Graciela Brodsky : La tyrannie du bonheur

Introduction

Ruzanna Hakobyan: C’est avec un grand plaisir que le Pont Freudien, pour sa 32e Rencontre accueille la psychanalyste de Buenos Aires, Graciela Brodsky. C’est la deuxième fois que Graciela Brodsky vient à Montréal ; la première fois, c’était en 2000 pour la 7e rencontre du Pont Freudien. Ceux qui avaient assisté à cette rencontre se souviennent de la qualité toute particulière de sa transmission de la psychanalyse.

Graciela Brodsky est psychanalyste à Buenos Aires en Argentine, membre de la Escuela de la Orientación Lacaniana (EOL), de la New Lacanian School (NLS) et de l’Association Mondiale de Psychanalyse (AMP). Elle a été présidente de l’Association Mondiale de Psychanalyse (AMP) durant quatre ans, de 2002 à 2006. Elle enseigne à la Section Clinique de Buenos Aires. Elle est aussi directrice de l’Institut du Champ Freudien en Argentine. Elle est l’auteure de nombreux articles et de plusieurs livres dont L’argument : Commentaire du Séminaire XI de Lacan1. Ce soir, sa conférence porte sur La tyrannie du bonheur. Mais avant d’aborder le sujet de notre conférence, j’aimerais vous rappeler que cette année, le 9 septembre, c’était l’anniversaire des 30 ans de la mort de Lacan. On constate que 30 ans après la disparition du psychanalyste français Jacques Lacan, ses séminaires sont toujours lus et étudiés. Sa conception de l’apport psychanalytique provoque une ouverture, un savoir-faire avec l’incurable de chacun. Dans plusieurs pays du monde et surtout en France, nombre d’émissions de radio et de télévision, d’articles de journaux ont célébré ce « Lacan toujours vivant ». À cette occasion, deux livres de Lacan ont été publiés ; le Séminaire XIX qui s’appelle … ou pire2 et Je parle aux murs3, dont les textes ont été établis par Jacques-Alain Miller qui vient d’écrire un livre sur Lacan intitulé Vie de Lacan4.

La question porte donc sur ce qu’est le bonheur. Wikipédia donne la définition suivante : « Le bonheur est un état durable de plénitude et de satisfaction, état agréable et équilibré de l’esprit et du corps d’où la souffrance, le stress, l’inquiétude et le trouble, sont absents ». Je pense que nous pourrions discuter la définition de Wikipédia dont la question de désir est complètement exclue, définition qui montre plutôt une image mortifiée du bonheur. En fait, cette définition rejoint plutôt celle de Freud à propos du principe de plaisir comme essentiel au fonctionnement de la vie, là où se maintient la tension la plus basse. Le bonheur peut être pris comme un objet politique. Slavoj Žižek dit, en parlant de la société communiste des états de la Tchécoslovaquie communiste des années soixante-dix à quatre-vingt, que « tout le monde était ''heureux'', à cette époque »5. Il poursuit en soulignant que « les besoins matériels étaient satisfaits, mais pas complètement, si bien qu’on pouvait se réjouir à voir ce qu’on avait. Tout ce qui était mal était imputable à l’autre, le Parti. Et il y avait aussi un autre auquel rêver de manière réaliste car il n’était pas très éloigné. L’Occident consumériste… ». Éric Laurent dans sa conférence Le bonheur ou la cause de la jouissance6 dit que le bonheur est d’ordre imaginaire. Être heureux, c’est d’avoir ce que les autres ont. En ce sens, Facebook qui, selon les dernières statistiques, réunit 600 millions d’utilisateurs, prône l’image du bonheur d’aujourd’hui. Une grande part de l’usage de Facebook consiste à mettre des photos, des commentaires, des vidéos où la promotion de l’image de bonheur devient un impératif. Cela devient une dictature de l’image du bonheur. Sommes-nous à l’époque où, pour la nouvelle génération, le bonheur se mesure à la quantité des amis sur Facebook ? Il est facile de glisser sur cette pente. En effet, ceux qui ne correspondent pas à cette image du bonheur peuvent facilement se retrouver avec une étiquette de dépression ou de maladie mentale. Il reste alors à se demander quelle est la position des psychanalystes par rapport au bonheur, et de quoi s’agit-t-il quand on parle de bonheur en psychanalyse. Lacan, dans l’article Kant avec Sade7, dit que « le bonheur se refuse à qui ne renonce pas à la voie du désir ».

Je laisse la parole à Graciela Brodsky.

La tyrannie du Bonheur

Graciela Brodsky: Je remercie Ruzanna pour cette présentation. Je remercie aussi le Pont Freudien et Anne Béraud, qui m’a permis, après onze ans, de revenir à Montréal. Je me réjouis du fait d’être dans un milieu qui ne m’est pas familier : un milieu d’étudiants, d’universitaires, d’intellectuels qui s’intéressent à la psychanalyse, à ce que la psychanalyse peut apporter pour comprendre le monde d’aujourd’hui et comprendre aussi le monde propre, qui ne va pas souvent de pair avec le monde dans lequel nous vivons. Je m’excuse, parce que mon français n’est pas aussi bon que celui de Ruzanna, mais je fais des efforts.

« Tous les hommes cherchent à être heureux. […] C’est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu’à ceux qui vont se pendre ». Ce n’est pas moi qui le dis, c’est Blaise Pascal8. Bien qu’il soit vrai que tous les hommes cherchent à être heureux, les façons de poursuivre le bonheur sont certainement multiples et même contradictoires. Dans l’Antiquité, par exemple, le bonheur dépend de la tyche, du hasard, de la fortune. Au cœur de cette notion, on trouve la question de la praxis, c’est-à-dire du mode de vie à mener pour atteindre le plus de bonheur possible. Dans la tradition occidentale, le bonheur consiste en une véritable conquête. Il ne s’agit pas de s’abandonner au plaisir instantané mais de dilater le présent, de le transformer en une véritable durée. Si l’homme est malade, c’est en raison de l’insatisfaction chronique qui l’empêche de vivre le présent. Le vieillard regrette le passé sans aucune gratitude envers ce qui lui a été donné. Le jeune homme craint l’avenir.

Le bonheur public

Tandis que l’Antiquité situe le bonheur dans le présent, la morale chrétienne le déplace vers une vie future en promettant un bonheur éternel pour compenser la souffrance actuelle. La philosophie des Lumières s’est érigée contre et c’est précisément avec la Révolution Française que le bonheur cesse d’être une quête individuelle, une voie morale, une discipline personnelle. Il devient alors une aspiration du peuple et un facteur politique. À partir de la Révolution Française, les projets utopiques sociaux vont envahir, et pour longtemps, la culture européenne : du pragmatisme de Voltaire qui fonde une morale de travail pour parer à l’ennui et au vice jusqu’à l’engagement sartrien qui cherchait dans l’action collective une réponse satisfaisante à l’absurdité de l’existence humaine, en passant par les ingénieurs sociaux tels que Saint-Simon, Comte ou Fourier qui, eux, ont l’espoir d’appliquer les découvertes de la science pour le bien-être social.

Utopies contemporaines

Contrairement aux anciennes utopies, on trouve les nouvelles utopies dans les journaux, les magazines pseudo scientifiques, peut-être même dans Facebook ou dans Wikipédia. Si nous regardons où en est l’évolution du terme bonheur dans la presse en ligne, on découvre, par exemple que l’héritage génétique est en grande partie responsable du bonheur des personnes. Selon une étude publiée pour le Psychological Science, les gènes jouent un rôle plus important que les facteurs externes sur la façon dont les personnes perçoivent la vie. De plus, les gènes déterminent certains traits de la personnalité qui prédisposent au bonheur, comme le fait de ne pas être timide ou de ne pas trop s’inquiéter des problèmes. À vrai dire, cette utopie scientiste qui fonde ses promesses de bonheur sur la génétique est proche de l’utopie chrétienne. En effet, elle déplace le bonheur vers le futur jusqu’au jour où la science pourra intervenir et modifier la génétique. En attendant, les sujets sont tous malheureux sans en être responsables – « c’est ma génétique !» – et condamnés à un déterminisme qui les laisse sans ressources.

