Laure Naveau : Quelle autorité aujourdʼhui pour les enfants et les adolescents ?

Je remercie Anne Béraud et le Pont Freudien de Montréal, pour cette invitation au travail, qui me permet aussi de découvrir le Québec.

Je me place ce soir dans la perspective de transmettre un point de vue psychanalytique sur cette question de l'autorité et du malaise dans la civilisation. Je vais donc vous proposer un petit excursus, que j'espère rendre accessible, en abordant les six points suivants :

  • le rapport à la parole et à l'acte ;
  • la crise de l'autorité ;
  • la famille ;
  • l'autorité et la dimension du Nom-du-Père.
  • vers une éthique du transfert.

Pour introduire cela, je me réfèrerai au dernier numéro d'une revue de l'institut du Champ freudien sur la psychanalyse avec les enfants, qui s'intitule La petite girafe , en référence aux girafes du célèbre petit Hans de Freud, où un commentaire d'un film à succès sur la violence, qui s'appelle Bowling for Colombine, note la chose suivante : Pourquoi tant de violence aux Etats-Unis ? Et pourquoi cette violence est-elle moindre au Canada et au Québec, où les habitants ne ferment même pas leurs portes à clé ? Le cinéaste enquête et avance une thèse selon laquelle c'est le discours incessant sur le racisme et l'insécurité qui provoque un climat de panique et de persécution collective dans ces États, plus encore que la vente libre d'armes.

Sous-entendu, donc : au Québec, ce discours de peur et de racisme n'existe pas. La question est alors de savoir quel discours circule qui ne génère pas cette panique, alors que l'article d' Anne Béraud , daté du 6 mars 2004 , sur la prise de Ritalin chez les jeunes 1, mentionne que le suicide est la première cause de décès au Québec dans une catégorie donnée de sujets (hommes entre vingt et quarante ans), et qu'elle est la seule cause de mortalité en hausse depuis dix ans. Pas de peur qui se retournerait en violence envers autrui donc, mais plutôt une angoisse et une violence qui se retournent contre soi-même. C'est ce que nous concluons provisoirement de ces deux mentions.

La question devient alors quel discours permettrait qu'une place soit faite à ce qui ne va pas, non pour une société ou une civilisation toutes entières, car ce n'est pas à ce niveau que la psychanalyse intervient, mais pour des sujets singuliers, considérés un par un dans le malaise qui leur est particulier et spécifique.

Ce qui ne va pas, pour la psychanalyse, a le nom de symptôme.

La psychanalyse fait le pari, qui s'avère de plus en plus fondé, que c'est à la condition de la prise en compte du symptôme dans sa singularité, qu'elle a une chance de pouvoir opérer sur le sujet, et donc sur le malaise dans la civilisation. Car le symptôme est déjà une réponse au malaise et à l'angoisse. Il est accessible à la parole, contrairement au suicide qui est un passage à l'acte et qui donc se passe de la parole. Préalablement à toute réponse possible à cette fameuse crise de l'autorité dont je vais essayer de vous parler ce soir, cette crise de la fonction paternelle dont on parle aujourd'hui comme d'un nouveau symptôme de la civilisation, je voudrais essayer de resituer les repères fondamentaux du discours apporté au début du vingtième siècle par Sigmund Freud. Ce discours que Jacques Lacan a isolé et nommé dans les années soixante-dix, « le discours de l'analyste ».

Ces repères sont des repères cliniques, des repères de structure qui permettent de s'y retrouver dans ce dont on parle et dans ce dont on vient parler à un psychanalyste. Ils permettent aussi d'opérer en tant qu'analyste. Car dès lors qu'il y a ce bain de langage propre à l'être parlant, la parole est mobilisée, même dans les cas d'autisme, qui sont une position du sujet face au langage. Ainsi, l'« enfant agité » dont il s'agit dans l'article d' Anne Béraud est bel et bien un petit sujet qui a décidé d'accompagner, voire parfois de remplacer, la parole par de l'agir, par de l'agitation, pour des raisons qui lui sont propres. Mais en aucun cas qui ne sont semblables à d'autres, c'est-à-dire, universalisables. Le médicament universalise d'emblée la question, du fait d'universaliser la réponse. La désagrégation de la fonction paternelle, mais aussi la maladie du tout dire devenue un nouveau symptôme de l'époque, font que l'on peut se demander si ce ne sont pas seulement le silence du père, par exemple, mais aussi certaines paroles dites ou entendues, qui seraient cause d'excitation chez certains enfants. C'est la fréquence de ce phénomène qui a fait exister un nouveau type clinique, auquel une réponse chimiothérapique a été apportée avec ce médicament Ritalin, devenu le maître absolu. Mais vous concevez bien que cette réponse médicale n'est pas valable pour la psychanalyse, pas plus que ne le sont les méthodes dites comportementalistes, méthodes d'adaptation du sujet à la réalité, qui se disent thérapeutiques. Car au lieu de faire taire le symptôme en le noyant dans des substances - ce qui ne manque pas d'ailleurs de le faire réapparaître ailleurs, selon l'adage lacanien « ce qui est refusé dans le symbolique reparaît dans le réel » - , en le noyant dans des substances ou en le rééduquant dans des techniques d'apprentissage qui sont issues des expériences de Pavlov et du chien russe, la psychanalyse donne la parole au symptôme dans un dispositif très particulier. Ce dispositif nécessite ce que nous appelons le transfert, qui met en jeu le désir de savoir et l'amour. L'amour, c'est-à-dire la confiance faite à celui qui est « supposé savoir ». Nous y reviendrons, mais le préalable à cette discussion implique de considérer cette dimension du transfert à l'autre de l'inconscient, c'est-à-dire à une autre scène, comme un phénomène indispensable pour la mise en place de l'analyse. Cela exclut absolument par exemple les développements assourdissants d'exhibitions médiatiques de dispositifs dits de parole, où la parole est ravalée à un objet de consommation comme les autres et dévalorisée dans sa fonction, noble fonction sociale, entraînant avec eux une dévalorisation de la psychanalyse et un ravalement du psychanalyste à un donneur de conseils ou de leçons.

La psychanalyse s'adresse à celui qui souffre. A celui dont la liberté est limitée par sa propre souffrance et non par un autre, y compris par un psychanalyste auquel il viendrait remettre cette souffrance. Donc la liberté est limitée par la souffrance et celui qui veut savoir la vérité de la cause de ce qui ne va pas dans sa vie peut en passer par une psychanalyse. La psychanalyse nécessite ce pas à faire, face à l'horreur de savoir qui habite l'être humain. C'est donc une expérience éthique et épistémique. C'est-à-dire qu'elle concerne nos actes et le désir de savoir sur nos actes avant tout, même s'il est démontré qu'elle a des conséquences de surcroît sur l'état mental de celui qui s'y engage. Le psychanalyste ne répond pas à la demande de soins, ni ne corrige, ni ne rééduque, mais il participe d'un changement de vision et de discours inégalé encore à ce jour. Pour être cet objet inédit dans le monde, l'objet psychanalyste, il a lui-même traversé l'expérience jusqu'à son terme, jusqu'au point où il s'est trouvé en position de pouvoir occuper la place sans plus y mettre de ses propres représentations fantasmatiques, car elles se sont vidées.

 

Le rapport à la parole et à l'acte

L'autorité considérée dans ce rapport à la parole et à l'acte implique qu'il ne s'agit pas de vouloir pallier à des carences. L'on ne peut, par ailleurs, se poser cette question de l'autorité à propos de l'enfant et de l'adolescent, sans se demander ce qui se passe entre les parents. Soit, poser la question de la parole et celle du respect de la parole au niveau des parents. Enfin, du père freudien au père lacanien, origine de toute autorité, le père ici considéré, plus qu'une personne, est un opérateur. Il est une fonction qui permet que se réalisent des opérations indispensables à l'équilibre d'un sujet. Il est celui qui sépare l'enfant de la mère. Il est celui qui compte pour la mère, et celui qui fait d'une femme la cause de son désir. Il est enfin celui dont Jacques Lacan disait que l'on doit pouvoir s'en passer à condition de savoir s'en servir . Je reviendrai sur ce point crucial.

