Son instinct ne le trompe pas. À telle image, à tel signe correspond tel comportement. Chez les animaux ce passage de l’enfance à l’âge adulte ne fait pas problème peur eux. Pour les animaux, ce qui compte c’est la sauvegarde de l’espèce et par conséquent, ce qui compte c’est se nourrir, se protéger des autres espèces, et à l’occasion, se reproduire. Il ne semble pas que les animaux en passent par une crise d’adolescence. On n’entend pas parler de la crise d’adolescence chez le veau par exemple1. Pourtant les animaux, du moins les mammifères connaissent aussi ces mutations et l’apparition des caractères sexuels.

Chez les humains, le problème à tous les âges de la vie c’est de faire usage de cet organe supplémentaire qu’est le langage. Je vais développer ce point.

Bien sûr, il y a un signe médical précis qui signe la sortie de l’enfance : la puberté. Le problème qui est souvent pointé du doigt pour expliquer les troubles de l’adolescence c’est la puberté, les hormones, le développement des caractères sexuels. Ce n’est pas entièrement faux, mais ce n’est pas suffisant pour conclure « et voilà pourquoi votre fille est muette ».
La puberté pour la psychanalyse n'est pas la cause du malaise de l’adolescence.

Essayons de nous approcher un peu plus de ce qui fait difficulté pour les humains à cette période de la vie. Voyons ce qui se passe pour les petits d’homme qui doivent passer à l’âge adulte.

Première remarque. Les enfants ne savent pas comment marche la sexualité. Il est remarquable que les garçons jusqu’à la puberté par exemple ignorent totalement l’existence du vagin chez la fille et la petite fille, même si elle peut avoir connaissance de cette cavité, ignore sa fonction dans la sexualité. L’un et l’autre inventent ce qu’on appelle des théories, les théories sexuelles infantiles pour avoir une idée de comment viennent et comment on fait des enfants. Ils se fabriquent des idées, des fantasmes. Ces fantasmes se construisent à partir d’un objet qu'ils ont investi, qu’ils ont privilégié dans leur petite enfance. Ils jouissent d'un organe, ou plutôt un trou du corps qu'ils tentent de compléter par un objet. Ces objets privilégiés sont des objets qui viennent combler les bords érotisés du corps, les trous du corps. C'est par exemple le sein, les excréments. Ce sont des objets donnés par l’Autre ou demandés par l’Autre. Et on déduit ainsi les différentes variantes des théories sexuelles infantiles : la bouche, l’anus. Les enfants doivent apprendre de l’Autre comment ça marche. C'est de l'Autre que leur viennent le savoir sur le rapport à l'Autre sexe. Et s’ils apprennent comment ça marche, je dirais physiologiquement, ils ne savent pas encore comment il faut s’y prendre avec l’autre sexe. Ils ne savent pas quels détours il faut faire avant de passer aux actes. Mais même s’ils ont eu connaissance du mode d’emploi par l’Autre ce mode d’emploi ne leur dit rien sur la jouissance elle-même, parce que la jouissance relève du réel et que le réel est impossible à dire. Et même lorsqu’ils pensent savoir comment s’y prendre, ça rate. Le rapport sexuel n’existe pas parce que ça ne marche pas entre les sexes.
Deuxième remarque. Il faut bien constater que chez l’homme la satisfaction des besoins quels qu’ils soient — manger, boire, sexuel — est complètement subvertie. Une mère sait bien que l’enfant qui pleure n’attend pas qu’on satisfasse ses besoins. L’accès à la satisfaction de ses besoins en passe par la parole, par une demande. La demande de l’enfant n’attend pas la satisfaction du besoin qu’il semble réclamer. Pour satisfaire la satisfaction de ses besoins, le petit d’homme doit en passer par la parole. La parole subvertit quelque chose d’essentiel chez l’homme. L’homme pour la satisfaction de ses besoins doit en passer par une demande qu'il doit commencer à adresser à l’Autre, il doit en passer par l’Autre. La parole subvertit le besoin. Et il y a quelque chose qui rate dans la demande parce que la structure du langage est faite de telle sorte qu’on ne peut jamais dire le fin mot de ce que l’on désire. On peut bien tenter de satisfaire le besoin, mais la demande ne peut pas l’être parce que quelque chose qui se situe au-delà de la demande ne peut être satisfait. Quelque chose dans le besoin ne peut pas se dire, ne peut pas s’articuler dans la demande. Et ce qui rate, le rejeton, dit Lacan, se présente chez l’homme comme le désir. Le désir chez l’homme a quelque chose de paradoxal, de scandaleux qui fait qu’il se distingue du besoin. Au-delà de la demande formulée par l’enfant pour satisfaire son besoin, il y a le désir. Et le désir reste insatisfait. C’est de structure. Et non seulement il faut que le désir de l'enfant soit pérennisé, mais il faut en plus que l’enfant suscite le désir de l’autre, et donc qu’il se fasse désirer par l’autre. Au fond, demander c’est souffler sur les braises du désir. Il y a donc un au-delà de la demande, le désir.
Mais il y a autre chose encore qu’implique le fait que l’enfant en passe par la demande pour satisfaire ses besoins qui se situe en deçà de la demande : c’est la demande d’amour. Toute demande est avant tout une demande d’amour. Lacan disait à cet égard : « La demande en soi porte sur autre chose que sur les satisfactions qu’elle appelle. Elle est, dit-il, demande d’une présence ou d’une absence ». C’est cela que demande l’enfant quand il réclame le sein. La mère qui ne fait que satisfaire le besoin de l’enfant le met en difficulté parce que ce n’est pas ce qu’il demande. La mère, l’Autre primordial peut le lui donner à sa guise, elle a ce pouvoir de satisfaire le besoin selon son caprice à elle, elle a ce privilège de le satisfaire ou de l’en priver. Ce privilège de l’Autre, en deçà donc de la satisfaction, dessine, dit Lacan, la forme radicale du don de ce qu’elle n’a pas, soit le don de son amour. L’amour en effet, comme chacun sait, c’est donner ce qu’on n’a pas.

