Jean-Pierre Klotz : Comment se sert-on du symptôme dans la psychanalyse ?

Pierre Lafrenière : Je voudrais vous souhaiter bienvenue à cette vingt-quatrième rencontre du Pont Freudien, ainsi qu'à notre invité, le Dr Jean-Pierre Klotz, qui est psychanalyste, psychiatre à Bordeaux, membre de l’École de la Cause Freudienne, membre de la Nouvelle École Lacanienne et de l’Association Mondiale de Psychanalyse. Il a publié de nombreux articles. Il intervient régulièrement aux États-Unis, dans plusieurs autres pays, et ce soir, nous sommes très heureux de l’accueillir parmi nous.

Le thème de ce soir est « Comment se sert-on du symptôme en psychanalyse? ». La médecine nous a appris à traiter le symptôme comme un signe de dysfonctionnement ou d’un malaise dont souffre la personne qui vient consulter. On comprend aisément qu’à partir de cette définition, la réponse du médecin vise à guérir, à rendre fonctionnel et à diminuer la souffrance. Dans le domaine de la santé mentale, les symptômes psychiques ou psychologiques reçoivent le même type de traitement, à savoir un traitement qui vise à rétablir le fonctionnement dit « normal » de la personne, à diminuer sa souffrance, à le soigner.

Qu’en est-il de l’abord du symptôme en psychanalyse ? C’est sans doute grâce au symptôme que Freud découvrit l’inconscient. Bien sûr, le rêve était pour Freud la voie royale qui mène aux pensées inconscientes, mais Freud s’intéressa aux phénomènes de la psychopathologie de la vie quotidienne parce qu’il voulait comprendre les mécanismes de formation du symptôme. Si, dans un premier temps, le symptôme apparaît comme étant un matériel qui attend d’être déchiffré, il sera rapidement repéré par Freud comme étant la manifestation d’une satisfaction substitutive répondant à un défaut de jouissance. Le symptôme est une souffrance qui satisfait. Il y a là quelque chose de noué, qui rend difficile le traitement du symptôme car le sujet, quoi qu’il en dise, y tient. À ce paradoxe, cette aporie qu’est le symptôme, quelle réponse la psychanalyse peut-elle apporter ? Sur ce, je laisse la parole à M. Klotz.

Jean-Pierre Klotz: D’abord, je voudrais remercier les responsables du Pont Freudien, Pierre Lafrenière et Anne Béraud, pour leur invitation. Je suis très content d’avoir l’occasion de venir parler de la psychanalyse freudienne selon l’orientation lacanienne ici, à Montréal. C’est un lieu que je connais depuis longtemps, mais où je n’ai encore jamais eu jusqu’à cette année l’occasion de venir parler de la psychanalyse, et c’est pour moi un grand plaisir de pouvoir le faire. J’espère qu'après que je vous aurai dit ce que je souhaite vous dire, nous aurons ce soir l’occasion d’un débat. J’aime beaucoup l’échange des questions et des réponses et j’espère que nous pourrons faire cela aussi aisément que possible.

J’ai choisi, en accord avec mes hôtes, de vous parler à partir de la question du symptôme dans la psychanalyse, sous le titre « Comment se sert-on du symptôme dans la psychanalyse? » Comment on s’en sert, c’est déjà une façon de poser le problème, de parler de son mode d’abord, qui est différent de ce à quoi on peut s’attendre couramment : « Comment traite-t-on le symptôme ? », « Comment soigne-t-on le symptôme ? » ou « Comment arrive-t-on à se débarrasser du symptôme ? ». Non, moi je dis : « comment on s’en sert » et, aussi bien, comment il se sert de nous, psychanalystes.

Quels sont les rapports du symptôme et de la psychanalyse ? Le fait qu’on pose la question est quelque chose de tout à fait classique, bien sûr. Il est bien connu que Freud, en inventant, en mettant au point la méthode psychanalytique, en a fait quelque chose qui était supposé répondre à la présence de symptômes, c’est-à-dire de troubles. Des troubles d’un genre un peu particulier qui se trouvaient tourmenter, interroger les patients auxquels il avait affaire, en particulier ses patients névrosés, ses jeunes patientes hystériques qui lui ont fait inventer la psychanalyse pour arriver à répondre à ce qui lui était amené à cet égard.

On a l’impression de comprendre assez immédiatement ce que c’est qu’un symptôme, alors que pour que cela puisse être pris en compte et puisse se confronter à la psychanalyse, cela suppose un certain nombre de mises au point. Au-delà même de ces mises au point, il y a tout ce qui peut surprendre quant à l’emprise que le symptôme peut avoir sur l’ensemble de la méthode psychanalytique, de l’expérience analytique elle-même, comme j’essaierai de vous le montrer ce soir.

« Symptôme » est considéré habituellement comme un terme courant en médecine. Il est utilisé en médecine comme synonyme de « signe », et spécialement de « signe de ce qui ne va pas », de « signe d’une pathologie ». Et ce signe est effectivement mis particulièrement en valeur dans la séméiologie médicale, la discipline qui s’occupe des signes des maladies.

Le terme « symptôme » lui-même, très curieusement, peut-être cela va-t-il vous surprendre, est un terme qui a été introduit dans la langue savante usuelle, non pas par un médecin, mais par Karl Marx. Karl Marx, au niveau des sciences dites humaines, se préoccupait de ce qui pouvait apparaître comme fait, de ce que cela pouvait vouloir dire et qui était donc à interpréter. On pouvait ainsi ne pas avoir à le prendre pour argent comptant, malgré ce qui semblait aux yeux de ceux qui pouvaient partager le même constat. Ce qu’il a appelé symptôme, non seulement cela fait signe, mais aussi, cela évoque l’idée que cela pourrait avoir un sens.

En médecine, couramment, le symptôme est une voie d’abord, mais qui est supposée toujours se référer à un au-delà, qui est une maladie, un syndrome, un groupement de symptômes, ou une pathologie particulière. L’idéal, ce que l’on cherche à faire, en médecine, c’est de traiter non pas simplement le symptôme, mais de traiter sa cause, qui est toujours distincte de celui-ci. Et on est porté à aborder le traitement dit étiologique, au-delà du traitement symptomatique, comme quelque chose qui serait plus élaboré et plus valable que le simple traitement symptomatique.

Dans la psychanalyse, ce n’est pas tout à fait comme ça que cela se passe, parce que ce que nous considérons à partir de Freud comme le symptôme, n’est pas si facile. Il n’est même pas possible vraiment de le distinguer de ce qui le cause. Puisque le symptôme inclut sa cause dans sa structure, dans sa constitution, le traitement du symptôme en psychanalyse n'est pas quelque chose qui serait d’une noblesse moindre, voire d’une efficacité moindre que le traitement étiologique.

Nous verrons qu'on peut mettre des guillemets, éventuellement, autour de ce terme « traitement » psychanalytique, mais le fait de traiter, de « faire avec » le symptôme est ce qu’on a à faire dans la psychanalyse. Le symptôme en psychanalyse, est quelque chose qui, certes, est indicateur d’un « ça ne va pas ». Il est en général amené au psychanalyste comme signal, comme preuve de quelque chose qui ne va pas, comme élément troublant pour le sujet, comme indicateur d’un trouble, avec une demande visant à faire en sorte qu’il n’apparaisse plus, qu’il disparaisse en tant que signe de ce trouble. Ça, c’est quelque chose qui effectivement ne le spécifie pas.

Mais pour qu’on soit dans l’expérience psychanalytique, pour que le traitement psychanalytique – pourquoi ne pas le dire ainsi – puisse se mettre en œuvre, il est nécessaire que, pour le sujet, pour celui qui vient s’en plaindre, le symptôme soit non seulement l’indicateur d’un trouble, mais aussi quelque chose d’étrange, quelque chose qui est supposé avoir un sens et poser des questions sur le sujet lui-même.

Non seulement il s’agit d’éradiquer la supposée maladie, mais il s’agit également, dans son abord, d’apprendre quelque chose sur soi. Le symptôme est supposé avoir un sens, et c’est par le biais de la mise en œuvre de la méthode analytique, c’est-à-dire de l’association libre pour le patient, qu’il est supposé délivrer ce sens. C'est cette élucidation qui permettrait d’aller plus avant dans la découverte de ce que Freud a appelé de façon originale, même si le mot existait avant lui, « l’inconscient ».

Le symptôme est à ce moment-là considéré comme un message crypté, comme un message énigmatique supposé délivrer un savoir insu du sujet. Donc, en psychanalyse, le symptôme n’est pas simplement l’indicateur d'un trouble à éradiquer, d’une supposée maladie dont il faudrait se débarrasser, même si c’est quelque chose qui demeure. Il est aussi un message chargé d’un sens énigmatique à déchiffrer par les moyens de l’expérience analytique. On peut déjà imaginer qu’au-delà de son rôle de signe, le symptôme a une valeur. Il a une valeur dans la mesure où il peut apprendre quelque chose au sujet sur lui-même. La révélation de ce savoir nouveau était supposée également, comme Freud l’exprimait, lever le refoulement dans lequel était le sujet, et le libérer de ce dont il souffrait.

Je vous dis là des choses extrêmement basiques, peut-être même trop basiques, dans la mesure où beaucoup s’imaginent que la psychanalyse, c’est ça. C’est ce qui est le plus passé dans le public au niveau des pratiques de soins, en particulier du malaise que les sujets peuvent ressentir par rapport au monde dans lequel ils vivent, et par rapport aussi à ce qu’ils énoncent de leurs troubles mentaux. La psychanalyse, qui existe maintenant depuis un peu plus d'un siècle, a infiltré les savoirs et l’ensemble de la civilisation moderne. Elle a influencé le discours des soins et le discours de la science, dans ses rapports avec les sujets tels qu’ils ont à s’y confronter. Même là où on ne l’évoque pas, la psychanalyse a joué un très grand rôle dans l’émergence de ce qu’on appelle la modernité, où elle est présente à quasiment tous les niveaux. Et ce qui est présent, c’est que la psychanalyse serait une technique de soulagement du symptôme par le sens, symptôme entendu comme trouble du comportement, par exemple.

Ça, c’est ce contre quoi il s'agit de parler, me semble-t-il, pour élucider les choses et transmettre une fonction que la psychanalyse peut avoir aujourd’hui pour le sujet, pour chacun qui vient avec sa souffrance s’adresser aujourd’hui à un « psy », comme on dit. Enfin, comme on dit en Europe, je ne sais pas si on utilise le même langage ici. Parce qu’aujourd’hui on s’adresse à un psy qui est supposé, par les moyens de la parole, soulager les souffrances mentales subjectives, avec l’idée que les diverses techniques d’élucidation du sens vont amener ce soulagement, vont résoudre le problème, vont supprimer le trouble mental. Et toutes ces pratiques de psy qui se sont souvent mises en place contre la psychanalyse, les pratiques dites psychothérapiques en particulier, font en même temps fi de la psychanalyse, dans la mesure où ce type de pratique de l’entretien, du colloque singulier, de l’élucidation du symptôme, n’aurait jamais existé si la psychanalyse n’avait pas été inventée par Freud.

Ceux qui prétendent que la psychanalyse est obsolète, qu’elle ne répond plus aux fonctions modernes parce que les procédures qu’elle met en œuvre sont des procédures trop longues, trop compliquées, trop chères, trop ceci et trop cela, proposent en quelque sorte des courts-circuits, pour ne pas avoir à en passer par tout ce que la psychanalyse a accumulé comme procédures qui se sont rajoutées à celle de l’élucidation du sens, qui est ce qui en est le plus connu. Mais il y des obstacles qui se rencontrent sur le chemin de cette élucidation du sens, et toutes ces pratiques qui sont supposées plus efficaces, plus rapides, moins chères et plus simples finissent toujours, quand même, quoi qu’on en dise et quoi qu’on en pense, au niveau des sujets qui s’y soumettent, par payer ce reniement au prix fort. Parce que la psychanalyse a au moins la vertu de tenter de rendre compte de ces obstacles.