Pour expliciter les indications concernant ces opérations, je dois donc poser ce préalable : le complexe d'Œdipe remanié par Jacques Lacan, n'est pas un mais au moins trois. Trois fonctions fondent la structuration du sujet, qui passe par l'acquisition de la langue, c'est-à-dire par ce que nous appelons l'usage du symbolique.

Première fonction donc, une fonction de séparation, qui est une référence à ce que le Docteur Lacan avait appelé, dès son premier article  Les complexes familiaux « l'entrée en scène du père dans la lumière de l'étonnement », pour illustrer ce moment où un enfant, petit enfant, saisit qu'il n'est pas tout seul avec sa mère. Donc, cette fonction est une fonction de séparation.

Deuxième fonction, une fonction d'interdiction. Le père est celui qui, par sa présence seule, par son existence même, dit non. Celui qui interdit la mère à l'enfant. Et qui prive la mère de son enfant, à la condition toutefois que de celui-ci, de la parole de celui-ci, la mère fasse cas.

Troisième point, la fonction dite de permission. Le père est celui qui dit oui et celui qui autorise le savoir, l'accès au savoir, qui provoque le désir de savoir, qui ouvre l'accès à la promesse future de ce que l'enfant rencontrera plus tard dans son existence.

Donc, trois fonctions qui sont le support, le cadre de ce que Jacques Lacan a appelé du terme de Nom-du-Père. Ce Nom-du-Père qui est en effet aujourd'hui mis à rude épreuve.

La crise de l'autorité

Essayons de voir comment quelques psychanalystes ont répondu à cette question propre au malaise actuel de la civilisation.

Je propose que nous réfléchissions à cette question à partir de ce postulat : la crise de l'autorité relève essentiellement d'une mutation du Nom-du-Père, fondement des repères de structures qui sont acquis par l'enfant dans les toutes premières années de sa maturation. La période actuelle est caractérisée en effet par une mise en question profonde de ces repères. Dans le numéro 1 de la revue Élucidation, créée par Jacques-Alain Miller en 2002, et qui paraît en France chez Verdier, une grande journaliste que vous connaissez peut-être, qui est disparue depuis, Françoise Giroud, sollicitait les psychanalystes en leur posant cette question : « Se peut-il que les psychanalystes n'aient rien à dire sur la question de l'autorité ? ». Dès le numéro 2 de cette revue, quatre psychanalystes, Eric Laurent , Pierre-Gilles Guéguen, Esthela Solano et Pierre Naveau , membres de l'École de la Cause Freudienne et de l'Association Mondiale de Psychanalyse, lui ont répondu. Je résumerai l'essentiel de leurs propos qui sont tous différents, mais qui convergent vers la question posée.

Première réponse : « Quelle autorité pour quelle punition ? » s'interroge Eric Laurent. Il met en valeur les deux sens opposés du terme d'autorité qui sont contenus dans la racine même du mot. A la fois l'auteur et l'acteur. Ce qui met en lumière à la fois le sens répressif et le sens permissif du mot autorité. Car l'autorité de l'auteur est celle qui a le pouvoir d'imposer l'obéissance. Elle indique donc plutôt le sens répressif. L'autorité de l'acteur fait valoir au contraire celui qui agit et celui qui permet. Autoriser, ça veut dire permettre. « Aujourd'hui, rappelle-t-il, on constate un défaut d'adhésion au principe d'autorité, accompagné d'un nouveau pessimisme relatif à la question de la répression et de la punition. Ce défaut d'adhésion découlerait du mouvement de privatisation et de pluralisation des autorités, que Jacques Lacan avait en son temps déclaré de déclin de l'imago paternelle puis de pluralisation des Noms-du-Père. Ce mouvement serait lié à la montée de l'autorité maternelle. En fait, les religions, la justice, les différentes communautés de frères, les bandes, les bandes d'adolescents par exemple, prennent ainsi peu à peu le relais du père et de la mère, et donc des maîtres. Eric Laurent resserre son argumentation autour de la montée du religieux. Il le dit en ces termes : « Plus le père de la réalité va s'absenter de sa fonction, et plus l'appel au père qui est aux cieux va se faire insistant. »

Freud le premier, dans son texte célèbre intitulé Malaise dans la civilisation découvre que le surmoi est ce qui en demande toujours plus au sujet « gourmandise du surmoi » disait-il, car le surmoi est ce qui exige toujours plus de punitions, toujours plus de culpabilité. Il donne l'exemple du Saint, celui qui prend sur lui les fautes qu'il n'a pas commises, alors que le criminel ne se sent jamais coupable de ses crimes, voire y trouve une justification. Le malaise, auquel Freud dès 1920 avait donné un nom, est celui qu'il nomme « pulsion de mort » qui lui vaudra déjà à l'époque, une levée de boucliers. Aujourd'hui, la course au plaisir, la course à l'hédonisme privé, aux objets en toc, fait le jeu de cette pulsion de mort. L'insistance de cette pulsion au cœur du sujet, au cœur de la civilisation même, ne cède pas devant les bonnes paroles psychothérapiques. Eric Laurent rappelle que seule une psychanalyse, expérience inédite au monde, peut permettre à chacun, un par un, et non pas collectivement, de déjouer les charmes de l'appel à la sirène qui le pousse à la mort.

La question de l'autorité se déplace alors du psychanalyste vers le citoyen, et il conclut ainsi : « En tant que citoyen, le psychanalyste souhaite des autorités pour lutter contre la pulsion de mort, mais ce qu'il faut craindre aujourd'hui, c'est l'égarement des autorités elles-mêmes. Le psychanalyste attend donc des autorités qu'elles autorisent quelque chose de nouveau qui ne soit pas une des formes du pire, c'est-à-dire l'une des formes d'une permissivité sans limites. »

Dans ce vœu du psychanalyste, on peut lire l'attente d'une mise en application du troisième temps logique de l'Œdipe dont je vous parlais plus haut, ce temps où le père est celui qui peut dire oui, mais après avoir séparé l'enfant de la mère, après avoir dit non à un excès de jouissance entre la mère et l'enfant. Car non seulement la loi doit avoir été énoncée pour pouvoir opérer, mais aussi, et là est le vrai tragique, l'absence de règles et de lois porte atteinte à la capacité même de désirer.

Pierre-Gilles Guéguen, rappelle pour sa part le pacte de parole que propose la psychanalyse à l'être parlant face à la déchirure du tissu social provoquée par le déclin de la fonction paternelle. Il en appelle à une psychanalyse qui maintient donc le lien symbolique comme rempart contre la pulsion de mort, qui met en lumière les liens de l'être parlant avec la jouissance mauvaise qui habite chacun, et qui sait rester très prudente, cette psychanalyse, avec les idéaux. Il en appelle donc à une psychanalyse qui aide le sujet face aux identifications toutes faites, proposées par exemple par la télévision, des identifications toutes faites qui n'ont pas de symboles, qui n'ont pas d'histoire familiale. Une psychanalyse qui aide le sujet à se défaire de ce qui l'encombre, en nouant un juste rapport à ce que Jacques Lacan appelle le signifiant-maître, soit ce qui, dès l'origine, dans son histoire personnelle, peut l'orienter dans sa vie.

Dominique Laurent avait traité cette question du rapport droit au signifiant maître, dans son texte de La conversation sur le signifiant-maître , paru chez Agalma, en formulant cette thèse très forte, que l'attitude droite à l'égard du signifiant-maître n'est pas la dénonciation de l'imposture, mais la reconnaissance de la posture d'exception, de la Un-posture, de la posture Une. Et il suffit, disait-elle, qu'il y en ait un qui la soutienne et la rende possible pour que d'autres puissent aussi y accéder. La position de non-dupe conduit au désespoir partagé et à l'ennui généralisé. « Savoir admettre l'au-moins-un est ce qui permet d'envisager l'existence de multiples exceptions.

