Marco Focchi : Rencontres avec la sexualité

Marco Focchi est psychanalyste à Milan (Italie), il est Analyste Membre de l'École (AME), Président de la Scuola Lacaniana di Psicoanalisi (SLP) en Italie et membre de l'AMP (Association Mondiale de Psychanalyse).

Pierre Lafrenière : Je voudrais d’abord souhaiter la bienvenue à tous, et en premier lieu, à Monsieur Focchi qui a accepté notre invitation de venir donner cette conférence ce soir et de travailler avec nous pendant ce week-end, sur la question de la sexualité et du rapport sexuel. Monsieur Focchi est psychanalyste à Milan. Il est Analyste Membre de l'École (AME), membre de l’AMP, l’Association Mondiale de Psychanalyse et Président de la Scuola Lacaniana di Psicoanalisi (SLP) (l’École Lacanienne de Psychanalyse) en Italie.

Le thème de la conférence de ce soir, « Rencontres avec la sexualité » est en soit un vaste programme qui peut être abordé par de nombreux biais. Trivialement, ce thème évoque la question du désir, du plaisir et de la jouissance, la question de ce qui se joue pour chacun des partenaires dans la rencontre sexuelle. Que rencontre-t-on ? Quel est le vrai partenaire dans la rencontre sexuelle ? Sur le plan sexuel, hommes et femmes sont-ils dans un rapport de complémentarité, de symétrie ou d’unité ?

Bien sûr, le thème de ce soir n’est pas sans évoquer la première rencontre d’un sujet avec la sexualité, qui n’est jamais simple. Qu’est-ce qui fait difficulté ? Enfin, aborder la question sous l’angle de la psychanalyse renvoie au « tout est sexuel » de Freud. C’est une interprétation de la découverte freudienne qui a fait scandale à l’époque. Il y a, dès la première enfance, une sexualité non réductible à la génitalité. Dès ses « Trois essais sur la théorie sexuelle » en 1905, Freud a cherché à déterminer ce qui oriente le désir d’un sujet. Il ne transige pas quand il soutient que la sexualité donne sa spécificité à la psychanalyse. Voilà quelques pistes qui ouvrent le thème de ce soir. Sur ce, je laisse la parole à Monsieur Marco Focchi.

Marco Focchi :

Merci. Bonsoir.

Merci aux amis du Pont Freudien qui m’ont invité ici, au Pont Freudien qui, effectivement, constitue un pont entre deux continents et qui permet de travailler et d’échanger sur le travail qui se fait ici et sur celui que l’on fait dans les Écoles en Europe.

J’espère avant tout que mon accent, l’imperfection de mon français ne dérangera pas la communication. On a souvent parlé, ces derniers temps, dans nos Écoles en Europe, de la différence d’accent entre le français québécois et le français de France, après qu’un des maîtres importants de notre École soit venu ici et en ait parlé en Europe. Moi, étant italien, je suis plutôt neutre par rapport à cela, même si mon oreille est plutôt habituée à l’accent parisien.

Il faut dire qu’avant cette occasion, j’ai déjà eu une rencontre, non pas avec la langue, mais avec un mot québécois. C’était à l’occasion d’un voyage en Nouvelle-Angleterre aux États-Unis. J’étais au New-Hampshire, perdu dans les Appalaches, et je cherchais un village qui s’appelle Bretton Woods, bien connu maintenant à l’occasion de la crise mondiale, mais qui est tout petit. Alors, j’étais perdu dans la campagne, je cherchais quelqu’un à qui demander et je vois un homme finalement. Je m’adresse à lui en anglais et il me dit : « Est-ce que vous parlez français ? » Je dis : « Oui bien sûr, je comprends mieux le français que l’anglais. » Et il commence à m’expliquer : « Vous voyez, au bout de la rue, il y a une lumière » – une lumière, je comprends qu’il se réfère à ce qu’habituellement à Paris, on appelle un feu rouge – alors , sans doute par excès de scrupule, je dis : « Par lumière, vous entendez un feu rouge ? » Il me dit : « Non Monsieur, ça peut bien être vert ! » (rires).

C’était ma première rencontre avec un mot québécois, – ce soir on parle d’autres rencontres – mais au fond, la rencontre avec la sexualité, c’est bien la rencontre avec un mot, avec un mot qui fait coupure dans la langue, qui sépare.

On va essayer de traiter cela amplement au cours de la conférence.

Il faut dire qu’il y a eu un moment où un ami, médecin, qui avait organisé un site Web de santé, et qui recevait beaucoup de questions autour du thème de la sexualité, m’avait demandé d'y répondre. Je me suis dit « Pourquoi pas ? » On a l’occasion de rencontrer des questions différentes de celles qu’on rencontre dans nos cabinets, qui sont habituellement plus sélectionnées, plus sophistiquées. Là, on a un large public et j’avais la curiosité de voir ce que se demandaient les gens dans leurs rencontres avec la sexualité. L'éventail des questions était d es plus vastes , mais si je dois chercher ce qui constituait le fil rouge, c’était des questions qui tournaient autour de la quantité. Il y avait ce qui peut se compter, sur la mesure du pénis, sur le nombre normal de rapports qu’il faut avoir dans un temps donné. La quantité : c’était des questions qui avaient un caractère statistique, c’est-à-dire que les gens voulaient savoir ce qui était normal dans leur rapport à la sexualité. Donc c’était des questions sur la normalité en rapport avec le sexe, c’est-à-dire que les gens voulaient être rassurés, que ce qui était pour eux une rencontre étrange, ce qu’ils découvraient dans leurs rencontres avec la sexualité, était, au moins d’une certaine façon, déjà connu. Évidemment, ils ne s’adressaient pas à moi comme analyste – c’était des mails sur Internet –, ils s’adressaient à quelqu’un qu'ils mettaient en position d’expert, donc un dépotoir de savoir, et c’était ça. Ils cherchaient à vérifier que ce qu’ils découvraient, dans leurs rencontres avec la sexualité, était quelque chose de connu, quelque chose de répertorié, qui faisait partie de l’encyclopédie, qui était déjà inscrit dans l’encyclopédie. Et ça passait par la quantité, qui est la forme du savoir par excellence dans le domaine scientifique.

Voilà. Donc normalité, ça veut dire que les rencontres avec la sexualité passe par le savoir, et aujourd’hui cette unité est devenue dominante. Elle est devenue dominante par le biais de ce qu’on peut appeler la pédagogie sexuelle qu’on fait aujourd’hui, qui est un secteur en grand développement. À l’école par exemple, quand j’étais enfant, il n’y avait pas de cours d’éducation sexuelle, maintenant il y a une compétition dans les écoles – je parle des écoles européennes évidemment, vous me direz comment c’est ici – une compétition pour créer ces cours d’éducation sexuelle. On peut se demander d’où vient cette impulsion à faire passer la sexualité par le défilé du savoir. On peut prendre un point de référence.

Dans l’histoire récente, – il ne faut pas chercher loin – il y a eu un moment où celui qui est un peu le patriarche des sexologues, Alfred Kinsey – tout le monde connaît le rapport Kinsey – a été le premier à essayer de mesurer la sexualité, à faire passer la sexualité dans le domaine de la mesure. Nous sommes dans les années 1940, 1950. Kinsey était entomologiste de formation. Un entomologiste, cela consiste à faire des classifications, et Kinsey était spécialiste dans la recherche sur les guêpes, quelque chose de très très particulier. Il en avait classé des milliers et des milliers. Pour lui, le savoir passait à travers l’accumulation des cas, des exemples. À un moment donné, il avait été amené à faire une conférence dans quelque université américain e, et il avait été étonné, dans la rencontre avec les étudiants, de leur ignorance par rapport à la sexualité. Je crois que notre situation actuelle est difficilement comparable par rapport à ce que pouvait être la connaissance de la sexualité, dans les années cinquante, d’un étudiant américain. C’était une époque où les jeunes filles croyaient encore pouvoir devenir enceinte par un simple baiser d'homme. Donc Kinsey est étonné de cette ignorance de la sexualité. Il faut dire que cela fait résonner quelque chose en lui, il avait eu une formation religieuse très forte qui l’avait assez inhibé , et il réagit à ça en se disant : « Je veux savoir ». Et que fait-il ? Il transfère la méthode qu’il appliquait dans sa recherche d’entomologiste au domaine de la sexualité de l’homme et la femme, avec des critères que nous pouvons considérer discutables. Il veut mesurer la sexualité, il a besoin de critères, et le critère qu’il adopte c’est l’orgasme, c’est-à-dire qu’il y a eu un rapport sexuel quand il y a eu orgasme. C’est discutable, ça peut plus ou moins marcher pour l’homme, moins pour la femme, mais enfin, il n’avait pas mieux, et il commence à répertorier des milliers de cas, et maintenant on a des archives Kinsey qui contiennent tout ce savoir accumulé et on a un rapport Kinsey que tout le monde connaît 1 .

