Marie Hélène Brousse : Quʼest-ce quʼune femme ?

Annick Passelande : Nous voici à la sixième édition des rencontres du Pont Freudien et c'est avec grand plaisir que nous accueillons aujourd'hui Marie-Hélène Brousse, psychanalyste française, membre de l'École de la Cause Freudienne (Paris) et de l'Association Mondiale de psychanalyse ; elle est aussi présidente de l'École Européenne de Psychanalyse - section Développement.

Cette rencontre inaugure l'année 2000 et le thème choisi est la féminité. Plus précisément nous aborderons ce soir la question de "Qu'est-ce qu'une femme?" Tout un thème!

Nous pouvons dire que les cinq dernières rencontres le préfaçaient, chacun de nos invités précédent a pointé, attiré notre attention, à sa façon, sur cette question de la féminité, que ce soit du côté de ce que Lacan appelle le "pousse-à-la-femme" dans la psychose; ou bien en reprenant la question du phallus, la question de la sexualité, celle de la jouissance. Ou encore en interrogeant ce point où le sujet se questionne sur son être, particulièrement s'il est homme ou femme... Eh bien, nous ont dit les conférenciers précédents: "Ça ne va pas de soi!".

Alors prenons notre courage à deux mains, pour ouvrir cette boîte de Pandore... Ouvrons ce débat qui est sans doute un des plus importants pour notre civilisation: celui qui porte sur le sexe.

En psychanalyse, la sexualité n'est pas instinct, elle n'est pas non plus biologie, si cela était, la rencontre entre un homme et une femme aurait la simplicité de la rencontre entre le mâle et la femelle, ou encore du spermatozoïde et de l'ovule nous rappelle Marie-Hélène Broussedans un de ses écrits. Or, ce n'est pas le cas, rien ne fait couler plus d'encre que cette rencontre le plus souvent ratée, rien ne fait plus parler, sûrement parce qu'elle est ratée, parce que justement, entre les sexes, ça ne va pas. Il n'y a pas de complémentarité inscrite dans le biologique.

La question "Qu'est-ce qu'une femme?" ne peut se clore facilement. Dire qu'elle est différente de l'homme permet d'éloigner la querelle mais ne résout pas la question.

"Qu'est-ce qu'une Femme?" Drôle de question... Pourtant depuis toujours la féminité constitue une énigme sur laquelle les êtres humains s'interrogent et qu'ils essaient de concevoir en vain. Pendant des siècles cette question a pu trouver une réponse du côté de la maternité: être femme c'est être mère. Ou bien on rangeait cette question sous une loi qui la subsumait: être une femme c'est être épouse. Il peut aussi nous venir à l'idée d'autres figures de femmes, hors normes celles-là, celles de la sorcière celle de la sainte... Au début du siècle, le mouvement féministe fait son apparition associé aux conditions sociales et économiques de l'époque. Il favorise le retour d'un débat qui ne s'est pas refermé. Hommes et femmes sont-ils semblables ou différents? Sont-ils complémentaires? Le partage des pouvoirs semble un enjeu majeur, n'y a-t-il là qu'un pur et simple rapport de force, compétition où chacune des parties compte les points? À ce débat, à ces joutes sur fond de complémentarité espérée, que peut ajouter la psychanalyse?

Freud jette un pavé dans la mare. Il découvre, que dans l'inconscient, le sexe féminin n'est conçu que comme absence, coupure par rapport au sexe masculin. Jusqu'à la fin de son enseignement, il affirme le primat du phallus. Jusqu'à la fin, cependant, cette question de la féminité reste son point de butée.

Peut-être peut-on dire que c'est de cette question: “Qu'est-ce qu'une femme?” qu'est néela psychanalyse? Que pour Freud, la découverte de l'inconscient et de la psychanalyse est une tentative de résoudre cette question?

La différence sexuelle est incontestable sur le plan anatomique, mais, Freud l'a découvert, elle n'est pas nécessairement posée d'emblée au niveau psychique.

Lacan va consacrer des années à ce qu'il appelle son retour à Freud, il va reformuler, rationaliser en termes de langage la problématique freudienne.

La question d'être homme ou femme n'est pas une question d'anatomie, mais de discours dira-t-il. La réponse de ce qu'on doit faire comme homme ou comme femme c'est du langage qu'on la tire. Homme ou femme, ce sont plutôt deux bannières sous lesquelles un être humain choisit de se ranger. Antonio Di Ciaccia nous rappelait que Lacan pour donner un exemple de femme rapportait celui de Saint-Jean-de-la-croix...