Esthela Solano souligne pour sa part un autre aspect de cette crise de l'autorité. Elle note que les actes de violence des jeunes mettent à nu l'envers d'un commandement chrétien, le commandement chrétien de l'amour « tu aimeras ton prochain comme toi-même », que Freud qualifiait d'inhumain dans son Malaise dans la civilisation . Elle note la mise à nu de l'envers de ce commandement chrétien qui est la méchanceté foncière qui habite notre prochain. Le naufrage de l'autorité est ainsi pour elle corrélé aux impasses de l'amour. Elle rappelle la proposition forte de Lacan sur le père, selon laquelle un père n'a droit au respect et à l'amour que si son désir est orienté vers une femme dont il fait la cause de son désir . Elle invite ainsi à trouver la source de l'amour et du respect que le père mérite dans son acquiescement à lui, c'est-à-dire dans le fait qu'il incarne lui-même un acquiescement d'amour et de désir par rapport à une femme. Cette thèse est issue du dernier enseignement de Jacques Lacan et elle vient éclairer celle de son texte majeur sur la psychose, dans les Écrits , ce texte où l'imposture du père est décrite en termes très forts, dans une citation qui fait référence encore aujourd'hui pour nous. Je vais vous lire la citation de ce texte qui a à peu près 50 ans aujourd'hui, mais qui est toujours d'actualité. C'est un texte où il parle du père tel qu'il ne faudrait pas qu'il soit, après avoir énoncé la place que la mère donne au père :

« Mais ce sur quoi nous voulons insister, c'est que ce n'est pas uniquement de la façon dont la mère s'accommode de la personne du père, qu'il conviendrait de s'occuper, mais du cas qu'elle fait de sa parole, disons le mot, de son autorité, autrement dit de la place qu'elle réserve au Nom-du-Père dans la promotion de la loi. 

Plus loin encore la relation du père à cette loi doit-elle être considérée en elle-même, car on y trouvera la raison de ce paradoxe, par quoi les effets ravageants de la figure paternelle s'observent avec une particulière fréquence dans les cas où le père a réellement la fonction de législateur ou s'en prévaut, qu'il soit en fait de ceux qui font les lois ou qu'il se pose en pilier de la foi, en parangon de l'intégrité ou de la dévotion, en vertueux ou en virtuose, en servant d'une œuvre de salut, de quelque objet ou manque d'objet qu'il y aille, de nation ou de natalité, de sauvegarde ou de salubrité, de legs ou de légalité, du pur, du pire ou de l'empire, tous idéaux qui ne lui offrent que trop d'occasions d'être en posture de démérite, d'insuffisance, voire de fraude, et pour tout dire, d'exclure le Nom-du-Père de sa position dans le signifiant.

Il n'en faut pas tant pour obtenir ce résultat, poursuit Jacques Lacan, et nul ce ceux qui pratiquent l'analyse des enfants ne niera que le mensonge de la conduite », donc ce mensonge de la conduite chez le père qui n'incarne pas l'autorité dans sa parole personnelle, « ne soit par eux perçu jusqu'au ravage. Mais qui articule que le mensonge ainsi perçu implique la référence à la fonction constituante de la parole ? » (Jacques Lacan, « D'une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose » IN Écrits , Ed. du Seuil, p. 579).

Enfin, Pierre Naveau , met l'accent sur ce qu'il nomme « la tragédie du ravalement de la parole chez les jeunes ». Il insiste sur le germe de paranoïa qui est inhérent à la relation imaginaire qui découle de ce ravalement de la parole elle-même. Il souligne ainsi que la transgression de l'interdit emprunte toujours les voies de ce qu'il nomme « le tout dire forcé  et la cruauté du mal dire ». Le chemin que prend cette cruauté du mal dire part, dit-il, de l'indécence pour aller jusqu'à l'injure. C'est parce que l'indécence domine le discours, que l'injure est permise, voire encouragée. La faille est ici située à la racine du discours lui-même, là où s'organise la fonction du langage avec ses règles et ses lois.

Cette dernière thèse est une certaine façon de dire que les jeunes d'aujourd'hui n'ont plus de complexes, y compris de complexe d'Œdipe dans le sens positif où Jacques Lacan l'entendait. Car une indication très précise a été donnée sur la fonction positive du complexe dans la formation de tout individu : « Le complexe implique le dépassement des pulsions sexuelles dans la sublimation de la réalité. Il fonde les sentiments les plus stables qui unissent l'individu à sa famille. » (Jacques Lacan, «  Les complexes familiaux » , In Autres Écrits ).

Donc, rien de péjoratif dans ce complexe, mais une sorte de fondement. Le rôle du père est une affaire de discours. Par la place qu'il occupe dans le discours, il vient se substituer à la mère pour devenir un objet d'identification dans la subjectivité de l'enfant, alors que la mère avait été pour l'enfant un objet de satisfaction. Dans ce qui devient donc un triangle œdipien, au sens précis d'un phénomène de discours et non pas d'une triade réelle, par exemple, ce n'est pas le père présent à la maison qui va obligatoirement faire fonction d'autorité, mais le père qui compte.

Le père est celui qui peut s'interposer entre l'enfant et la mère et procurer en conséquence à l'enfant la dimension nécessaire de la transgression. L 'interdit lui donne cette dimension. Nous y revenons sous une autre forme, le non est ce qui permet le oui. Là va se constituer la dimension de l'autorité, au sens à la fois de ce qui interdit et de ce qui autorise. « Le père, comme objet d'identification apporte au moi de l'enfant une sécurité, tout en lui opposant un idéal ». Un idéal dont Jacques Lacan disait qu'il exalte et déprime à la fois. Ce moment structural est donc crucial. C'est le moment d'un changement d'objet, de la mère vers le père, et d'un changement de fonction, de la satisfaction à la frustration.

Lacan indique très tôt que l'image du père concentre en elle la fonction de répression et celle de sublimation et il appelle cela « l'antinomie féconde du complexe d'Œdipe ». Par le conflit qu'elle implique, cette autorité introduit dans la répression un idéal de promesse. C'est celle du père qui dit oui, qui encourage, qui accueille le nouveau chez l'enfant, après avoir été un obstacle à la satisfaction.

La famille

Nous avons vu dans ce texte de Jacques Lacan, qu'il définit la famille comme ce qui entraîne, dans la première éducation, la répression des instincts et l'acquisition de la langue maternelle. La famille établit entre les générations une continuité psychique, dont la causalité est de l'ordre d'une causalité psychique, c'est-à-dire symbolique, et non pas de l'ordre d'une causalité physique qui est imaginaire. Par exemple, dire « c'est mon fils parce qu'il me ressemble », c'est imaginaire. Ou génétique, dire : « c'est ma famille parce qu'on a le même sang », cela aussi ne fait pas fonctionner la dimension du symbolique. Le symbolique, c'est la parole.

Nous avons vu que le père d'un enfant, c'est celui qui compte pour sa mère et qui s'occupe de la mère. Chaque enfant a donc un rapport singulier et structural au couple de ses parents. Il occupe une certaine place relativement au couple parental. C'est à la lumière de cette situation œdipienne que les accidents de l'histoire de l'enfant prennent toute leur importance, et donnent tel ou tel trait à sa personnalité. Ils sont à l'origine de divers troubles, comme les formes d'inhibition de l'activité créatrice, ce que nous appelons les problèmes d'apprentissage, ou les problèmes scolaires, ou des troubles d'inversion de l'imagination sexuelle, les troubles de l'ordre de l'homosexualité. Ou encore, des atteintes profondes à ce qui constitue la réalité du sujet à partir de l'acceptation de l'autorité de l'adulte. Ceux-là sont des troubles d'ordre psychotique.