À côté de l’utopie scientiste, apparaît l’utopie hygiéniste, comme le montre le travail de recherche réalisé par des spécialistes israéliens qui suggèrent que le fait d’être heureux et d’avoir une attitude positive face à la vie peut être efficace pour prévenir le cancer dont le risque augmente si l’on passe par plus de deux crises personnelles. La découverte du professeur Veenhoven de l’Université Érasme de Rotterdam va aussi dans ce sens en indiquant que, pour vivre longtemps, le fait d’être heureux est aussi efficace que d’arrêter de fumer. Autrement dit, le bonheur permet d’augmenter la durée de la vie. Au contraire, un état de tristesse chronique a des effets négatifs à long terme, comme l’aurait une pression artérielle élevée et un taux de défenses immunitaires faibles.

Si l’on associe d’un côté l’utopie scientiste qui fonde ses espoirs dans la génétique et de l’autre l’utopie hygiéniste, on perçoit mieux le type d’afflictions auxquelles nous sommes tous condamnés. Le bonheur protège contre le cancer mais aussi contre la pression élevée et la chute des défenses immunitaires, mais comme le bonheur est génétique… Néanmoins, les choses ne semblent ne pas aller si mal pour le Brésil, grand favori des utopies scientistes. Sur une échelle de 0 à 10, la moyenne d’espérance de bonheur est de 8,78. Par contre, c’est au Zimbabwe que l’espérance de bonheur la plus faible a été constatée, avec une moyenne de 4,04. Si quelqu’un prenait au sérieux ces données, il lui faudrait concevoir rapidement une étude comparative entre les gènes des Brésiliens et les gènes des natifs du Zimbabwe. Mais il faut bien dire que personne ne prend au sérieux cet océan de fausse science.

Tout comme personne ne prend au sérieux les recherches du Professeur Yang, quand il nous annonce qu’après 80 ans, les hommes et les femmes noirs ont 50 % de probabilités en plus d’être heureux que les hommes et les femmes blancs. Mais il faut attendre d’avoir 80 ans ! Avant de fermer les journaux, je lis la découverte suivante : les adultes satisfaits par leur mariage ont une pression artérielle plus basse que celle des célibataires (Annals of Behavioral Medicine). Cette étude a surveillé pendant 24 heures la pression artérielle de 280 adultes mariés et de 99 célibataires. Les résultats montrent que les adultes heureux dans leur mariage ont une pression artérielle jusqu’à quatre points inférieure à celle des célibataires. Cependant, les adultes insatisfaits dans leur mariage présentent une pression, non seulement plus élevée que celle des personnes heureuses dans leur couple, mais aussi plus élevée que celle des célibataires. Selon les chercheurs, cela indique que le mariage, par lui-même, ne garantit pas la santé. Autrement dit, « ce qui protège réellement la santé, c’est d’avoir un mariage heureux ». Dans l’étape suivante de cette étude, les participants insatisfaits de leur mariage ont réalisé une thérapie de couple pour que les chercheurs puissent évaluer si l’amélioration de la relation se reflète dans la santé.

Enfin, au milieu de cette sottise qui ne résiste pas au moindre contrôle scientifique, quelque chose de nouveau se détache avec des conséquences très importantes pour la psychanalyse. Un article publié en première page du quotidien La Nación (le quotidien le plus lu en Argentine) annonce que deux spécialistes de l’économie ont mesuré le bonheur à travers une étude réalisée dans 80 pays. Ils tirent la conclusion que les personnes sont plus susceptibles de souffrir de dépression entre 40 et 45 ans et que « les êtres humains sont plus heureux au début qu’à la fin de leur vie ».

Bonheur et dépression

Ce qui interpelle, dans cet article, c’est le fait que l’on invoque la dépression comme antithèse du bonheur, comme Ruzanna nous l’a d’ailleurs rappelé. Pourquoi n’est-ce pas la tristesse ? Pourquoi n’est-ce pas la malchance ? Selon un rapport de l’Organisation Mondiale de la Santé9, la dépression arrivera en 2020 à la deuxième place du classement des troubles qui affectent l’humanité, immédiatement précédée par les maladies cardiovasculaires. En 2001, à la date de publication du rapport en question, la dépression majeure est déjà présentée comme la principale cause d’incapacité et elle occupe le quatrième rang mondial des causes de morbidité. Après cela,– une campagne anti-dépression a été lancée dans plusieurs pays. En France, sur le site internet « Info dépression », on peut lire : « il existe une maladie qui touche plus de 3 millions de personnes en France, une maladie qui peut vous empêcher de parler, de rire, de manger, de travailler, de dormir ou de vous lever le matin, une maladie qui peut vous empêcher de vivre. Cette maladie, c’est la dépression » ( http://www.info-depression.fr/ ). Aux États-Unis, la Mental Health Americaa a ouvert un site internet (http://depression-screening.org), qui propose un test en neuf questions permettant de réaliser un autodiagnostic de dépression et qui oriente vers le centre de traitement le plus proche.

Comment le déplacement a-t-il eu lieu d’une conception subjectiviste – et même relativiste – du bonheur vers l’idée d’une mesure du bonheur y compris d’une science du bonheur ? À quel moment et dans quelles circonstances ce qui était auparavant vertu, hédonisme, béatitude ou même utilité – rappelons la maxime utilitariste « Le plus grand bonheur pour le plus grand nombre de personnes possible » –, à quel moment s’est-il transformé en un impératif tout à fait paradoxal ? L’impératif paradoxal qui consiste à prescrire à la fois qu’il faut être heureux pour être sain, mais qu’il faut être sain pour être heureux. Dans quelles circonstances le bonheur est-il devenu un état dont l’absence est le signe d’une maladie qui deviendra bientôt une épidémie ?

Symptômes et semblants

Si l’utopie moderne était juridique, fondant sur la loi l’espoir d’une société heureuse, l’utopie contemporaine, quant à elle, est biopolitique. Elle va de pair avec une fiction qui recherche dans la structure du cerveau et dans les statistiques un réel ultime. L’utopie contemporaine doublée de cette fiction sert, à défaut d’un Dieu, de fondements pour rendre l’homme et ses actions intelligibles et prévisibles. Dans leur quête désespérée du réel, les nouvelles utopies sont finalement l’envers de la fictionnalisation postmoderne, c’est-à-dire de l’empire généralisé du semblant. Mais, chaque utopie inclut sa propre limite, ce qui empêche le « pour tous », l’universel auquel elle aspire. Quelle est la limite de l’utopie hygiéniste qui veut gérer les corps pour trouver le bonheur ? C’est la dépression. La dépression c’est, comme on dit, l’heure de vérité – la hora de la verdad – de la tyrannie contemporaine du bonheur. Plus on étend la campagne d’Info-Dépression, plus on exige le mot d’ordre « don’t worry, be happy ! » et plus on trouve la dépression. Ce qui rend la dépression tellement insupportable, c’est son mépris envers tout semblant, son mépris envers toute promesse de bonheur.

Les addicts, par exemple, cherchent chaque fois plus de jouissance, plus de bonheur. Et cette jouissance est plus précieuse que l’amour de la vie. En revanche, la personne déprimée ne trouve rien dans le monde, aucun objet, pour compenser le manque de jouissance qui l’habite, le désert de jouissance. Ce que l’on constate, c’est qu’à chaque campagne de promotion du bonheur correspond une augmentation de la dépression. Et plus l’exigence exhorte « un bonheur pour tous », plus le sujet rejette les solutions prêtes à porter et proclame sa jouissance singulière qui, d’ailleurs, n’exclut pas d’être bien dans le mal. Prenons, par exemple, le sujet anorexique. À sa façon, l’anorexique dit  non au matraquage de la consommation généralisée. Il va jusqu’à mourir de faim pour trouver un bonheur qui nous est incompréhensible. Il en va de même pour la dépression : le sujet déprimé dit « non ! ». Non à Facebook, non à internet, le sujet déprimé dit non. Il dit non, sauf à la tyrannie de consommation de pilules à laquelle il dit oui, oui à la promesse d’un bonheur qui lui échappe.
Maintenant, un petit conte que Lacan rappelle dans son écrit La direction de la cure10. Il était une fois – cela commence comme dans tous les contes – un calife qui s’appelait Haroun-al-Raschid et qui avait un fils très malheureux. Celui-ci partit consulter un vieux derviche. Le vieux sage lui répondit que le bonheur est chose difficile à trouver en ce monde.