Cette nécessité de faire passer la sexualité par le défilé du savoir est un aspect de ce qu’était cette première impulsion qui venait de Kinsey. C’est vrai qu’on en connaît beaucoup plus maintenant. La sexologie a progressé, la recherche a progressé, il y a eu Master and Johnson, mais ce que nous voyons dans l’expérience de la psychanalyse par exemple, que plus on essaie de jeter la lumière sur la sexualité et plus l’objet qu’on cherche semble nous échapper.

C’est un peu comme dans un conte de Borges, l’écrivain argentin, un conte assez connu, qui s’appelle « La secte du Phœnix » 2 , où Borges parle d’une secte dont les membres se livrent à un certain rite secret, qui consiste en une conduite particulière qu’il décrit avec le style de Borges, donnant des petits détails, des cas particuliers, et au fur et à mesure qu’il construit son récit, on se rend compte que ce rite secret n’est rien de moins que l’acte sexuel. Et l’acte sexuel, c’est ce que, dans cette secte, tout le monde fait, mais dont personne ne peut parler. Au fond, la secte du Phœnix, c’est l’humanité entière. Tout le monde est dans la secte du Phœnix ! Je vous disais que « rencontres avec la sexualité », c’est un mot qui sépare, qui fait coupure. Eh bien, si on prend cet exemple de Borges, c’est éclairant. Tout le monde est la secte du Phœnix, tout le monde accomplie un rite dont on ne peut pas parler. Donc, plus on veut en savoir sur ce secret et plus ce secret reste opaque.

Malgré tous nos efforts d’éducation sexuelle, malgré les cours d’éducation sexuelle qu’on instaure dans les écoles, ce qui reste énigmatique dans l’acte de faire l’amour, au fond, c’est comment un homme peut être un homme, dans l’acte de faire l’amour, et comment une femme peut être une femme. Peut-être que ce qui échappe là-dedans, c’est la jouissance. Quand un enfant s’interroge sur la sexualité, on lui explique avec les exemples qu’il y a dans les cours d’éducation sexuelle, les fleurs, les animaux, la technique, la mécanique de tout cela. On ne lui a rien dit, parce que ce qu’il veut savoir, au fond, c’est le secret de la jouissance qu’il y a là-dedans et il n’y a pas de mot pour dire ça.

Donc, être homme et être femme dans la rencontre sexuelle. Dans la psychanalyse, il y a plusieurs orientations, et souvent conflictuelles entres elles, mais s’il y a quelque chose où, dans la psychanalyse, tout le monde est d'accord, c’est que : être homme et être femme, ça ne dépend pas de la biologie, de la constitution biologique, des caractéristiques biologiques. Donc c’est autre chose, mais c’est quoi ?

Avant la grande entreprise de recherche de Kinsey, il y a eu, pour jeter de la lumière sur la sexualité humaine, il y a eu la psychanalyse. Ce fut la psychanalyse, avant tout, qui a fait émerger le problème de la sexualité, qui a fait bouger l’édifice hypocrite de la société victorienne et, dans ses premiers pas, Freud qui posa ces problèmes et mit le feu aux poudres dans l’édifice scientifique de son époque, quand il parla de l’étiologie sexuelle. C’est un peu quelque chose que tout le monde savait, un peu comme le rite de la secte du Phœnix, mais dont personne ne pouvait parler, et Freud prend le problème de front et parle d’étiologie sexuelle. Là, c’est du nouveau. Maintenant, on est habitué à cela, c’est entré dans la culture, mais au moment où Freud parlait de ça, c’était étonnant. Alors, je vous parle de l’édifice hypocrite de la société victorienne…

Comment se passait la rencontre avec la sexualité au temps de Freud ? Prenons le plan empirique, phénoménologique : eh bien, au temps de Freud, dans la société victorienne, la rencontre avec la sexualité, pour les hommes, se passait au bordel, et pour les femmes, ça ne se passait pas. Ça n’existait pas qu’une femme ait une rencontre avec la sexualité. Ça n’existait pas l’idée qu’une femme puisse avoir une rencontre avec la sexualité en dehors de la légalité du mariage. On peut prendre ce problème sous différentes perspectives.

On pourrait prendre les études sociologiques qui nous montreraient ce qu’était la sexualité au temps de Freud, mais je trouve que cela serait ennuyeux. Je préfère aborder ça par le témoignage d’un écrivain qui était un intime de Freud ; et souvent, le témoignage d’un écrivain, d’un homme de pensée, est beaucoup plus éclairant qu’un tas de données scientifiques accumulées. L’écrivain dont je vous parle est Stefan Zweig, un écrivain bien connu, qui a écrit un livre fascinant, charmant, qui s’appelle Le monde d’hier 3 (1944). C'est une description de la société où il a vécu. Il intitule Le monde d’hier parce que lorsqu’il écrit ce livre, le monde qu’il dessine est du passé. Il y a eu les guerres mondiales qui ont changé le visage de l’Europe et changé le monde où Zweig était né, s’était formé, et qui l’ont fait disparaître. Ce sont des descriptions étonnantes pour nous, qu’on n'imaginerait pas dans la société d’aujourd’hui . Il décrit comment dans Le monde d’hier , il y avait une sorte de morale de société, pas une morale individuelle, mais une morale de vitrine, de façade, ce qu’on exposait dans la société. Cette morale, d’un côté, présupposait l’existence, en privé, de la sexualité. On savait bien que ça avait son déroulement naturel, mais d’un autre côté, on ne reconnaissait, à aucun prix, l’existence de la sexualité. On savait qu’il y en avait, mais on ne pouvait pas en parler. C’est un peu comme la secte du Phœnix ; au fond, cette description de Borges, qui est un conte fantastique, correspond point par point à ce que nous décrit Zweig. Et en plus, il nous donne l’image de l’extrême différence qu’il y avait là, pour l’homme et pour la femme. On acceptait qu’un homme puisse avoir un stimulus sexuel, on n'en parlait pas mais on acceptait qu’il puisse avoir un stimulus sexuel, et on ne pouvait pas admettre la même chose pour une femme. Admettre cette chose pour une femme – qu’une femme puisse éprouver un désir sexuel – cela aurait été, il dit, offenser le concept de la sainteté de la femme. C’est-à-dire que l’image qu’on se faisait de la femme était quelque chose de très idéalisé, et à la seule pensée que cet ange qu’on dépeignait puisse avoir quelque rapport avec la sexualité, aurait détruit cette image. Zweig dit : au fond, dans cette société, c’est comme si on s’était mis d’accord pour reconnaître qu’un être de sexe féminin ne peut pas éprouver de désir physique, à moins que – et ça c’est intéressant – , ce désir n’ait été éveillé par un homme. Donc, il n’y a pas d’impulsion naturelle chez la femme, mais la femme peut éprouver un désir s’il est réveillé – ce désir – par un homme, donc, d’une certaine façon, si une femme est corrompue par un homme, et elle est corrompue quand elle a ce désir en dehors du mariage. Mais par contre, la légalité de la sexualité est dans le mariage. Donc, dans le mariage, on peut, on doit, réveiller le désir d’une femme. Cela, c’était ce que Zweig appelle cette morale sociale.

Il est intéressant pour nous de mettre ce témoignage en valeur et de le confronter avec la vie de notre époque. La première observation que l’on peut faire par rapport à ce témoignage, c’est que d’une certaine façon, dans ce qui est l’idéologie de ce temps, c’est à dire le système de croyances sur lequel les gens s’entendaient à l’époque, il y a une sorte de reconnaissance de ce que, sous une forme très différente évidemment, Lacan dit quand il soutient que « la femme n'existe pas ». Il y a une grande différence dans le sens où quand Lacan dit « la femme n’existe pas », il indique qu’il n’y a pas une propriété à partir de laquelle constituer l’ensemble des femmes. Il n’y a pas un trait par lequel reconnaître l’ensemble des femmes. Qui peut reconnaître l’ensemble des femmes ? C’est Don Giovanni. Je ne sais pas si vous connaissez le Don Giovanni de Mozart. Don Giovanni de Mozart sent approcher une femme, il en ressent l’odeur, et il dit : « Je sens odor di fem m ina   ». Odeur de femme. Don Giovanni reconnaissait les femmes par l’odeur. L’odor di femmina , c’est le trait qui constitue, pour Don Giovanni, l’ensemble des femmes. Parce que Don Giovanni peut posséder toute femme, n’importe laquelle. Et quand Lacan commente ce mythe de Don Giovanni, il dit que c’est un fantasme féminin. C’est un fantasme féminin parce qu’il n’y a que Don Giovanni pour constituer l'ensemble des f emmes.