La psychanalyse rencontre toujours des obstacles importants. L’élucidation du sens qui a permis à Freud de la mettre en œuvre, a très rapidement rencontré des obstacles dans la pratique, au niveau du un par un de chaque cure. Ceux-ci ont reçu des noms divers au cours de l’histoire, on les a appelé « résistance », par exemple, et on s'est préoccupé de ce qu’ils sont et de la façon dont on peut faire avec, dont on peut les surmonter.

Et la raison pour laquelle j’ai choisi de mettre le symptôme au cœur de tout cela, c’est parce que c’est par l’intermédiaire du symptôme de chacun que ces résistances sont sinon traitées, du moins abordées, et qu'il n’est pas possible en dehors de la prise en compte de ce symptôme de faire en sorte qu’elles livrent leur matériel propre pour que le sujet arrive, soit à les surmonter, soit à les contourner, soit à en apprendre quelque chose d’une façon telle qu’il puisse avancer dans son expérience, dans cette expérience de la cure qui est susceptible de le mener sûrement ailleurs, autrement qu’il ne pouvait l’imaginer au départ.

Et si une expérience est vraiment une expérience, elle est supposée avoir un « avant » et un « après », un problème de départ qui aboutit à un effet tel qu’une fois qu'il est passé par là, l’état du sujet n’est plus le même qu’auparavant. Une expérience qui a un effet qui compte, qui n’est pas simplement une spéculation, mais qui produit des résultats, il n’est pas si illogique qu'elle débouche sur des résultats qui ne soient pas ceux que l'on prévoyait au départ et où les termes utilisés pour décrire ce que l'on attend se trouvent être modifiés, déplacés, changés et aboutir à autre chose que ce que l'on pensait.

Dans une expérience fondée d’abord comme pratique de la parole et comme expérience dans le champ du langage, c'est évocateur de quelque chose qui produit du sens, effectivement, où ce sens est supposé avoir des effets, mais qui aussi rencontre des obstacles. Les obstacles rencontrés, les limites du sens, les limites des effets attendus, les effets inattendus, ce qu’on apprend de nouveau sur soi, a au moins autant d’importance que d’obtenir ce qui était prévu au départ. Surtout quand ce qui est obtenu est obtenu d’une façon telle que cela passe par la particularité de chacun et au-delà de la particularité, par la singularité de chacun, et qui doit d’abord être estimé par chacun.

La psychanalyse est une expérience qui se pratique au niveau du « un par un ». Chacun fait son propre chemin, c’est une chose sur laquelle Freud a tout de suite insisté, et le jugement qui peut être porté quant à la valeur des procédures mises en œuvre, des effets obtenus, ne peut d’abord être que le jugement de l'analysant lui-même. Ceci va tout à fait contre une évolution moderne qui est largement l’effet de la science : la science est supposée valoir pour tous, et pouvoir être évaluable par tous selon des procédures objectives, c’est-à-dire présentant les caractères de l’objectivité scientifique, mais qui comme telles n’ont pas à tenir compte des particularités subjectives qui sont pourtant indissociables de ce qui se révèle être la souffrance propre à chacun.

Ce qui est en jeu entre ce qui peut s’élucider au niveau du sens et les limites que l’on rencontre dans cette élucidation, se passe sur ce terrain qui est toujours, pour chacun, celui du symptôme. C’est à ce titre qu’il est possible de dire que le symptôme est quelque chose dont on souffre, à l’occasion quelque chose dont on se plaint, quelque chose d'énigmatique, qui peut amener le sujet à s'irriter de ne pouvoir le dominer. Il y est confronté comme à un partenaire rétif, en tout cas rétif à toute domination par ce qu’il imagine être lui-même. Mais il ne s’agit pas forcément de remplacer cette difficulté à se dominer, à se maîtriser, par la domination d’un savoir universel à appliquer, destiné à vous normaliser, à vous robotiser, même si c’est au nom du bien général et de la normalité qui serait la même pour tous.

Et à un moment ou à un autre, même si c'est un refus qu’on peut qualifier de refus inconscient, le sujet est toujours amené à refuser de céder à ces tentatives normalisatrices, même si ce sont des tentatives normalisatrices générales, universelles, faites au nom du sens, appelé le sens commun, le bon sens. Le sujet n’est peut-être pas réductible à cette normalité universelle et à ce bon sens commun qui serait celui de tous et dans lequel il faudrait entrer. S'il est amené à venir présenter une souffrance névrotique, ou dans d’autres cas un peu plus complexes, une souffrance psychotique, il peut considérer que cette souffrance n’est pas facilement quelque chose dont il peut être ou peut souhaiter se débarrasser uniquement au nom du bien-être de tous et de la décision générale.

Je ne dis pas ça comme un slogan général pour la défense de l’individu contre le collectif, mais parce que c’est l’expérience clinique dans l’expérience analytique que de rencontrer ces difficultés-là face à une normalisation générale. Le psychanalyste est averti qu’il va les rencontrer, bien entendu, mais ce qui compte, ce n’est pas que lui le sache, c’est que le sujet se rende compte, petit à petit, que s’il se trouve accroché à un certain nombre de souffrances, à un certain nombre de limitations, c’est parce qu’une limite, ce n’est pas seulement ce que l’on rencontre de prétendument insurmontable qui empêche d'aller voir au-delà, mais une limite, c’est aussi un fondement sur lequel on peut se soutenir pour avoir un point d’appui.

Le niveau du tout dire, ce que l’on appelle la règle fondamentale de l’analyse, c’est-à-dire la consigne dite de l’association libre, dire tout ce qui vient à l’esprit sans rien omettre, est la seule consigne d’où tout est déduit, dans l’expérience analytique. On se rend compte, petit à petit, que ce « tout dire » n’est pas fait pour que tout soit dit jusqu’à une sorte de parole ultime qui délivrerait le sens dernier et l’absolue vérité pour tous devant laquelle le sujet s’inclinerait, mais que ce « tout dire » est d’abord fait pour qu’on rencontre les limites du « tout dire », qui sont propres à chacun.

Lacan ayant fondé son rapport à l’expérience freudienne sur la fonction de la parole et le champ du langage, avec la mise en œuvre, pour rendre compte de cette expérience, de tout un matériel de savoir, de la linguistique dite structurale, certains ont pu vouloir lui faire dire que tout ce qui était matériel caché pouvait et devait être traduit en termes de parole et de langage. Or, le fait de le mettre en œuvre sur ce mode-là n’aboutit pas à entièrement « langagifier » et « paroliser » l’expérience analytique. Ce à quoi l’expérience lacanienne de la psychanalyse mène, ce n’est pas un « tout dire » qui aboutit à un « tout dit », mais à la rencontre complexe, répétée, abordée de toutes les façons possibles, d'un impossible, qui est d’abord l’impossible à dire.

Il est arrivé à Lacan d’essayer de structurer l’expérience, en disant que c'est ce qui a manqué à Freud pour arriver à transmettre cela d’une façon suffisamment intelligible pour ses élèves. Ils se sont alors dispersés dans des courants qui font partie de l’histoire du mouvement psychanalytique, suite à des conflits sur la façon d’interpréter cet impossible à dire, certains niant qu’il existait, d'autres essayant de forcer le jeu pour arriver à le surmonter, grâce au maniement de ce qu’on appelle le transfert.

Le transfert, c'est l’obstacle tel qu’il peut se rencontrer dans chaque cure. Il a facilement été théorisé comme une résistance, mais on peut dire qu'en son absence, sans le transfert, sans cet impossible rencontré, l’expérience analytique n’est pas possible. Il n’y a pas d’expérience analytique sans transfert et sans que l’analyste ait un maniement de ce transfert. Et ce n’est pas simplement le fait d’en interpréter le sens sur le mode classique et bien connu comme quoi ce qui se passe dans le transfert, ce dont il s’agit dans la cure, est la répétition de ce qui s’est passé dans l’enfance du sujet, dans ses rapports avec son papa et sa maman, selon les voies maintenant classiques, considérées comme universelles, alors qu’il n’y a pas lieu forcément de les considérer comme telles, du fameux complexe d’Œdipe. Le transfert n’est pas quelque chose d'équivalent à la répétition.

Tout un séminaire de Lacan a été consacré au transfert et à la répétition, un des séminaires les plus importants et les plus connus, le premier qui a été édité, celui qu’on appelle Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse1 , qui date des années 1963-1964. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse sont : l’inconscient, la répétition, le transfert et la pulsion. Ce séminaire est largement construit sur le fait que le transfert et la répétition sont deux concepts fondamentaux de la psychanalyse qui sont différents, ce qui, à l’époque, était une position tout à fait inédite, surprenante. La séparation du transfert et de la répétition, c’est l’enjeu du Séminaire XI. Et c’est vrai que cela a beaucoup d’importance, car cela évite de considérer que le transfert est réductible à un sens donné par l’interprétation, déduit de la répétition des manifestations passionnelles dont la plus connue est l’amour, manifestations déclenchées dans l’expérience analytique et nommées par Freud « le transfert » quand il l’a découvert au fur et à mesure de sa pratique.

Il s’agit de considérer qu’il y a des limites à la fluidité de l’association libre, à la découverte du sens, et que l’on bute sur quelque chose dans ce sens. Il est bien connu que le sens dont il est question là, le sens du symptôme, le sens des formations de l’inconscient, c’est le sens que Freud a nommé « sexuel ». Il a beaucoup insisté là-dessus, ça fait partie de ce qu’il avait de scandaleux à son époque ; la nature, avec beaucoup de guillemets autour du terme de « nature », la nature fondamentalement sexuelle des enjeux révélés par la mise en œuvre du sens dans l’expérience analytique. Il a souvent été assimilé que la découverte de l’Œdipe, de ce qui se passait entre papa et maman par rapport à l’enfant, était ce qu’il pouvait y avoir de sexualisé au niveau du sens dans les enjeux latents, et c’était le nec plus ultra de la psychanalyse. Il est important de distinguer ce sens œdipien – c’est une des conséquences de la différence que l’on peut faire entre le transfert et la répétition –, de la modalité de la présence comme opaque et énigmatique, comme irréductible à tout sens, qui est en jeu au niveau de la présence du sexe pour le sujet, dans sa vie, et dans les modalités qu’il a de se rapporter au monde qui l’entoure.

En particulier, au niveau du symptôme tel qu’on le déchiffre petit à petit au cours de l’expérience, de la même manière qu’on déchiffre les rêves et les différentes formations de l’inconscient, quelque chose demeure, d’irréductible, que le transfert permet d’aborder autrement, en déplaçant l’accent de l’analysant tel qu’il parle vers le lieu d’adresse de ce discours, c’est-à-dire vers le psychanalyste. Ainsi, le transfert, qui se rencontre comme un pur obstacle, est aussi quelque chose par l’intermédiaire duquel l’analyste devient lui-même un enjeu dans l’expérience, et on peut dire qu’il s’inclut, l’analyste devient inclus dans le symptôme lui-même.

C’est par ce biais-là que le symptôme, au départ ayant tous les aspects d’un trouble indicateur de quelque chose qu’il faut éradiquer, se prend dans l’expérience, se modifie, se transforme et que la cure psychanalytique en vient à prendre la structure du symptôme comme tel, par l’inclusion de l’analyste dans le transfert au sein du symptôme. Ce que Freud appelait déjà la névrose de transfert, se développe, c’est-à-dire la névrose mise en scène selon les veines, les lignes de force de la structure, de ce qu’on a pu appeler avec Lacan la « structure de langage ». Par l’inclusion de l’analyste, ceci se transfère dans la cure, et c’est par ce biais, par le maniement de ce qui se dit, mais aussi par le maniement de ce qui ne se dit pas et à partir de quoi il en vient à être dit beaucoup de choses dans l’expérience, c'est par le biais de ce maniement qu’on en vient à repérer autrement, autrement que la façon dont il était imaginé, les limites de ce qui se trouve être, ainsi, mis en œuvre par l’expérience.