– Cependant, ajouta-t-il, je connais un moyen infaillible de vous procurer le bonheur.
– Quel est-il ? demanda le jeune prince.
– C’est, répondit le derviche, de porter sur vos épaules la chemise d’un homme heureux.

Le prince embrasse le vieillard et le voilà parti à la recherche de son talisman. Il visita toutes les capitales de la terre. Il essaya des chemises de rois, des chemises d’empereurs, des chemises de princes, des chemises de seigneurs. Peine perdue ! Il n’en était pas plus heureux. Il enfila alors des chemises d’artistes, des chemises de guerriers, des chemises de marchands. Pas davantage ! Il fit ainsi bien du chemin mais sans trouver le bonheur. Enfin, désespéré d’avoir essayé tant de chemises, il revint fort triste, au palais de son père. Sur le chemin, il aperçut dans la campagne un brave laboureur, tout joyeux et tout chantant, qui poussait sa charrue. « Voilà pourtant un homme qui possède le bonheur, se dit-il, ou alors le bonheur n’existe pas sur terre ». Il s’avança vers lui et lui dit :

– Es-tu heureux ?
– Oui, fit l’autre.
– Tu ne désires rien ?
– Non.
– Tu ne changerais pas ton sort pour celui d’un roi ?
– Jamais !
– Eh bien, vends-moi ta chemise !
– Ma chemise ? Mais, je n’en ai point !

(Jules Vernes, « Les enfants du capitaine Grant »)11
Si je raconte cette petite histoire, c’est pour interroger cette formule du bonheur, cette idée selon laquelle pour devenir heureux, il ne faut rien désirer, il ne faut rien avoir, l’idée que pour devenir heureux, il ne faut pas avoir le désir d’être comme l’autre, mais celui de s’identifier à soi-même. Cette idée n’appartient pas seulement aux ouvrages de psychologie populaire qui fournissent la recette « pour se soigner soi-même », « pour devenir heureux », « pour devenir riche ». Par exemple, j’ai trouvé ces mots qui appartiennent à Schopenhauer, qui est un philosophe très éloigné de la psychologie populaire. Schopenhauer écrit : « Il n’est rien assurément de plus absurde que d’aller se mettre en tête d’être un autre que soi-même : c’est là, pour la volonté, tomber en une contradiction flagrante avec elle-même. S’il est honteux de se parer du costume d’autrui, il l’est bien plus de parodier les qualités et les particularités d’autrui : c’est avouer clairement son propre néant. En ce sens encore ; il n’est rien de tel que de se sentir soi-même, et ce dont on est capable en tout genre, et les limites où l’on est tenu, pour demeurer en paix autant qu’il est possible avec soi-même »12.

L’impossibilité d’être soi-même

Pour la psychanalyse, même s’il y a satisfaction, il ne s’agit jamais de la satisfaction de soi-même. Et pour cause, parce que pour la psychanalyse, le soi-même est tout à fait problématique. Qu’est-ce qu’implique le « soi-même » ? Un sujet identique à soi-même. C’est-à-dire un individu : quelqu’un qui est indivisible. En effet, le sens du mot individu c’est bien indivisible. Cependant, toute l’expérience de la psychanalyse va contre cette idée. Le principe d’identité s’écrit couramment selon la formule a = a. On peut dire 5 = 5. Ce qui est tout à fait vrai. Mais c’est une tautologie. Cela n’apporte rien. Ce n’est pas la même chose que de dire 5 = 3+2. C’est une égalité d’un autre type, que l’on ne pourrait pas remplacer par a = a. Quand je dis a = a, d’un côté comme de l’autre du signe égal, j’ai les mêmes termes. Quand je dis 5 = 3+2, ce ne sont pas les mêmes termes, donc ce n’est pas une identité. La proposition est tout à fait vraie, mais ce n’est pas une identité.

Si nous utilisons le langage courant, nous pouvons percevoir une autre différence. Si nous remplaçons a par homme, nous obtenons homme = homme, c’est-à-dire, un homme est égal à un homme, ou bien, un homme est un homme, comme on dirait « a est a ». Pourtant, il suffit de ne pas l’écrire et de le dire à haute voix pour que le miracle du sens se produise : « un homme… est un homme », « un homme est un homme ! »… L’intonation montre à elle seule que l’homme d’un côté n’est pas l’homme de l’autre côté.

Le principe d’identité n’est pas le même pour la psychanalyse que pour la science. Pour la science, le principe d’identité est fondamental. Il est impossible de faire de la recherche si on ne croit pas à l’identité des objets vis-à-vis d’eux-mêmes. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il est tellement difficile de faire de la recherche en psychanalyse : parce que l’objet n’est jamais égal à lui-même, parce qu’une séance d’analyse n’est jamais identique à une autre séance d’analyse. Bien qu’on ait le même analyste, le même divan et que l’on soit dans le même contexte, ce n’est jamais la même séance. Il est très difficile de faire de la recherche avec un objet qui change constamment. En psychanalyse, les phrases « Qu’est-ce que tu veux, un homme est un homme ! » ou bien « Mais, si! Une femme est une femme », ces phrases ne sont pas des tautologies. Ça a beaucoup de sens. Le fait de dire « un homme est un homme », nous comprenons ce que cela signifie. Quel est le sens de cette répétition ? Pourquoi la dire si ce n’est pour signaler que nous pensons qu’un homme peut être autre chose qu’un homme. Quand on met l’emphase, c’est évidemment pour indiquer que l’on doute.

L’apologue du bateau de Thésée sera le premier exemple pour illustrer mon propos. Thésée est un personnage de la mythologie grecque. Il est célèbre pour avoir vaincu le Minotaure dans le labyrinthe de Crête. Il s’est chargé de cette tâche vouée à l’échec. Il part avec son bateau, accompagné de trente rameurs. Lors du départ, sachant qu’il va perdre ses enfants, ses bateaux et ses marins, il hisse des voiles noires et demande qu’en cas de victoire, les voiles noires soient remplacées par des voiles blanches. Et il part à l’aventure. Grâce à l’aide des dieux, à l’aide du fil d’Ariane et d’autres ressources surhumaines, il parvient à vaincre le Minotaure et rentre à Athènes, accompagné de ses trente rameurs avec les voiles blanches hissées sur son bateau. Son navire sera conservé comme symbole de cet exploit inattendu. Mais, les années passent et le bateau finit par s’abimer. Alors, les Athéniens remplacent une à une les planches de bois par les nouvelles planches. C’est là que se pose le paradoxe qui a occupé les esprits pendant de nombreuses années. Le bateau ainsi restauré est encore celui de Thésée et pourtant, au fil des réparations, on peut dire aussi qu'il ne reste rien du même bateau de Thésée. Ses planches ont toutes été remplacées par des planches neuves. Hobbes, philosophe politique du XVIIe siècle, a utilisé l'argument du bateau de Thésée pour critiquer l'argument de la forme comme principe de l'individuation13. La thèse d’Hobbes consiste à dire que ce n’est pas la forme qui permet d’identifier un individu. Son argument s’appelle « l’argument du puzzle ». Il affirme que si l’on conserve toutes les vieilles planches de bois et tous les morceaux du bateau et qu’on les rassemble pour reconstruire le bateau, quatre cents ans plus tard, il y aura deux bateaux de Thésée, celui reconstruit avec les planches neuves et celui reconstruit avec les planches originales, 400 ans plus tard. On peut difficilement déterminer lequel est le bateau de Thésée. Cela conduit à un débat tout à fait contemporain sur la définition des conditions suffisantes pour déterminer l’identité d’un artéfact en termes de continuité spatiotemporelle. Par exemple, certains considèrent que seul le premier navire, celui restauré avec les planches de bois neuves, serait le bateau de Thésée car il est en continuité spatio-temporelle avec le bateau original. Le deuxième navire, bien qu’il ait été construit avec les planches du premier, n’a en revanche aucune continuité spatiotemporelle avec le premier parce qu’il a été construit 400 ans après.