Évidemment, Le monde d’hier dont nous parle Stephan Zweig dit que la femme n’existe pas d’une façon très différente, dit que la femme n’existe pas pour la sexualité. Il n’y a pas de sexualité pour la femme. Ça veut dire que la femme est vraiment peinte comme un ange. L’ange n’est pas sexué et la femme c’est l’ange du foyer. C’est l’image classique.

Il y a une deuxième observation que l’on peut faire par rapport à cela. C’est que pour qu’il y ait de la sexualité, eh bien la sexualité doit être justifiée. On ne peut pas penser une activité sexuelle en soi, disons pour le plaisir de le faire, mais il faut une justification pour cela. Dans la spécificité du ( Le) monde d’hier , la sexualité de la femme doit être justifiée par le mariage. Cela veut dire que la sexualité est justifiée quand elle est légalisée et on la légalise dans le mariage. On peut penser que c’est la vision chrétienne de la sexualité, la perspective chrétienne sur la sexualité qui tend à réprimer, à effacer, à cacher la sexualité, qui l’admet seulement comme un moyen de procréation.

Dans la doctrine catholique, la sexualité a lieu d’être, est justifiée, seulement dans la mesure où la sexualité donne lieu à la procréation. On ne le fait pas pour le plaisir, mais on le fait pour procréer, dans le contexte, bien sûr, d’une union légitime, donc dans le contexte du mariage, légitimé. On pourrait penser que c’est la perspective chrétienne qui réprime, qui comprime, qui tend à effacer la sexualité.

Mais si on regarde un panorama plus ample, on voit que ce n’est pas seulemen t cela. On constate cela si on observe le monde grec qui est, nous l’imaginons, beaucoup plus libre par rapport à ça. Si on pense à la vie dans le monde grec par rapport à ce qu’est la vie au Moyen-âge... Au Moyen-âge, on a un tableau sombre, là où la Grèce est sous le soleil, la vie, etc. Mais dans le monde grec aussi, on repère dans la pensée comment il y a également le besoin de justification dans la sexualité. Pas la même que dans Le monde d’hier de Zweig, mais on a quand même besoin de justification.

L e monde Grec n’a pas la même sévérité par rapport à la sexualité que le monde chrétien, mais là aussi, ça n’est pas bien considéré qu’il y ait une existence autonome de la sexualité.

On pourrait prendre plusieurs exemples, mais je n'en prendrais qu'un seul, important, parce que c’est un dialogue de Platon. D’habitude, on pense que Platon c’est quelque chose pour les philosophes, que c’est assez ennuyeux. Non ! Pas du tout ! Ce sont des dialogues passionnants et les dialogues sur l’amour de Platon sont quelque chose d’excellent. Le plus célèbre, c’est Le Banquet , mais il y en a un autre qui est Phèdre 4 , où l’objet est justement l’amour. Vous savez, dans les dialogues de Platon, Socrate discute avec les personnages qu’il rencontre à Athènes, et dans le Phèdre, il rencontre un rhéteur qui s’appelle Lysias, un sophiste. Les sophistes sont ceux qui s’amusent à dire le contraire du bon sens et sont fiers de pouvoir le démontrer avec des argumentations qui possèdent une apparence logique mais qui sont justement des sophismes, donc quelque chose où il y a une tromperie logique.

Dans cette mise en scène que Platon nous fait de ce dialogue, Lysias s’amuse à scandaliser, à bouleverser, ce qui est l’opinion courante dans la Grèce de son temps, l’opinion selon laquelle on accepte l’idée qu’on puisse dire oui à un amant s'il y a de l'amour.

Il faut un peu situer les coordonnées : Platon nous parle de l’amour homosexuel. En Grèce, l’habitude était qu’un jeune homme de bonne famille, avant qu’il n'ait la barbe – le moment c’était avant qu’il ait la barbe – puisse être l’objet d’attentions amoureuses de quelqu’un de plus vieux et qu’il puisse y avoir relation entre eux, et relations sexuelles. Aujourd’hui, on appellerait cela la pédophilie ; en Grèce c'était normal. Donc on justifiait cela : c’était bien vu si l’amant, l’homme plus vieux qui désire le jeune, est amoureux. Le jeune est légitimé à dire oui s’il se sent aimé. Par contre, on ne voit pas d’un bon œil le cas où le jeune se donne au plus vieux par intérêt, pour de l’argent, par calcul, pour avoir du prestige social, pour un échange.

Lysias s'amuse à renverser cette opinion courante en démontrant avec des arguments que c’est mieux de se donner purement pour la sexualité plutôt que par amour. De cette façon, il nous montre ce qu’est l’opinion courante. Ainsi, l’opinion courante en Grèce est que la sexualité, une relation sexuelle de ce genre-là, est justifiée quand il y a l’amour.

C’est quelque chose qui existait encore jusqu’à il y a quelques décennies : on pardonnait si une femme se donnait par amour, on ne considérait pas tellement bien cela si elle le faisait pour le plaisir. Dans une image puissante de L’enfer 5 de Dante, on voit les deux amants, Paolo et Francesca, condamnés à tourner dans le giron de l'enfer, toujours enlacés. Dante, en dépeignant cela, nous rend sympathiques, nous fait aimer les amants Paolo Francesca, parce qu’ils ont cédé au péché, mais ils l'ont fait par amour ; et il le met très bien en lumière.

Donc, la justification : par amour. Vous voyez, c’est très différent de l’époque où nous vivons. Cette dimension nous semble un peu vieille, mais il faut considérer qu’il s’est passé quelque chose d’important qui fait partage dans notre époque , c’est-à-dire qu’il y a eu la révolution sexuelle.

Dans les années soixante-dix, qui ont été des années de contestation dans le monde, des années où il y a eu un premier mouvement globalisé dans le monde, si on peut dire ; il y a eu, à travers le monde, une résurgence de rébellions par rapport à ce qu’étaient les coutumes, les habitudes, la morale de la société, et cela a changé le cadre de nos vies.

La révolution sexuelle, les gens de ma génération l’ont vécue en direct. Dans ces années-là, j’étais à l’école secondaire ; j’étais un peu plus qu’adolescent.

Il faut dire que la révolution sexuelle est une expression qui nous vient, encore, de la psychanalyse. La révolution sexuelle 6 , c'est le titre d’un livre très important, d’un psychanalyste un peu laissé de côté maintenant, qui est Wilhelm Reich. Il est un auteur plus tellement étudié dans nos institutions mais que néanmoins, il serait dommage d’oublier, en raison de la ligne de rupture qu'il a produite dans la réflexion psychanalytique. Il a proposé des choses sans doute audacieuses.

Quand même, avec le grand mouvement qu’était la libération sexuelle, on ne peut pas dire que cela ait rendu plus faciles les rencontres avec la sexualité ! Cela a changé complètement notre façon de vivre, mais ça n’a pas changé le fond de ce qu'est un certain impossible par rapport à la rencontre avec la sexualité.

Alors, je vous dis : la révolution sexuelle a été un moment clef de grandes transformations sociales. Pourquoi n’a-t-on pas résolu la question de la sexualité ? Je crois que chez les théoriciens de la révolution sexuelle, il y a eu une certaine naïveté, une naïveté de fond dans leur conception de la sexualité. On concevait la sexualité comme un ensemble d’impulsions positives tendant au plaisir qui était niées, réprimées, pour des fins de domination sociale.

Un des idéologues majeurs de la révolution sexuelle était Herbert Marcuse, un philosophe allemand assez connu à l’époque, élève d’un philosophe encore plus important qui était Heidegger. Il y a un livre, qu'étudiants, nous avions tous entre les mains : Éros et civilisation 7 , où Marcuse essaie de mettre à jour la vision freudienne présentée par Freud dans son grand livre Malaise dans la civilisation 8 .

Freud, dans Malaise dans la civilisation , avance que pour qu’on puisse bâtir une civilisation, il faut une Triebverzicht , une renonciation sexuelle, une renonciation pulsionnelle ; il faut dire non à la satisfaction de la pulsion. Et cela semble quelque chose d’indépassable. Pour qu’il y ait civilisation, il est nécessaire qu’il y ait renonciation sur le plan pulsionnel.

Marcuse veut mettre cette conception freudienne à jour et dit : eh bien il faut relativiser cela par rapport à la société capitaliste.