Lacan tente et échoue, lui aussi, à indiquer l'identité sexuelle. Alors que Freud abordait la question du côté de l'identification œdipienne, Lacan reprend l'impasse freudienne et déplace la question de ce qu'est un homme ou une femme, en la reprenant du côté de leurs genres respectifs de jouissance.

"La femme n'est pas toute" dira Lacan, mais ce n'est pas pour indiquer un moins côté femme, si on reprend cette phrase d'une façon positive cela veut dire que la femme a une étendue du côté de la jouissance... elle n'est pas toute... mais disons la phrase en entier... pas toute phallique. La féminité ne doit pas être conçue comme toute appréhendée dans la logique de la castration. Il indique par là une étendue du côté de la jouissance, une Autre jouissance.

C'est à un au delà de l'Œdipe que Lacan nous convie. Sans doute est-ce pour cela que Marie-Hélène Brousse a choisi pour thème de ses séminaires de demain et après demain le titre suivant: D'une approche Œdipienne de la féminité à une approche au delà de l'Œdipe: l'avancée de Jacques Lacan.

Elle semble indiquer par là que se déploie tout un parcours où Freud, puis Lacan, puis ses élèves ont cheminé à partir de cette question que pose la féminité.

Je laisse donc la parole à Marie-Hélène Brousse, pour cette conférence en forme de question.

Marie-Hélène Brousse : J'ai le sentiment d'aborder un sujet difficile parce que c'est un sujet sensible idéologiquement parlant, un sujet sur lequel les stéréotypes psychosociologiques et les préjugés de tous ordres sont très puissants en chacun de nous. Ces préjugés, disons-le, n'épargnent pas les psychanalystes qui les partagent. Les psychanalystes, qui m'ont invité ce soir m'ont beaucoup parlé de la sensibilité québécoise sur le sujet, m'ont fourni des documents de travail sur l'état de l'opinion, des articles de journaux. J'en ai lu un de Jean Larose, par exemple, qui montre combien il est difficile d'envisager la question du féminin hors du contentieux qui existe entre les hommes et les femmes. Contentieux qui est déterminé ici, je suppose, par les circonstances historiques particulières. Il est donc difficile d'envisager la question du féminin sans celle du masculin, c'est-à-dire celle de la différence des sexes qui est une des modalités dominantes de la différence en général. Cette question de la différence est en effet immédiatement modalisée ou interprétée à partir de la problématique du pouvoir et des minorités, donc en termes de dominé/dominant.

Nous sommes ici aux Amériques, je mets un pluriel parce qu'il y a des Amériques de langue anglaise, de langue espagnole, de langue amérindienne, de langue française et c'est incontestablement des Amériques en question que le problème des minorités a pris vers la fin du vingtième siècle toute son importance. Pourtant les femmes ne sont justement pas une minorité. Elles sont la moitié de l'humanité et cette différence sexuelle qualifiée de petite différence est un opérateur qui produit pourtant une classification et donc par là même de la classe. Les hommes d'un côté, les femmes de l'autre comme à l'église, comme dans tous les grands systèmes classificatoires. C'est un des fondements de l'ordre social. Mais est-ce que c'est un des fondements du sujet de l'inconscient ? Ça, rien n'est moins sûr. Dans une conférence comme celle-là, il y a des auditeurs et un locuteur. Je vous le disais, les psychanalystes qui m'ont invité ont essayé de me faire connaître les auditeurs que vous êtes. Je me suis demandée d'où vous alliez m'écouter ? Je suppose que vous allez m'écouter à partir des coordonnées du discours, c'est-à-dire du lien social dans lequel vous êtes pris, dont vous êtes les effets. Et moi-même d'où vais-je vous parler ? Je vais vous parler à partir du discours qui me détermine, pas toujours, mais qui me détermine ce soir en tout cas, c'est-à-dire le discours analytique. Le discours déterminé par la place centrale qu'occupe le sujet de l'inconscient.

Bien sûr qu'il y a là toutes les conditions réunies pour que le malentendu soit épais entre nous. Et bien que le malentendu soit la forme structurellement nécessaire de la communication chez les sujets parlants comme dit Lacan, je vais quand même essayer de le déchirer sur certains aspects.