On dit couramment que le symptôme en analyse doit devenir le symptôme analytique pour être pris en compte comme il convient. Le symptôme analytique, il y a toute une ambiguïté du sens que l’on peut donner à ce terme, alors il faut le prendre avec toutes ses ambiguïtés. Le symptôme analytique, c’est aussi bien la psychanalyse qui devient un symptôme, la psychanalyse dont on se trouve à la fois souffrir et en même temps en jouir, et ceci a à être élucidé pour le sujet avec le psychanalyste qui prend sur lui, qui a à prendre sur lui ce qui est transféré effectivement sur lui. Et ce qui est transféré ne se réduit pas au sens que l’on peut donner à ce qui se trouverait être là répété à partir de l’histoire du sujet, mais relève aussi de ce qui est produit dans l’hic et nunc, dans l’actualité même de ce transfert. La façon dont les interprétations se trouvent à être dites ou non dites, dont les silences se trouvent à être modulés et produits – parce que le silence, celui de l’analyste bien entendu, n’est pas seulement une abstention mais aussi une non-réponse à certains moments –, ce maniement du transfert peut aboutir à des résultats qui ne sont pas forcément ceux auxquels on s’attendait, mais qui demandent à être explorés.

Depuis les débuts de la psychanalyse, Freud avec sa deuxième topique, comme Lacan, après les dix premières années de son enseignement, en particulier à partir de ce Séminaire XI sur les quatre concepts fondamentaux, en sont venus à mettre l’accent autrement sur les données de l’expérience, qui ne sont jamais des données brutes mais qui sont toujours des données dites et des données interprétées et des données par rapport à quoi tout n’est jamais dit parce qu’on ne peut jamais tout dire. Il faut vouloir tout dire, au niveau de la consigne, dans l’expérience, mais dans le but de rencontrer des obstacles au « tout dire » et ménager des places pour ce qui ne peut pas être dit mais qui peut être calculé, cerné, produit, construit.

Alors Lacan a réussi à en dire plus, à préciser mieux ce dont il s’agissait, à dire autrement, d’une façon qui le rendait peut-être plus maniable, peut-être plus transmissible. L’effort de Lacan a toujours été, contrairement à la réputation qu’on a pu lui faire, un effort de simplicité. Voilà peut-être qui vous surprend, de dire que Lacan était simple. Je vais vous expliquer ce que je veux dire en disant qu’il est simple… il arrivait à Lacan de dire, souvent, dans son séminaire : « Faites attention de ne pas me comprendre trop vite ». Ce n’est pas forcément le danger que l’on croit courir quand on lit Lacan.

Voilà, ce sont les intrusions du Réel, comme cette sonnerie de téléphone (un téléphone vient de sonner dans le public), qui viennent perturber l'expérience. Ça a tout son intérêt, y compris de couper un élan. C’est parfois autre chose qui coupe un élan, et ça vaut tout à fait la peine d’avoir des élans coupés… Cela n’a rien à voir avec cet animal qu’on appelle l’élan, dans un pays comme ici, qu'il ne s’agit pas forcément de couper, si vous voyez ce à quoi je peux faire allusion. On n’est pas dans le paradigme de la psychanalyse, mais peut-être dans une métaphore qui peut avoir son intérêt conjoncturel quand on la rencontre comme ça !

Pour en revenir à ce que je disais, Lacan avait mis en place, avant le développement de sa thèse de l’inconscient structuré comme un langage, la fameuse tripartition du Symbolique, de l’Imaginaire et du Réel, qui est bien connue mais qui vaut la peine de ne pas cesser de parcourir toutes les possibilités et les façons de faire avec elle dans le compte-rendu que l’on a de l’expérience. Le Symbolique, l’Imaginaire et le Réel, Lacan a pu dire à l’occasion que c’est ce qui avait manqué à Freud pour arriver à rendre compte d’une façon à peu près cohérente de l’expérience. Cette tripartition Réel, Symbolique et Imaginaire a fait partie de l’effort de simplicité de Lacan.

Quand Lacan dit qu’il ne faut pas le comprendre trop vite, ou quand on dit que Lacan est aussi simple qu’il est possible, c’est au sens où les mathématiques sont un effort de simplicité pour rendre compte de ce à quoi on peut les appliquer pour faire avancer, par exemple, les matières scientifiques. Il est tout à fait certain que le langage mathématique est un langage de simplification. C’est pour ça qu’on l'utilise d’ailleurs. Imaginez toutes les circonlocutions de langage qu’il faudrait pour arriver à rendre compte de ce dont on rend compte avec quelques formules mathématiques. J’irai même jusqu’à dire que ce serait certainement impossible. Tout ce qui peut être descriptif en cette matière, jamais n’arrivera à la modalité de simplicité du langage mathématique. Ça ne veut pas dire qu’il est facile de les comprendre. Lacan dit même, à propos des mathématiques, comme parfois d’ailleurs à propos de ce qu’il dit lui-même, il dit non pas que c’est difficile de comprendre les mathématiques, il dit que c’est impossible. Et le comprendre lui-même, de la même manière, est impossible. Pourquoi ? Parce que l’effort de compréhension est toujours, quelque part, débile.

Ce qu’on comprend perd tout intérêt. Pas spécialement à propos de la psychanalyse, mais ce qui est compris s’oublie. À partir du moment où ça y est, c’est assimilé, on l’oublie et on s’intéresse à autre chose, en général à ce qu’on ne comprend pas. On ne s’intéresse qu’à ce qu’on ne comprend pas. On ne s’intéresse qu’à ce qui est énigmatique. On ne s’intéresse que là où il manque quelque chose. J’irais même plus loin, on ne s’intéresse qu’à ce qui ne va pas. On ne s’intéresse à soi que parce qu’on ne va pas. Alors, comme il y a toujours quelque chose qui ne va pas, on est très facilement porté à s’intéresser à soi. Et il y a toujours quelque chose qui ne va pas, spécialement dans le domaine de la sexualité, comme par hasard, parce que ça ne va jamais bien absolument, la sexualité. Et quand ça va absolument bien, ce n’est plus rien, donc il faut trouver le moyen par rapport à quoi c’est supposé ne plus aller bien. Tout ce qui va bien, très rapidement n’est plus ou fonctionne automatiquement.

C’est ce qui se retrouve dans cette remarque humoristique que l’on fait souvent à propos de quelque chose d'apparemment périphérique, mais qui relève du même point : on ne parle jamais des trains qui arrivent à l’heure. Quand on regarde les informations, on ne parle que des catastrophes, des horreurs et de ce qui ne va pas. Pourquoi ? Parce que c’est ce qui intéresse le chaland. Mais c’est vrai que c’est ça qui intéresse le chaland, parce que c’est ce à quoi on peut s’intéresser ! Pourquoi on s’intéresserait au train qui arrive à l’heure ? On se contente de le prendre. On n’a pas besoin de s’y intéresser. On n’a pas besoin de s’intéresser à ce qu’on comprend. On n’a besoin de s’intéresser qu’à ce qu’on ne comprend pas, ou bien l’on s’y intéresse quand on est enseignant, par exemple, on vise à enseigner à ceux qui ne comprennent pas ce qu’on croit soi-même avoir compris. Mais si on a vraiment compris, si on n’apprend pas quelque chose en essayant de l’enseigner, c’est-à-dire quelque chose qui n’allait pas suffisamment bien, on serait un mauvais enseignant. Un bon enseignant, c’est celui qui apprend aussi en enseignant aux autres.

C'est pareil avec le psychanalyste, il n’en aura jamais vraiment fini avec son analyse, et s’il en a fini avec ça, c’en est fini pour lui de la psychanalyse aussi, y compris comme pratique. C’est une sorte de renouvellement permanent. La psychanalyse est une pratique – ceci étant d’ailleurs lié au symptôme – dont on ne peut se sortir effectivement en la pratiquant. En tout cas, on ne peut la pratiquer qu’à condition de ne pas cesser de ne pas savoir ce que c’est. Donc cela implique de toujours être dans une sorte de recherche pour essayer de la rattraper, et elle doit vous glisser entre les doigts. Elle est quelque chose qui ne peut pas se saisir absolument, de structure.

Lacan a tout à fait raison quand il dit qu’il faut se garder de le comprendre trop vite, parce qu’il arrive aussi, même si cela peut vous surprendre, qu’il y ait des gens qui comprennent Lacan tout de suite. Ils le comprennent très vite. Ils croient, du moins, qu’ils comprennent très vite. En général, c’est assez inquiétant quant à leur façon d’être avec eux-mêmes et leur façon d’être avec la matière à laquelle ils ont affaire. Et ceux qui croient comprendre trop vite, très rapidement sont dégoûtés de leur croyance dans l’expérience analytique, par l’expérience elle-même. Ils se rendent compte que ce qu’ils ont compris est toujours un peu à côté, trop loin, trop près, et démenti… et que ça ne suffit jamais.

Le fait de progresser dans le travail analytique, dans son propre travail, mais aussi bien dans le travail que l’on peut faire dans la lecture des textes, ce n’est pas quelque chose qui passe par ce que la compréhension peut évoquer d’une continuité où on aurait acquis quelque chose qui permettrait de progresser comme ça, un peu comme on progresse d’une classe à l’autre, ou d’un diplôme à l’autre, ou d’une année à l’autre dans un cursus. Il n’y a pas de cursus en psychanalyse. Il faut savoir que ça progresse. Tout progrès se paie d’une perte. On ne peut avancer qu’en lâchant. On ne peut s’y retrouver qu’à condition de s’y perdre. Enfin, on peut comme ça utiliser toute une série de formules qui toujours évoquent une incomplétude sans qu’il y ait le culte de ladite incomplétude. Parce qu’on peut tout à fait dire : « On n’y arrive jamais », « la satisfaction est la pire des choses, donc soyons insatisfaits, soyons incomplets ». Mais si l’on pose ceci comme un idéal, on est toujours pris dans quelque chose qui vous rattrape. Vous êtes dans le mensonge, y compris par rapport à la façon dont vous essayez de vous repérer là.

Alors, pour en revenir à ce que j’introduisais tout à l’heure, la tripartition Réel, Symbolique, Imaginaire, que Lacan a avancée dès le début des années 50, il a commencé avec une conférence qui s’appelle Le Symbolique, l’Imaginaire et le Réel2qui n’a pas encore été publiée dans l’édition de l’enseignement de Lacan, mais qui le sera certainement une de ces années prochaines. Ça date, je crois me souvenir, de 52 ou de 53, c’est-à-dire avant le premier séminaire et avant le Congrès de Rome3 , qui est le début de ses Écrits, c’est-à-dire le début de la thèse de l’inconscient structuré comme un langage. Avec cette tripartition, on a affaire à quelque chose qui permet de se repérer dans la matière même que Lacan manie, et aussi bien dans l’expérience analytique elle-même.

Pour dire ça rapidement, le paradigme de l’Imaginaire, c’est le fameux stade du miroir, que tout le monde à peu près connaît aujourd’hui, c'est-à-dire le fait de se confondre et d’abord de s’identifier soi-même à sa propre image. Le stade du miroir, c'est le petit enfant qui frétille avant même d’avoir commencé à parler parce qu’il se constate, parce qu’il s’observe comme complet au niveau de son image dans le miroir et qu'il peut se désigner ou encore mieux au départ être désigné par sa mère qui le porte, lui disant « c’est toi », le liant ainsi à cette image où il peut se saisir comme complet, mais où, quand il essaie de s’attraper puisqu’il devrait pouvoir se saisir, il ne rencontre que la paroi froide du miroir. Et d’ailleurs, cette image, comme elle est symétrique par rapport à un plan, est toujours une image inversée de ce qu’on voit.