Et par conséquent, lorsque l’enfant demande à l’Autre de satisfaire son besoin, il attend avant tout une preuve d’amour. Et si l’Autre cherche avant tout à satisfaire les besoins de l’enfant, il ne fait qu’écraser ce qui n’est pas dit, mais qui est primordial, la demande d’amour. Le désir d’une part, au-delà de la demande de satisfaction des besoins de l’enfant, l’amour d’autre part en deçà de la demande de satisfaction de ses besoins ; le désir et l’amour sont bien deux choses fondamentales qui font le propre de l’être humain et qu’on ne retrouve pas chez les animaux.

Voilà un préalable qui doit nous permettre d’avancer sur la question de l'adolescence. Comme on le voit, la question de l’adolescence se déplace. Elle ne porte plus sur l’adolescence en tant que crise de la puberté qui survient entre 12 et 20 ans.

Ainsi, Freud grâce à ses travaux sur l’hystérie, nous apprend que l’adolescence est une réédition d’un traumatisme de la petite enfance. Et Lacan qui s’est appuyé sur les avancées de Freud, et après les développements du structuralisme au siècle dernier, dit que la véritable mauvaise rencontre, le véritable traumatisme pour l'homme c’est l’entrée dans le langage, c'est-à-dire une rencontre qui se situe dès l’origine de la vie. Le traumatisme, le troumatisme insiste Lacan — puisque concernant le réel, il s’agit d’un trou structural dans le langage —, le troumatisme c’est l’entrée dans le langage. La puberté est une redite sexualisée après-coup de ce traumatisme du premier temps dans le langage. Freud invente le complexe d’Œdipe pour tenter d’expliquer comment un enfant prélève chez son père les traits, les identifications qui vont lui permettre de prendre distance par rapport à sa mère. L’enfant entre de cette manière dans le langage, dans le discours familial, avec pour boussole les valeurs du père. L’enfant va se mettre à pratiquer une langue, une langue singulière puisque c’est celle de la famille, la langue maternelle dans laquelle les mots utilisés ont leurs référents privés. C’est ainsi que l’enfant peut pendant un certain temps trouver à s’apaiser, trouver à se poser et s’ouvrir au savoir, au monde, se mettre à s’intéresser au savoir et apprendre. Il s’inscrit dans le discours familial et c’est avec ça qu’il va dans le monde. Il va dans le monde avec la langue à lui.

La question de l’adolescence comme on le voit se déplace : comment l’être parlant, au moment de la puberté, fait-il face à quelque chose de nouveau, quelque chose qui surgit et pour laquelle il se trouve démuni. C’est la même question qui se posait à l’être humain qui vient au monde. Comment peut-on faire face au réel qui surgit à cette époque de la vie ? L’une des définitions du réel c’est précisément que le réel est ce qui est impossible à dire, c’est ce qui ne se symbolise pas par la parole et la jouissance qui survient à l’adolescence est justement un réel nouveau qui fait irruption.
La puberté relance la névrose infantile avec de nouvelles donnes. À l’adolescence les choses se compliquent à nouveau.
Dans la mesure où l’homme parle, dans la mesure où pour lui il doit nouer le langage au corps, dans la mesure où le langage fait qu’il a un inconscient, dans cette mesure, on ne peut pas réduire ce réel au phénomène de la puberté parce que la structure du langage fait que toujours quelque chose du réel ne peut s’attraper par les mots. On se retrouve ici aussi comme on le voit avec cette question périlleuse de la demande de satisfaction d’un besoin sexuel avec ses deux dimensions, son en deçà et son au-delà, les dimensions de l’amour et du désir.

L’enfant qui affronte ce surgissement va être amené à devoir remanier sensible de l’univers de son enfance. Tout ce qu'il avait construit va être remis en question. Les objets qu'il avait privilégiés deviennent obsolètes. Il va prendre ses distances avec ses parents et il va faire l’expérience de sa sexualité avec un partenaire sexuel.
Le problème de l’adolescent se présente donc sur deux versants. Quitter sa famille et remanier sa sexualité. La sexualité infantile, selon Freud est perverse et polymorphe. C'est-à-dire que tous les orifices du corps sont plus ou moins érotisés. Freud par exemple avait appelé Dora la suçoteuse parce qu’elle avait privilégié l’objet oral, la bouche en tant qu’organe libidinalisé lorsqu’elle était enfant. Les personnes qui s’occupent des petits enfants peuvent tous témoigner de ce phénomène. Tous les orifices du corps sont érotisés, sexualisés pendant l’enfance. Tous les objets qui peuvent venir combler ces orifices du corps sont érotisés. Avec le développement des caractères sexuels, la pratique sexuelle va se modifier et se recentrer sur certaines parties du corps.

Une langue nouvelle

À l’adolescence la parole défaille face à cette irruption de jouissance. « Ce réel, plus que d’être organique, est surgissement d’un nouveau par rapport à quoi le sujet n’a pas de réponse déjà faite. »2 Il y a un trou, un défaut de savoir sur ce surgissement.
Les jeunes gens ignorent ce qu’il faut dire et faire pour se courtiser et s’unir dans l’acte amoureux. Le conte de Daphnis et Chloé nous donne une idée de ce dont il s’agit. Ce roman grec raconte que c’est d’une vieille femme qu’ils devront l’apprendre. À cet égard Lacan dit ceci : « […] la relation sexuelle est livrée […] aux explications que [l’Autre] lui donne. Elle est livrée à la vieille de qui il faut […] que Daphnis apprenne comment il faut faire pour faire l'amour […] La vieille femme du conte de Daphnis et Chloé, dont la fable nous représente qu'il est un dernier champ, le champ de l'accomplissement sexuel, dont, en fin de compte, l'innocent ne sait pas les chemins. »3.