Ça mal commencé. Les collègues, qui m'avaient invité, avaient pris des contacts pour une émission à la radio, sur les femmes. Une émission dans laquelle parmi d'autres je serais intervenue au titre justement du discours analytique. Or cette émission a été annulée par les organisateurs qui avaient lu certains de mes textes et qui les avaient trouvés trop orthodoxes. J'ai donc appris de l'Autre de la radio québécoise : premièrement que j'étais orthodoxe, alors qu'en général on fait aux lacaniens le reproche inverse et qu'on les exclue parce qu'ils ne sont pas assez orthodoxes; deuxièmement, comme l'émission a été annulée j'ai pu en déduire que l'orthodoxie qui m'était imputée était minoritaire, du point de vue du pouvoir, par rapport à celle qui m'interdisait d'y parler, qui était donc une hétérodoxie dominante ; et dernier point, comme j'ai l'habitude en tant qu'analyste de n'être pas du côté du pouvoir dominant, ça m'a démontré encore une fois combien la psychanalyse est subversive de l'ordre établie. Une fois de plus, le discours analytique s'est trouvé marginalisé. C'est plutôt encourageant de se retrouver, tant d'années après Freud qui disait apporter la peste aux Amériques, porteuse du virus psychanalytique.

Ce que je voudrais ce soir c'est vous transmettre quelques éléments de savoir sur la question du féminin tels que l'éclaire la pratique du sujet de l'inconscient. Je vais être très prudente. Ces éléments ne sont vrais que dans le champ de l'expérience analytique. Ils ne prétendent en rien constituer une nouvelle philosophie ou une nouvelle moralité pour l'ordre social en général. Ils ont leur validité dans le champ scientifique qui les produit et ils ne peuvent être transformés en une idéologie dominante sous peine de se convertir en préjugés de pouvoir. C'est pourquoi j'ai choisi de ne pas partir des figures du féminin: la maman, la putain (quand on pense à la maman, on pense tout de suite à la putain), la bonne soeur, la vierge, la pécheresse, etc.

Ces stéréotypes ont leur importance j'aurais pu aborder les choses comme cela, parce qu'il y a des figures, des grandes figures du féminin sur lesquelles les psychanalystes ont travaillé. Lacan a travaillé, par exemple, un petit peu sur Antigone, sur Médée, sur un certain nombre donc d'héroïnes qu'il a mises au travail du discours analytique.

Non, j'ai choisi de partir plutôt d'une anecdote. Une anecdote qu'avait rapporté, lors d'un congrès sur justement la sexualité féminine, un de nos collègues qui est venu ici déjà travailler avec vous et qui est donc Antonio Di Ciaccia. C'est un monsieur, un monsieur et à cette époque-là il portait une barbiche. Et alors il racontait qu'une dame était venue lui demander une analyse ayant interrompu son analyse précédente dont elle n'était pas satisfaite et lors des entretiens préliminaires elle lui avait dit : « Je viens vous voir parce qu'au moins vous... vous êtes un homme. » Et en caressant sa barbiche, Antonio Di Ciaccia lui avait répondu : « Qu'est-ce que vous en savez ? » (rires.) Et la dame avait été un peu perplexe. Elle a eu du grain à moudre pour un certain moment, dans son analyse. La première réaction est: ce type est un fou. Ou bien elle aurait pu répondre (là c'est moi qui imagine après) :« Mais vous en avez bien l'air ! »

Donc je vais poser la chose suivante : le discours analytique aborde la question de la différence sexuelle par deux autres questions : la question des apparences et la question des identifications.

La question des apparences.

Je vais essayer de déployer trois niveaux possibles d'apparence qui ont leurs lettres de noblesse théorique dans la psychanalyse : le niveau de la mascarade, le niveau de la biologie et le niveau du semblant. Trois types d'apparence.

Dans cette anecdote, je disais qu'il a bien l'air d'un homme Antonio Di Ciaccia. Il en a l'air, c'est-à-dire qu'il offre l'image d'un homme mais est-ce qu'il en a la chanson ? C'est-à-dire est-ce que du point de vue de la chaîne signifiante, il est repérable quelque chose du masculin et du féminin comme l'image qui en général nous sert de repère ? L'image c'est un repère de ce point de vue-là, on va dire éthologique

La chaîne signifiante c'est précisément le fonctionnement de l'inconscient puisque depuis l'enseignement de Jacques Lacan et sa relecture de Freud on a été amené à définir l'inconscient comme précisément une chaîne ordonnée, une combinatoire de signifiants. La difficulté est donc de la relation entre les signifiants et la sexualité. Le fait que les signifiants n'ont pas un sexe et pourtant qu'on fait, dans l'ordre humain, du sexe à partir des signifiants, c'est-à-dire que la sexualité humaine se déploie dans le champ du langage et de la parole. C'est cela le point de vue de la psychanalyse. La psychanalyse ne s'intéresse pas particulièrement à la biologie, aux hormones, ni même aux pratiques sexuelles. Ce n'est pas une sexologie. Donc le champ de la sexualité dans le discours analytique c'est d'abord le champ de la parole et aussi, donc, du langage. Et c'est là que se situe précisément la difficulté.