Quand on met des lettres devant un miroir, on n’arrive pas à les lire au niveau de l’image dans le miroir parce que la droite est à gauche et la gauche est à droite. Ceci, simplement pour indiquer que cette image, c’est soi mais ce n’est pas soi. C’est vrai que l’image, l’Imaginaire, c’est moi, mais au sens où « moi » n'est pas le sujet, au sens où « moi », c’est une image du sujet, une image fausse. Plus c’est vrai, plus c’est faux. Plus on se repère là-dessus et plus on va rencontrer de distorsions qui font que plus on croit se saisir, et moins on se saisit.

Bref, l’Imaginaire passe par ce versant d’image et constitue le premier registre que Lacan a isolé chronologiquement, puisque le stade du miroir est sa porte d'entrée dans le travail de la psychanalyse. On peut même le qualifier, à certains égards, de travail pré-analytique pour lui. De la même manière que les études sur l’hystérie pour Freud appartiennent à l’avant par rapport au moment où il s’est posé comme psychanalyste, le stade du miroir a été pour Lacan son mode d’entrée dans le milieu analytique, mais à partir d’une référence qui n’était pas spécialement une référence interne à l’expérience analytique puisque ledit stade du miroir avait été inventé par un psychologue français qui s’appelait Henri Wallon, dans les années 304 . On peut dire que Lacan le lui a chipé pour en faire tout à fait autre chose, bien entendu, quelque chose qui a pu, rétrospectivement, faire référence pour l’Imaginaire.

Le Symbolique, maintenant. Le Symbolique, c’est la structure de langage, c’est la structure du signifiant, que Lacan a emprunté à la linguistique structurale et qui a pu le faire classer parmi les structuralistes, lui-même n’ayant jamais refusé mais ne s’y étant jamais reconnu complètement, avec raison. À savoir que la structure, c’est ce qui permet d’avoir un abord scientifique des sciences humaines, c’est-à-dire des sciences, des disciplines et des domaines d’étude impliquant des sujets humains, des sujets parlants. C’est ce que Lacan a dit, et c’est par ce biais-là qu’il en est venu à prendre comme référence la linguistique structurale. Le Symbolique permet de dégager un support logique, tenant compte de l’outil de la parole, à l’inconscient structuré comme un langage. Donc le Symbolique, rétrospectivement, permet de repérer ce qu’il en est de l’Imaginaire, en extrayant la structure des images, des leurres, de ce qui se voit immédiatement. Et pendant dix ans, Lacan a structuré l’expérience analytique comme une tentative d'extraction du message : essayer d’extraire ce qui est caché au niveau de l’articulation langagière dans les formations diverses qui se présentent de façon immédiate, sur le mode imaginaire.

Et le Réel ? Le Réel, pendant dix ans, Lacan n’en a pas beaucoup parlé, sinon qu’il a toujours posé qu’il y avait les trois. Il faut toujours trois pour faire un monde et le troisième, c’était le Réel. C’est ce qui n’était ni le Symbolique, ni l’Imaginaire, et qui était laissé de côté, comme en jachère. Et le Réel a fait retour… Lacan a d’ailleurs commencé à le définir comme cela : le Réel, c’est ce qui rentre par la fenêtre quand on le laisse à la porte. C’est une définition qu’il a pu en donner. La première définition qu’il a essayé d’en donner est : le Réel, c’est ce qui revient toujours à la même place, par opposition au Symbolique qui marque une différence. Le signifiant est toujours différent de lui-même de part sa fameuse structure dite diacritique : le signifiant se définit par différence d’avec les autres signifiants. C'est cela qui détermine la structure de langage, la structure de langage de l’inconscient étant particulièrement bien utilisable dans la mesure où cela permet de ne pas attribuer un discours préalablement à un sujet qui lui serait extérieur, qui le proférerait.

Le sujet de l’inconscient se repère dans la structure même du langage en tant que produit par l’interaction de cette paire minimale de deux signifiants, l’inconscient supposant au minimum une chaîne. Les signifiants fonctionnent donc d’abord par deux, ce qui pose d’ailleurs pleinement le problème de ce que c’est que le signifiant au singulier. Lacan a posé dans les années 50, lors de la première définition qu’il avait donnée du sujet, que celui-ci est représenté par un signifiant pour un autre signifiant. Il y a une asymétrie entre le « par » et le « pour ». Mais pas de « par » sans « pour ».

Il y a le signifiant qui surmonte le sujet, que Lacan écrira ultérieurement avec l’indice 1, le signifiant maître, le signifiant qui représente, mais qui représente toujours pour un autre signifiant, ce sujet étant lui-même soumis au signifiant. Car le sujet est effet de signifiant, ne pouvant pas s’appeler « sujet » sans le signifiant. Le terme « sujet » lui-même est un terme qui a une très longue histoire philosophique, qui vient d’Aristote. Il ne désigne pas simplement l’individu, mais aussi ce dont il s’agit quand on parle, le sujet de ce dont on parle, ce qui évoque la dimension de soumission à un ordre. Ainsi, les sujets sont soumis au Roi, mais en même temps cela suppose un minimum de réglage, qui fait qu’on peut parler des droits du sujet même s’il est dans cet état de soumission. Dans la psychanalyse, le sujet de l’inconscient, ce n’est pas l’agent qui domine et dont l’inconscient serait le serviteur, mais il est déterminé comme sujet par la structure signifiante de l’inconscient, ce qui donne une certaine cohérence à ce qu’il en est de l’inconscient.

Et puis, ce Réel qu’on avait laissé de côté a, petit à petit, fait retour dans l’enseignement de Lacan à partir du début des années 60, à partir de ce Séminaire XI, dans la mesure où l’élaboration du sens, l’élaboration de ce qui pouvait être calculé, calibré, délinéé, expliqué, rencontrait dans l’expérience un obstacle. Au-delà de ce qui peut se dire, il y a l’impossible à dire, et au-delà de ce qui ne cesse d’être différent, il y a ce qui revient toujours à la même place, qui ne cesse d’être toujours remis sur le chantier, qu’on n’arrive pas à épuiser, qui reste énigmatique, au-delà du dépiautage de toutes les énigmes. Et ce qui revient du symptôme, au sein du symptôme, demeure, reste là comme quelque chose auquel le sujet est attaché comme, j’allais dire comme la tique à la peau du chien, en fait, beaucoup plus intimement encore que la tique à la peau du chien, dans la mesure où le symptôme est cette peau du chien en tant qu’il s’y loge sans qu’on arrive à le déterminer absolument. Mais cette peau, enfin cette matière, est quelque chose qui résiste et qui est toujours là et avec laquelle on apprend petit à petit à faire avec. Ça a au moins la vertu de s’isoler, de se localiser pour le sujet et ceci peut se faire dans l’expérience analytique parce que l’analyste, comme tel, a à prendre la place non pas de celui qui sait tout, mais la place de ce qui ne cesse d’échapper au savoir, et à partir de quoi la dimension du savoir peut toujours se supposer. Et tout son acte, puisque c’est ce qui lui revient dans l’expérience, à l’analyste, consiste à maintenir la possibilité de cette supposition, de cette élaboration sans jamais venir la fermer par une réponse qui pourrait donner l’impression d’être la réponse ultime, la bonne réponse, le sens qui conviendrait.

L’analyste a à faire semblant de Réel et à s'inclure petit à petit dans le symptôme analytique que j’évoquais tout à l’heure, le symptôme incluant le transfert et incluant l’analyste. Au départ, il est le sujet supposé savoir, puis le savoir reste supposé, le sujet se resitue du côté du sujet qui est en jeu dans l’analyse et qui ne doit pas être le psychanalyste. Le psychanalyste est celui qui sait ne pas être sujet dans l’analyse, il est formé pour ça. Il est sujet dans sa vie, comme être humain. Les analystes sont des hommes et des femmes comme les autres dans leur vie, ils ont simplement à être analystes dans l’analyse qu’ils ont en charge avec leurs analysants. Là ils n’ont pas à faire comme leurs analysants, ils ne sont pas analysants, ils savent ne pas être analysants. C’est pourquoi Lacan a toujours récusé de traiter le transfert par le biais du contre-transfert comme ça s’est fait largement par la suite à l’Association Internationale de Psychanalyse. Les orthodoxes freudiens n’ont jamais voulu faire, avec la rigueur nécessaire, la distinction entre ce qui est symbolique, ce qui est réel et ce qui est imaginaire, ni se pencher sur ce que c’est que le sujet, comment on peut faire avec sa propre subjectivité pour ne pas la mettre en jeu dans l’analyse, et cela a abouti à l’occasion au postulat que les analystes sont supposés continuer à s’analyser avec leurs analysants.

Ce que nous, nous disons, c’est que l’analyste, certes, continue à s’analyser infiniment. Comme je le disais tout à l’heure, la fin de l’analyse consiste à découvrir que l’analyse est infinie, mais il s’est au moins localisé un certain nombre de points, à partir de ce qu’on appelle la fin de l’analyse, où ça ne s’analyse plus. C’est avec ça (ce qui ne s’analyse plus) qu’on peut s’analyser. Pour arriver à maintenir la possibilité de les mettre en jeu dans l’expérience analytique telle que l’analyste la mène avec les analysants, le psychanalyste est dans une sorte de travail permanent, travail théorique, travail d’enseignement, travail d’élucidation de sa pratique, travail de contrôle à l’occasion quand il débute, ou même quand il ne débute plus. Au fond, il n’y a pas là celui qui a beaucoup d’expérience et qui peut se reposer tranquillement et celui qui débute et qui doit donc apprendre. Celui qui débute a l’avantage d’y aller plus naïvement, de moins se prendre pour un psychanalyste, de considérer que ce n’est pas évident pour lui de l’être, et comme tel, il avait, du point de vue de Lacan, la meilleure position pour arriver à mener les cures, alors que l’analyste chevronné est quelqu’un qui sait, et donc qui n’a plus à se préoccuper trop de ce qu’il fait. Celui à qui on peut faire le plus confiance pour que l’analyse soit effectivement menée et réussie, c’est donc plutôt l'analyste débutant.

La psychanalyse ne va pas sans un « faire avec » la contradiction, le paradoxe, les limites de la logique, les limites de la parole du côté de l’impossible à dire. Et l’outil avec lequel le psychanalyste travaille, c’est d’abord le symptôme. Le symptôme, c’est ce avec quoi travaillent le psychanalyste ainsi que l'analysant dans la cure, et ce à quoi aboutit l'analysant dans la cure, ce n’est pas à la disparition du symptôme. Il avance dans la cure quand il se rend compte que le symptôme, c’est un outil qu’il s’est forgé pour lui, avec ce qu’il est, avec le Réel qu’il porte, pour faire avec ce Réel. Et c’est avec le symptôme qu’on fait avec le Réel. Du symptôme, on en souffre, mais on peut en souffrir plus ou moins, on peut aussi ne plus en souffrir à certains moments. Mais la non souffrance du symptôme, ça n’aboutit pas à ce que ce symptôme, on le domine, on le surmonte, on en soit débarrassé, on n’ait plus à en entendre parler. Le symptôme s’installe pour de bon pour l’analyste venu au terme et le fait d’avoir analysé le symptôme, d’avoir parcouru avec le symptôme le trajet d’une analyse, c’est ce qui permet aussi de ne plus avoir, à la fin, à se préoccuper de soi-même comme symptôme, en tout cas de ne plus s’en préoccuper exclusivement.