Alors ? Alors l’adolescent se débrouille comme il peut avec les moyens du bord, si j’ose dire. Les moyens du bord c’est qu’il va lui falloir s’inscrire dans un nouveau discours puisque sa langue maternelle, le discours familial ne tient plus comme il faudrait pour faire face à ce nouveau. Ce trou dans le savoir remet en question tout le savoir établi par le discours familial. Maintenant les idéaux de la famille défaillent pour dire le réel. Les repères familiaux ne tiennent plus suffisamment pour faire face à cette nouvelle donne. Il doit inventer une langue nouvelle, des signifiants nouveaux, nouer de nouveaux liens, s’inscrire dans un nouveau lien social, faire aussi de nouvelles alliances, de nouvelles rencontres, lui qui se trouve en panne d’amour et de désir. Sa tâche consistera à se séparer du discours familial, à prendre distance par rapport à sa famille. Mais dans l’attente il se retrouve dans un entre-deux, il perd ses repères et peut se trouver dans un moment d’errance subjective. C’est toujours un moment délicat. L’adolescent invente ses mots, il invente tout un répertoire, tout un dictionnaire et toute une syntaxe nouvelle qui lui permettent de construire un lien social dans lequel n’entre pas la génération qui le précède. Les adolescents sont véritablement les inventeurs de langues. On a tous en tête suffisamment d’exemples. On est soi-même passé par là. Les adolescents se servent de la langue pour traiter véritablement le réel qu’ils rencontrent. Et cet usage leur permet de construire de nouveaux liens. Ce tissage de lien social leur est nécessaire pour traiter la grande et difficile solitude qu’ils rencontrent souvent face au réel de cette jouissance. C’est une véritable solitude existentielle. On peut apercevoir aussi les pièges qu’ils risquent de rencontrer dans ce moment de fragilité.
On verra plus loin les voies qui se dessinent pour lui et les avatars de leurs solutions.

Avant d’y arriver, je voudrais tenter de définir le contexte nouveau dans lequel se trouvent les adolescents du XXIe siècle.
Il me semble qu’il y a en effet deux discours qui se sont conjugués et qui ont sensiblement modifié notre civilisation et notre perception de la vie, nos modes de vie, notre vie sexuelle avec le temps.
Il y a premièrement un discours qui est issu du siècle des lumières, tout ce que le Siècle des lumières a provoqué de bouleversements. Et, deuxièmement, il y a le discours de la science qui a eu pour effets les profondes mutations du cours de la vie.

1. Les conséquences du Siècle des lumières

Le Siècle des lumières comme on le sait a produit la Déclaration universelle des droits de l’homme. Personne ne doute que la Déclaration des droits de l’homme constitue une formidable avancée pour l’humanité. Le droit et égalité entre les hommes. C’est ce qui a notamment permis la naissance des démocraties. On peut aussi s’interroger si cela a été aussi formidable qu’on le croit.
Néanmoins, la notion d’égalité entre les hommes a eu des conséquences considérables sur la vie et sur les rapports sociaux. Éric Laurent, qui s’appuie sur les travaux de Françoise Hurstel, montre comment « la question de l’égalité entre les hommes et les femmes, qui est au cœur des droits de l’homme, portait en elle toute l’interrogation sur la symétrie des positions entre homme et femme ». 4 Dans les textes légaux qui régissent les rapports sociaux en France, l’accent a été mis sur l’égalité des droits de la femme puis des droits et les intérêts de l’enfant5. Nul doute que c’est un énorme progrès pour l’humanité, personne ne remet cela en question. Il y a d’ailleurs beaucoup de choses à faire pour avancer dans cette direction. Mais cette victoire a produit des effets collatéraux inattendus sur lesquels la psychanalyse ne porte d'ailleurs pas de jugement de valeur. La civilisation moderne par exemple, se féminise, les hommes sont moins virils, au désespoir d’ailleurs des femmes.
Dans la même logique, un autre effet des droits universels que la psychanalyse — mais pas seulement la psychanalyse — a mis en évidence est le déclin de la fonction paternelle, de l’image du père dans la civilisation. On ne compte plus sur le père. Éric Laurent se pose d’ailleurs la question : « pouvons-nous encore dire que le père d’un enfant est un père au sens freudien ? »6 Il faut noter ici encore que la psychanalyse ne regrette ni ne porte de jugement moral par rapport à ce constat, la psychanalyse accueille et écoute les hommes et les femmes qui veulent parler de leurs symptômes, symptômes qui s’articulent précisément à la carence paternelle.

Le phénomène mai 68 s’inscrit lui aussi dans le droit fil de la logique des droits de l’homme.
Si le père n’est plus un idéal dans la famille, cela modifie sensiblement la problématique de l’adolescent. « Les jeunes ne sont plus en rupture avec l’idéologie et les modes de vie censés être ceux de leurs parents. Depuis 1968, il y a une continuité sans rupture de valeurs entre enfants et parents »7.