C’est une réponse au paradoxe, mais il y en a une autre qui me paraît plus amusante. Il suffirait que l’artéfact conserve à travers les modifications un peu plus de la moitié de la matière originale pour que l’on puisse affirmer son identité. C'est une solution quantitative. En définitive, si l’on possède plus de la moitié, c’est le même. Si l’on possède moins, c’est un autre. Et lorsqu’on vieillit ? Et lorsqu’on se teint les cheveux ? Et lorsqu’on passe par la chirurgie esthétique et que l’on se transforme le nez et les oreilles, lorsqu’on change la couleur de ses yeux ou que l’on perd quarante kilos ? Quel est le pourcentage ? Quel est le statut du navire de Thésée dans ce cas-là ? Quand est-ce que je deviens un autre ? Devient-on un autre quand on se regarde dans le miroir, après plusieurs années, et qu’on se dit « Que je suis vieux ! Je ne suis pas le même » ? Devient-on un autre quand on se voit en photo et qu’on se dit : « Que j’étais jeune » ? Le dernier film de Pedro Almodovar, le cinéaste espagnol, touche exactement ce point-là. Il faut être très attentif à la dernière phrase que prononce Fernando. Après avoir été soumis à toutes sortes de chirurgies esthétiques, le personnage ne devient pas seulement un autre, il devient une autre. Quand il revient à sa maison natale, sa mère se trouve face à quelqu’un de tout à fait inconnu. Et le film finit avec une phrase que je ne vais pas vous dire, bien évidemment ! Mais, il ne faut pas rater ce film quand on réfléchit à cette question.

Sans en parler de façon explicite, Lacan intervient dans ce débat sur le bateau de Thésée. Il le fait dans le Séminaire II14. La façon dont Lacan résout ce débat est très intéressante pour nous. Il affirme que l’identité entre deux objets ne se soutient que par le nom. La seule chose qui donne une identité, la seule chose qui donne aux objets leur subsistance, c’est de porter le même nom. Il est impossible de garantir l’identité d’un objet au niveau de la perception, au niveau de la position qu’il occupe dans l’espace, au niveau de sa permanence dans le temps. La perception est instantanée. Elle ne perdure pas dans le temps. En effet, on ne voit jamais deux fois la même chose. On la voit dans une autre position, sous un autre angle. Tout est périssable. Aucun objet ne se soutient dans le temps. La seule chose qui nous permet de parler d’une identité, c’est le nom. Pensez aux conséquences que cela peut avoir. Par exemple, dans les débats sur l’identité des enfants disparus sous la dictature argentine des années soixante-dix, ce qui était justement en jeu, c’était la disparition du nom. Cela permet à Lacan d’établir que seule la nomination peut donner consistance au monde dans lequel nous vivons. Le navire de Thésée existe indépendamment de sa matérialité, comme artéfact de langage.

Lacan revient sur ce problème dans le Séminaire IX, L’identification, en 196115. À ce moment-là, l’argument est exploré à travers « le train de 10h45 ». La question qui se pose est presque la même. En quoi le train de 10h45 est-il le train de 10h45 ? En effet, le train de 10h45 peut avoir aujourd’hui cent wagons et sept demain. Il peut aujourd’hui avoir une locomotive et demain, une autre. Il peut aujourd’hui s’arrêter d’un côté du quai et demain de l’autre. Il peut être rempli de voyageurs ou bien vide. Enfin, il est possible que le train de 10h45 arrive à 11h30. Qu’est-ce qui nous autorise à affirmer que le train de 10h45 est encore le même s’il passe à 11h30 ? Nous disons alors que le train de 10h45 est arrivé en avance. Si le train de 10h45 ne circule plus, nous dirons que le train de 10h45 ne circule pas. On garde le nom.

Lorsque Lacan déplace le paradoxe du bateau de Thésée au train de 10h45, c’est pour inclure une nouveauté, qui est le fait que nous puissions nommer quelque chose qui n’existe pas, quelque chose qui n’est pas là, comme le train de 10h45 qui ne circule plus depuis des années. C’est pourquoi, ce que l’on affirme comme a = a est une tautologie qui n’ajoute rien à l’être de a. La seule chose que l’homme peut dire, c’est que a n’est ni b, ni c, ni d. On pose la définition par la différence. Finalement, c’est la seule façon qu’on trouve pour définir quelque chose qui ne soit pas une tautologie : définir par la différence. Pour dire que ce n’est ni b, ni c, ni d. On a une idée de ce qu’est a, par la négative, pas par la positive. Cela donne alors lieu à un nouveau paradoxe de l’identité qui met en relief le fait que le symbolique ne permet de faire référence à l’identité qu’à travers la différence. L’identité avec soi-même est une idée impossible. On comprend pourquoi. Ce qui rend impossible le bonheur, ce qui rend impossible d’être en accord avec soi-même, c’est le langage même. Le seul fait de parler fait qu’on est divisé. On n’est jamais un individu. On est divisé entre ce qu’on dit et ce qu’on veut dire, entre l’énoncé et l’énonciation, entre l’intention du discours et ce que le discours signifie effectivement pour l’autre. Une fois qu’on parle, on n’est jamais soi-même.

Identité et sexuation

Mais il y a encore un autre registre de la différence qui empêche de s’identifier à soi-même et qui est très important pour nous, pour la psychanalyse. Il s’agit de l’harmonie impossible entre les sexes, et plus encore, l’harmonie impossible entre soi-même et son propre sexe. Je vais approfondir surtout ce second aspect puisqu’il y a onze ans, c’est le premier que j’avais développé. Je vais vous présenter deux cas – un cas clinique, l’autre un peu moins – pour illustrer comment la psychanalyse pense le problème de l'identité et de la différence sexuelle. Je vais vous parler de Maria et de Sergio.

Maria Patiño est une championne espagnole de course à pied. Elle a représenté son pays plusieurs fois en compétition. Lors des Jeux Olympiques de 1988, portée par l'enthousiasme de sa préparation à la course, elle oublie de présenter son certificat de féminité au Comité Olympique International. Je ne sais pas si vous êtes au courant du fait que, pour concourir aux Jeux Olympiques, il faille présenter un certificat de féminité avant la compétition. Comme toutes les autres participantes, Maria avait été informée qu'elle allait devoir passer par le bureau principal avant la compétition afin qu'on lui prélève un échantillon de cellules à l'intérieur de la joue. En 1968, les participantes aux Jeux Olympiques avaient avancé qu'il était très humiliant d'avoir à se dévêtir face à un comité d'évaluation pour démontrer qu'elles étaient des femmes. En raison de leur résistance et de leur force musculaire, il arrive souvent que des hommes se fassent passer pour des femmes lors de compétitions féminines. C'est pourquoi on a commencé à réaliser une évaluation visuelle des participants afin de confirmer qu'ils appartiennent bien au sexe auquel ils disaient appartenir. Mais en 1968, les participantes ont considéré que cela était humiliant. En 1969, les tests ADN ont commencé à apparaître. Aussi, le Comité Olympique International a décidé de remplacer l'évaluation visuelle, qui obligeait les participantes à se dévêtir, par un test ADN.

Quelques heures après le prélèvement, Maria est appelée pour la deuxième fois afin d’effectuer un deuxième test. Au moment où elle se prépare à courir, un officiel s'approche et l’informe que le sex test est positif. Elle a l'aspect d'une femme, elle a la force d'une femme, personne n'aurait supposé que ce n'était pas une femme, mais le test révèle que les cellules de Maria Patiño contiennent un chromosome Y. Pour le Comité Olympique, elle n'est pas une femme. À partir de ce moment-là, elle est obligée de quitter l'équipe espagnole, elle est frappée par une interdiction de compétition, on la disqualifie, lui retire les prix qu'elle avait gagnés jusque là et son petit ami la quitte. Elle doit se débrouiller pour faire autre chose de sa vie. Elle affirme   « J'ai été exclue de ce monde comme si je n'avais jamais existé alors que j'ai consacré vingt ans de ma vie au sport ».