Alors qu’est-ce qui régi la société capitaliste ? La société capitaliste est régie par la nécessité de la production qui doit toujours augmenter. Il faut que les gens, pour répondre à cette nécessité de production, se prêtent au principe de prestation – il appelait cela comme ça –, et la société capitaliste est fondée sur ce principe de prestation. Donc ce n’est pas le principe de plaisir, c’est le principe de prestation. Et pour qu’il y ait un principe de prestation, pour que les gens travaillent plus à la production nécessaire à la société capitaliste, il faut une répression additionnelle.

Donc, ce n’est pas simplement la répression dont parlait Freud, il faut une répression additionnelle. C ’est avec cette répression additionnelle qu’on fait taire l’impulsion naturelle vers le plaisir, et donc qu’un renversement se réalise. Si la visée de la vie va naturellement vers le plaisir, par ce renversement, on oriente la visée de la vie vers le travail. Marcuse prend des figures mythiques, il prend l’exemple de Prométhée comme l’image de la fatigue, du labeur, de ce qui représente pleinement ce principe de prestation, cette finalisation du travail. Et il prend Orphée et Narcisse par exemple comme des figures du plaisir, de l’accomplissement, de la joie.

Vous voyez ce qui me semble la naïveté de cette conception : elle consiste à considérer la sexualité comme quelque chose d’exclusivement positif, qui attend d’être libérée, qui n’attend rien d’autre que d’être libérée, libérée des chaînes d’une société qui la réprime. Voilà.

L’autre théoricien de la libération sexuelle que je vous ai cité, Reich, pousse encore plus loin. Il est psychanalyste, donc son but est de libérer les gens de la névrose, de la souffrance névrotique, et il dit que la seule façon de se libérer de la névrose, de guérir de la névrose, c’est d’éliminer toute censure sur la sexualité. Comment faut-il faire pour éliminer toute censure sur la sexualité ? Ça le pousse à dire : « Pourquoi devrions-nous garder les enfants éloignés de la chambre des parents ? Il n’y a pas vraiment de raison à cela, et si nous faisons cela, c’est seulement pour notre commodité, pour notre plaisir. Mais il serait juste que les enfants assistent à la sexualité des adultes, qu’ils apprennent cela directement des parents, non pas d’un cours d’éducation sexuelle, mais de les voir faire l’amour. »

Je dis qu’il y a naïveté dans tout cela parce qu’au fond, dans ces conceptions, on pense la sexualité comme positive, comme un existant comprimé qu’il faut libérer. C’est comme si on imaginait la sexualité comme étant dans un pot, la société y met un couvercle, la sexualité pousse pour être libérée, on enlève le couvercle et la sexualité gicle en-dehors, libre et concrète, joyeuse, agréable. Un réalisme de bonté et un naturalisme de fond constituaient cette idéologie de la révolution sexuelle, parce que la sexualité était considérée comme quelque chose de naturelle, qui appartenait à la nature, à la physis , comme réalité naturelle à libérer.

Ce n’est pas la perspective de Freud qui dit, par exemple dans Malaise dans la civilisation, que les hommes se sentent condamnés à la sexualité et tenteraient n'importe quoi pour s'en libérer.

Et cela n’est pas la perspective de Lacan qui ne considère pas du tout la sexualité comme quelque chose de naturel. Mais on peut plutôt dire que la sexualité, pour Lacan, est un point de rencontre entre l’ordre naturel et l’ordre de la culture.

En plus, si on prend cette perspective, on ne peut pas considérer la sexualité dans un sens réaliste, comme si la sexualité était une chose. Dans la perspective de la révolution sexuelle, de la libération de la sexualité, c'est quelque chose à sortir du chapeau, à libérer de ses chaînes.

Mais ce n’est pas la perspective réaliste de la res 9 que Lacan prend , parce que pour lui, il n’y a pas ce qu’on pourrait appeler la res se xuelle : une chose de la sexualité, une chose empirique de la sexualité.

Lacan considère plutôt que chez l’être parlant, le réel est quelque chose qui se perd. Et où le perd-on ? Le réel, on le perd justement dans le rapport sexuel. Donc, dans le rapport sexuel, il n’y a aucune existentia , existence, aucune chose, il n’y a aucune référence si on peut dire, aucune réalité pour fonder ce terme de rapport sexuel. Il n’y a aucune réalité qui corresponde à ce que nous appelons le rapport sexuel.

Donc vous voyez que c’est une perspective différente de ce que serait une perspective libératoire où l’être parlant s’inscrirait dans la sexualité d’une façon joyeuse etc. Au contraire, la question, les affaires dans la sexualité, sont toujours compliquées et la pratique psychanalytique est faite pour le mettre sous nos yeux.

Je voudrais vous parler d’un cas. On ne parle pas de cas d’habitude dans les conférences publiques, mais là c’est un cas de quelqu’un dont on peut parler parce que c’est un cas bien connu. C’est quelqu’un qui s’appelle Franz Kafka, et qui, effectivement, est un cas bien étudié dans la psychanalyse. Sa rencontre avec la sexualité est très intéressante et nous en avons une description très minutieuse dans une lettre qu’il envoie à un de ses amours, une lettre à Milena 10 .

Kafka était quelqu’un qui avait plein de problèmes, mais il ne se privait pas de sexualité. Il fréquentait les prostituées de Prague ; de temps en temps, il se donnait des distractions.

Dans cette lettre, il fige le moment de ce qui a été sa rencontre avec la sexualité. C’était un jour, il était étudiant, il étudiait quelque chose qu’il considérait très ennuyeux. C’était de la jurisprudence car il était en train de préparer, avec beaucoup d’ennui, un examen de droit romain (je n’ai pas une idée exacte de ce que c’est, mais cela me semble ennuyeux). Il était en train de préparer son examen, il se promène dans sa chambre avec le livre, il regarde un peu à la fenêtre. Dans la rue, il voit une fille, une vendeuse du magasin en face de sa maison, et il commence à entreprendre un jeu de regards avec cette fille – cette fille qui, sans doute, l’intéressait plus que son livre de droit romain –, et pendant que la journée se déroule lentement, en se parlant avec les yeux, ils peuvent se comprendre et se donner un rendez-vous pour le soir. Kafka, ponctuel, descend pour le rendez-vous devant le magasin où la fille travaille, mais il y a un petit problème : il y a un autre homme. Cela n’est pas quelque chose dont Kafka s’inquiète. La fille, très discrètement, lui fait un geste qui indique : « suis-moi ». Donc, il suit le couple. Ils se promènent dans les rues de Prague, dans les cafés, ils font des arrêts… L’homme accompagne la fille dans une maison et puis elle le congédie. Donc la fille est seule, finalement Kafka peut lui parler. Ils se promènent, ils traversent le pont, le Karlsbrücke , le pont sur la Moldave. Puis ils vont dans une auberge, dans un hôtel.

Là, c’est fascinant de voir ce qu’il écrit à ce propos. Il dit que déjà devant l’hôtel, tout lui semblait délicieux, excitant et repoussant en même temps. Et quand il est dans l’hôtel, c’est la même chose. Et après cette nuit d’amour, excitante et rebutante, quand le matin il retourne chez lui, il passe encore le Karlsbrücke , – on peut imaginer un étudiant qui vient de passer une nuit avec une jeune fille, content en train de chanter – non, ce n’est pas Kafka. Kafka commence à se demander s’il était heureux de cela. Et il dit :

(...) j’étais heureux sans doute, mais ce bonheur n'était fait que du soulagement d'un corps qui avait longtemps gémi ; il consistait surtout dans le fait que ce n'eût pas été encore pire, plus abominable, plus sale. 11

Donc, ce n’est pas enchantant ! Il rencontre encore cette fille, il la voit un jour, et puis il part pour des vacances où il fait un peu la cour à une fille rencontrée sur son lieu de vacance. Puis il revient à Prague et se rend compte qu’il ne peut plus parler à la petite vendeuse. Il écrit – ça c’est particulier – :

(...) elle devint pour moi l'ennemie.

Il se rend bien compte qu’elle était une bonne fille, aimable, amicale avec lui ; elle le regardait avec des yeux étonnés, stupéfaite face à son attitude apparemment incompréhensible aux yeux de la fille.

Kafka pense encore :

Je ne veux pas dire (ce serait faux) que mon hostilité soit venue uniquement de ce que la petite avait fait à l’hôtel, en toute innocence, une petite abomination (qui ne vaut pas d'être détaillée), qu'elle avait dit une petite saleté (qui ne le mérite pas davantage), mais le souvenir restait ; j'avais su dès le début qu'il ne s'effacerait jamais ; j'avais su, ou cru savoir, que cette horreur et cette saleté faisaient partie intégrante du tout, pas nécessairement sur le plan matériel, mais extrêmement nécessairement sur le plan moral, et que c'étaient précisément cette saleté et cette horreur (dont le petit signe avait tenu dans son petit geste, son petit mot) qui m’avaient attiré avec une si folle violence dans cet hôtel, que j'eusse évité de toutes mes forces en temps normal.