Le complexe d'Œdipe est donc décrit à cette époque par Lacan, comme étant le fondement de la constitution de la réalité chez l'enfant. C'est grâce à lui que l'enfant passe d'une relation duelle avec la mère, à une relation ternaire, d'abord avec le père, ensuite avec autrui. Et c'est quand l'enfant rencontre l'instance répressive dans l'autorité de l'adulte qu'il sort de cette relation imaginaire duelle toujours génératrice d'agressivité. Mais nous avons vu qu'il n'y a pas là place pour un discours réactionnaire ni conservateur, puisque le non est ce qui autorise le oui. C'est le non qui ouvre les portes, et donne au oui son autorité féconde.

L'autorité et la dimension du Nom-du-Père

Dirions-nous alors que la crise de la jeunesse d'aujourd'hui est imputable à la crise du complexe d'Œdipe ? Ou à une crise qui concernerait la résolution du complexe d'Œdipe, c'est-à-dire le troisième temps, et sa sortie qui est l'identification ?

« Il ne s'agit pas, disait Lacan dans Les complexes familiaux , de s'affliger d'un prétendu relâchement du lien familial. »

« L'expérience psychanalytique, précisait-il, porte à désigner la détermination principale d'un tel déclin dans la personnalité du père, toujours plus carente, plus absente, humiliée, divisée ou postiche. » Le père de la réalité ainsi décrit s'oppose au père de l'idéal, l'idéal étant celui de l'époque. Ce texte, Les complexes familiaux (in Autres Écrits , Seuil) a été écrit entre les deux guerres mondiales, qui ont vu les chefs d'états envoyer leurs enfants à la mort d'une façon absurde. Or, les chefs d'état sont ceux qui orientent, et sur lesquels une nation s'appuie, comme un enfant s'appuie sur le père.

L'axiome fondamental développé par Jacques Lacan, et développé par Jacques-Alain Miller dans son Cours d'orientation lacanienne à l'Université de Paris VIII depuis 20 ans (voir ici De la nature des semblants, années 1991-1992, inédit), est celui selon lequel le Nom-du-Père a un statut d'instrument, de ce que nous appelons un semblant . Cela signifie, comme nous l'introduisions, que le Nom-du-Père est davantage une dimension, ou une fonction logique au sens de f(x), au sens mathématique, qu'une personne, celle du père. C'est pourquoi, la formule qui sert de référence est celle où Lacan affirme que le nom du père, il s'agit de pouvoir s'en passer, à condition de s'en servir . Jacques-Alain Miller dit que« le Nom-du-Père est un semblant qui permet que l'on s'y retrouve dans le rapport entre les signifiants et les signifiés », c'est-à-dire dire entre ce qu'on dit et ce qu'on entend. « C'est un semblant qui permet la cohérence du discours. » ( Les complexes familiaux, in Autres Écrits , Seuil).

C'est un semblant, mais cela permet qu'un sujet s'y retrouve dans ce qu'on lui dit. Et c'est peut-être cela le problème aujourd'hui. C'est peut-être que les enfants ne s'y retrouvent pas dans ce qu'on leur dit. La cohérence du discours et l'autorité ont donc un rendez-vous avec le Nom-du-Père.

Rappelons rapidement les trois temps logiques de l' Œ dipe déclinés par Lacan dans le Séminaire V , Les formations de l'inconscient :

Premier temps : l'enfant s'identifie à l'objet du désir de sa mère, c'est-à-dire à ce qui manque à sa mère. Il s'identifie à cet objet, croyant qu'il la satisfait.

Deuxième temps : l'enfant est débusqué de cette position idéale par l'entrée en scène du père qui prive, qui prive la mère de l'enfant, qui dit non, qui fait son entrée en scène grâce à la parole de la mère. C 'est au moment où elle reconnaît son autorité qu'elle introduit l'enfant à la dimension de la rivalité avec l'autre.

Troisième temps : grâce à cette privation, le père apparaît à l'enfant, dans le discours de la mère et dans son rapport à lui, comme celui qui a, celui qui a quelque chose qu'il peut donner, celui qui fait preuve de sa puissance, celui qui est porteur pour plus tard d'une promesse. C'est celui qui promet au petit garçon qu'il sera comme lui plus tard, qu'il sera un père, par exemple, et qui promet à la petite fille qu'elle aussi, elle rencontrera un homme comme sa mère. C'est une promesse en quelque sorte structurale pour l'avenir. C'est cela le père de la permission et du désir, celui qui permet d'en passer par la loi, qui est donc fondamentalement, nous le voyons, une loi pacifiante.

La loi est donc pacifiante si elle n'est pas une loi aveugle, une loi sans désir, mais l'absence de loi est, dans tous les cas, ravageante et destructrice.

Que se passe-t-il au moment de l'adolescence ?

Au moment de l'adolescence, qui est le moment de la rencontre avec l'autre sexe, il s'agit de s'affranchir de l'autorité parentale. S'en affranchir à condition d'avoir eu cet accès à la dimension du Nom-du-Père, de pouvoir s'en passer à condition de savoir s'en servir. C'est de ce point de vue précis que l'adolescence se caractérise par un rapport particulier au savoir. Savoir s'en servir, c'est un savoir. C'est savoir se tourner vers un savoir nouveau, et savoir en passer par un autre qui a ce savoir. Le savoir de l'autre, celui des maîtres, par exemple, aura donc pour l'enfant la même valeur d'exception, que ce qui se sera passé pour lui au moment de l'entrée en scène du père dans le discours de la mère. Nous voyons en quoi accepter l'autorité, c'est accepter d'en passer par l'autre et par la valeur d'exception d'un autre.

De cela, c'est la mère qui, la première, en donne à l'enfant l'exemple : qu'elle en passe, ou qu'elle n'en passe pas, par l'Autre, dans son rapport à lui, l'enfant.

Le refus d'apprendre, qui peut être celui de l'enfant en difficulté, proviendrait alors d'un refus d'en passer par l'Autre. L'acceptation ou le refus d'en passer par l'Autre va dépendre par conséquent de ce qui se passe au niveau du couple parental. C'est à ce niveau-là que l'enfant, soit occupe la place de ce que Jacques Lacan appelle le symptôme du couple parental , c'est-à-dire représente ce qui est symptomatique dans le couple. Et Jacques Lacan dit que ça, c'est une position qui reste ouverte aux interventions du psychanalyste, parce que la métaphore du père a eu lieu, parce que l'enfant, quand il est un symptôme du couple, reste pris dans quelque chose qui se passe entre le père et la mère. Donc le psychanalyste peut opérer, c'est à dire que le transfert ne peut avoir lieu qu'à partir de quelque chose qui a déjà été mis en jeu, et qui est cette fonction.

Mais à l'opposé de cette position de symptôme du couple parental occupée par l'enfant, celui-ci peut rester pris, prisonnier, dans la subjectivité maternelle, comme corrélatif du fantasme de la mère , sans la médiation du père, Lacan dira aussi « sans le recours à aucun discours établi ». Ce qui réduit de beaucoup l'intervention du psychanalyste, ou du professeur par exemple, car la position de l'enfant à l'égard du savoir de l'autre est une position de rejet.

Quand un enfant est en difficulté, les parents peuvent choisir d'en parler, d'abord d'en parler avec l'enfant, et d'en parler à un analyste. C'est souvent un premier pas pour réintroduire une dialectique dans une situation qui quelquefois paraît bloquée. Mais il s'agit de savoir en fait, comment l'enfant lui, peut parler des difficultés auxquelles il se heurte. Quel usage consent-il à faire du langage ? C'est pourquoi je proposais de conclure sur une éthique du transfert.