Parce que le névrosé qui souffre, qui est préoccupé de lui-même, qui pense qu’il pourrait être allégé, qui espère pouvoir être allégé de ce qui l’arrime et le fait peser et l’empêche de prendre son essor, il se rend compte finalement qu’il n’est pas nécessaire qu’il s’allège et qu’il devienne l’équivalent de Dieu pour ne plus être arrimé. Il a des inerties et c’est avec ces inerties qu’il peut avoir rapport au monde, c'est sur cette base qu’il peut avoir commerce avec l’autre en tenant compte de la limite que cela recèle. Il peut, par exemple, avoir une vie sexuelle jamais parfaite mais vivable. Après tout, c’est ce qu’on peut espérer de mieux, d’avoir une vie vivable ! La sexualité demeurera pour lui quelque chose qui ne sera jamais résolu ni par les équations, ni par de la chimie, ni par de la sophistication visant à la performance, et il aura affaire, comme sujet, avec ce que Lacan appelle la jouissance.

La jouissance n’est pas un terme spécifique de la psychanalyse, c’est un terme qui a une histoire compliquée puisque ça vient, plus communément dans le langage courant, de ce qui est en jeu au niveau de la jouissance dite sexuelle, qui cherche à s’atteindre, qui disparaît aussitôt qu’atteinte, qu’on voudrait prolonger mais quand ça se prolonge trop, ça devient une souffrance et la frontière entre la jouissance et la souffrance n’est jamais précise, ne peut être précise que si la jouissance disparaît, que si la jouissance manque, que s’il y a une fracture. Il y a donc là quelque chose qui ne peut pas se quantifier, et qui est pourtant toujours incluse pour le sujet rendu vivable, parce qu’elle est incluse au niveau du symptôme.

Le symptôme n’est pas seulement un message, le symptôme est aussi une part de jouissance avec laquelle le sujet est relié d’une manière telle que cette part de jouissance ne va jamais sans le manque à jouir. Et il y a, au niveau de ce manque à jouir, pas seulement à en souffrir. Bien sûr qu’on peut s’en sentir frustré, qu’on en veut toujours plus, mais on peut aussi découvrir que ce toujours plus est un trou sans fond, c’est-à-dire un plus qui est un moins sans fond et que jamais il ne se comblera. Ce dont il s’agit, c’est de trouver quelque chose qui, en cette matière, soit vivable et qui ne va pas sans le manque à jouir. Pour cela, le sujet ne dispose pas de meilleur instrument pour appréhender l’autre, le monde, lui-même d’abord, que le symptôme. Nous sommes tous, sans le savoir, le plus souvent, mais nous sommes tous, chacun, pour nous-même, des symptômes. Le partenaire que nous avons, tous les partenaires que nous avons ne peuvent devenir nos partenaires que s’ils s’inscrivent pour chacun dans le symptôme propre à chacun.

La fameuse formule de Lacan, que la plupart d’entre vous connaissent : « Il n’y a pas de rapport sexuel », définit le rapport du sujet humain à la sexualité. Mais la sexualité ne fait pas « rapport », il ne peut y avoir de rapport à la place substitutive que symptomatique. Et vous qui avez un lien avec quelqu’un d’autre dans la vie, que ce soit un lien d’amour ou un lien de mariage, sachez que ce sont toujours des liens symptomatiques. Et qu’est-ce que c’est qu’un couple qui marche ? C’est un couple qui partage le même malentendu symptomatique puisqu’il y a toujours, au niveau de la structure du symptôme, quelque chose qui demeure incompréhensible, inépuisable, fracturé.

La dimension de ce qu’on appelle « le désir » est centrale et très importante dans la psychanalyse. C'est un terme que je n’ai pas encore prononcé jusqu’à présent, on pourrait pourtant faire une approche du symptôme à partir du terme « désir ». Au cours des prochains jours je le ferai certainement, et d’ailleurs dans le texte que j’ai à commenter lors du séminaire de lecture il en est question, largement. Le désir est quelque chose qui a une place dès le départ dans l’enseignement de Lacan, de façon très précise et dont le lieu d’ébat, les ébats du désir, et le débat du désir aussi bien d’ailleurs, se passe toujours au niveau symptomatique. Le désir ne peut pas déborder les bornes du symptôme, et le symptôme, il faut donc en prendre la mesure.

Dans l’expérience analytique, il s’agit de trouver comment faire avec son symptôme et on se rend compte, et je conclurai l’exposé que je fais là avec cela, on s’imagine, dans la psychanalyse, que l’on veut « thérapier » le symptôme, l’éradiquer. Ce qu’on apprend dans la psychanalyse, c’est que c'est le symptôme comme tel qui est la meilleure thérapeutique, et d’ailleurs il n’y en a pas d’autre. Il n’y a pas d’autre thérapeutique que le symptôme pour le sujet. Le symptôme est un traitement du Réel par le Symbolique, avec passablement d’efflorescences imaginaires autour. On peut dire ça. C’est pour ça qu’il m’est arrivé d’intituler un article que j’ai écrit il y a quelques années et qui me sert toujours de canevas par rapport à ce que je lis là-dessus : « Thérapeutique du symptôme ou symptôme thérapeutique? »5

Voilà. Je me limiterai à cela pour l’exposé, mais bien entendu, je souhaite discuter avec vous. Vous pouvez poser toutes les questions, sachez qu’il n’y en a pas de stupide, ou bien qu’il n’y en a que des stupides ! De toute façon, pas moins, ni plus stupides que la façon plus ou moins bancale mais éminemment symptomatique selon laquelle j’ai essayé de vous exposer tout ça.

Dans la salle : La question me trotte dans la tête en vous entendant. Quand vous dites « trouver comment faire avec son symptôme », quel lien faites-vous entre cette façon de parler et la sublimation ? C’est une question pour moi qui est importante dans le parcours d’une cure, et je me dis qu’il doit y avoir un rapport entre les deux.
Jean-Pierre Klotz : J’essaierai de vous répondre. Ça peut être compliqué, mais enfin je vais essayer. Sublimation et symptôme. Je prends plusieurs questions, si vous voulez bien. Est-ce qu’il y en a d’autres ? Comme ça, de façon très spontanée.

Hélène Colas-Charpentier : Moi, je pose toujours cette question et je pense que je n'ai pas encore eu de réponse très claire. Quand on dit « sexuel », est-ce que ça veut dire tout ce qui a rapport au non-soi, à ce qui est coupé de, ou est-ce que c’est seulement le sexuel de la sexualité génitale ?

Jean-Pierre Klotz : Je serais tenté de vous répondre comme ça, mais je le ferai de façon plus poussée tantôt. Immédiatement : ni l’un, ni l’autre. Ou tous les deux, mais je ne pense pas que la partition se fasse de cette façon-là. Votre question est très intéressante, de toute façon. Y en a-t-il d’autres ?

Dans la salle : C’est d'un autre ordre, mais j’aimerais savoir la différence entre un psychanalyste et un psychiatre. Parce que si j’ai bien compris vous faites les deux, et ça ne doit pas être simple.

Jean-Pierre Klotz : Ça, c’est ce que j’appellerais une question éternelle ! Depuis que je suis dans le milieu, c’est-à-dire depuis une petite quarantaine d’années bientôt, trente-cinq ans disons, on me pose cette question. Ça veut dire qu’il n’y a jamais de réponse satisfaisante qui soit donnée. On peut donner la réponse administrative, bien sûr, mais ça ne satisfait pas, c’est clair. Aujourd’hui, on parle en France, de ce qu’on appelle le « carré psy », parce c’est devenu carrément – c’est le cas de le dire « carrément » – une catégorie politique au niveau des négociations avec les pouvoirs publics. Ils nous sollicitent et cherchent à nous réglementer, à essayer de s’immiscer dans ce que nous faisons en y mettant leurs grosses pattes qui ne sont pas vraiment adéquates pour arriver à manier cette matière-là. Face à ça, on a constitué le carré psy, qui sont les psychanalystes, les psychothérapeutes, les psychiatres et les psychologues. Je crois que c’est ça, les quatre. Il y a encore quelques autres psys possibles et imaginables, les psychomotriciens, par exemple, mais les grands quatre, ce sont ceux-là. Les quatre majeurs. Je retiens votre question.

Fabienne Espaignol : Moi, je voudrais vous entendre un peu plus sur la question de l’impossible à dire. Je pense à comment, dans une analyse, on peut avoir accès à des expériences qui sont vécues pendant l’enfance, avant l'accès au langage.
Jean-Pierre Klotz : Vous faites référence à un temps d’avant le langage pour le sujet, pour l’enfant. D’accord. Je vais commencer à répondre à vos questions, quand même. Quatre questions, donc.

Alors, commençons par le rapport entre la sublimation et le symptôme. C'est un rapport problématique. La définition de la sublimation par Freud, c’est que la sublimation est un des destins de la pulsion. C’est-à-dire que ça relève du passage, de ce qui grouille au niveau de la jouissance – c’est en ces termes-là qu’on le dirait aujourd’hui, jusqu’à une production effectivement élevée, pour parler de la façon dont Freud parlait, de haute valeur civilisationnelle. On passe de bas en haut, on passe directement de ce qui grouille aux puissances, enfin aux domaines supérieurs. C’est vraiment une façon de parler, pour le résumer en quelque mots. C'est un peu comme la sublimation en thermodynamique – je ne sais pas si c’est de la thermodynamique, ma femme derrière moi qui est physicienne me corrigera si je me trompe –. Elle est toujours derrière moi, heureusement ! La sublimation, c’est le passage de l’état solide à l’état gazeux sans passer par l’état liquide. C’est quelque chose qui va directement de tout en bas à tout en haut.

En psychanalyse, on parle de la sublimation comme d’un destin pulsionnel qui serait un destin le plus élevé en valeur, si tant est que ça veuille dire quelque chose. Retraduit dans les termes qui sont utiles pour nous, ça pourrait être une production artistique, c’est surtout à ce sujet-là qu’on parle de la sublimation. En quoi une production artistique dépend du grouillement des moiteurs de la sexualité profonde ? On pourrait aussi bien dire, comme destin pulsionnel, que le rapport entre l’objet de la jouissance, la plus indifférenciée, et le produit du signifiant, c’est la sublimation réussie. Le passage qu’il y a entre la jouissance et le signifiant, c’est une sorte de court-circuit qui mènerait de l’un à l’autre.

Alors. Y a-t-il de la sublimation dans le symptôme ? Certainement pas, on n’est pas tout à fait sur le même plan. La clinique de la sublimation est une clinique qui doit passer par le symptôme, c’est pour ça que c’est une clinique très difficile à faire. Et les névrosés sont réputés pour avoir du mal à sublimer, sauf ceux qui y arrivent, bien entendu. Mais ce ne sont pas, généralement, des gens qui arrivent à vivre de la sublimation. Leur symptôme est peu sublimatoire. Ça fait dire qu’ils veulent du concret pulsionnel et pas seulement du entièrement, du intégralement transformé. Il y a beaucoup de restes. Il y a beaucoup de restes et de logique. Cette façon de parler du reste est très lacanienne. Je serais tenté de dire que le fait d’insister sur le symptôme comme je le fais, peut rencontrer la problématique de la sublimation, mais ne la rencontre certainement pas automatiquement. Il y a toute une élaboration qui peut se faire sur le rapport du symptôme et de la pulsion, et dans le cadre d’une telle élaboration, il est possible d’essayer de faire référence à la sublimation. Ceci peut surtout s’attraper au niveau du cas par cas, je pense.