Donc voilà, je trouve fascinant ce témoignage de Kafka, parce qu’il nous montre que la contradiction est insoluble par rapport à la rencontre avec la sexualité, c’est dans l’objet même. Il n’y a pas de barrage extérieur par rapport à cette expérience de Kafka. Oui, il y a l’autre homme, mais c’est un homme qui s’en va, que la fille congédie. Il n’y a pas de barrière extérieure, c’est en Kafka même qu’il y a des impulsions de forces égales, de la même force et contraires : quelque chose l’attire, la saloperie, ce qu’il y a de sale dans la sexualité et la même chose le repousse avec autant de force.

Ça, c’est la description de Kafka, ça peut nous paraître exagéré. Kafka exagère souvent dans ses descriptions, mais il faut dire que Kafka nous met devant un microscope et nous montre ce qui appartient à nous tous. Ce témoignage, je crois, d’une façon ou d’une autre, appartient à nous tous.

Bon, je crois que c’est un exemple qui nous montre que dans le cœur de ce qui constitue l’Autre sexe, on rencontre une incohérence, une contradiction, une tension entre deux pôles qui se combattent entre eux. On rencontre le point radical de l’inconsistance de l’Autre où il y a quelque chose d’excessif. Et dans l’épisode de Kafka, cet excès qui apparaît très clairement, c’est la saleté qu’il y a d’excessif, c’est la saleté du sexe. Kafka ne parle pas souvent de sexe dans ses romans, mais il en parle une seule fois, dans Le Château 12 , où avec une fille, derrière le comptoir d’un bar, ils font l’amour dans une marre de bière, dans la saleté, dans la chambre pas propre. Donc c’est ça, la saleté du sexe que Kafka met en évidence, dans un point d’excès qui détruit la consistance de l’Autre.

Ce qui est intéressant quand nous parlons de la rencontre avec l’Autre sexe, c’est que nous parlons toujours de la féminité, l’Autre sexe n’est que le sexe féminin.

Pour Lacan, c'est la connotation essentielle de la féminité. Pour la femme aussi, l’Autre sexe, c’est la féminité, c’est le sexe féminin.

Et on pourrait penser, on pourrait rêver, que la rencontre avec l’Autre sexe se fait dans une sorte de réciprocité, d’équilibre : l’homme désire ce qui lui manque dans la féminité, la femme désire ce qui lui manque et qu’elle trouve dans la masculinité. Il y a une sorte de réciprocité que cherchent l’homme et la femme l’un dans l’autre, de réciprocité secrète. Au fond, ce n’est pas comme ça. C’est, par contre, plutôt comme dans un bal masqué, où quand deux personnes dansent et se font la cour pendant le bal, à la fin du bal, à la fin de la fête, ils enlèvent leurs masques et découvrent qu'il n’était pas lui et qu'elle n’était pas elle.

Au fond, les rencontres retombent toujours sur cette tromperie. Si on prend l’exemple de Kafka, on peut dire que pour la vendeuse aussi la rencontre avec le sexe, c’est la rencontre avec l'Autre sexe, avec sa féminité, par le biais de la rencontre avec Kafka.

C’est pour dire que pour la femme aussi, l’Autre sexe est le sexe féminin ; c’est la rencontre avec la puissance de sa féminité.

Donc, la rencontre sexuelle, quand elle se réalise, implique une chute, une chute des semblants. Êt re homme et femme dans la rencontre sexuelle, c’est un jeu de semblant : le semblant de la masculinité, le semblant de la féminité, la mascarade féminine.

Et quand il y a cette chute des semblants, au fond, c’est l’homme qui rencontre une difficulté majeure, parce que dans la chute des semblants, il y a vérification : montre-moi ce que tu as dans le ventre. Au fond, la chute des semblants, c’est la dénonciation d’une inexistence. C’est dans la rencontre où il y a une chute des semblants qu’on touche à l’inexistenc e du rapport sexuel. Le semblant, c’est de faire croire qu’il existe quelque chose qu’il n’y a pas ; et c’est pour cela que la rencontre entre hommes et femmes ne peut se produire qu'à partir du semblant.

C’est pour cela aussi que nous disons que la rencontre avec le sexe est toujours traumatique.

Freud développe ce thème dans un texte important qui est « Le tabou de la virginité » situé dans une série d’écrits qui sont les « Contributions à la psychologie de la vie amoureuse » 13 . Freud écrit, dans cet article, que là où il y a un tabou, il y a un péril, donc s’il y a un tabou de la virginité, c'est qu’il y a un péril dans la virginité.

Les anciens avaient des modalités de rituels ; par exemple, quand un couple se mariait, la tâche de déflorer l’épouse était confiée soit à un ancien, soit à un prêtre, finalement à un spécialiste pour ne pas exposer le mari à ce péril.

On a des exemples aussi dans la Rome archaïque, où, là, on n’avait pas de spécialistes, on n’avait pas de professionnels, mais on faisait appel à une sorte de volontariat amical, donc c’était les amis du mari qui se chargeaient de déflorer l’épouse pour le mari. Et c’est une chose qu’on retrouve au moyen âge : c’est le jus primae noctis  : l e droit de la première nuit.

Et quand Freud fait cette observation, il dit qu’après cette union charnelle, on s’attendrait à ce que la femme, qui est au culmen, au top de la satisfaction, prenne son homme entre ses bras et lui manifeste sa gratitude – Freud le dit sérieusement –. Nous constatons que ce n’est pas le cas et que la femme manifeste désillusion et hostilité. Freud en cherche les raisons. Il peut y avoir, dit-il, une humiliation narcissique, une incompatibilité entre ce qui était attendu et la satisfaction. Et, au fond, la raison qu’il trouve est œdipienne, c’est que l’homme embrassé n’est jamais à la hauteur de ce qu’était le premier amour de la femme qui est son père. Freud dit cela dans une phrase qui est très parlante :

(...) la sexualité immature de la femme se décharge sur l’homme qui lui fait connaître le premier acte sexuel . 14

C’est la sexualité immature, encore immature. On pourrait croire qu’il faudrait encore un petit peu de temps, que cela n'a pas été cette fois-là, mais que peut-être la fois suivante serait la bonne. Eh bien non ! Il n’y a jamais de bon jour, de jour adéquat. On peut dire plutôt qu’il y a quelque chose de structurel dans cette immaturité. On n'est jamais prêt pour ça. Freud dit Unfertige Sexualität , la sexualité pas prête. Il n’y a jamais un jour où c'est prêt, où c'est mûr.

Pourquoi cela ? Parce qu’il n’y a pas un savoir sur la sexualité, parce qu’on ne sait pas comment faire ; parce qu’il n’y a pas de manuel de comment faire l’amour ; ou, il y en a, mais ils sont menteurs.

Cela ne concerne pas seulement la femme. Freud le réfère à la femme, mais au fond, l’épisode de Kafka montre la même chose, montre comment la révélation de la sexualité s’accompagne d'un certain sentiment d’hostilité. Il le dit d’une façon très forte : « Elle était ma pire ennemie ».

Je crois que cela nous montre comment la sexualité ne va pas simplement dans le sens d’une positivité absolue, dans le sens naïf q ue nous ont montrée les idéologues de la libération sexuelle.

Il y a toujours quelque chose en plus. Si on prend le revers œdipien, il y a pour l’homme la menace de la castration. Que veut la femme ? Au fond, elle veut me castrer.

Ou la calomnie, c’est un peu comme dans la Bible avec Joseph et la femme du Pharaon. Elle cherche à le séduire, Joseph résiste, et la femme du pharaon le dénonce comme s'il l’avait violentée. Pour l’homme, il y a la calomnie , pour la femme, il y a le mépris.

Au-delà du corps œdipien, je crois qu’il y a toujours un point fondamental, une certaine déception quand il y a la chute des semblants.

Qu’est-ce que la dépression ? « Je pensais que tu étais ça et tu n’es pas ça du tout ». Cela rend les choses difficiles entre hommes et femmes après le moment du premier amour, de l'amourachement, quand il y a la chute des semblants, l a déception. Cela peut rendre l’autre hargneux, alors on commence à tout reprocher à l’autre. Et le mariage ne marche pas pour les choses les plus stupides, parce que l’homme laisse traîner ses chaussettes au milieu de la chambres, parce qu’il laisse du désordre, parce que la femme laisse des cheveux dans la chambre de bain... les choses les plus bêtes ! Mais en réalité, ça n’est pas ce qu’on fait – ce sont des bêtises ce qu’on fait, on pourrait se les pardonner facilement –, c’est ce qu’on est, qu’on ne pardonne pas facilement. C’est ce qu’on est : « tu n’es pas ce que tu semblais être ». C’est ça l’accusation de fond qui rend les unions impossibles.