Tandis que Maria Patiño parcourt les tribunaux pour prouver que, même si elle a un chromosome Y, elle est une femme, Sergio – un cas présenté par une collègue – avertit son analyste de son désir d’être une femme – ou plus exactement d’être une fille, parce qu’il a huit ans. Ses parents l'ont emmené chez un analyste car il a des problèmes à l'école et il préfère jouer avec les filles. Le maître d’école s’en est inquiété. Il dit parfois qu’il est une fille. Il aime faire les tâches ménagères et jouer à la dinette. Il porte des perruques. Il s’habille en fille pour danser comme les présentatrices d'émission pour enfants et pour que les autres le regardent : il fait son spectacle. Dans le cabinet, il dessine le Bossu de Notre-Dame, et signale avec des flèches les différentes parties du corps. Il affirme : « les cheveux violets, la bosse, les bras, la jupe de garçon ». Lors des séances suivantes il apporte des poupées Barbie, il les habille, les peigne. Il raconte que lui et sa grand-mère fabriquent des habits pour les Barbie dont il fait la collection.

Un an plus tard, la situation à l’école s’est améliorée. Pendant deux séances, il fait des petits cœurs en pâte à modeler et les fait cuire dans un four comme s’il s’agissait de petits gâteaux. La psychologue fait allusion à la différence entre les sexes en disant quelque chose comme « les femmes aiment beaucoup cuisiner ». Ce à quoi il répond : « oui, j’aimerais bien être une fille », et il ajoute « ma maman a trois garçons, et elle aimerait bien avoir une fille ». L’analyste intervient en disant « Ah, tu veux être la fille que ta maman n’a pas ». Mais il lui répond « Non, je veux être une fille ». L’analyste : « Et qu’est-ce que tu vas faire de ton zizi ? ». Lui : « Eh bien, je le cache ou je le coupe ».

Comme il s’habille de façon plutôt ambigüe, la psychologue demande à ses parents de ne pas l'habiller avec des vêtements si féminins. Le père respecte la proposition, mais la mère y ajoute toujours un petit détail féminin, un petit collier ou une bague. À la fin d’une séance, au moment de sortir du cabinet, Sergio, habillé comme un garçon, ouvre la porte, quitte son manteau et il découvre le t-shirt léopard qu’il portait en dessous. Un vêtement que les femmes portent parfois. Il est habillé en garçon, mais au moment de sortir, il ouvre le manteau et c’est un t-shirt tout à fait féminin qu’il porte, qu’il cache.

Personne ne sait comment ces deux histoires vont finir. Personne ne sait si Maria Patiño va finalement obtenir du tribunal une décision favorable, qui accepterait malgré le chromosome Y qu’elle est une femme, ou si la décision va l'obliger à changer de nom. Personne ne sait non plus ce que Sergio va faire de son sexe lorsqu'il aura véritablement affaire à l'autre sexe. Va-t-il devenir un exhibitionniste qui ouvre son imperméable pour faire peur aux adolescentes à la sortie de l’école, comme le laisse imaginer le geste qu’il fait à la sortie du cabinet de son analyste ? Va-t-il cacher son pénis, comme il le dit, et se travestir avec des accessoires féminins pour s’offrir au regard des hommes ? Va-t-il consulter des médecins pour essayer de corriger l’erreur de la nature par le biais de la chirurgie ? Qu'est-ce que la psychanalyse va pouvoir faire pour lui ? On verra. L’histoire n’est pas finie. Mais on voit bien la différence entre la position de Sergio, qui veut être une femme c’est-à-dire qu’il n’est pas sûr de l’être, et la position de Maria, qui dit : « Je suis une femme » c’est-à-dire qu’elle est certaine de l’être, même si au niveau du chromosome, elle ne l’est pas.

Entre ces deux positions, entre le « je veux être » et le « je suis » – qui soulignent l’inadéquation permanente de la sexualité vis-à-vis de l’identité – s’ouvre pour la psychanalyse tout ce que nous appelons la « sexuation », ce qui implique que chacun, à sa façon, doit assumer sa sexuation propre, c’est-à-dire le sexe qu’il porte au niveau de l’imaginaire corporel, au niveau des identifications qui indiquent ce que ça veut dire être un homme ou être une femme. Mais surtout, le plus difficile pour chacun d’entre nous, c’est de se confronter à l'existence de ceux qui ont un rapport différent à la castration, ceux qui ont un rapport différent au désir, qui ont un style d’amour différent, et dont la jouissance est différente de notre jouissance propre. Même si c’est très difficile de savoir ce qu’on est, au niveau du sexe, au niveau de la sexuation – on va beaucoup parler de ça demain avec l’hystérie qui, pour s’affirmer comme femme, s’identifie à des hommes –, c’est très difficile d’être sûr du sexe auquel on appartient, si on laisse de côté les figures, si on laisse de côté l’image. Mais, le plus difficile, ce n’est pas ça. Le plus difficile, c’est d’accepter qu’il y en a d’autres qui ont une relation tout à fait différente au désir, à l’amour, au sexe, à la jouissance. Et la psychanalyse, l’expérience de la psychanalyse, peut permettre à un sujet de faire quelque chose de cette division irréductible entre soi et soi, et de cette différence irréductible entre soi-même et tous les autres, sans tenter de discriminer ou de réduire, de diminuer, d’aplatir l’autre au même.

Voilà donc quelques obstacles que l’on trouve pour soutenir l’idée d’un accord avec soi-même comme le fondement du bonheur. Pour commencer, le fait même de parler empêche ce bonheur de soi-même. De plus, on a la satisfaction dans le mal : le bien dans le mal. Lacan disait que nous autres névrotiques aimons notre symptôme comme nous-mêmes, que nous ne voulons pas être détachés de notre symptôme, qu’on veut garder notre symptôme. En effet, notre symptôme c’est, finalement, la chose la plus singulière qu’on ait. Le premier obstacle au bonheur, c’est le fait de parler, le deuxième obstacle au bonheur, c’est la satisfaction dans le mal, le bien dans le mal, le bien dans la souffrance, et finalement, le troisième obstacle, c’est l'inexistence de l'harmonie sexuelle. Voilà trois limites, ce ne sont pas les seules, mais trois limites de la promesse de bonheur analytique.

Pour le psychanalyste, s’engager dans la promesse de bonheur qu’on nous demande, c’est toujours déraper vers l’imposture. Ce que la psychanalyse peut vous offrir, c’est d’être en règle avec votre propre désir, ce qui ne mène pas nécessairement au bonheur. Finalement, il faut toujours savoir si on veut ce qu’on désire. La psychanalyse ne vous promet pas le bonheur, mais vous laisse l’occasion d’être heureux, c’est-à-dire d’être prêt à la contingence. La psychanalyse vous offre aussi des outils, des inventions – sur mesure, pas prêtes à porter  – des inventions pour vous sentir mieux.

[Applaudissements]

Période de questions

Question : Comment expliquez-vous l’augmentation de dépressions depuis une trentaine d’années ?

Graciela Brodsky : La dépression, pour la psychanalyse, ce n’est pas une maladie, c’est un péché. C’est Lacan qui le dit, ce n’est pas moi ! Magister dixit. Lacan a tiré cette idée de l’Enfer de Dante, La divine comédie de Dante16. Ce qu’on appelle aujourd’hui la dépression, c’est finalement la tristesse. C’est une tristesse médicalisée, confisquée par la médecine. À une autre époque, la tristesse était une question morale, aujourd’hui, c’est devenu une question de maladie. Dans l’Enfer, Dante représente les tristes dans des eaux nauséabondes, marécageuses. Ils sont plongés là. Quand ils sortent de l’eau, c’est pour s’auto-flageller et retourner ensuite dans l’eau boueuse. Voilà l’idée que Dante se fait de la tristesse. Jouir de cette flagellation, c’est de la couardise. Dante abandonne ainsi l’idée qu’on est victime de l’autre, de la malchance. Pour lui, c’est de ce dont il s’agit dans la tristesse. C’est vraiment de jouir de la douleur que de faire ces allers-retours pour continuer dans cette litanie éternelle de la souffrance. C’est la raison pour laquelle Saint Thomas d’Aquin place la tristesse parmi les sept péchés capitaux.