Vous savez que Freud considérait qu’on n’avait pas à psychanalyser les artistes pour la psychanalyse des œuvres d’art. Le fait de dire que si untel est peintre ou sculpteur, c’est parce qu’il avait été énurétique quand il était petit, c’est pour ça qu’il faisait pipi, et du coup, il a trop de puissance sexuelle et il fait s’écouler ça de son pinceau, ce genre de conneries qu’on a pu raconter beaucoup, Freud a toujours récusé ça. Il considère que l’artiste est quelqu’un qui n’a pas besoin d’analyse, en tant qu’il est artiste, dans la mesure où il réussit à produire quelque chose. Tandis que le névrosé va voir l’analyste parce qu’il n’y arrive pas. Et ce n'est pas l’analyste qui va faire en sorte qu’il va y arriver. Ce qui ne veut pas dire que telle personne qui se trouve être artiste à certains moments ne rencontre pas dans sa vie des difficultés qui peuvent l’amener à consulter, à entreprendre une analyse, et à voir comment elle peut faire avec ses difficultés dans sa vie, mais Freud a toujours dit que c’était très problématique si ça venait à tarir sa veine artistique. Il n'a jamais prôné la psychanalyse de l’œuvre d’art.

Et ce que nous appelons la psychanalyse appliquée, avec Lacan, ce n’est pas l’application du savoir analytique à l’élucidation des œuvres d’art comme on adore faire dans certains milieux universitaires pour donner un peu de peps à certaines thèses. Pour nous, la psychanalyse appliquée, ce n’est pas ça. La psychanalyse appliquée, c’est l’application de la psychanalyse au symptôme, à des fins thérapeutiques à l’occasion, dans des établissements de soins, par exemple, c’est-à-dire faire usage du symptôme, faire usage du rapport que le sujet entretient avec son symptôme pour faire en sorte qu’il arrive à mieux vivre sa vie. Ça peut être ça la psychanalyse appliquée.
C’est très souvent, aujourd’hui, la psychanalyse telle qu’elle se pratique hors du cabinet du psychanalyste, dans des institutions ou dans des lieux de soins, où on essaie de tenir compte de ce que la psychanalyse permet de produire comme effet au niveau de ce qui peut être dit, ou de ce qui peut être élaboré comme stratégie, non exclusivement tournée vers le bien normalisé, généralisé et l’éradication du trouble, mais en tenant compte du rapport que le sujet entretient avec ce trouble.
Ceci peut se pratiquer dans des lieux qui ne sont pas un cabinet d’analyste, qui ne se trouvent pas dans les beaux quartiers, où ce qui serait défini comme le cadre adéquat serait le prix des tableaux sur les murs et la qualité du tissu des rideaux, comme beaucoup de gens s’imaginent qu’on doit être pour être psychanalyste. Parfois les psychanalystes eux-mêmes l’imaginent. Alors que pour nous, il y a psychanalyse quand il y a rencontre avec le psychanalyste. Cela a à être construit à chaque fois, et tout particulièrement pour le psychanalyste lui-même, qui doit se débrouiller avec les moyens du bord, là où il se trouve, comme il est, pour que quelque chose de cette rencontre puisse s’opérer. Il n’y a aucune raison de penser que pour ça, il faille un autre cadre que le cadre… On parle beaucoup du cadre dans la psychanalyse : « On peut faire ça ? Est-ce qu’on est dans le cadre ? Est-ce qu’on est hors cadre ? Est-ce qu’on est avec cadre ? » Le cadre, pour nous, c’est le symptôme d’abord et avant tout. On est toujours dans le cadre du symptôme. On ne peut pas sortir du symptôme. Ça, oui, ça a un sens, c’est quelque chose qui sonne juste, ça a un effet, ça compte.

Alors, dans ces conditions, on peut tout à fait se préoccuper du rapport, dans un cas, pour tel sujet, de la sublimation au niveau de l’abord pulsionnel que l’on peut dégager dans une cure, avec ce qu’il en est de son symptôme, mais je ne pense pas qu’on puisse en faire une sorte de thématique générale. Enfin ce serait une modalité selon laquelle j’essaierais de répondre à votre question.

La question du sexuel. Entre « est-ce qu’est sexuel tout ce qui n’est pas soi ? » ou « est-ce qu’est sexuel seulement ce qui concerne la génitalité ? ». Non, certainement. J’ai envie de dire ni l’un ni l’autre, comme je vous disais, parce que ce qui n’est pas soi, c’est un domaine qui ne définit pas du tout ce qui est simplement sexuel, même si l’abord de ce qui n’est pas soi rencontre inévitablement la question sexuelle à un moment ou à un autre. D’autre part, on le sait grâce à la psychanalyse, le sexuel ne se réduit pas au génital, le génital ayant une définition plus biologique que sexuelle, « sexuelle » au sens psychanalytique du terme.

Le sexuel, dans la psychanalyse, est la rencontre d’une dimension d’arrêt, d’une dimension impossible à dire, qui concerne la question de la jouissance, la dimension de la satisfaction telle qu’elle se décline dans les différentes pulsions, mais dont aucune ne peut être considérée comme la synthétisant. Le sexuel est insynthétisable. Le sexuel, c’est le Réel tel qu’on le rencontre à partir de l’expérience de la parole dans le champ du langage. C’est là où ça s’arrête, c’est ce devant quoi on bute, et qui se trouve concerner la modalité selon laquelle le sujet rencontre les différentes dimensions de satisfaction sur le mode, habituellement, d’une insatisfaction. C'est également par rapport au sexuel que se développe, à partir de la structure de langage pour le sujet, la dimension du désir que j’évoquais tout à l’heure, laquelle vient effectivement à être nommée ainsi à partir de ce qu’on appelle couramment le désir sexuel, mais qui est toujours déplacée par rapport à la stricte génitalité.

Beaucoup de psychanalystes dits orthodoxes post-freudiens ont essayé de faire du génital le comble du sexuel. On n’en est plus vraiment là aujourd’hui, on le sait d’une certaine façon. Le sexuel, c’est l’insoluble. Il est beaucoup plus facile de trouver une solution avec lui à partir du moment où on ne peut pas le résoudre dans l’absolu, y compris dans la pratique. Il n’y a pas de pratique sexuelle qui permet d’obtenir une satisfaction telle qu’on n’ait plus à s’en préoccuper. Le sexuel, c’est ce qui rentre toujours par la fenêtre quand on le laisse à la porte. D’ailleurs, le sexuel rentre rarement par la grande porte, c’est toujours par des portes détournées qu’on y accède, et quand il rentre par la grande porte, on essaie de chercher les portes détournées. Enfin, c’est une façon un peu imagée que j’aie d’essayer d’en rendre compte, mais c’est tout ce qu’on peut faire avec le sexuel, puisqu’on ne peut pas le dire.

Ce que Lacan a fini par découvrir, c’est le fait que le Réel auquel le sujet a affaire, qui n’est pas le Réel de la science mais qui est le Réel subjectif, le sujet se définit d’en être irréductiblement séparé, mais donc d’avoir affaire avec lui et de le traiter toujours par la bande. On traite toujours le sexuel par la bande, d’une façon comique, qui le fait rater. C’est ce que Freud a appelé la castration. Et Lacan est allé un peu plus loin grâce à sa catégorie du Réel, et il a défini le Réel auquel on est confronté par le « il n’y a pas de rapport sexuel », ce qui a l’inconvénient d’être une définition négative, mais qui situe le sexuel comme ce qui n’arrive jamais à faire rapport.

Ce n’est pas un propos délirant de dire ça. Cela pourrait apparaître ainsi, à première vue : « Comment ça, il n'y a pas de rapport sexuel ? Alors, comment est-ce que j’existe, est-ce que je ne suis pas le résultat d’un rapport sexuel ? » Non. Quand on dit « il n’y a pas de rapport sexuel », ça veut dire que tout ce qui fait rapport est un substitut du rapport sexuel. Alors, l’exemple que je donne le plus souvent est celui-ci : c’est parce qu’il n’y a pas de rapport sexuel qu’il y a le mariage. Car il est bien connu qu’il n’est pas nécessaire de se marier pour avoir des rapports sexuels, mais par contre, ces rapports-là ne suffisent jamais à faire une relation, un lien. Ce sont des rapports qui ne font pas lien, même si ça produit éventuellement des sujets tiers avec lesquels cela peut être problématique qu'il n’y ait pas un lien inscrit dans l’Autre, comme peut l'être le lien du mariage.

Aujourd’hui on ne se marie plus autant qu’on se mariait jadis parce qu’on veut échapper à cet Autre, mais c’est simplement l’évolution de l’Autre. L’Autre est maintenant différent, et il se trouve qu'il existe toujours des couples, même quand ils ne sont pas mariés. Ce n'est pas forcément le fait d’être inscrit dans l’Autre social officiel qui fait exister l’Autre. L’Autre, c’est l’environnement dans lequel on se situe, et par rapport auquel on trouve des stabilités, pour chacun, à partir de sa structure symptomatique.

Le symptôme a le plus grand rapport avec le sexuel dans la mesure où c’est par l’intermédiaire du symptôme que le sexuel est vivable pour le sujet, et ceci, en dehors de toute biologie. La biologie, j’irais presque jusqu’à dire que cela n’a pas grand-chose à voir dans l’histoire. D’ailleurs, les tentatives de substituts au rapport sexuel, les liens sexuels ou parasexuels, avec le sexuel ou contre le sexuel, se forgent souvent complètement en dehors des liens biologiques. Il y a encore une cinquantaine d’années, l’homosexualité, pour nommer l’exemple le plus courant, était considérée comme une épouvantable perversion, une maladie qu’il fallait soigner. Aujourd’hui, ce n’est pas davantage pervers que l’hétérosexualité. Il ne faut jamais oublier – ce n'est pas le sujet aujourd’hui, mais on peut en parler aussi – que du fait que l’être humain est un parlêtre, la caractéristique de la sexualité humaine est d'être toujours perverse. Cette dimension perverse de la sexualité, dans l’hétérosexualité comme dans l’homosexualité, est spécialement repérable dans la sexualité masculine.

Mais comme la femme emprunte souvent beaucoup de choses à la sexualité masculine pour se repérer, elle emprunte donc à la perversion à laquelle elle se prête, pour arriver à faire lien. On pourrait parler de cela en détail. Beaucoup de choses ont été écrites là-dessus, dont je vous recommande la lecture. Mais le domaine de la sexualité, quand on essaie de le définir autrement que négativement, débouche rapidement sur une association plus ou moins libre, donc jamais complètement libre, infinie, mais jamais prévisible à l’avance, et touchant beaucoup de domaines. Voilà comment j’ai essayé de répondre à cette deuxième question sans être sûr de vous avoir satisfaite, de vous avoir répondu, mais c’est comme cela que j’y arrive, en improvisant.

La troisième question porte sur la différence entre un psychiatre et un psychanalyste. Donc, comme je disais tout à l’heure, c’est une question dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle est très ancienne. On peut toujours donner la définition administrative, qui est vraie : un psychiatre, c’est quelqu'un qui détient un diplôme de médecin et qui a donc le droit de pratiquer la médecine, et la médecine de ce qu’on appelle les « maladies mentales » s’appelle la psychiatrie. Il a facilement pignon sur rue pour peu qu’il ait toutes les caractéristiques qui conviennent pour pouvoir l’exercer.

La psychanalyse n’est pas une spécialité médicale, ni d’ailleurs une spécialité psychologique. C’est une discipline en elle-même, séparée des autres, pour laquelle on ne se forme pas dans une université, pour laquelle il n’y a pas de cursus, et à laquelle – ce qui n’est pas le cas de la psychiatrie – il faut se soumettre pour se former. Un psychiatre n’a pas à être un patient de psychiatrie avant de devenir psychiatre. Même si souvent, ça ne leur ferait pas de mal ! Cela arrive, mais ce n’est pas une obligation. En général même, cela n'est pas recommandé pour ceux qui se trouvent l’être. Alors que le psychanalyste, s’il n’a pas lui-même fait une analyse, il ne risque pas d’être psychanalyste. La psychanalyse n’est pas une appellation contrôlée, elle ne doit jamais être contrôlée par ce qui fait consister l’Autre, c’est-à-dire par l’État, par exemple, ou par les pouvoirs publics. Il faut très sévèrement refuser de confier aux pouvoirs publics, c’est-à-dire à l’Autre, la désignation du psychanalyste.