2. Les effets du discours de la science

Les effets du discours de la science sur la vie et sur la sexualité sont sans limites et sont encore incalculables.
Au siècle de ce père terni, au siècle de la crise du père, c’est maintenant l’objet qui brille ; l’objet sous toutes ses formes, l’image, le gadget. La science n’a pas fini de le produire et de le reproduire. L’objet a détrôné le père et ses conséquences comme on le voit ont bouleversé la vie des humains et en particulier des adolescents. Tous les jours on invente de nouveau objets qui fascinent les enfants et les adolescents. La mondialisation et le capitalisme ont ouvert un champ sans aucune limite à l'invention de nouveaux objets. Le génie humain est en effet sans limite et ce que l'homme voudrait inventer il le créera, c'est assez sûr. Je reviendrai sur ce point.

La science s’est immiscée aussi dans le processus de procréation, j’en dirai un mot. Mais elle a aussi prolongé la durée de vie des hommes. Les progrès de la médecine ont augmenté la longévité. La durée de la vie des hommes a presque doublé en un siècle. Cela a eu des conséquences considérables sur notre mode de vie. Comme le fait remarquer Philippe La Sagna, « il est remarquable que cet étirement de la vie ne soit pas homogène. Ainsi l’âge de la petite enfance et de l’enfance semble de raccourcir, se condenser toujours plus […] L’adolescence et le troisième âge ne cessent d’augmenter […] La sortie de l’adolescence et l’entrée dans l’âge adulte […] semblent être de plus en plus retardées ; […] c’est ce qui allonge démesurément le temps de l’adolescence. Par contre, les hommes entrent dans le troisième âge ou partent à la retraite de plus en plus tôt »8.
Les adolescents restent de plus en plus longtemps chez leurs parents et leur entrée dans la vie d’adulte est souvent liée à celle de leur entrée dans le monde du travail. Le père ayant perdu ses insignes, depuis mai 68 le discours des parents n’est plus nécessairement remis en question. D’autre part, l’adolescence est valorisée socialement, comme le fait remarquer La Sagna. Les parents restent eux-mêmes de grands adolescents, ils se montrent tolérants aux discours de leurs adolescents. On peut penser que c’est mieux. Cependant cela n’est pas sans poser problème pour les adolescents qui ont de plus en plus de mal à quitter leurs parents, à prendre distance par rapport au langage familial. Ne désigne-t-on pas d’un nouveau néologisme, adulescents ces adultes qui se considèrent toujours eux-mêmes comme des adolescents plus attardés ? Les parents donnent à leurs grands enfants les moyens matériels d’occuper un espace de liberté. L’espace de liberté que donnent les parents à leurs adolescents ne répond d’ailleurs pas aux questions existentielles que se posent leurs enfants. Cet espace de liberté ne comble pas le trou dans le réel que rencontre chaque sujet, puisque face au réel, c’est le sujet lui-même qui doit inventer sa solution et trouver ses réponses. Ce n’est donc pas parce que la fonction paternelle a pâli, et que par conséquent on pourrait se dire qu’il n’y a plus de rupture des générations que l’adolescence ne fait pas difficulté, comme on le voit. La question reste en effet entière.
P. La Sagna souligne aussi que la durée de formation des gens s’allonge de plus en plus et qu’on passe sa vie à se préparer. La psychanalyse nous permet de constater que ce phénomène précisément est lié à la destitution de l’image paternelle. Ce phénomène se symétrise d’ailleurs tout aussi bien. Dans la première moitié du XXe siècle, les adolescents savaient avec qui ils allaient passer leur vie et quel métier ils allaient exercer jusqu’à leur retraite. Ce n’est plus le cas depuis la fin du XXe siècle où un adolescent sait qu’il aura plusieurs vies, plusieurs métiers, voire, plusieurs familles. J’entendais la semaine dernière à la radio qu’en moyenne, une personne changeait six fois de métiers durant sa vie active.

3. Les effets se conjuguent

Le déclin de la fonction paternelle et les avancées du discours de la science conjuguent leurs effets sur la vie sociale et sur la sexualité humaine.

Depuis la moitié du XXe siècle, le partenaire sexuel n’est plus imposé par l’Autre. Le but n’est plus de procréer.
La famille évolue vers une réduction à sa forme nucléaire comme le remarquait Lacan en 19389. Depuis la seconde moitié du XXe siècle, le mariage n’est plus pour toujours. Le mariage d’ailleurs n’a plus la cote. Les dernières statistiques françaises ont montré que c’est le Pacs qui supplante maintenant sensiblement le mariage pour les couples. Dans les premiers temps du Pacs en France, ce sont les couples homosexuels qui ont montré de l’intérêt pour sceller leur alliance en en passant par le Pacs. Depuis peu, les couples hétérosexuels sont devenus plus nombreux que les couples homosexuels à se tourner vers le pacs. Le mariage est de plus en plus délaissé, probablement trop contraignant. Le pacs a permis aux couples de s’unir et de se séparer plus facilement. Mais partout dans le monde occidental ce qui prévaut c’est le pacte d’alliance. On fait alliance. La thèse de Lacan, comme le fait remarquer É. Laurent, qui date déjà de 1938 c’est que la famille « nucléaire » correspond à une forme minimale non pas de parenté, mais d’alliance. La famille se complexifie ou se réduit à l’occasion à sa plus simple expression, à la mère et l’enfant, par exemple, la mère n’étant pas nécessairement la mère biologique de l’enfant. Marcella Iacub rapporte la situation suivante. Un couple américains dont les partenaires étaient tous deux stériles décide d’en passer par la procréation par une mère porteuse fécondée par un donneur de gamètes inconnu. Alors que la grossesse est avancée, le couple décide de se séparer. La femme de ce couple revendique le statut de mère de l’enfant qui va naître, ce que refuse l’homme. Le tribunal décidera que c’est le désir d'avoir un enfant qui prévaut dans cette situation. Le tribunal décidera que cette femme sera ainsi la mère de l’enfant qui viendra du ventre d'une autre femme.
Claude Levi-Strauss toujours cité par Laurent, soutient qu’une « structure de parenté, si simple soit-elle ne peut jamais être construite à partir de la famille biologique composée du père, de la mère et de leurs enfants, mais elle implique toujours, donnée au départ, une relation d’alliance »10. Déjà en 1938 Lacan prévoit « la fin de l’histoire de la parenté et le début de l’histoire de l’alliance homme-femme ». Récemment en Belgique le tribunal est intervenu dans le débat qu'a suscité la procréation par une mère porteuse en ukrainienne et l’accueil d’un enfant dans un couple homosexuel dont les gamètes ont été prélevée chez l’un des hommes de ce couple. L’immigration de cet enfant d’abord refusé par le ministère des Affaires étrangères, parce qu’un enfant ne peut pas faire l’objet d’une transaction commerciale, un tribunal belge imposera finalement à la Belgique de remettre à cet enfant le passeport qui lui permettra d’être accueilli par le couple homosexuel. Cet enfant est arrivé en Belgique il y a deux semaines. Un enfant dans une famille peut être conçu à partir d’une mère porteuse et d’un donneur de gamètes inconnu. Marcella Iacub faisait récemment remarquer que c’est le droit qui déterminerait désormais les liens de parenté.