Pour Lacan, s’orienter à propos de ce qu’on appelle la dépression exige de regarder ce que dit le poète. Ce qui est important c’est ce que dit la tradition, pas ce que disent les médecins à propos du fonctionnement du cerveau. Alors, qu’est-ce que c’est la couardise, pour nous psychanalystes ? À quelle couardise la psychanalyse a-t-elle affaire ? Pour nous, la couardise, c’est le rejet de l’inconscient. Ne rien vouloir savoir de l’inconscient. Quand les médecins, les chercheurs, vous disent que vous n’avez rien à voir avec votre tristesse, que la tristesse c’est une affaire avec votre cerveau, ils vous privent de toute responsabilité, de toute question, de toute interrogation sur ce qui vous amène à cet état de tristesse, de désarroi. Ils vous disent « il faut prendre des pilules », « il faut faire des recherches », « c’est la génétique ». Ils vous retirent toute idée que c’est vous-même, que c’est l’inconscient qui vous met dans cette position. Pour nous, la couardise fondamentale, c’est donc bien le rejet de l’inconscient. Et l’on peut dire que toute l’utopie hygiéniste, biologique, statistique, c’est de la promotion de « l’inconscient, ça n’existe pas », « vous n’avez pas d’inconscient, c’est une question chimique, c’est une question physiologique ». C’est par l’évacuation, par la soustraction de la dimension de l’inconscient qu’on obtient l’augmentation de la dépression. C’est l’hypothèse de la psychanalyse. Si vous voulez être heureux, c’est mieux d’avoir un inconscient, de ne pas être en accord avec vous-même.

Question : C’est une question d’identité, finalement.

Graciela Brodsky : C’est une question de l’impossible identité avec nous-mêmes. Puisqu’on a un inconscient, on n’est jamais nous-mêmes. On prend le train dans un sens quand il faut aller dans l’autre sens, on rit quand il faut pleurer, on dit le mot équivoque quand il faut dire le mot juste, on fait pleurer quand on veut faire rire, on ne fait pas rire quand on fait un mot d’esprit. On aime aujourd’hui et demain, on n’aime plus, on rit aujourd’hui, demain on souffre et on ne sait jamais de quoi on souffre. On mange quand il ne faut pas manger, on fume quand il ne faut pas fumer. On n’arrive jamais à être en accord avec nous-mêmes ; c’est une question d’identité, à condition qu’on prenne en compte que l’identité c’est quelque chose d’impossible. Il faut oublier tout espoir d’identité si l’on veut être heureux – aussi heureux que possible. Et vous savez que l’essence, l’essence première du mot bonheur c’est la fortune. Bonheur : heur, ça veut dire la fortune, bon, heur, c’est-à-dire avoir la bonne fortune, une bonne chance. Ce n’est pas la plénitude, le bien-être. C’est seulement avoir de la chance, mais la chance, il faut aussi être disponible pour l'attraper. Vous savez, le proverbe dit : « L’Occasion, on l’a peinte chauve »b. Mais, comme le montrent les peintures traditionnelles, elle n'est pas complètement chauve, c'est une femme qui se présente avec un seul cheveu, à l'arrière du crâne. Ce n'est pas facile de la saisir car il faut le faire au bon moment, mais quand même, on peut le faire. Si on laisse passer l'occasion, après c'est trop tard et on ne peut plus que le regretter.

Ruzanna Hakobyan : Vous parlez de la tristesse comme terme utilisé en psychanalyse pour parler de la dépression. Très souvent, quand on écoute les patients, derrière le nom de la dépression, ça peut être non seulement la tristesse, mais ça peut être la mélancolie et parfois l’angoisse aussi… Je voudrais avoir un peu plus de précision : en psychanalyse la dépression ce n’est pas seulement la tristesse, cela implique d’autres choses aussi ?

Graciela Brodsky : La dépression, c’est vraiment un mot fourre-tout pour nommer la tristesse de notre condition de vivant, de notre condition humaine. C’est un mot pour nommer l’angoisse ou pour nommer la mélancolie qui correspondent à tout autre chose pour la psychanalyse. Bien sûr, on parle avec les mots que nous donne l’Autre. L’Autre nous a donné un mot pour nommer n’importe quoi. On l’utilise. Mais, nous les psychanalystes, quand quelqu’un vient nous voir pour nous dire « je suis déprimé », « j’ai une dépression », il faut questionner ce que ça veut dire. Qu’est-ce que ça veut dire d’utiliser la dépression ? Il faut mener la séance pour comprendre s’il s’agit de l’angoisse ou s’il s’agit d’une peur, ou bien s’il s’agit de la mélancolie ou encore de la tristesse. La dépression, ça ne dit rien. Ça semble dire beaucoup de choses, mais, pour la psychanalyse, ça ne dit rien. Il faut comprendre de quoi quelqu’un parle quand il dit « je suis déprimé ».

Fernando Rosa : Vous avez fait référence à la dictature militaire en Amérique Latine et La Tyrannie,  c’est le titre de votre conférence. La dictature, ce n’est rien d’autre que l’absence de limites. Étant donné que l’inconscient est structuré comme un langage et que l’Autre a exilé la notion de limites du discours contemporain, je voudrais savoir comment un sujet ou un être souffrant peut se régler avec soi-même, une fois que cette limite n’est plus parlée…

Graciela Brodsky : Nietzsche a dit « Dieu est mort ». Nous, nous disons « l’Autre n’existe pas ». Nous vivons dans une époque où l’Autre n’existe pas, les idéaux n’existent plus. On est légers des idéaux. Avant il y avait le père, qui à une époque réglait la relation entre les hommes et les femmes, qui indiquait quelle femme correspond à quel homme, quels sont les mariages permis, les mariages interdits. C’était tout un système très réglé qu’ont vécu nos parents, nos grands-parents… Cela a disparu. Mais, est-ce que ça implique l’absence de limites, ou est-ce que cela implique un changement de limites ? Parce que, à mon avis – et ce n’est pas que le mien – maintenant, la limite est partout.

À une époque, la limite s’incarnait dans les figures de l’autorité : le maître, le père, le prêtre et finalement Dieu. Mais, maintenant, vous savez que chez moi, en Argentine, quand vous entrez dans la ville, il y a une affiche qui dit : « Si vous savez quelque chose, si vous voyez quelque chose, appelez ! » Et en bas, est inscrit le numéro de la police. C’est incroyable! Qu’est-ce que ça veut dire : « Si vous savez quelque chose » ? Mais oui! Je sais quelque chose ! Qu’est-ce que ça veut dire : « Si vous voyez quelque chose » ? Ça veut dire quoi, « appelez la police » ? Normalement, c’est la police qui doit savoir, qui doit voir les choses. C’est d’une part la confession de l’impuissance de la police. D’autre part, c’est une invitation, pour chaque citoyen, à devenir la police de son voisin. J’ai dans l’idée que mon voisin frappe sa femme ? Je prends le téléphone et je le dénonce. J’ai dans l’idée que mon voisin n’élève pas bien ses enfants ? Je le dénonce. Oui, c’est le défaut de limites, de la figure traditionnelle. Mais, c’est surtout que quand la loi manque, le contrôle est partout. On a remplacé la loi par le contrôle. Le contrôle est partout. Il faut contrôler, n’importe quoi, mais il faut contrôler. On a remplacé le système réglé par un autre système réglé, à mon avis beaucoup plus autoritaire. Parce que quand le pouvoir est incarné, localisé, la révolte est possible. Mais quand le pouvoir est partout, c’est très difficile de se révolter ; c’est une version du pouvoir beaucoup plus tyrannique que le pouvoir antique. C’est comme ça.

Question : On parle toujours du contrôle de l’inconscient, la tyrannie c’est contrôler l’inconscient.