Une éthique du transfert

Face à la civilisation et à son malaise, face à ces guerres, qui concernent toujours la croyance ou l'incroyance dans le père et qui, pour cela, méritent l'appellation de « guerres de religion », il y a le sujet qui est aux prises avec le réel, c'est-à-dire, avec la jouissance au-delà du père, et qui est malheureux avec le réel. Eric Laurent soulignait, dans sa contribution d' Élucidation , que la clinique psychanalytique ne peut pas être indifférente au régime de civilisation dans lequel nous sommes aujourd'hui, c'est-à-dire une détresse subjective organisée et aménagée par une économie capitaliste, qui trouve son ressort dans un impératif de rentabilité financière quasi inhumaine. Conduire un sujet jusqu'au point où il saura y faire avec sa souffrance particulière et saura se dépêtrer de ses déterminations symboliques, face aux idéaux écrasants d'un mode de jouissance, relève donc d'une nouvelle éthique. C'est une éthique du transfert, c'est-à-dire du lien et de la confiance faite au lieu de l'Autre, au lieu du code et de la loi. Une éthique qui parie sur le déchiffrage de l'inconscient et sur le bien dire.

La découverte de l'inconscient par Freud, au siècle dernier, réactualisée par Jacques Lacan du côté d'une politique de l'inconscient, cette politique dont Anne Béraud se demandait, en introduisant cette soirée, si les politiques justement n'en n'avaient pas démissionné, est une politique de l'inconscient qui prend en compte cette jouissance excessive que Jacques Lacan a appelée « plus-de-jouir ».

Cette éthique, nous faisons le pari, avec la psychanalyse, qu'elle peut permettre à un enfant, à un adolescent, à un adulte, de trouver sa place dans le monde en apportant sa réponse particulière au malaise. Lui permettre de « trouver une autre voie que celle, cynique, disait Eric Laurent , de l'identification collective à un mode de destruction massive de tous les idéaux ». Et de choisir une autre voie que celle du refus de toute autorité et de tout idéal.

Une voie qui serait donc une voie de résistance et de création, un non au sens de celui de l'appel à la Résistance, au sens d'un dire non opposé à l'appel au pire, un non fait d'acquiescement au langage et fait de discernement, plutôt que de rejet de tout. C'est une éthique qui convoque le sujet à une nouvelle alliance avec le désir de savoir, ce savoir que Jacques Lacan avait baptisé, après Rabelais et sa gaya sciencia , du joli nom de gai savoir .

Je vais m'arrêter ici et je vous remercie.

(Applaudissements)

Stéphane Quinn   remercie Laure Naveau pour cette présentation, et propose de passer à une période de questions.

U ne question est posée sur l'amour. Dans l'autorité du père et de la mère savoir quelle est la place faite à l'amour.

Laure Naveau  : Cela permet de traduire ce que j'ai dit concernant l'assomption, la possibilité du sujet d'acquérir un savoir à partir de la rencontre d'une limite, d'un non , et d'accéder à ce oui de la permission. Quelle est la fonction de l'amour dans cela, dans ce non et ce oui ?

J'ai l'idée qu'on peut se demander si un père qui ne dit jamais non aime son enfant. Que le non soit nécessaire au oui indique que si le non n'existe pas, le oui n'a plus aucun sens, que l'enfant ne s'y retrouve pas dans le discours si on lui dit toujours oui. Par contre, en lisant la longue citation de Jacques Lacan sur l'imposture du père, dans ses Écrits , j'ai essayé de vous faire saisir en quoi un père qui se mettrait à s'égaler au législateur, à celui qui dirait toujours non, à celui qui interdirait tout, à celui qui voudrait représenter la loi, le devoir, la morale, serait un père qui ne permettrait en aucun cas l'accession au oui. Donc, je pense qu'il y a une façon correcte, c'est-à-dire orientée par un désir, d'incarner l'exception, celle qui autorise. Il ne s'agit ni de dire non à tout, ni de dire oui pour ne jamais être obligé de dire non. Je pense que la question de l'amour se situe là, dans un juste mi-dire. Et d'une certaine façon, cette question concerne aussi bien en effet le père que la mère.

La participante (1) évoque la situation suivante où, au moment du divorce, l'enfant est rejeté avec la mère, si c'est le père qui s'en va. Par contre, si c'est la mère qui s'en va, elle garde l'amour pour son enfant.

Laure Naveau  : Vous situez donc avec raison la question au niveau de la génération d'avant les enfants et les adolescents d'aujourd'hui. C'est-à-dire que ce sont des enfants et des adolescents qui ont hérité de quelque chose qui se retrouve par exemple dans ce que vous dites, de pères qui sont capables de se désintéresser de leur enfant parce qu'ils se sont désintéressés de la mère.

La participante (1)   signale que la plupart des enfants qui prennent du Ritalin sont des enfants qui vivent avec leur mère.

Laure Naveau  : Donc, le Ritalin remplacerait le père dans ces situations.

L'on peut se poser la question de la dignité du père à ce niveau-là. Ce que je viens de dire, que la mère fasse cas de la parole du père, est valable si un père est digne au niveau de sa parole, d'incarner la fonction. Ceux qui travaillent dans la santé mentale ont entendu des mères qui avaient affaire à des hommes qui ne sont pas en position d'être pères, qui sont extrêmement violents, ravageants, qui sont très malades. Dans les cas de divorce dont vous parlez, on constate qu'un enfant a parfois la capacité de remarquer qui va être son père. Par exemple, dans des cas où la mère se re marie et où le père a eu ce genre d'attitude, l'enfant peut tout à fait adopter celui qui a une position juste envers la mère et envers lui. Et les débats sur « est-ce qu'il faut l'appeler papa ? », sur le vrai père, ne veulent rien dire après ce que je viens de dire, car le père, c'est celui qui est digne d'être aimé. C'est celui dont le Docteur Lacan disait qu'il a droit au respect et à l'amour parce qu'il fait d'une femme la cause de son désir, et qu'il prend soin de ses enfants (cf. le Séminaire RSI , dans Ornicar? ) . Cela veut dire que le père sera celui qui va adopter et la mère et l'enfant. Il y des couples qui divorcent où les pères restent présents avec leur enfant, ce qui n'empêche pas qu'un nouveau compagnon ou une nouvelle compagne dans le couple fassent fonction de mère ou de père de substitution, sans prendre la place et ôter de la valeur au « vrai père » ou à la « vraie mère ». Donc, les fausses questions du père du sang sont à prendre avec des pincettes. Il y a une dignité à donner à la parole, à ce que chacun fait de l'autre, à la valeur que chacun donne à l'autre. Il faudrait pouvoir se défaire de ces espèces d'identifications en toc dont je parlais tout à l'heure, où l'on s'identifie à ce qui est propulsé sur les ondes médiatiques, et ça n'a plus aucun sens pour personne, ça ne veut plus rien dire.

Participante (1)  : Quand vous dites « s'en passer à condition de pouvoir s'en servir », est-ce que cela veut dire que c'est l'enfant qui a acquis la capacité de devenir autoritaire et d'imposer son autorité ?

Laure Naveau  : À qui ?

Participante (1)  : Aux autres, à son entourage. Et peut-être même à ses parents, à ce moment-là.

Laure Naveau  : C'est la question qui se pose à l'adolescence. Je ne suis pas sûre que le « s'en passer à condition de pouvoir s'en servir » débouche sur acquérir l'autorité sur l'autre. Je crois que c'est une certaine capacité de se détacher, de dire non et de dire oui, pour pouvoir faire quelque chose de son existence. Non pas retourner cette autorité, dont il peut se passer parce qu'il s'en sert, non pas la retourner dans une symétrie imaginaire. « Savoir s'en passer à condition de s'en servir », cela peut signifier se mettre à faire autre chose en s'appuyant sur ce qui a été reçu.

Gisèle Laprise   évoque le rôle du père dans l'autorité, mais souligne que la mère a quand même une fonction d'autorité à exercer. Alors la femme dans tout cela ? On dirait que l'autorité de la femme est néfaste dans notre société, sur le plan sociologique aujourd'hui. Quelle est l'autorité de son non ? Dans la thèse de Lacan, l'autorité, c'est le père. Et si le père est absent, ça crée des problèmes de société énormes. Mais dans une famille où tout va bien et où chacun assume son rôle, la mère a toujours une fonction d'autorité. Alors quel est l'effet du non d'une mère ? Est-ce que cela a un poids sur l'enfant ou est-ce que c'est toujours le père qui va avoir cet effet positif ?