Comment se débrouille alors l’adolescent du XXIe siècle ?
Reprenons ce que nous enseigne la psychanalyse.
Je voudrais faire ici une double parenthèse pour tenter de saisir ce dont il s’agit.
Je vous ai dit que chez l'homme il ne fallait pas parler d'instinct. Chez l'homme c'est de la pulsion pulsion qu'il s'agit. Or ce qu'il y a de très particulier dans le pulsion, c'est qu'elle rate toujours son objet ou ceux qui prétendent venir à sa place. Freud précise que les objets qui prétendent venir à cette place d'objets du désir ne parviennent jamais à le faire de manière satisfaisante parce qu'il s'est aperçu dans sa clinique que l'objet adéquat pour satisfaire la pulsion est un objet perdu depuis toujours et qu'on ne peut en retrouver que des ersatz .
Cet objet en tant qu’il est perdu, entre dans une fonction. Il ne s’agit pas d’un objet qu’on trouve dans la réalité puisqu’on a vu que ces objets ne sont que des substituts ternes de l’objet freudien. L’objet est un objet qui cause le désir. C’est pour cela que Lacan le nomme l’objet a. Ce qui importe donc, au-delà des objets du marché contemporains, c’est de trouver comment continuer à désirer au moment où on est en panne de désir.
Comme le souligne P. La Sagna, « pour Lacan, l’adolescence est par excellence le fait que le sujet passe de la position infantile de désiré à la position de désirant. »11
À l’adolescence l’enfant qu’il était est appelé à devenir désirant. Désirant c'est-à-dire que l’objet est un objet manquant. L’objet séparateur c’est l’objet qui produit le désir.

La seconde caractéristique qui se déduit de la première c’est que la pulsion opère un mouvement vers l’objet manquant et que son mouvement ne s’arrête pas comme le ferait l’instinct lorsqu’il est satisfait. Puisque ces objets ne viennent jamais combler le vide existentiel du parlant, la satisfaction de la pulsion n’est jamais atteinte et ne peut se situer donc que dans la perpétuation de son mouvement même. La satisfaction de la pulsion c’est son mouvement vers l’objet et pas l’atteinte de l’objet.
Ces éléments permettent de saisir premièrement que le désir dans sa structure est un désir insatisfait objet et qu'aucun ne le satisfait, et deuxièmement qu’il se perpétue durant toute la vie des hommes.

Freud déjà avait remarqué que le processus d’identification notamment dans l’hystérie se passait en deux temps logiques dans lequel le premier temps est celui de la perte de l’objet et le second temps celui du prélèvement d’un trait de l’objet pour parvenir à faire son deuil. Ce n’est donc pas l’identification qui permet l’accès à l’objet, mais l’inverse. C’est la rencontre de l’objet et sa perte qui permet l’identification. Freud et Lacan ne proposent donc pas la voie de l’identification pour traiter de la perte de l’objet. La question de l’adolescent n’est pas de retrouver une estime de soi ou des idéaux, mais de retrouver le désir quand celui-ci est en panne. Le problème de l’adolescent qui doit abandonner ses objets familiaux, lorsqu’il doit prend ses distances par rapport à sa famille, lorsque sa famille perd son brillant son estime et que ce phénomène remet en question les idéaux familiaux, sa difficulté existentielle c’est que plus rien ne brille pour lui, il perd ses centres d’intérêt, il se trouve en panne de désir. Toute la question qui se pose alors est de savoir comment il pourra relancer le désir. Ce n'est donc pas l'estime de soi qu'il faut privilégier mais bien plutôt de relancer le désir. L'identification et par conséquent l'estime de soi est un effet, une conséquence du désir. Toute la difficulté que rencontre l'adolescent à ce moment où le désir se terni c’est de relancer le désir, d’aller chercher un nouveau désir à l’extérieur de sa famille en se détachant des images qu’il s’était fait des objets préoedipiens et oedipiens de son enfance. Ce passage est délicat parce qu’il pourrait être tenté de substituer à ces objets auto-érotiques d’autres objets auto-érotiques comme par exemple l’objet oral.
Parmi les objets préoedipiens, on trouve notamment le sein. Je le souligne pour vous indiquer que parmi les avatars de la pulsion depuis un demi-siècle on trouve l’anorexie qui est un mode singulier de jouissance de l’objet perdu. Je vous parlerai d'Éva.
Il y a pour l’adolescent un deuil à faire de ces objets qu’il avait investis et dont il jouissait sur le mode autoérotique.
Et c’est ici que les objets que propose la société du XXIe siècle entrent en scène. Le monde moderne a saisi cette opportunité. La société vend les objets que consomment les adolescents. Les objets que propose le marché, les adolescents, dans la mesure où ils connaissent un moment fragilité — mais pas seulement eux — peuvent tenter de s’en satisfaire et ainsi régresser à cette période autoérotique et nostalgique qu’ils ont connue par l’usage des objets préoedipiens. Freud nous a montré en quoi tous les objets de l’univers de l’enfant sont des objets qui viennent se substituer à un objet à jamais perdu et qu’aucun objet ne viendra jamais le remplacer (objet retrouvé).
Par conséquent, le travail que devra faire l’adolescent n’est pas du tout un travail de re-narcissisation, mais un travail en rapport à l’objet.