Bon, ce qui est frappant, par rapport à cette obsession, il faut dire qu’il n’y a pas seulement la démystification par rapport au semblant ; il y a, et c’est la voix que Lacan suggère, il y a aussi la possibilité de se laisser tromper par le semblant. Vous les avez démystifiés, ok, c’est bien ; nous savons la vérité ; cela n’est pas nécessaire, à partir de là, de refuser le semblant. On peut, consciemment, se laisser tromper par cela, et il y a ce qu’on pourrait appeler, se concéder une tromperie comme méthode, se laisser tromper méthodiquement, se laisser rouler dans la farine par le semblant.

Alors, je conclus. Je vois que le temps file. Je conclus avec ce qui, à mon avis, est un exemple majeur, quelque chose qui devrait être étudié dans tous les instituts de psychanalyse. Une histoire datée de la même année – c’est une coïncidence – que L’interprétation des rêves 15 et c’est Le Magicien d’Oz 16 . Une histoire bien connue. C’est un écrivain Frank Baum, un américain qui a écrit ce livre pour enfants qui a été un grand succès, on en a fait un film qui a été un des plus grand succès d'Hollywood.

Alors qu'y a-t-il dans le magicien d’Oz ? Je pense que tout le monde connaît l’histoire. Il y a Dorothy, la protagoniste, une fille transportée par un ouragan dans un pays étrange où elle rencontre d’étranges copains. Il y a un lion, un homme de paille et un bûcheron en étain. Le lion est un personnage qui croit manquer de courage ; l’homme de paille, lui, croit manquer d’intelligence ; et le bûcheron en étain croit manquer de cœur. Mais on découvre dans les aventures que lorsqu'on a besoin de courage, eh bien c’est le lion qui se met en avant ; quand il y a résoudre quelque chose qui demande de l’intelligence, eh bien c’est l’homme de paille qui résout la situation et quand on a besoin de générosité particulière, eh bien c’est le bûcheron en étain qui intervient.

Ils vont chercher dans cet étrange pays un magicien dont la renommée est immense. Ils réussissent à le rencontrer – il a une grosse voix ce magicien d’Oz qui assujettit tout le monde – et ils s’avancent avec peur, avec timidité. Et derrière le masque, derrière le personnage de magicien, il y a quelqu’un, ils voient un petit homme. Eh bien c’est lui derrière ce grand semblant, il n’y a qu’un petit homme qui est un charlatan. Et il le dit :

« Eh bien, vous m’avez démasqué. C’est moi le magicien d’Oz. Je ne sais rien faire de tout ce qu’on dit de moi. Je n’ai pas vraiment de pouvoir, je fais croire que je peux faire ces choses et les gens m’obéissent parce que je fais croire ça ». Grande déception !

« Qu’est-ce que je peux faire pour vous, quand même ? »

Et le lion dit : « Moi, je venais chercher le courage ».

L’homme de paille : « Je voulais l’intelligence ».

Le bûcheron en étain : « Moi je voulais du cœur ».

Bon, ça c'est facile, ça on peut le faire ! Il prend le lion, il lui donne un liquide dans une ampoule.

Le lion dit : « Qu’est ce que c’est que ça ? » -« Le courage ! »

Le lion le boit et il se sent très fort.

Bien ! Pour l’homme de paille, le magicien d’Oz prépare quelque chose avec des aiguilles, il les lui met dans la tête.

« Qu’est-ce que c’est que ça ? » -« C’est l’acuité de l’intelligence ». Immédiatement, il se sent intelligent.

Et pour le bûcheron en étain, il prépare un cœur en étoffe, le lui met sur le torse et le bûcheron se sent plus généreux.

Alors c’est un peu ça l’énigme. Au fond, ils l’ont démasqué, ils savent que c’est un charlatan, le magicien d'Oz leur donne des remèdes de charlatan, et ça marche !

Je crois que c’est cela la voie. Il y a deux voies possibles : détromper le semblant, le démystifier, repérer que ce qu’on croyait, ça n’est pas ça, et donc ne pas pouvoir pardonner le fait que l'autre n’est pas ce que l'on croyait.

L’autre voie, c’est la possibilité de se laisser tromper, et au fond, d’une certaine façon, c’est la voie de l’amour, qui rend plus tolérable la sexualité.

Bon je crois qu’on peut conclure là-dessus.

Applaudissements.

Période de questions

Madame Blanchet  : Bonsoir. Je voudrais plutôt faire un commentaire que poser une question. Vous avez posé la question, à propos de la compétition en Europe sur les programmes d’éducation de la sexualité, de ce que ce serait ici.

Je connais les deux cultures, étant devenue une italienne par un mariage qui a échoué, et je fais un lien avec l’histoire de la duperie. Ce qui se passe en Italie, c’est qu’il y a une certaine hypocrisie face aux liens hommes-femmes parce que le Vatican est encore très présent et gère tout, de près ou de loin. Ici, ce qui s’est passé au Québec avec cette soi-disant Révolution tranquille, c’est qu’on a évacué Dieu ou, enfin, le fondement chrétien, et là on en est encore à se demander « qui est Dieu ? », « où est Dieu ? ». Donc de part et d’autre, il n’y a pas plus d’intégration : ici, on essaie de faire face à nos démons en ayant jeté une base explicative qui serait Dieu ou enfin, un espèce de mysticisme ; en Italie la vie se poursuit en ne parlant pas trop directement de la sexualité, parce qu’en fait, il y a le Vatican qui fait paravent . Voilà.

Marco Focchi  : Oui, c’est tout à fait vrai. Il y a un grand poids de l’Église en Italie. C’est le problème de l’Italie. Par rapport à notre thème, il y a des dates cruciales. Par exemple, il y a 1968 où il y a eu le fameux encyclique de l’ Humanae vitae qui est un encyclique qui condamne toute forme de contraception, c’est-à-dire que cela va dans le sens de ce que j’essayais de dire, que la sexualité a besoin d’une justification, de légalisation. Pour l’ É glise, d’une façon définitive, il n’y a pas de sexualité, exceptée dans le but de la reproduction. Alors ça a été un grand débat, une grande polémique en Italie.

C’est ici, au Canada, qu’il y a eu la réaction la plus forte, c’est-à-dire que les évêques du Canada, les premiers, ont pris une position contre, et c’est un peu cela qui s’est mis à remuer les choses.

C’est vrai que si vous demandez aux gens en Italie, quel est leur rapport à l’Église, on vous répond à quatre-vingt pour cent qu’ils sont de bons chrétiens, mais il n’y a pas tellement de monde qui va à la messe, qui pratique. En Italie, on prend les choses un peu de façon élastique, de façon souple. Il y a les commandements du Pape par rapport à la sexualité, qui sont de plus en plus sévères, depuis qu’il y a le nouveau Pape, mais au fond, de ce quatre-vingts pour cent de gens qui vous disent « Oui je suis un bon chrétien, j’aime bien le Pape, etc. », demandez leur combien suivent les commandements, surtout par rapport à la sexualité. Là, on n'est pas sévère dans la vie en Italie. Donc c’est cela, je crois, qui permet de vivre avec cet Autre encombrant, qui est le Pape.

J’aime bien votre témoignage. Je suis curieux de me confronter avec ce qui se passe ici au Québec. On m’a raconté un peu de choses, j’aimerais qu’on en discute.

Raymond Joly  : Merci. Moi aussi, je vais faire un commentaire. Ce que vous venez de dire au sujet de l’écart entre l’opposition officielle affirmée et la vie réelle en Italie, ressemble beaucoup à l’histoire de la secte du Phœnix dont vous nous avez parlé.

Ce n’est pas nouveau ce que Stefan Zweig a décrit –  nous avez-vous dit  – dans son livre Le monde d’hier , comme étant l’écart absolu entre la façade et la réalité. Ce n’était pas vrai à l’époque non plus. Bon la sexualité –  ce n’est certainement pas à vous que j’ai besoin de le rappeler  –, la sexualité, ça ne consiste pas uniquement en ce qu’il y ait des hommes et des femmes qui couchent ensemble. La sexualité a toujours trouvé les moyens de produire de l’humain à toutes les époques. La façon dont les humains s’y sont pris pour que la sexualité produise, produise de l’imaginaire par exemple, produise de l’art, etc. Ces façons sont extraordinaires et la sexualité est extraordinairement puissante, l’humain aussi.