Graciela Brodsky : Oui. Il faut contrôler l’inconscient, effectivement. Quand on vous dit « si vous savez quelque chose »… Je ne sais pas ce que je sais. Aujourd’hui je sais une chose, demain je saurais une autre chose. Je ne sais pas quoi faire de ma vie ? Alors là, on va commencer à parler de l’inconscient. Mais, ce n’est pas ça que l’Autre veut savoir, il veut que tu dénonces. C’est une invitation à la dénonciation, la dénonciation généralisée.

Question : Le système judiciaire et politique renforce la dépression…

Graciela Brodsky : Exactement. Surtout la peur. On a beaucoup parlé d’une société de la peur généralisée. À Montréal, on vit tranquille. Mais dans le reste du monde…

Michel Johnson : L’affiche dont vous avez parlé, ça existe ici aussi.

Graciela Brodsky : Vous voyez !

Gisèle Laprise : Si vous voulez bien, je vous amènerais vers un autre chemin du bonheur. Vous avez dit « le bonheur n’est pas en soi ». Je viens de lire le livre du docteur Servan-Schreiber, « On peut se dire plusieurs fois au revoir ». Il termine son ouvrage en disant que son bonheur ça a été d’échanger ses connaissances avec les autres. Peut-on dire alors que le bonheur peut se trouver dans le réseau social ? Je fais un lien aussi avec la dépression. On a une émission ici au Canada sur les années Vingt-Trente où il est dit que le registre de l’interrelationnel est en profonde mutation parce que bientôt tout va être très virtuel. Vous avez beaucoup pensé à l’individu – naturellement vous êtes psychanalyste – mais, l’individu n’est pas détaché de son réseau. Le bonheur n’est-il pas aussi dans le réseau social ?

Graciela Brodsky : Bien sûr. Surtout si on prend en compte que le milieu social implique la différence. Ce qui nous oriente, en tant que psychanalystes, c’est, bien sûr, que l’individu a une relation étroite avec les autres. Bien sûr que l’individu isolé ça n’existe pas. Mais, pour la psychanalyse, les autres sont les Autres, c’est-à-dire qu’on l’écrit avec un grand A. L’Autre qui n’est pas le même que moi, l’Autre qui peut me dire ce que je n’avais pas le moindre désir d’écouter. Cet autre là, c’est l’Autre qui n’est pas mon semblable.

Gisèle Laprise : Mais quand vous décrivez l’Autre, c’est un autre négatif que vous décrivez. Un être humain négatif. Alors que l’être humain il peut être positif aussi. C’est pourquoi le bonheur doit être dans quelque chose qui apporte. Parce je trouve que la psychanalyse voit toujours un peu les choses d’une manière négative.

Graciela Brodsky : Non, pas du tout. Parce que la différence ce n’est pas quelque chose de négatif, c’est tout à fait positif. Oui, j’ai la chance d’écouter quelque chose de différent de ce que moi-même je pense. Je serais bête, si tout le monde me disait ce que je veux entendre. Tout serait complètement aplati. Alors que si l’autre dit ce que je ne veux pas entendre, certes, ça peut me déranger, ça peut m’inquiéter, mais, c’est grâce à ça que j'évolue…J’apprécie la différence car, même si ça m’incommode, ça me fait grandir.

Question : On a parlé de dépression tout à l’heure. Je constate que la majorité des gens que je vois et qui sont déprimés, ne disent même pas qu’ils sont tristes mais c’est plutôt le symptôme physique de la fatigue qui les amène.

Graciela Brodsky : Si on leur laisse la parole, ça va devenir autre chose. Si la parole leur est retirée et qu’on leur donne un antidépresseur ou une pilule pour une chose et pour une autre, ça reviendra toujours à la fatigue. Mais il faut les laisser parler, il faut donner aux gens l’occasion de parler.

Question : Je relie la dépression directement aux attentes, quand on a des attentes qui ne sont peut-être pas réalistes. Peut-être que la meilleure façon d’atteindre le bonheur, c’est de cesser d’avoir des attentes. Peut-être que c’est de prendre les choses comme elles sont et de les apprécier comme elles se présentent sans essayer de tout contrôler. Parce qu’en fait pour moi, la dépression c’est comme le bonheur que vous avez séparé en bon-heur : dé-pression. Les attentes provoquent une certaine pression. À un moment donné, la personne réalise que ses attentes ne sont pas réalistes et il y a une dé-pression.

Graciela Brodsky : Effectivement, si l’attente c’est d’être heureux, on n’est jamais heureux comme il faut, dans le mariage, dans la santé, dans le succès…

Question : Dans l’argent aussi. Pour la génération de nos parents, le succès était surtout centré sur les biens matériels. On disait qu’il fallait posséder telle ou telle chose, pour être heureux, certaines attentes devaient être satisfaites. Aujourd’hui ça change. Les jeunes reçoivent beaucoup de biens matériels, ils s’attendent à être heureux. Ils ne parviennent pas à supporter la tristesse, comme si être triste une journée était anormal. Ils s’attendent à être heureux de façon magique.

Graciela Brodsky : Tout à fait. Quelque chose manque et ils ne supportent pas le manque.

Question : Dans la jeune génération, c’est pire. Ils arrivent dans la vie tout démolis soit parce qu’ils sont tristes, soit parce qu’ils vivent une déception amoureuse. Il y a une différence entre être triste et être en dépression. On peut être triste, vivre sa tristesse sans nécessairement devenir déprimé. Mais, il faut la vivre car la combattre c’est pire.

Anne Béraud : C’est vrai qu’on arrive à un seuil tout à fait saisissant. On est quelques uns ici à travailler dans un centre de crise où des jeunes arrivent à la suite d’une rupture amoureuse. C’est leur deuxième rupture amoureuse et ils arrivent dans un centre de crise pour ça. Quand ils se présentent, ils sont déjà médicamentés, parce que pour arriver là, ils ont vu un médecin. Ce dernier leur a donné un médicament parce qu’ils étaient tristes à la suite d’une rupture amoureuse ou à la suite d’un deuil. En effet, quelqu’un qui perd son père ou sa mère, ça se passe de la même façon.

Graciela Brodsky : Exactement. Le « normal », c’est devenu que la personne qui a été aimée et que l’on a quittée reste tranquille. Si vous êtres triste, vous n’êtes pas tranquille et il faut vous médiquer. L’idéal, c’est vraiment l’« idéal robotique ». Pourtant, c’est normal que vous deveniez triste si quelqu’un qui vous aimait vous quitte. L’anormal serait de le perdre comme si c’était une merde : « je n’ai rien perdu! ». La médicalisation généralisée c’est une chose…

Anne Béraud : Je crois que l’on n’a pas idée à quel point on est arrivés. Il faut travailler dans un lieu comme ça et recevoir des sujets …

Graciela Brodsky : Oui. Chaque fois plus.

Anne Béraud : C’est impressionnant quand même.

Graciela Brodsky : C’est le triomphe des laboratoires qui proposent des pilules antidépressives toujours plus tôt, même pour les enfants. Quand on dit qu’il n’y a pas de limites, ce sont en fait des limites horribles, comme par exemple cette idée de limites où tout le monde à l’école doit être pareil. Quelqu’un est un peu plus inquiet que l’autre, il faut l’aplatir, il faut du Ritalin. Il y a une limite, elle est partout.

Fernando Rosa : Peut-être qu’on pourrait penser qu’il n’y a pas de limite au sens où le bonheur n’est même plus une invitation, c’est un ordre, une loi. Il faut être beau, il faut jouir, il faut …

Graciela Brodsky : Justement, c’est pour ça que j’ai pensé à la tyrannie parce que c’est « il faut », « il faut ». C’est pour ça que le déprimé a le mérite de dire « je m’en fous ! ». Comme pour l’anorexique, c’est un mérite de dire « je m’en fous ». Effectivement il faut le soigner. Mais, il faut aussi en faire l’éloge, parce que c’est dire « non ». Non, au matraquage généralisé « il faut consommer, consommer, consommer ». L’anorexique dit : « Non !  Même si je meurs de faim ».