À partir de cette thèse, on peut reprendre les différentes solutions qui sont envisagées par les adolescents.
La première voie que les adolescents utilisent c’est d’aller désirer ailleurs que dans la famille. Et pour cela ils inventent un langage nouveau. Ils nouent ainsi de nouveaux liens sociaux en empruntant une langue nouvelle. Ils vont désirer ailleurs, là où se trouve l’objet qui relance le désir, l’objet qui brille.
Cela ouvre des perspectives nouvelles. Par exemple le lycéen face à ce professeur qui parvient à faire briller le manque, le trou dans le savoir, le professeur qui cherche, et qui parvient à faire passer ce désir de savoir chez certains de leurs lycéens qui trouvent ainsi eux-mêmes ou retrouvent une satisfaction à accéder au savoir.L’accès au savoir est une des voies qu’empruntent les adolescents. Il y en a évidemment d’autres.

Mais je voudrais vous parler d’Éva qui a trouvé cette solution.
Éva
Lorsque j’ai eu connaissance du thème de cet après-midi j’ai aussitôt pensé à Éva : à l’amour débordant de sa mère, à sa détermination et son inventivité dans le travail transférentiel pour prendre quelque distance et pour tenter de mettre une sourdine à un surmoi particulièrement impitoyable.
Il s’agit d’un travail qui a duré cinq ans, le temps d’un cycle analytique.
Éva est une bonne élève. Elle est brillante, travaille beaucoup et est toujours première de classe. Cela ne l’empêche pas de paniquer lors des examens de fin d’année scolaire. Elle est alors toujours particulièrement angoissée.
En août 99, pendant les vacances d’été, elle tombe amoureuse d’un jeune homme. Elle a 16 ans à cette époque. C’est lui qui la séduit. C’est la première fois. Ce flirt ne dure d’ailleurs que quelques jours. À la fin des vacances, ils se quittent. Septembre 99 c’est aussi le moment où sa grand-mère maternelle décède. Elle se pèse alors après les vacances et se découvre 6 kg. de plus qu’elle trouve être 6 kg. de trop. L’image de sa mère obèse lui vient alors à l’esprit. Sa mère se trouve être en permanence dans des régimes amaigrissants stricts. Éva se sent mal dans sa peau, serrée dans ses vêtements, obèse, laide. Lui vient alors l’idée qu’elle doit absolument revenir à son poids d’avant les vacances. À partir de cette période, elle va s’y employer assidûment. Elle situe la barre à 45 kg. Elle ne sait pas pourquoi, mais 45 kg lui semble être le poids qui convient. Elle se met à passer des repas, fait du sport et comme elle ne perd pas suffisamment ses kilos de trop, après quelques semaines, elle se fait vomir après ses fringales. Son acharnement l’amène également à vérifier son poids tous les matins. C’est la première chose qu’elle fait au saut du lit. Depuis cette période, pour Éva, se peser au lever s’impose à elle comme rituel et si la salle de bain est occupée, elle garde le lit une heure s’il le faut en attendant qu’elle se libère. Connaître son poids au moment du lever est devenu pour elle une obsession.
Ce comportement inquiète ses parents et commence d’ailleurs à la préoccuper elle-même aussi. C’est ce qui l’amène à me consulter.
Éva vient me voir pour la première fois en décembre 99. Elle veut di-elle comprendre pourquoi elle souffre d’anorexie.
Lors de ce premier entretien, outre son problème alimentaire, elle m’informe également d’une autre difficulté qui envahit depuis longtemps toute son existence : son lien à sa mère. Elle explique ainsi que pendant la période des examens, c’est récurrent, elle est prise d’une telle peur d’échouer qu’il lui faut à tout prix la présence de sa mère à ses côtés pour trouver quelqu’apaisement. Sa demande est si pressante que sa mère est amenée à devoir prendre congé de son travail. Elle questionne alors sa mère sur un improbable échec : « m’aimeras-tu toujours si j’échoue ? »
Les rapports entre elles sont toujours excessifs. Ils oscillent entre amour et conflit. Elles passent fréquemment plusieurs heures en tête-à-tête à se parler. Elles se déclarent leur affection réciproque, elles ne se le disent — dit-elle — jamais assez, ou elles se querellent au point d’éprouver chacune un profond soulagement quand s’annonce la fin des examens. « C’est bon de parler à sa mère — dit-elle. Parler fait du bien. » « J’ai toujours eu besoin de la présence de ma mère, de sa tendresse, de me blottir contre sa poitrine. »
Éva a également l’idée qu’elles doivent tout se dire ; ne jamais se mentir. En fait Éva ne trompe jamais sa mère. Simplement elle ne parvient pas à lui dire tout ; tout ce qui est important, ou à dire ce que sa mère attend qu’on lui dise. Elle est donc à l’occasion prise par elle pour une menteuse et cela la peine beaucoup. Pour elle, la vérité consiste à tout se dire. Ne jamais mentir à sa mère, ne jamais la tromper, c’est-à-dire tout lui dire, constitue pour Éva un effort permanent. C’est grâce à cet effort constant qu’elle s’assure de la confiance et partant de l’amour de sa mère.