Laure Naveau  : Il faudrait distinguer deux choses. L'autorité de la mère se déduit de la façon dont elle fait cas de la parole du père. Cela ne veut pas dire qu'elle se désiste, qu'elle s'efface et qu'elle n'existe pas, qu'elle n'a pas d'importance pour son enfant, pour orienter son enfant. Elle s'en occupe beaucoup, elle surveille un tas de choses nécessaires, elle intervient. La métaphore, c'est que cette autorité de la mère est positive, elle est prometteuse pour l'enfant, productive pour lui, si cette mère en passe par quelqu'un. Ce qui ne veut pas dire que dans toutes les phrases et à tout bout de champ, elle doive dire en ritournelle « ton père a dit que » ou « fais ce que ton père a dit » ou « je vais demander à ton père ». Plutôt que, dans sa position même de femme, et c'est ce que j'ai laissé obscur dans mon texte, ce qui fait qu'une mère est aussi une femme, dans sa position de mère en tant que femme, il y a quelque chose de son autorité qui peut être positif pour un enfant parce qu'il y a quelqu'un à l'horizon qui le sépare d'elle. C'est compliqué, mais ce qui peut être écrasant pour un enfant, c'est quand la mère n'est que mère, quand la mère a abdiqué de son rapport à l'Autre, à l'autre sexe, à l'homme, que ce soit le père ou non. Quand une mère ou un père ont oublié que la mère est aussi une femme, cela a des conséquences. Jacques Lacan évoque à ce sujet Jason et Médée, qui est un paradigme. Il y a des pères qui, à partir du moment où leur femme est devenue mère, oublient qu'elle est une femme, parce qu'ils voient en la mère de leur enfant, l'image de la mère, la fameuse image de la Madone, telle que nos amis ont eu la bonne idée de la représenter sur l'affiche de cette soirée. C'est une image de la Madone à la Max Ernst bien sûr, mais je trouve que c'est bien vu. Elle évoque le ravage, quand une mère s'identifie à la mère, et la touche de perversion fantasmatique du « un enfant est battu » freudien, qui est l'autre face de l'amour maternel. C'est l'autre face du ravage où le père s'identifie au père, s'identifie à la fonction répressive d'un père désincarné, déshumanisé. Quand une mère oublie qu'elle est une femme, c'est aussi ravageant pour un enfant. Cela rend difficile pour lui, fille ou garçon, de trouver la voie de son désir, parce que quand une mère oublie qu'elle est une femme, elle écrase l'enfant sous sa demande de mère. Ça veut dire qu'elle n'existe que par son enfant si elle n'est que mère, et ça veut dire qu'elle a oublié qu'elle a aussi une autre position dans l'existence. C'est comme s'il était demandé implicitement à l'enfant, par sa mère, de la soutenir, d'être toujours l'enfant qui va faire qu'elle sera toujours la mère, celle qui est pourvue d'un objet qui la comble.

Alors que la dimension femme chez la mère, transmise à l'enfant, ça l'allège, car cela transmet le manque, et c'est dans le manque que se constitue le désir. Et donc, l'autorité de la mère, c'est de faire cas de la parole de l'Autre, en indiquant par ce biais à son enfant qu'elle manque de quelque chose, et qu'il ne la comble pas. Que quelqu'un d'autre que lui compte, ou a compté, dans sa vie, même si le père n'est plus là.

Dans le simple fait de donner la parole, par exemple, à une mère qui vient voir un analyste pour son enfant, de lui donner la parole en tant que femme, de l'interroger un peu au-delà de ce qu'elle vient apporter comme plainte sur ce qui se passe avec l'enfant, et qu'elle retrouve sa dimension de femme, ça peut contribuer à aider l'enfant.

Participante (2)  : Vous avez introduit beaucoup de subtilités qui donnent à réfléchir. Vous avez dit entre autres, que si on reconnaît une autorité, ça permet de reconnaître ensuite plusieurs autres autorités. Comment on restaure le lien quand un père fait la loi ?

Laure Naveau  : Si je comprends bien, vous me demandez qu'elle est l'action possible du psychanalyste, de la psychanalyse, dans le cas où le sujet aurait été écrasé par la fonction d'un père tyrannique. Je réfléchissais, pendant que vous me posiez cette question, à l'une de mes patientes, qui est une patiente qui vient me voir depuis peu. C'est une jeune femme qui a 25-26 ans, qui est très brillante, qui a fait de hautes études, comme ses frères et sœurs, comme le père, qui avait une férule absolument incroyable. Mais cette jeune femme vient me voir parce qu'elle souffre d'une rupture amoureuse qui vient d'arriver. Et elle est sur le point de s'apercevoir que quelque chose l'a mise en défaut, en échec, dans sa positon de jeune femme, parce qu'elle a vu dans la situation parentale une mère complètement soumise à cette autorité d'un père dictateur, abdiquant absolument toute raison, et donnant tout le temps raison au père contre ses enfants. Donc ça a donné des enfants qui ont eu quand même un accès au savoir, mais sur le mode de la crainte, sur le mode d'une extrême crainte, et non pas du désir de savoir. Et aujourd'hui où elle vient d'être confrontée à une rupture amoureuse, elle est très fragilisée par ça, parce qu'elle se retrouve dans cette position brillante professionnellement, quasi identifiée au père, quasi identifiée à un homme, mais très en difficulté dans son rapport à l'autre sexe. Parce qu'elle ne sait pas ce que c'est qu'être une femme. Elle n'en a pas eu, à un seul moment l'idée, si ce n'est par cette mère soumise qui n'était pas une femme, qui était une mère qui laissait appliquer la règle et la loi sur ses enfants sans discernement. Je ne sais pas comment ça va pouvoir se dialectiser pour elle. C'est quelqu'un de fragile, qui va devoir inventer une solution pour soutenir sa position de femme si elle veut, en effet, être dans une position d'amour avec un homme. Elle ne sait pas comment y faire. Il y a une sorte de vide, un point de vide à ce niveau-là.

Participante (3) : Une phrase m'a beaucoup frappée quand vous avez dit que c'est la parole de la mère qui véhicule ou qui rend le père présent dans le réel. Et vous êtes probablement au courant que la culture québécoise, jusqu'à récemment, c'était très paysan, très rural, et que les femmes étaient généralement beaucoup plus instruites que les hommes, parlaient beaucoup et c'était reconnu que les hommes ne parlaient pas. Les pères n'étaient pas là. Et quand j'entends votre phrase, je me rends compte que malgré cela, qu'ils ne parlaient pas ou qu'ils n'étaient pas souvent là, qu'ils partaient travailler des mois, etc. par rapport aux familles monoparentales de maintenant, il reste que le père était quand même là par la parole de la mère. Donc , ces couples dont on disait, à propos des parents, que les enfants n'avaient pas eu de père, ils en avaient eu. Il était très présent par la parole de la mère. Alors que maintenant, à la différence de maintenant dans ces familles monoparentales, le père n'est pas là. Dans bien des cas, il n'y a pas de père vers lequel la parole de la mère peut se tourner.

Laure Naveau  : C'est tout à fait ça, c'est tout à fait parlant cet exemple que vous donnez. Anne Béraud m 'avait un peu raconté l'histoire du Québec et cette question de la culture des femmes pendant que les hommes allaient travailler. Je trouve ça émouvant d'ailleurs que quelque chose comme ça, un rapport au savoir à cultiver, ait été instauré dans cette société, et en effet, je ne pense pas que cela ait pu contribuer directement à un ravalement du père. Je pense que le père était dans la fonction noble de travailler, de faire vivre sa famille, et d'exister à travers la parole de la mère pour l'enfant, même s'il était absent six mois par an. Ce qui montre le contresens à dire qu'il faut que le père soit là pour exister comme père, ou qu'il fasse les mêmes tâches que la mère à la maison, qu'il participe. C'est un amalgame entre la présence réelle d'un père qui serait identifié à une mère, et un père présent dans le discours. C'est ravageant. La présence symbolique du père est vraiment très distincte de cela.