Fernando Rosa : La question, c’est comment on dit non. On dit non en dénonçant quelqu’un qui n’est pas si heureux. On dénonce, on appelle la police pour dire « elle souffre, elle s’est fait battre par son mari » ou « il ne va pas à l’école, sa moyenne n’est pas A ou B », on n’a pas l’idée de la limite, de dénoncer comme une manière de freiner la loi du plaisir. C’est difficile à concevoir comment dire « non » une fois que l’Autre, que la Loi, dit « oui », « encore plus ». Le « non » ne circule pas dans la loi discursive, dans la loi du social. Comment pourrait-on souhaiter que quelqu’un dise non ?

Benjamin Mortagne : À quel moment les choses sont-elles perverties dans nos cultures occidentales pour penser que pour être heureux, il faudrait être indivisé ? Dans la culture orientale, il existe d’autres philosophies comme le bouddhisme où l'on pense les choses autrement. Y a-t-il un basculement dans l’histoire pour en arriver à une pensée comme celle-ci ?

Graciela Brodsky : Je pense que si on veut trouver le moment, ce n’est pas actuel. C’est le moment où le bonheur devient une affaire publique, le moment où le bonheur devient le bonheur pour tous. C’est le « pour tous » qui change le registre du bonheur. Parce qu’il faut faire le bonheur « pour tous », il faut avoir la médecine « pour tous », il faut empêcher la déviation singulière pour mettre tout le monde sur le même chemin. Je pense que c’est le moment où le bonheur passe du registre privé, subjectif, au registre de l’État. Dans la constitution des États-Unis, c’est l’État qui doit assurer le bonheur du peuple, c’est écritc. Justement les philosophies orientales ne diraient jamais que c’est une affaire d’État. Pour elles, c’est toujours une ascèse individuelle, quelque chose à conquérir d’une façon tout à fait individuelle. Mais quand ça devient une question « pour tous », c’est à ce moment-là qu'il va falloir commencer à oublier l’inconscient. Parce que, précisément, l’inconscient c’est ce qui fait que, moi, je suis tout à fait incomparable à vous, même si on a le Droit. La loi est égale pour tous, c’est bien qu’il n’y ait pas de discrimination au niveau de la loi. Mais, au niveau de la subjectivité, nous sommes tous différents. C’est au moment où il faut imposer le « pour tous » que quelque chose change au niveau profond. C’est mon idée, ma théorie.

Benjamin Mortagne : Je suis assez d’accord et ça me faisait penser – je suis français et je ne sais pas si ça existe ici – vous savez quand il y a des grandes tragédies, des prises d’otages dans des écoles ou des suicides, dès lors qu’un acte est posé dans une école, d’emblée maintenant des psychologues sont envoyés dans les écoles. Mais la pensée sous-jacente derrière ça, c’est qu’on veut que l’enfant aille bien tout de suite et on veut y répondre tout de suite. Dans ce cas, c’est une intervention commandée par l’état, à laquelle les psychologues peuvent répondre, une intervention qui ne laisse plus la possibilité à l’enfant de pouvoir penser lui-même. C’est comme si les psychologues venaient combler, venaient boucher et, du coup, constituer un trauma.

Graciela Brodsky : Exactement. Il faut boucher toujours la béance de l’inconscient.
Question : Je travaille dans le système de la santé et tout est encadré. Il ne faut pas que la population souffre, il faut faire de la prévention du cancer, il faut, il faut, il faut… Pour arriver finalement à un point où la population en bonne santé coûte moins cher à l’état. Le problème qui se pose, c’est que nous sommes dans une population où presque 55 % est médicamentée pour des problèmes de dépression et qui sont fonctionnaires. Est-ce qu'il n'y a pas derrière tout ça des préoccupations économiques d’état ?

Graciela Brodsky : Oui, c’est une affaire budgétaire.

Question : J’ai l’impression qu’on devient de plus en plus perfectionnistes et que l’on crée des désirs chez les autres qui n’en sont pas, d’où la dépression qui arrive, parce que ce ne sont pas des vrais désirs.

Graciela Brodsky : Est-ce que l’on crée des désirs, ou est-ce que l’on crée des exigences ? À mon avis, on élimine le désir et on passe au registre de l’exigence. Ce n’est pas exactement la même chose.

Question : Il y en a de plus en plus. Ça devient une sorte de perfectionnisme…

Graciela Brodsky : Perfectionnisme, il faut voir ce qu’on perfectionne. Dans l’exemple qui vient d’être donné, on perfectionne le budget de la santé mentale. C’est un budget impeccable. Mais ce n’est pas la vie des gens que l’on perfectionne, c’est le budget.

Ruzanna Hakobyan : Merci beaucoup encore pour votre présentation.

Graciela Brodsky : Merci à vous.

[Applaudissements]

  • 1. Brodsky Graciela, L’argument. Commentaire du Séminaire XI de Lacan. (J.-A. Miller, éd.), Paris, Navarin, Diffusion Seuil, 2006.
  • 2. Lacan Jacques, Le Séminaire, Livre XIX, ... ou pire, 1971-1972 (J.-A. Miller, éd.), Paris, Seuil, 2011.
  • 3. Lacan Jacques, Je parle aux murs : entretiens de la chapelle de Sainte-Anne, Paris, Seuil, 2011.
  • 4. Miller Jacques-Alain, Vie de Lacan : écrite à l'intention de l'opinion éclairée, Paris, Navarin, 2011.
  • 5. Rabouin Daniel, Entretien avec Slavoj Zizek : Le désir, ou la trahison du bonheur. Le Magazine Littéraire. éd.Paris, 2006.
  • 6. Laurent Éric, « La felicidad o la causa del goce », exposé présenté à VIe Journées de la Escuela Lacania de Psicoanálisis "La experiencia del Objeto en la Clínica Psicoanalítica. Cuerpo y causa", Madrid, 10 et 11 novembre 2007.
  • 7. Lacan Jacques, « Kant avec Sade », in Écrits, Paris, Seuil, 1966, pp. 765-790.
  • 8. Pascal Blaise, Pensées de Blaise Pascal, Paris, J. Vrin, 1942.
  • 9. Organisation Mondiale de la Santé, Rapport sur la santé dans le monde 2001 : La santé mentale : nouvelle conception, nouveaux espoirs. Rapport pour OMS (Genève), 2001.
  • a. Anciennement : National Mental Health Association.
  • 10. Lacan Jacques, « La direction de la cure » (1958), in J. Lacan (éd.) Écrits, Paris, Seuil, 1966, pp. 585-645.
  • 11. Vernes Jules, « Les enfants du capitaine Grant », in Les voyages extraordinaires, Paris, Jean de Bonnot, 1976.
  • 12. Schopenhauer Arthur, Le monde comme volonté et comme représentation (1912), (éd. nouv. rev. et corr. par Richard Roos.), Paris, Presses Universitaires de France, 1966.
  • 13. Hobbes Thomas, Le corps politique ou les éléments de la loy morale & civile : avec des réflections sur la loy de nature, sur les serments, les pacts & les diverses sortes de gouvernemens ; leurs changemens & leurs revolutions, Leide, J. et D. Elsevier, 1653.
  • 14. Lacan Jacques, Le Séminaire, Livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, 1954-1955 (J.-A. Miller, éd.), Paris, Seuil, 1978.
  • 15. Lacan Jacques, Le Séminaire, Livre IX, L’identification, 1961-1962 (inédit), 1962.
  • 16. Alighieri Dante, La divine comédie. L'enfer (1314), Paris, Flammarion, 1985.
  • b. Stendhal a écrit que la chance ne s’attrape pas par les cheveux parce qu’elle est chauve. C’est Kairos (la personnification du moment) qui est représenté avec des cheveux seulement à l’avant du crâne : on ne peut l’attraper qu’au moment où il se présente ; quand il est passé, c’est trop tard car l’autre moitié est chauve.
  • c. « Nous, Peuple des États-Unis, en vue de former une Union plus parfaite, d'établir la justice, de faire régner la paix intérieure, de pourvoir à la défense commune, de développer le bien-être général et d'assurer les bienfaits de la liberté à nous-mêmes et à notre postérité, nous décrétons et établissons cette Constitution pour les États-Unis d'Amérique. » (Préambule de la Constitution des États-Unis d’Amérique).