Ainsi, puisqu’elle venait précisément pour me parler, j’étais donc moi-même convoqué à place singulière.
C’est de ce lien difficile entre elles qu’il sera uniquement question durant la première partie de son travail avec moi. Ainsi, viendra-t-elle guillerette m’annoncer, comme une victoire de la vérité, cet aveu à sa mère qu’elle n’a pu s’empêcher de se faire vomir. « J’ai dit à ma mère que je lui dirai toujours la vérité » Promesse qui la rassure pour un temps. Une autre fois au contraire elle se présentera anéantie à la séance m’annoncer que sa mère ne la croit pas. Les questions pièges l’ont en effet confondue : « Comment s’est passée la journée ? » « Très bien » « Les traces que tu as laissées à la salle de bain ne me permettent pas de te croire ». Éva s’effondre alors en larmes et se voue à regagner coûte que coûte l’amour maternel. Au terme de l’un de ces longs tête-à-tête avec sa mère, Éva lui présentera des excuses et regagnera toute son affection.

Éva fait état d’un autre affect qui la déborde fréquemment dans sa relation à sa mère. Elle est souvent prise d’un profond sentiment de honte et à cette honte s’articule alors toujours un intense sentiment de culpabilité qui la met très à mal. Elle a honte ainsi lorsqu’elle est prise de fringale, se goinfre et se fait vomir. Elle est également la honte de la famille, elle qui reçoit tout de ses parents, elle qui ne leur crée que du souci. Elle a honte lorsqu’elle est confondue par sa mère. La culpabilité insupportable qui s’en dégage prend à l’occasion des proportions impressionnantes. Elle peut, par moment, dit-elle se sentir coupable de ne pas se sentir coupable.

Les relations avec son père s’inscrivent plutôt sous le signe de l’indifférence. Il est là c’est vrai, mais effacé et inconsistant, de toute façon toujours d’accord avec sa mère. Elle lui est à peine attachée. Elle éprouve pour lui de la complaisance. Elle évoque son père parce que je le lui demande. Pendant près de deux ans elle ne m’en parlera d’ailleurs jamais spontanément, sauf à une occasion lorsqu’il interviendra comme le ferait un bon père de famille. Elle subira néanmoins son initiative comme une intrusion tyrannique dans sa vie. Elle percevra son ingérence comme une intolérable intention de chambarder son univers. Voici dans quelles circonstances. Durant les premiers mois de nos rencontres Eva ne m’en parle pas, mais elle continue de se faire vomir. Elle le signale de temps en temps. Fortuitement. Je ne l’interroge pas sur son symptôme. Sa mère un jour va la questionner sur son cycle menstruel. Elle n’est en effet plus indisposée depuis plusieurs mois avant notre rencontre. Alarmée, la mère en appelle à son père. Il exigera d’elle qu’elle grossisse de trois kilos. Cette exigence lui apparaît totalement démesurée et insoutenable. L’image difforme de son corps dans la glace lui est insupportable. « J’avais déjà — dit-elle — à porter tout le poids de la culpabilité, il faudra maintenant en plus que je porte ces kilos. C’est effroyable ». Sous la contrainte paternelle, son état va se dégrader de manière inquiétante et en accord avec elle, je proposai aux parents de consulter un médecin. Les paroles du médecin vont rassurer les parents. « 45 kg. sont nécessaires, mais suffisants ». Ces mots rendront possible la levée de l'exigence du père et Éva se sentira immédiatement mieux.

Deux ans après le début de la cure, lors d’une séance où elle m’expliqua avec une jouissance mal dissimulée qu’elle avait encore eu un long tête-à-tête avec sa mère, j’interromps cette fois la séance en lui disant : « ça suffit, vous parlez trop à votre mère ». Ces paroles vont la laisser sans voix. Elle me quitta en me faisant remarquer qu’elle avait pris mon intervention comme une gifle. Elle m’expliquera lors de la séance suivante qu’elle avait pensé ne plus venir. Mais elle était là. Quelques semaines plus tard, alors qu’elle m’avait encore une fois saoulé de leurs conversations amoureuses mère-fille, j’interromps la séance et, empruntant un ton agacé, je lui dis : « ah lala encore et toujours l’amour de votre mère ». Lors de la séance suivante, elle m’expliqua en pleurant à chaudes larmes qu’elle savait très bien qu’elle aimait trop sa mère, que c’était inutile de le lui rappeler. Voulant faire valoir l’ambivalence que permet le génitif de mon intervention : « l’amour de votre mère » j’interromps la séance en lui disant : « vous devez prendre ce que je dis à la lettre. » Quelque chose avait maintenant radicalement changé dans le transfert. Elle ne me mettait plus à la même place. Dès ce moment les thèmes qu’elle amena se mirent à changer. Sa grand-mère maternelle se mettra d’abord à y occuper une place importante. L’anniversaire de sa mort en fut l’occasion. Sa grand-mère était tombée malade au moment de sa naissance et gardait le lit depuis. « Nous ne nous parlions jamais. Nous nous regardions. » « Je ressemble à ma grand-mère », me dira-t-elle un jour. « Ma mère me le dit souvent ». Ensuite Éva amènera régulièrement aux séances une série de comportements et d’attitudes qu’elles avaient en commun. « Elle ne mangeait presque pas, elle buvait de l’alcool en cachette derrière le dos de ma mère et vomissait. Mais pourquoi l’avoir mimée ainsi ? »
Imperceptiblement, quelque chose qui lui était jusque-là passé inaperçu va alors se mettre à prendre consistance. Ce qui avait été rapporté de manière tout à fait fortuite et anecdotique au tout début de nos entretiens, les circonstances de la mort et surtout l’enterrement de sa grand-mère, va maintenant se déployer lors des séances. Elle va m’expliquer combien cette perte passée sous silence avait creusé chez elle un vide qu’elle n’était jamais parvenue à combler. Elle décrira la terrible et interminable procession sur la pelouse du cimetière, les cendres répandues et son grand-père tirant les photos, comme hors du coup, l’apparition des plaques rouges sur son corps quinze jours après l’enterrement, plaques qui se déplaçaient. Enfin, lors d’une séance elle me fera remarquer que sa maladie était apparue avec le décès de sa grand-mère. Ainsi, il s’agissait pour elle d’établir les coordonnées de ce moment d’effondrement subjectif à partir de restes complètement négligés et banalisés. Ce constat sera primordial.