L'un des ravages de la civilisation actuelle, qui va un peu dans le sens de la question de la mère et de la femme, c'est la question de l'égalité des sexes. Nous sommes issus des générations où l'autorité du père, mais aussi la question de la virilité de l'homme, a été mise en cause par les mouvements féministes.

Cela ne veut pas dire que le mouvement d'autonomisation, de libération des femmes, n'a pas eu sa valeur, sa nécessité. Il ne s'agit pas d'être réactionnaire ou passéiste, au sens où ce qui se passait avant n'était pas du tout exemplaire, mais quelque chose s'est passé au-delà de ce mouvement de libération des femmes, qui a été une sorte de volonté d'égalité et de nivellement. Il ne faut pas confondre la libération et l'égalité.

Or, c'est très important l'inégalité entre les sexes. Ni supérieur, ni inférieur à l'autre, mais différents. Ça veut dire qu'ils ne sont pas pareils, qu'ils obéissent à des logiques distinctes. Et s'ils ne sont pas pareils, ils ont à inventer un rapport, sur fond du non-rapport entre les sexes.

Cette question de l'égalité des sexes est génératrice sans doute du développement massif de l'homosexualité : si on n'a plus besoin de l'autre sexe, on peut se suffire dans un seul sexe.

Et deuxièmement, elle est génératrice de quelque chose qui écrase la position virile de l'homme. Comme si la position virile, et la position d'autorité qui lui est conférée, étaient dégradantes pour une femme. C'est un contresens. Je pense que les mouvements féministes n'ont pas voulu ça au début, mais ont généré ce contresens entre la libération des femmes et l'égalité entre les sexes.

Or, l'avenir d'une civilisation, c'est l'inégalité, au sens de la différence féconde, au sens où les uns et les autres aient une culture du lien à l'autre. A partir du moment où l'on est égaux en sexe, plus besoin de l'autre sexe. On peut imaginer une société où les gens pourraient se passer de l'autre sexe, parce que c'est bien compliqué entre les sexes, c'est très difficile. Et c'est parce que c'est difficile entre les sexes, que ça rate, qu'il y a toujours un ratage, qu'il y a toujours un malentendu, qu'il y a un symptôme, que la psychanalyse existe. N'est-il pas préférable que ce soit difficile et que la civilisation avance avec ce symptôme-là, plutôt que se diriger vers ce nivellement, voire ce refus des différences, avec les conséquences racistes que l'on sait ? Si tout se vaut, si tout est égal, si tout est pareil, il n'y a plus de possibilité pour un enfant, d'avoir accès à ce qui lui donnerait la capacité de reconnaître l'autorité de l'autre, la valeur de l'autre, la valeur du savoir, la valeur des maîtres.

Je parlais d'inégalité entre les sexes pour être un peu provocante, inégalité n'est pas hiérarchie, de même qu'interdiction ne nuit pas à la permission.

La question du pouvoir est imaginaire. Je ne crois pas que soit symboliquement valable cette différence des sexes qui mènerait au pouvoir de l'un sur l'autre. La question de la libération de la femme a été importante dans son rapport au pouvoir et à l'émancipation du pouvoir. Entre la libération des femmes et l'égalité, un symptôme s'est glissé. Le symptôme est ce qui donne au sujet une place. Mais cette généralisation de l'effacement de l'inégalité, cet égalitarisme sexuel à tout prix, est quelque chose qui voudrait effacer le symptôme entre les sexes, et donc effacer la nécessité de la relation entre les sexes.

Fabienne Espaignol pose la question d'un enfant qui serait élevé par un couple homosexuel.

Laure Naveau  : Je ne sais pas ce que ça peut donner. Je ne suis pas pour une position moraliste sur ça. La psychanalyse promeut le symptôme parce qu'un symptôme est une réponse singulière au malaise. Donc, il peut naître de quelque chose d'atypique, comme un couple parental de même sexe, quelque chose de positif. Tout dépend de ce qui se passe au niveau de l'assomption d'une position, d'une parole, entre les partenaires du couple, et de ce qu'ils vont transmettre à l'enfant. Ce qui est sûr, c'est qu'un sexe est rejeté hors de la scène, et que cela ne peut être sans conséquences.

Reine-Marie Bergeron souligne la différence qui a été faite entre pouvoir et autorité. La loi qui dit que le père ne doit pas battre l'enfant confond les mots, la correction avec la violence gratuite.

Laure Naveau  : Une fessée n'est pas une catastrophe si elle a un statut d'exception. L'amour y est en jeu.

Reine-Marie Bergeron dit que les travailleurs sociaux entrent dans le jeu de la culpabilisation et donc, que c'est difficile de travailler là-dessus. Au Québec, il y a ceci de particulier, qu'en 1985 on a permis aux femmes de donner leur nom à leurs enfants, d'une façon très arbitraire, en termes de pouvoir. On peut donner soit le nom du père, soit le nom de la mère à l'enfant, il n'y a pas de règles. On s'est retrouvé dans des familles où il y avait plusieurs noms de famille selon chacun des enfants. Mais c'est intéressant de voir que depuis quelques années, depuis deux ans, les couples ont tendance à donner le nom du père à l'enfant. Donc, un équilibre se fait dans la société presque automatiquement, et il s'agit de voir ce que ça va devenir.

Hugues Deroussan  : Ici au Québec, il y a un phénomène très particulier, dans les écoles primaires notamment : 85% des professeurs sont des femmes et ont tendance à vouloir que tous leurs élèves se comportent comme des filles, gentils, polis, bien assis, alors que le garçon est beaucoup plus turbulent en bas âge. Résultat : les doses de Ritalin augmentent. Est-ce que ça pourrait être une des conséquences de cet égalitarisme dont vous parliez tout à l'heure ?

Laure Naveau  : Oui, tout à fait. Là, c'est le Ritalin pour atténuer la montée sexuelle masculine ! Jacques Lacan avait étudié en son temps cette question de la féminisation du monde, à partir d'un article de Kojève écrit en 1957, qui s'appelait « Le dernier monde nouveau », et qui était paru en France dans la revue Critique . Jacques Lacan a cité cet article parce qu'il avait été frappé par la façon dont Kojève avait déduit de la sortie des deux livres de Françoise Sagan, en 1954 et en 1956, – Françoise Sagan avait 18 ans à l'époque – ces deux livres qui ont eu un prix littéraire d'ailleurs, Bonjour tristesse et Un certain sourire .

C'est surtout Bonjour tristesse qui avait attiré l'attention de Kojève. Il disait que grâce à Françoise Sagan, il comprenait ce qu'allaient devenir les rapports entre les sexes, qu'elle donnait l'idée, qu'elle donnait le profil, de ce qu'allaient devenir les rapports entre les sexes. Et en effet Kojève analysait quelque chose qui allait dans le sens d'une « dévirilisation », pour rejoindre ce que vous dites. Il donnait comme exemple trois cas d'hommes qui représentaient ça, ce moment où on passait à un autre style d'homme. Celui sur lequel il s'appuyait pour parler de cette dévirilisation, c'était Brummel, un certain Brummel, dandy anglais qui, à la fin du 19 e siècle, au début du 20 e siècle, avait défrayé la chronique parce qu'il avait réussi à s'imposer dans la haute société où, pourtant il n'avait aucun poste spécialement important. Il n'avait pas une position éminente, c'était un homme célibataire extrêmement élégant. C'est lui qui a donné le nom au dandysme, et il avait le pouvoir de faire régner une espèce de terreur sur la haute société, en fonction de la touche de mauvais goût qui pouvait être mise aux vêtements des uns et des autres, hommes et femmes. Ça avait été une époque absolument incroyable, où les hommes et les femmes étaient complètement terrorisés par ce Brummel, qui avait donc la réputation de pouvoir démonter quelqu'un juste sur un détail. Et ce que disait Kojève dans son article, c'est qu'à partir de lui, les hommes sont devenus un petit peu comme ça très sensibles à leur mise, à la façon dont ils étaient habillés, exactement comme les femmes. Or Brummel, en effet, était un homme qui n'avait pas de relations sexuelles. On ne lui a pas connu de femmes, il était uniquement porté à sa propre apparence physique, donc plutôt féminisée. Et Kojève disait que le livre de Sagan lui faisait penser à ce qui s'était passé avec Brummel, et que à partir de ça, il prévoyait une espèce de dévirilisation des hommes, dans les rapports entre les hommes et les femmes.