Il n’y a que le psychanalyste lui-même qui peut savoir quelque chose de ce qu’il est comme psychanalyste. C'est une responsabilité beaucoup plus dure que d’attendre de la puissance publique qu’elle vous désigne, qu’elle vous nomme, et qu’une fois nommé, vous pouvez dormir puisque vous être nommé jusqu’à la fin de vos jours. Le psychanalyste, lui, ne peut attendre que de ce qu’il tire de son expérience et de la façon dont il s’y pose et il a tout le temps à faire ses preuves en repartant à la base. Ce ne sont pas les travaux d’Hercule, c’est une vie intéressante et active, ce qui n’est pas forcément le cas du psychiatre nommé une fois pour toutes. Enfin, le psychiatre est aussi dérangé par les malades mentaux qui ne sont pas si faciles que cela à manier, sauf quand on les bourre immédiatement de médicaments à partir des protocoles prévus par les questionnaires préalables. Je ne vais pas m’étendre sur ce sujet, je suppose que beaucoup de gens qui viennent ici vous en parlent. Ceux qui viennent de France doivent vous en parler beaucoup : la question des évaluations, des protocoles, du DSM 6. Donc, psychiatre et psychanalyste, c’est comme cela que je vous réponds là, mais cela n’épuisera certainement jamais la question complètement puisqu’on la pose toujours.

Passons à la quatrième question sur l’impossible à dire et le « avant de parler ». Pour nous, il n’y a pas d’« avant de parler ». Ce qui compte, ce n’est pas seulement le sujet qui parle, c’est le sujet dont on parle. Il y a un sujet à partir du moment où il est le fruit du désir des parents, c’est-à-dire à partir du moment où il est conçu. Il y a de la matière puisqu’il est conçu, ce n’est pas simplement une pure idée, il est là, et on parle de lui. Comme tel, il est un être parlé avant d’être parlant, pris dans un bain de langage. Il n’est pas un animal puisqu’un jour il parlera. Il sera pris dans un bain de langage même s’il se trouve, le malheureux, qu’il a une atteinte organique qui le rende muet, par exemple. Cela n’empêche pas que tout en étant muet, il est pris dans un bain de langage et qu’en tant que sujet humain, il va avoir un inconscient. Il pourra délirer. Je connais des collègues qui travaillent comme psychanalystes avec des sourds-muets, par le biais de la langue des signes. C’est une chose qui existe et qui produit des effets. Les sujets psychotiques sourds-muets peuvent être traités avec la langue des signes, dans la mesure où on est là dans un univers où la parole et le langage trouvent leur pertinence effective. Il y a probablement une clinique particulière que je ne connais pas, parce que moi-même je ne la pratique pas, il est possible que cela amène des modalités d’expression spécifiques de la névrose et de la psychose, mais cela peut tout à fait se faire. On n’est pas hors de l’univers de la parole et du langage, il n’y a pas de non-langage là.

L’impossible à dire, c'est l'une des définitions du Réel que je ne trouve pas très claire, ce qui ne veut pas dire qu’elle est mensongère. Elle a au moins la vertu de définir le Réel dont nous parlons comme lié au langage là où on ne peut pas dire. L’enjeu d’une psychanalyse, c’est d’atteindre, de toucher au Réel, à l’impossible à dire. Ce qui est pour toujours propre à chacun et intransmissible, c’est la façon dont l’impossible à dire se localise dans le symptôme de chacun, et dont le sujet se trouve l’appréhender à partir des voies qu’il a pu parcourir, de son symptôme tel qu’il a pu le dire à l’autre, c’est-à-dire le dire à lui-même aussi bien. Ceci est fait pour isoler la place de l’impossible à dire qui le spécifiera absolument.

Quand Lacan a essayé, à la fin de son enseignement, de préciser ce qu’était le Réel du symptôme, le symptôme comme jouissance, il a pris un exemple extrêmement étrange d’un certain point de vue, mais pas si étrange quand on voit ce dont il s’agit. Il a pris comme exemple, non pas un analysant, mais un écrivain célèbre, étrange lui-même, et beaucoup commenté, James Joyce, un des plus grands écrivains du XXe siècle. James Joyce, l’auteur d’Ulysse7 et surtout de Finnegans Wake8 , la quintessence de son œuvre. James Joyce, cet irlandais qui n'a jamais beaucoup vécu en Irlande après le moment où il a commencé à écrire, a laissé une production littéraire importante, que Lacan a commentée dans un séminaire qui s’appelle Le sinthome9 , qui a été transcrit et édité il n’y a pas très longtemps. Cette transcription est vraiment très importante dans notre orientation, par la reprise qui a pu en être faite et les précisions qui ont pu être données quant à ce que c’était que la jouissance du symptôme, ce sinthome écrit selon une vieille orthographe du vieux français : s-i-n-t-h-o-m-e. C'est un terme impossible à traduire, comme d’ailleurs Joyce lui-même. Le sinthome de Joyce a été défini par Lacan comme son art. Ce n'est pas quelque chose qui a été dégagé au cours d’une analyse.

Il s’agit d’un artiste, c’est ainsi d’ailleurs que Joyce se désignait lui-même, l’un de ses livres s’appelle Portrait de l’artiste en jeune homme10 . Lacan a défini le sinthome de Joyce comme son art, ce que Joyce appelle lui-même son art, et qui est absolument indéfinissable, imphotographiable, mais qui est cernable, à partir du fait que les romans de Joyce vont de plus en plus vers un écrit illisible. Une lettre, qui est donc faite pour être lue, c’est pour cela qu’elle est produite, mais que l’on n’arrive jamais à comprendre, à lire même. Et le Finnegans Wake dont je vous parlais tout à l’heure, c’est un roman qui est écrit dans un sabir particulier, mélangeant cinq ou six langues européennes, les langues les plus courantes. On peut donc suivre mot à mot à peu près ce qui se dit mais on ne peut pas dire qu’on le comprend, c’est une lecture qui ne fait que pousser à une sorte de commentaire infini.

Le livre le plus célèbre de Joyce, Ulysse, le livre précédent, est un gros pavé, qui décrit une journée de la vie, en je ne sais plus trop quelle année du début du XXe siècle, à Dublin, où il arrive un certain nombre de choses à trois ou quatre personnages extrêmement ordinaires. Ceci est dit selon un modalité qui se trouve vouloir imiter L'Odyssée11 d’Homère, c’est pour cette raison que cela s’appelle Ulysse. C’est à la fois un mélange de roman savant et de roman pornographique, entre autres. Il y a beaucoup d’autres éléments dans ce livre, qui est considéré comme une des grandes œuvres littéraires du XXe siècle, comme Joyce est considéré comme un grand écrivain, et pour arriver à produire cela, ce n’est pas simplement de l’écriture automatique, lettrée, c’est extrêmement élaboré et cela peut supposer des commentaires extrêmement raffinés.

D’ailleurs, Joyce lui-même disait qu’il écrivait pour donner du travail à tous les universitaires pendant plusieurs siècles. C’était un personnage très étrange, Joyce, on peut peut-être dire qu’il avait une structure psychotique, encore que ce soit toujours difficile d’affirmer une chose pareille quand on n’a pas rencontré la personne. C’est éminemment probable mais il n’a jamais été le patient de personne. Il ne s’en est jamais plaint lui-même et on peut dire qu’il avait un symptôme stabilisé, son œuvre littéraire, qui a fait qu’il s’est fait un nom. Il a pu parler à l’occasion, du fait qu’il tenait absolument à se faire un nom. Pour chacun, se faire un nom, le meilleur nom qu’on a, c’est d’abord le nom d’un symptôme. Et dans le cas de Joyce, son nom « Joyce », par hasard est la traduction anglaise de ce que veut dire « Freud » en allemand, c’est-à-dire « la joie » : Monsieur La Joie, Monsieur Joyce, Monsieur Freud… Donc Joyce s’est fait un nom avec ce que Lacan a démontré dans ce séminaire. Évidemment, parcourir ces arcanes-là, cela prend beaucoup de temps et c’est très compliqué mais c’est très intéressant à suivre. Lacan l’a fait à partir de ce qu’on pourrait appeler le type de symptôme que l’on peut dégager à l’œil nu, sans l’élaboration d’une analyse chez un sujet psychotique ou en psychose non déclarée. Rappelons que cette psychose est hypothétique, puisqu’il n’a jamais eu de symptôme de psychose au sens classique du terme. Même si sa fille a passé sa vie à l’hôpital psychiatrique comme schizophrène. Mais c’est sa fille, ce n’est pas lui, c’est autre chose.

Tout ceci pour dire que le symptôme de Joyce, ce style, cette manière si particulière d’être écrivain, que l’on peut aborder par la lecture, par le repérage de la lettre et de son maniement dans son œuvre, donne une idée de ce que peut être le Réel lié à un sujet. C’est un truc très chiqué, mais qui, par ailleurs, et c’est cela qui est extraordinaire, a une incidence précise dans la clinique lacanienne. On peut essayer de le repérer au niveau des cas cliniques, rapportés tels qu’ils ont été pratiqués avec cette orientation.
Alors, l’impossible à dire, c’est quelque chose qui est à distinguer de ce temps d’avant que l'enfant ne parle. Ce sont deux dimensions différentes. Le bébé avant qu’il ne parle évoque un Réel pour les autres, dans la mesure où on ne sait pas par quel bout l’attraper, on essaie de l’éduquer, c’est-à-dire de le couper, de le découper avec le langage, pour arriver à lui permettre de se symptomatiser et de faire avec lui-même sur le mode du symptôme, du symptôme qu’il va se forger dans la confrontation au discours qui lui vient de l’Autre, et par rapport auquel il en viendra à pouvoir parler. Parce qu’on ne parle bien entendu que symptomatiquement. À ce titre-là, le symptôme on lui doit facilement tout, quand on commence à jouer avec de cette façon-là. Voilà, j’ai essayé de vous répondre à vous aussi. Autre question ? Moi, je veux bien continuer. Oui ?

Anne Béraud : Tu as parlé de l’analyste qui a à faire semblant de Réel, tu l’as dit au passage très rapidement, c’est une formule un peu compliquée, si tu pouvais la déployer ?

Jean-Pierre Klotz : Oui. Je vais essayer, en quelques mots. La matière d’une analyse est véhiculée par le langage, par la parole plus concrètement, et s’aborde avec la structure de langage. En quelque sorte, le savoir à extraire, le matériel, est du côté de l’analysant. Et du côté de l’analyste, l'analyste qui par ailleurs dans sa vie peut être sujet mais qui est présent dans l’expérience dans cette cure-là comme analyste, son sujet n’a rien à voir à l’affaire. Il est à priori en dehors du coup, il doit l’être autant que possible. Donc le savoir, le sens, tout ce qui peut s’élaborer, c’est autour du sujet analysant que cela doit se faire.

Et le sujet analysant parle, il est là pour ça, c’est lui qui parle d’abord et avant tout. L’analyste se tait. Il est là comme lieu d’adresse, comme lieu de mystère, comme lieu de non-dit, même s’il peut lui arriver, bien entendu, d’intervenir. Quand on dit qu’il interprète, à vrai dire il est la cause de l'interprétation, il est le lieu d’où elle émane, mais pas forcément le lieu où ça se dit puisque c’est l’analysant qui parle, c’est toujours du sujet analysant dont il s’agit. Et l’analyste doit éviter, même si l’analysant l’y met, d’être à la place du Symbolique suprême.