À partir de ce moment Éva, va prendre ses distances par rapport au zèle de sa mère à son endroit. Elle va alors entrer dans une période de véritable apaisement. De séance en séance, avec détermination, elle s’emploiera à édifier cette distance symbolique. Elle me surprit même à s’autoriser à plaisanter sur leur relation. Un jour, amusée et moqueuse, elle me raconta par exemple les interprétations sauvages de sa mère à propos de son poids : « Quatre plus cinq font neuf ; tu veux rester dans l’œuf ». Elle sourit ironiquement. L’angoisse au moment des examens finit par disparaître complètement. Elle se passe maintenant tout à fait de la présence de sa mère pendant cette période. Il est vrai qu’elle surveille toujours son poids. Elle conserve toujours son rituel matinal. Mais, bien qu’elle reste déterminée à camper sur ses 45 kg, cela fait plus d’un an qu’elle ne se fait plus vomir. Quelque chose de l’ordre d’un réglage autour de ce nombre s’était installé. Le monde peut bien tourner, mais, pour elle, c’est autour de ce nombre. Sa stabilité actuelle est à la mesure d’une détermination que rien ne peut ébranler. Le rapport à ce nombre lui permet de se constituer comme image, il lui procure une image aimable et acceptable. Elle a sa façon pour le dire : « Je peux même faire du yo-yo autour de mes 45 kg. Je ne m’affole plus lorsque je gagne un kilo. Je ne me trouve plus difforme dans la glace. Je sais aussi que je l’aurai perdu le lendemain ».
Par la suite quelque chose encore dans l’agencement de son monde s’est modifié. Éva fait un subtil usage de son téléphone portable pour réguler les conversations avec sa mère. Elles s’échangent des SMS. Elle me fait remarquer qu’un SMS ne peut de toute façon dépasser 150 caractères. Un jour, alors qu’elle était partie en WE avec son ami, sa mère prend contact avec elle et lui envoie un message de reproches. Elle lui répond par SMS, le ton monte et sa mère finit par proférer qu’elle se retrouvera seule au monde. C’est avec sourire et légèreté qu’elle me rapporte l’événement. En effet Éva a eu cette trouvaille, elle fera désormais un usage particulier des SMS. Et ensuite, pour bien le faire comprendre à sa mère, elle l’avertit qu’elle éteignait son téléphone portable.

Au bout de cinq ans de travail, Éva se présente un jour de septembre le ton triste. On fêtait le cinquième anniversaire de la disparition de sa grand-mère. « Je me souviens d’elle aujourd’hui, dit-elle, j’ai son image en tête. Sur son lit de mort, elle ne devait pas peser plus que 45 kg. » « Eh oui, 45 kg. »
Éva achevait cette année-là ses études d'architecte à l’université. Elle va me quitter à la fin de l’année scolaire pour aller faire son stage dans un autre pays. Elle achèvera par la même occasion un cycle analytique, une fois que cette identification sera levée chez elle et qu'une autre prendra le relai. Au dernières nouvelles elle est devenue professeur en architecture dans l'université où elle s'est elle-même formée.

  • 1. STEVENS, A., « L’adolescence, symptôme de la puberté », Les Feuillets du Courtil, N° 15, mars 1998, Tournai, pp. 79-92.
  • 2. Ibid, p. 85.
  • 3. LACAN Jacques, Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Le Seuil, Paris, 1973, p. 186.
  • 4. LAURENT, É., « Le Nom-du-Père entre réalisme et nominalisme », in La Cause freudienne, N° 60, Paris, Navarin, 2005, pp. 131-149.
  • 5. LAMBRICHS, L., cité par É. LAURENT, « De l’art… d’incommoder les pères », in Le Nouvel Observateur, hors série N° 49, décembre 2001-janvier 2003.
  • 6. LAURENT, É, « La fin de l’analyse pour les enfants », L’enfant et les énigmes de la sexualité féminine, Les feuillets du Courtil N° 30, p. 20.
  • 7. Ibid
  • 8. LA SAGNA, P., « L’adolescence prolongée, hier, aujourd’hui et demain », in Mental, N°23, Clamecy, avril 2009, pp. 17-28.
  • 9. LACAN, J., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », Autres écrits, Paris Seuil, 2001.
  • 10. Éric Laurent s’appuie sur le texte de Lacan, « Les complexes familiaux », dans son article « Le noms du père… », op cit.
  • 11. La Sagna. P., op cit.