C’est qu’il faut bien se rendre compte de ce qu’était cette chape de plomb que les sociétés ont fait peser sur la sexualité, et encore, nous sommes restés en occident. I maginez-vous si on était dans ces sociétés, en particulier dans les civilisations islamiques, ça ne serait pas très drôle non plus. Alors, il ne faut jamais oublier cette chape de plomb épouvantable et les horreurs que cela a entraînées. Mais il faut voir aussi que les tentatives officielles pour réprimer la sexualité n’ont jamais marché ; on a pu tuer du monde, brûler du monde, emprisonner du monde, punir du monde, mais… Voilà, je pense que j’ai dit ce que je voulais dire.

Marco Focchi  : Oui, tout à fait d’accord. Cela n’a jamais marché, et cela n’a tellement pas marché qu’on y a renoncé. Au fond, on ne peut plus dire qu’on est dans une société répressive par rapport à la sexualité. Nos sociétés occidentales ne sont pas des sociétés comparables à ce qu’était la vie dans les sociétés victoriennes et dans les âges passés. C’est un peu le virage que j’ai essayé de dessiner par rapport à la révolution sexuelle. Par exemple, nous sommes dans une société où il peut y avoir un livre comme celui de Catherine Millet 17 , qui raconte sa vie sexuelle, ses rencontres multiples avec des hommes, qui met vraiment à nu ce qui, il y a vingt ans, pas plus, aurait été scandaleux. Aujourd’hui, je ne crois pas que quiconque ait été scandalisé par le livre de Catherine Millet. Je prends Catherine Millet qui est un peu l’exemple noble dans la littérature, de quelque chose d’assez répandu : d’une façon un peu plus souterraine, il y a un tas de mémoires d’adolescentes qui essayent d’être sans préjugés et d’écrire des mémoires de leurs vies scandaleuses. C’est un peu un effort vain, parce que ce n’est pas tellement scandaleux. On peut lire ça, bon… C’était excitant au moment où on lisait 18 . Il y a combien d’années ? Ça fait longtemps. Maintenant, ce n’est plus ça ; on s’ennuie un peu à lire ça.

On voit vraiment que la société où nous vivons a changé de registre. Par exemple, le grand tableau de Gustave Courbet L’origine du monde 19 qui montre une femme aux jambes écartées. C’était un tableau que Lacan possédait. Il le tenait un peu caché parce qu’il considérait qu’il était perturbant, et il le montrait à ses hôtes discrètement, mais le tableau n’était pas exposé.

Maintenant, on a, par exemple, un peintre que j’ai vu à New-York la saison passée, comme John Currin , peintre au style assez classique dans sa façon de peindre, mais qui prend des thèmes très osés, très hot , très pornographiques. Cela exhibe la sexualité de façon très ostentatoire, mais on ne peut pas dire que ce soit quelque chose qui fasse scandale. C’est légitimé par le grand marché pornographique. Si quelqu’un a vu des films pornographiques, il ne va pas se scandaliser à la vue des tableaux de Currin.

Du coup, l’art montre ou cherche les limites de la transgression ailleurs : plutôt du côté de la mort, pas de l’érotisme, ou bien de l’entremêlement de l’érotisme et la mort. Un exemple majeur, c’est Damien Hirst, le peintre anglais qui crée des œuvres où il y a, par exemple, une vache dans le formole ou un requin dans le formole. On a beaucoup parlé de sa tête de mort incrustée de pierres précieuses. Là, il y a quand même quelque chose qui peut perturber.

Un autre artiste qui travaille dans ce sens, c’est Maurizio Cattelan, un artiste italien bien connu dans le monde. Il a produit un grand scandale, en 2004, quand, sur une place de Milan, il a créé une œuvre, Les enfants pendus . Il a pendu, sur un arbre de la place, des poupées qui représentaient de façon très réaliste des enfants. Cela a fait un scandale. La police est arrivée, des gens ont essayé de détacher ces enfants pendus, parce que mettre ensemble la mort et les enfants est quelque chose qui a touché la sensibilité des gens.

C’est intéressant de voir où l’art cherche la limite. Ce n’est plus vraiment dans l’exhibition de la sexualité, car tout ce qui est exhibition-ostentation apparaît comme déjà vu.

Tout cela pour dire qu’on a un peu renoncé à cette idée de comprimer, de réprimer, la sexualité. L’enjeu est de voir ce que va devenir la sexualité dans nos sociétés tandis que les savants qui s’en occupent, les scientifiques qui s’en occupent, la décrivent comme toujours plus illimitée.

C’est une société illimitée. La globalisation est la dimension phénoménologique de ce qu’est la société sans limite. Pour Bataille, par exemple, l’érotisme était la transgression, le fait de franchir une limite. Quelle limite peut-on franchir maintenant ? Il est intéressant de se poser ces questions parce qu'il n’est pas question de dire : « Eh bien, au bon vieux temps , c’était différent ! » Nous sommes dans les temps modernes. Comment voulons-nous affronter, prévoir, vivre le temps dans lequel nous sommes ?

Femme  : Je suis un peu surprise de ce que vous venez de dire au sujet des limites : « Quelle limite va-t-on encore franchir ? » Parce que ma perception de ce qui se passe avec la globalisation est plutôt l’inverse. Je trouve, ici en tous cas, au Canada, que le nombre de limites qui nous sont mises, sont de plus en plus nombreuses, malgré les apparences. Les limites ne viennent pas de la religion, ici elles viennent de l’État, elles viennent de toutes les entreprises, elles viennent de la santé publique – entre autres –, elles viennent de toutes sortes d’institutions. Finalement, je me demande dans quelle mesure les jeunes n’ont pas davantage de limites que nous en avions à notre époque. Je ne sais pas si c’est pertinent.

Marco Focchi : Oui, oui, c’est tout à fait pertinent, je crois que c’est vrai. Les limites, dans ce sens-là, dans le sens dont vous parlez, ce sont les limites d’une société qui est toujours plus autoritaire.

En Italie, cela se sent d’une façon particulière. On sent qu’on vit dans une société autoritaire. Évidemment, c’est un fait global : les exigences de la sécurité accentuées, manipulées pour des fins de gouvernement vont dans ce sens et ça impose, évidement, des limites…

Si je pense au temps du ( Le) monde d’hier , que Stefan Zweig décrit, il n’était pas nécessaire d’avoir un passeport pour se promener à travers l’Europe. Maintenant, on n'a pas seulement besoin d’un passeport, on a besoin de passer des contrôles de sécurité, d’enlever nos chaussures à l’aéroport, de montrer tout ce qu’on a dans la poche… Par exemple, après les normes qui sont entrées en vigueur en conséquence des attentats du onze septembre, quand on va en Amérique, il faut fournir des données biologique, l’image de l’iris, par exemple, ou l’emprunte digitale. À ce propos, il y a un philosophe italien très important, Giorgio Agmben , qui faisait souvent des conférences en Amérique et qui a refusé de se prêter à cela. Il a annulé ses conférences en Amérique parce qu’il ne voulait pas se soumettre à cette forme de pouvoir, à cette forme de bio-pouvoir. Quand on commence à prendre nos données identitaires, pas seulement avec les papiers mais dans notre corps, on voit que cela sert de plus en plus les exigences du pouvoir et surtout du bio-pouvoir.

Ça, évidemment, c’est un autre aspect des limites qui sont de plus en plus importantes, de plus en plus lourdes.

Peut-être que cela contrebalance une certaine – est-ce qu’on peut dire liberté, je ne sais pas –, un certain manque d’exigence par rapport à ce qu’est la sexualité, de souplesse par rapport à cette question de la limite quant à la sexualité. C’est vrai que c’est différent selon les milieux. Peut-être qu’ici, au Québec, la situation est beaucoup plus souple qu’en Italie, mais enfin, dans l’évolution historique, on constate toujours davantage de souplesse par rapport à la sexualité.

Mais ce n’est pas sûr que cela soit un avantage. Pourquoi ? Par exemple, ce que Lacan a appelé les lois de la sexualité, cela consiste à poser une certaine interdiction ; et cette interdiction, disait-il, rend possible, dans la pratique, ce qui, sur un autre plan, est la question de l’impossible du rapport sexuel.

Donc, plus on dissout certaines limitations, plus on sent aussi l’isolement des gens par rapport à la sexualité.