Je ne sais pas si vous connaissez le livre de Françoise Sagan, Bonjour Tristesse . Je vous conseille de le lire. C'est un petit roman qui est tout à fait important, dont Jacques Lacan parle à la fin du Séminaire IV, le séminaire qui vraiment reprend toutes ces questions de la femme, de la mère, du père, l'autorité du père. Avec le cas du petit Hans dont Freud a fait l'analyse, un petit garçon de 5 ans formidable qui n'arrêtait pas de dire à son père : « Écoute papa, fâche-toi ! J'attends que tu te fâches ! » Et le papa lui répliquait : « Mais enfin, pourquoi veux-tu que je me fâche ? Tu es tellement gentil ! ». Et ce petit Hans insistait : « Mais si, tu dois te fâcher ! »

Lacan a repris ce cas pour illustrer la carence du père de Hans, qui fait que ce petit garçon a développé une phobie des chevaux massive, très invalidante, pendant plusieurs mois. Et Jacques Lacan a expliqué qu'à la place du père – il n'y avait pas le Ritalin à l'époque – , mais à la place du père, le petit Hans avait mis les chevaux pour se donner des limites dans la vie, puisque la phobie c'est une limite. Et donc, il ne pouvait plus sortir dans la rue à cause des chevaux, qui remplaçaient de façon très symptomatique l'autorité du père dont il avait besoin pour se séparer de sa mère, et qu'il n'avait pas.

Hugues Deroussan  : Une réflexion sur le fait que l'autorité du père passe par le fait que la mère lui octroie la parole. Qu'arrive-t-il lorsque la mère ne fait pas cas de la parole du père ou nie la parole du père ?

Laure Naveau  : Il arrive des choses très graves pour l'enfant, qui s'appelle la psychose. La plupart des cas de psychose, d'enfants psychotiques que nous recevons, dans les institutions, dans les cabinets d'analystes, résulte de quelque chose qui, au niveau de la mère ou en tous les cas, à un niveau ou à un autre dans l'une des générations précédentes, a été rejeté, a été forclos dans la parole, concernant l'autorité du père et la place du père, c'est-à-dire aussi la place de l'enfant dans la suite des générations. La psychose, c'est quelque chose qui va demander beaucoup plus de mal au sujet pour acquérir d'autres styles de repères. N'ayant pas les repères dont il a besoin, il sera obligé d'en inventer d'autres. La psychanalyse soutient cela, la possibilité d'aider un sujet psychotique, enfant ou adulte, à inventer d'autres repères, à inventer quelque chose qui va lui permettre de faire tenir le discours.

Quand il y a eu une négation absolue de l'autorité ou de la place du père pour la mère, dans la façon dont elle s'adresse à son enfant, c'est difficile pour un enfant d'échapper à ce qui s'appelle la forclusion du Nom-du-Père. C'est forclos, ça n'existe pas, il lui manque cette dimension, il lui faut inventer autre chose.

Chantal Bousquet   se demande s'il y a une symétrie à faire de l'autre côté, quand le père ne reconnaît pas la parole de la mère, est-ce que la même chose se joue chez l'enfant ?

Laure Naveau  : Je pense que c'est toujours au cas par cas. Mais un père qui ne fait pas cas de la parole de la mère, il est possible que ce soit un père qui se situe comme un éducateur, il est possible que ce soit un père qui se soit identifié à la personne du père. Et dans ce cas, l'enfant devra trouver chez la mère quelque chose qui lui permettra d'avoir la dimension de cette autre parole, par exemple dans son père à elle, ou dans quelque chose qu'elle aura transmis à l'enfant, qui puisse humaniser le désir. Mais d'un père qui s'identifie à cette fonction du père, et qui ne donne pas de place à la parole de la mère, la question se pose de sa structure. C'est plutôt de son côté à lui, semble-t-il, qu'il doit y avoir eu une forclusion.

Annick Passelande  : À propos du malaise dans la civilisation, et pour prendre les choses d'un autre biais, elle est frappée de la prolifération, à l'échelle internationale, du mensonge, de tout ce qu'on pourrait appeler aussi sur le plan politique, langue de bois , quand parler ne veut plus dire grand chose sinon énoncer ce que tout le monde sait être faux. Elle pense que les gens souffrent, même peu politisés. La question est : Qu'est-ce que vous pourriez dire de l'autorité à partir du moment où l'Autre est menteur ?

Laure Naveau  : Je crois que Anne Béraud a voulu introduire ça tout à l'heure et ce sera une question qu'il faudra reprendre.

Quand Lacan dit que l'inconscient, c'est la politique, qu'est-ce que ça veut dire ? Cela veut dire que l'inconscient est ce qui peut donner la mesure d'une certaine vérité de la parole, d'une certaine position de vérité dans la parole énoncée, et des conséquences qu'elle aura. Quand Lacan a prophétisé le déclin de l'image du père, ça se situait autour de ce qui s'était passé pendant la première guerre mondiale. Ensuite il y a eu la seconde guerre mondiale et l'horreur de la Shoah. Toutes ces folies qui font que les hommes politiques qui sont en posture de père, en posture de guide – ceux qui sont en posture de guide sont en posture de père – ont démérité, ont été en posture de démérite aux yeux des citoyens. Et en effet, je crois que c'est ce qui a pu contribuer à ce déclin de l'image paternelle. Quand on ne peut plus croire aux hommes qui nous gouvernent, à quoi est-il possible de croire de l'ordre du discours ?

La psychanalyse contribue au fait de croire à certains idéaux valables, qui servent peut-être à restaurer quelque chose du côté d'une parole vraie, – pas d'une parole qui dit la vérité, parce que la vérité on ne peut pas la dire toute, seul le fou croit qu'il dit la vérité. Mais une parole vraie est une parole qui tient compte de l'autre, qui tient compte de la dimension de l'autre, du symptôme de l'autre, de sa différence et de sa jouissance, et qui essaie de trouver des réponses en tenant compte de la dimension de l'autre. Ce qui, à mon sens, réduit la crédibilité des politiques dans leurs discours, c'est lorsqu'ils tiennent un discours qu'ils n'incarnent pas.

Annick Passelande  : C'est peut-être aussi ce qu'on pourrait dire à propos du père, c'est qu'il faut qu'il soit incarné, ce père.

Laure Naveau  : Tout à fait : il faut qu'il soit incarné par du vivant, par un désir.

Bush, lui, croit en Dieu, je ne sais pas s'il croit vraiment à ce qu'il dit, mais il croit en Dieu. C'est au nom de Dieu qu'il agit, et c'est pour cela que c'est embêtant. Parce qu'il a désincarné sa fonction.

Raymond Joly   cite la phrase à son sens la plus folle dans le dernier discours de Bush à la nation américaine : « Je sais que les Irakiens désirent la liberté et la démocratie. » Or, tout le monde sait que Bush n'a jamais eu le moindre intérêt, la moindre curiosité pour ce que les autres pensaient, et puis évidemment comment saurait-il ce que les Irakiens pensent ? C'est vraiment le sommet du délire. Il s'agit d'affirmer à la face du monde que la façon dont moi je pense que les Irakiens devraient souhaiter être exactement comme nous autres, les Américains, cette façon que j'ai de m'imaginer ce que les Irakiens devraient vouloir être, c'est la vérité.

Laure Naveau  : Oui.

Stéphane Quinn clôt la séquence en remerciant Laure Naveau et les participants au débat.