Qu’est-ce que c’est que j’appelle là le Symbolique suprême, ou le suprême de Symbolique, comme on parle de suprême de foie gras, d'une sorte de quintessence. L’analyste est mis à cette place, il est à la place du père, ou à la place du Dieu, à la place de l’Autre. À la place de celui qui est supposé savoir et qui est supposé détenir le savoir sur le sujet. Mais cette supposition doit être la pure imputation de l’analysant, ce n’est pas l’analyste qui dit : « Mais oui, je sais ». Jamais. Il doit toujours éviter cela. Parce qu’autrement, c’est sa propre subjectivité qui serait engagée. Il faut bien dire que la dimension symbolique est du côté de l’analysant, c’est ce qui est dit, de même ce qui s’image, ce qui relève de l’Imaginaire, vient dans la cure du côté de l’analysant, mais le Réel, par contre, c'est l'analyste qui en est le dépositaire. C’est lui qui a à le prendre en charge, car c’est du fait que l'analyste prend en charge cette dimension du Réel que le sujet supposé savoir peut être supposé à cette place par l’analysant. L’analyste est alors mis en place d’Autre. Le sujet supposé savoir peut être mis à la place de l’analyste par l’analysant dans la mesure où l’analyste sait qu’il ne l’est pas, parce qu’il est toujours à une place qui n’est jamais celle de celui qui sait, tout en étant celle de celui qui peut être supposé savoir. Il est en quelque sorte à la place du support du supposé savoir.

Lacan a structuré cela à l’aide ce qu’il a appelé le fameux objet a. Il est très difficile de dire ce qu'est l’objet a de Lacan en quelques mots. Pour l’imager, mais c’est toujours aussi l’adultérer, il l’a défini comme « ce qui reste », cela vient de l’objet partiel freudien. Lacan l’a défini comme « cause du désir », comme « plus-de-jouir ». Le mot plus-de-jouir est construit sur le modèle de la plus-value marxiste, c’est-à-dire quelque chose qui vient en plus, qui est à part, qui détotalise par supplémentation. Dans la première partie de l’enseignement de Lacan, pendant longtemps, l’objet a a eu un statut imaginaire. Subitement, autour de la question de l’angoisse et de la structuration de la pulsion, c’est-à-dire au début des années 60, il est passé du statut de l’Imaginaire au statut de Réel, au sens où l’objet a, c’est le Réel en tant qu’on peut l’inscrire dans la structure. C’est ce qui, du Réel, prend place dans la structure et se met à y fonctionner. Comme par hasard, il s'écrit avec une lettre, puisque « a » c’est une lettre qui vient des mathèmes lacaniens préalables, de ce qu’il a appelé lui-même le petit autre, par opposition au grand Autre. Et Lacan en est venu à dire que l’analyste est dans la structure du discours, à la place de l’objet a, qu’il a à être objet a dans la cure. L'analyste, cela a à voir avec la structure du discours, est là comme semblant de a.

Il y a beaucoup de sujets qui se trouvent à fonctionner comme objets a dans leur vie. L’objet a est une position qui dans la sexualité féminine est conférée à la femme, enfin à une femme, ce contre quoi le sujet féminin, surtout quand il est hystérique, peut se rebiffer en disant, comme on dit couramment : « Je ne veux pas être prise comme un objet », ce qui est problématique à beaucoup d’égards. Mais je n’entrerai pas dans ces détails. Une concrétisation possible en connaissance de cause, c’est le cas de le dire, peut être, pour l’analyste, de prendre la place de l’objet a dans la cure, et, comme tel, il est à même de venir prendre la place de semblant d’un Réel. L’objet a aussi a été constitué pour être quelque chose qui, du Réel, se trouverait à être maniable dans la structure de discours, et donc dans l’expérience analytique aussi bien. Voilà comment j’essaierai de répondre en quelque mots. Oui ?

Dans la salle  : C’est une question qui ne concerne pas l’exposé de ce soir mais un texte que vous avez écrit, sur le transfert négatif de Lacan par rapport à Freud.12

Jean-Pierre Klotz : Oui, c’est une très vieille histoire. On trouve ça sur Internet, alors bien sûr, on me le ressert ! C’est moi qui avais raconté cette histoire à Jacques-Alain Miller, c’est pour cela que ça a eu sa petite heure de gloire. Effectivement, Lacan avait été un jour interrogé à une assemblée générale de l’École Freudienne de Paris par un des assistants disant : « Au fond, quel est votre rapport à Freud? » C’était un Lacan très âgé déjà. Puisque j’étais présent, c’est qu’il était très vieux, moi j’étais très jeune. Et il avait répondu : « Mon rapport à Freud est de l’ordre du transfert négatif », ce qui avait soulevé des émotions nombreuses, dues à la comprenette courante, qui est toujours débile. Elle n’est pas débile parce que ces gens-là étaient spécialement débiles, mais parce qu’elle l’est toujours. Quand on comprend, on fait les cons. On ne peut pas échapper à cela.

Quand on voit comment Lacan a défini, dans le Séminaire XI, ce que veut dire le mot « transfert négatif », on comprend mieux. Couramment, on dit : un transfert positif, c’est l’amour, et le transfert négatif, c’est la haine. C’est comme ça qu’habituellement les choses sont posées. Alors, est-ce que ça voudrait dire que Lacan haïssait Freud ? Ce qu’il ne faut jamais oublier, c’est que négatif ou positif, le transfert reste le transfert. C’est toujours une très grande attention apportée à l’autre. Il est arrivé à Lacan de dire que la haine était un lien beaucoup plus fort que le lien d’amour, était beaucoup plus « vrai », enfin entre guillemets. On pourrait beaucoup discuter du mot « vrai » à cette place-là.

Mais dans le Séminaire XI, au début du chapitre X qui s’appelle « Présence de l’analyste »13 , vous trouvez un petit commentaire de Lacan sur le transfert négatif – il n’y en a pas beaucoup dans ses séminaires et dans son œuvre –, où il se gausse un peu comme cela lui arrive souvent. Les gens disent : « le transfert positif, c’est l’amour, le transfert négatif, c’est la haine », « le transfert positif, c’est très bien, le transfert négatif, c’est très mal », parce que c’est beaucoup mieux d’aimer que de haïr. Tout ceci se discute. Lacan dit que ce n’est pas comme cela qu’il faut le comprendre. De toute façon, les sentiments en jeu dans le transfert ne sont pas l’essence du transfert, ce sont plutôt les effets du transfert. Et le passage de l’amour à la haine est un passage sans transition qui est courant dans la vie humaine, et en particulier dans la vie amoureuse. Tout le monde sait ce que c’est, enfin, on peut le constater autour de nous, sinon chez soi-même.

Lacan a donné une définition que je trouve bien meilleure du transfert, beaucoup plus juste. Il dit quelque chose comme : « le transfert positif, c’est avoir quelqu’un à la bonne, et le transfert négatif, c’est l’avoir à l’œil ». C’est-à-dire le surveiller de près, être attentif, ne pas faire confiance à priori, se dire : « il y a un mauvais coup là derrière », être un peu paranoïaque, c’est plutôt dans ce registre-là. Et on peut dire qu’avoir un transfert négatif à l’égard de quelqu’un, c’est être beaucoup plus attentif à ce que cette personne produit, c’est avoir une position critique, c’est mettre à l’épreuve en permanence le rapport qu’on entretient avec cette personne, en jugeant sur pièce, c’est-à-dire en l’occurrence sur ce que Freud a pu écrire, a pu laisser, a pu décider, a pu faire. Le transfert négatif suppose beaucoup plus d’attention. On ne laisse rien passer.

La position de Lacan à l’égard de Freud n’est pas une position de révérence, c’est une position critique. Quand il a dit qu’il faisait retour à Freud, il a considéré, non pas que tout ce qu’avait dit Freud pouvait être conservé, mais que l’essentiel de l’orientation qui avait pu être donnée et de sa découverte supposait une lecture critique. Les gens de l’IPA (International Psychoanalytic Association) ont passé leur temps à dire que ce que cette lecture critique a permis à Lacan d’extraire, était une trahison de Freud. Mais simplement, Lacan a donné à Freud une postérité et un usage possible qui n’était pas possible auparavant pour ceux qui révéraient Freud. Il n’y a rien de tel pour adultérer quelqu’un que de le révérer, il n’y a rien de tel pour tromper quelqu’un que de lui dire : « Tu es le plus beau ». L’attitude de Lacan à l’égard de Freud n’est pas une position de séduit, c’est une position de lecteur. Et la lecture passe davantage par le transfert négatif que par le transfert positif.

Alors, deux choses que j'ai à vous dire à ce propos. Quand ça s’est passé et que j’ai été témoin de cette histoire, je n’avais absolument pas ces explications et cela m’est resté parce que cela m’avait sidéré d’entendre Lacan dire ça. Cela m’est arrivé une fois de le raconter à Jacques-Alain Miller, parce que la question était venue sur le tapis. Par ailleurs, à l’époque où j’étais directeur, il y a trois ans maintenant, un petit opuscule est paru à l’École de la Cause Freudienne, que l’on peut se procurer sur Internet à ECF- Échoppe. Je le précise parce que ce n’est pas diffusé en librairie de façon massive, ça l’est dans les librairies en France mais certainement pas ici, je ne le pense pas. Ce petit livre s’appelle Le transfert négatif14 . C'est le compte-rendu d’une conférence que Jacques-Alain Miller a faite à Madrid en Espagne, avec d’autres intervenants, il y a une dizaine d’années, et où il essaie d’aborder et d’éclairer cette question. Une partie de ce que je vous dis là est le fruit de cette lecture. Il s’est dit beaucoup de choses autour de cette question mais cela vaut tout à fait la peine de le lire. Voilà.

Pierre Lafrenière : Donc on termine là-dessus. Je vous remercie beaucoup pour cette conférence.

Jean-Pierre Klotz : Je vous remercie d’abord de votre présence, de votre attention, de l’occasion que vous me donnez et de vos questions. J’espère à demain, pour la plupart.

  • 1. LACAN, J. (1964), Le Séminaire, livre XI Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, 1973, Ed. du Seuil.
  • 2. LACAN, J. (1953), Le Symbolique, l’Imaginaire et le Réel. Conférence à la Société Française de Psychanalyse, 8 juillet 1953, in Bulletin de l'Association Freudienne, 1982
  • 3. LACAN, J.  (1953), « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », in Écrits, Paris, 1966, Ed. du Seuil.
  • 4. WALLON, H. (1934), Les origines du caractère chez l'enfant : les préludes du sentiment de personnalité. Paris, 1993, Presses Universitaires de France.
  • 5. KLOTZ, J.-P., « Thérapeutique du symptôme ou symptôme thérapeutique ? », in Mental n°13, décembre 2003.
  • 6. American Psychiatric Association (2004), DSM IV-TR. Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux. Edition révisée, Paris, Ed. Masson.
  • 7. JOYCE, J. (1922), Ulysse. Paris, 2004, Ed. Gallimard.
  • 8. JOYCE, J. (1939), Finnegans Wake. Paris, 1997, Ed. Gallimard.
  • 9. LACAN, J. (1975), Le Séminaire, Livre XXIII Le sinthome. Paris, 2005, Ed. du Seuil.
  • 10. JOYCE, J. (1916), Portrait de l’artiste en jeune homme. Paris, 1992, Ed. Gallimard.
  • 11. HOMERE (VIIIème siècle av. J.-C.), L'Odyssée. Paris, 1999, Ed. Gallimard.
  • 12. http://www.lacanian.net/Ornicar%20online/Archive%20OD/ornicar/articles/klt0104.htm
  • 13. LACAN, J.  (1964), Le Séminaire, livre XI Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Paris, 1973, Ed. du Seuil.
  • 14. MILLER, J.-A., Le transfert négatif. Paris, 2005,Coll. rue Huysmans, Ed Navarin.