Il y a des phénomènes, par exemple, très marqués au Japon, où certains adolescents s’enferment dans leur chambre avec leur ordinateur et s’isolent complètement du monde. Peut-être qu’au Japon c’est plus extrême, mais c’est quelque chose qu’on connaît aussi en Italie. Au fond, la facilité qu’il y a dans les rencontres avec internet – en Italie aussi cel a a pris une ampleur considérable – , est-ce que cela fait relation ou solitude ? Nous vivons à l'ère de la communication qui, à travers des échanges d’informations toujours plus intensifs, produit en même temps l’isolement des gens, accentue c e qui est la tendance de fond de l’individualisme des sociétés contemporaines. Donc nous n'avons pas de recette à ce sujet. Ce sont des données que nous avons sous les yeux et qu’il est important de considérer pour tracer des voies.

Anne Béraud  : Je voudrais revenir sur un point. L’Autre sexe, pour l’homme comme pour la femme, est du côté de la féminité. Tu as ajouté que l'Autre sexe, pour l'un comme pour l'autre, était la rencontre avec la puissance de la féminité. Peux-tu montrer l'affinité qu'il y a entre ces deux termes, féminité et puissance ; en montrer le fondement, développer un peu plus ?

Marco Focchi  : Si on pense à la puissance dans le sens militaire, il n'y a pas forcément de lien. Mais ce n’est pas ça. Si on pense à des figures iconiques représentatives : Bush c’est la puissance militaire, c’est la force dans le sens masculin ; Obama, qui sera le nouveau Président, ce n’est pas la puissance dans le même sens. Mais qui est le plus puissant ? Je crois qu’il faut voir dans quel sens prendre la puissance.

Par exemple, par rapport au semblant, on voit que l’homme est plus en difficulté parce que l’homme joue avec une limite que la femme n’a pas.

C’est ce que Lacan nous enseigne sous le thème de la sexuation. Dans la constitution de l’ensemble masculin, il y a une exception qui fait limitation, et dans l’ensemble féminin, il n’y a pas cette limitation. Donc, en ce sens, c’est un ensemble qu’on peut dire plus puissant. C’est ce que l’on décrit dans le sans limite de la féminité . Alors, prenons l'exemple de Médée. Q ui est l e plus puissant entre Jason et Médée ? Eh bien, je crois que c’est Médée.

Karen Harutyunyan  : Il est intéressant de constater les références à Marcuse, au marxisme, à Reich, l’orgone 20 , le prolétariat... tout ça me fait penser à cette frontière qui a existé pendant soixante-dix ans entre l’Europe Occidentale, les pays occidentaux, et l’Union Soviétique. Et la proposition de Freud par rapport à la nécessité de la sublimation de la sexualité comme une possibilité de réussite pour créer la civilisation…

Je fais cette comparaison par rapport à l’industrialisation de l’Union Soviétique où existait un slogan qui disait : « Le sexe en Union Soviétique n’existe pas ». Je témoigne d’une réalité de ce pays où justement la sexualité était partout. Mais ce décalage entre ce qui est du semblant, qui nécessite une certaine concentration d’une charge pulsionnelle qui pousse vers une productivité, et cette sectorisation dans la société , cette stratification libidina le, montre qu’il y a beaucoup de différences dans la façon dont se dévoile la sexualité suivant les contextes.

Quand on prend les écrits de Freud sur la virginité ou Totem et tabou , on constate, et cela vous l’avez très bien mentionné, que ce n’est pas juste à partir de l’ère victorienne et post-victorienne qu’on peut construire cette question de la sexualité. Cela nous oblige à prendre en compte la façon dont ça se dévoile et comment ça se transforme.

En parlant de Reich, vous avez mentionné la question de l’éducation sexuelle des enfants. Je ne peux pas ne pas faire ce parallèle entre le vécu subjectif de Reich dans son enfance (où il a été témoin de la relation sexuelle entre sa mère et son tuteur, et ce qui s’est passé après entre son père et sa mère : l’assassinat et le suicide) et ce scénario de scène primitive qui se dévoile dans sa proposition concernant l’éducation sexuelle. De plus, il était libre, jusqu’à quinze ans, d’avoir des relations sexuelles dans son village.

Maintenant, voilà ma question : peut-on éviter les conséquences de la façon dont on est marqué par notre sexualité infantile, afin d'éviter ce dévoilement dans la théorisation-même, dans la façon d'interpréter certaines théories psychanalytiques ?

Marco Focchi  : Vous faites référence à la biographie de Reich, ce qui est juste. En effet, il est important de prendre en compte, dans la théorisation d’un analyste, de quelqu’un qui n’est pas un scientifique dans le sens des sciences dures, ses données biographiques, mais plus spécifiquement, de considérer ce qu’il en est de l’incidence de son désir.

Vous faites référence à la liberté sans limite de Reich dans son expérience. Il ne faut pas oublier que quand on parle de Wilhelm Reich, on parle de quelqu’un qui a apporté des contributions importantes à la pensée psychanalytique, mais on parle de quelqu’un qui a basculé dans la psychose. Donc là, le manque de limites se montre sous son visage dangereux.

Le coté dangereux du manque de limites ressort régulièrement : par exemple, ce qui se passe de temps en temps en Amérique, ce qu’on appelle habituellement le rampage killings , des massacres indiscriminés, Colombine etc. Ce sont des psychotiques qui annoncent sur youtube par exemple, qui annoncent de toutes sortes de façons, leurs intentions. Ce sont des psychotiques qui, à un moment donné, sortent et c’est la destruction, le massacre, qui les engloutit eux-mêmes. Alors, qu’y a-t-il là ? Il y a un trou qui n’est pas marqué, circonscrit. C’est comme quelqu’un qui marche sans aucune coordonnée géographique, sans aucun plan, et se trouve sur ce trou, sur des sables mouvants qui engloutit tout, et l'engloutit lui-même. Ça c’est le danger du sans limite.

Si on avait en traitement l’un de ces cas-là, avant que des phénomènes si monstrueux éclatent, il faudrait faire un dessin du trou pour permettre de préserver la distance.

Cela se manifeste de cette façon en Amérique, mais c’est un phénomène historique. Le berserk, guerrier scandinave au moyen âge, c’était la même chose. Cela prend des formes différentes selon les sociétés, mais ça reste quelque chose qui touche à la destruction quand on approche un sans limite dangereux.

En Italie, ça se passe au sein de la famille. Il n’y a pas tellement de massacres indiscriminés, ils sont plutôt bien discriminés. Je ne sais pas pourquoi. Probablement, parce que dans la vie italienne, la famille a encore une place, alors qu'elle est moins marquée dans la vie américaine. Mais s’il y a un déclenchement psychotique de ce genre-là, eh bien, il y a un massacre dans la famille. Donc, ce sont les différentes formes que cela prend selon les sociétés, mais ce qui constitue le fil rouge, c’est le danger d’ un sans limite.

Merci beaucoup.

Applaudissements.

  • 1. A. Kinsey, Rapports : Le comportement sexuel de l'homme (1948) et Le comportement sexuel de la femme (1953).
  • 2. J. L. Borges, « La secte du Phœnix », In Fictions , Folio Gallimard, 1991.
  • 3. S. Zweig, Le monde d'hier , Souvenirs d'un Européen , Livre de poche, 1996.
  • 4. Platon, Phèdre.
  • 5. Dante, « L'enfer », In La divine comédie .
  • 6. W. Reich, La révolution sexuelle , Ed. 10-18, 1979.
  • 7. H. Marcuse, Éros et civilisation , Les Éditions de Minuit, 1968.
  • 8. S. Freud, Malaise dans la civilisation , P.U.F., 1983.
  • 9. Res est le mot latin pour chose . Il est intéressant de le garder en latin parce qu'il évoque la res cogitans (le « Je pense ») et la res extensa (le champ de l'être) de Descartes. Dans le cas présent, ce serait la res sexualis .
  • 10. F. Kafka, Lettres à Milena , Gallimard L'imaginaire, 1956.
  • 11. F. Kafka, Lettres à Milena , Gallimard L'imaginaire, 1956. Lettre du 8 au 9 août 1920, pp. 177-178.
  • 12. F. Kafka, Le château , Flammarion, 1993.
  • 13. S. Freud, « Le tabou de la virginité », In « Contributions à la psychologie de la vie amoureuse », In La vie sexuelle , P.U.F., 1969.
  • 14. Id., p. 78.
  • 15. S. Freud, L'interprétation des rêves (1900).
  • 16. L. F. Baum, Le magicien d'Oz .
  • 17. C. Millet, La vie sexuelle de Catherine M. , Récit, Seuil, Paris, 2001.
  • 18. E. Arsan, Emmanuelle , Poche 2000. Édition clandestine en 1959. Film en 1973.
  • 19. G. Courbet, L'origine du monde , 1866, Musée d'Orsay, Paris.
  • 20. L'orgone est un terme inventé par W. Reich pour désigner une forme hypothétique d'énergie dont il affirmait avoir établi l'existence.