Je disais et je vais commencer par là que la biologie par rapport au sujet de l'inconscient est de l'ordre de l'apparence. Il y a quelque chose de paradoxal puisqu'on a quand même plutôt l'habitude de considérer que la biologie donne le fin du fin sur l'exactitude et la vérité par conséquent. Et à partir de la prédominance du discours de la science dans notre société du vingt et unième siècle c'est en quelque sorte à la biologie qu'on décerne en général la capacité de pouvoir dire ce qu'il y a de plus vrai sur le vrai.

En fait, dans le champ du sujet de l'inconscient, la biologie se découvre vide de savoir c'est le sens de la petite anecdote que je vous ai transmise. Vide de savoir, je peux donner une autre anecdote. J'ai une patiente à Paris qui est une patiente irlandaise qui a déjà un parcours analytique derrière elle et qui a commencé une analyse il y a déjà pas mal d'années, en Irlande, avec les analyses qu'il y avait - les analystes lacaniens puisque c'est ce qu'elle voulait - et elle a choisi un analyste qui était aussi un jésuite à qui elle imputait sans doute pas complètement à tort des préjugés antiféminins. Alors un jour exaspérée par les interventions qu'elle jugeait antiféminines, elle lui a dit qu'elle avait pensé se déshabiller devant lui pour qu'enfin il puisse voir ce qu'était une femme. Comment une femme était faite. Ou bien, qu'un jour elle lui ferait un gâteau en forme de vulve. Comme ça il verrait à la fois la pâtissière et en même temps l'être féminin de la pâtissière. Naturellement cette charmante personne, qui a de l'humour et du savoir vivre, n'a pas mis sa promesse à exécution et elle a plutôt choisi un autre analyste après. Mais l'eut-elle fait, cette femme, un peu naïve ; il n'est pas sûr qu'elle eut fait progresser le savoir sur le féminin de son analyste. Ayant vu l'organe féminin, aurait-il appris quelque chose sur le féminin pour autant. Évidemment non.

Donc, c'est ce qui m'amène à vous dire que, du point de vue du discours analytique, la biologie n'est pas porteuse d'un savoir sur le féminin, sur le masculin non plus d'ailleurs. Mais c'est quand même assez difficile de définir le féminin au-delà ; comme c'est aussi assez difficile de ne pas tenir compte du réel biologique dans l'abord de la question de la différence des sexes. Donc, la difficulté de définir le féminin au-delà de la biologie et au-delà des normes sociales, normes de rôle, amène à dissocier ce qui habituellement est associé, à savoir : une définition du féminin par, on va dire, la femelle, c'est-à-dire par la maternité, puisque au fond Lacan le rappelait: les caractères sexuels secondaires de la femme ne sont rien d'autres que les caractères sexuels secondaires de la mère.

Puis, par rapport à cela il y a toute une clinique des patientes qui viennent en analyse, des analysantes, qui montrent que faire un enfant n'est pas toujours le moyen de devenir plus femme et que même, fréquemment, cela origine et cela créée chez le sujet qui s'en découvre moins femme au contraire, plus mère et moins femme.

Alors, j'avais dit que j'envisageais trois niveaux des apparences. Là, je viens de parler du niveau de la biologie comme apparence, du point de vue du discours inconscient. Je ne suis pas en train de dire que la biologie ne donne pas des indications sur le réel du sexe, mais en ce qui concerne le sujet parlant ce n'est pas opérant et cela opère même comme apparence.

Deuxième niveau d'apparence quelque chose qui a été traité beaucoup en psychanalyse et dont je vais donner, disons, le mot qui a été pris et repris par les différents théoriciens de la psychanalyse, les différents analystes : la mascarade.

Alors c'est Joan Rivière qui est une élève de Mélanie Klein, qui a écrit un article fameux et remarquable sur la féminité comme mascarade à partir d'un cas clinique dont elle déploie assez méthodiquement la logique. Elle arrive à une conclusion, entraînée par la rigueur de son écoute, elle arrive à une conclusion surprenante qui est que le féminin c'est le masque. Décrit donc la mascarade à partir de cette patiente, à partir de données cliniques de cette patiente, elle en vient à une généralisation de la notion de mascarade et elle montre que, finalement, la seule manière de véritablement toucher le féminin c'est le masque lui-même et non pas ce qu'il y a derrière le masque. Au fond derrière le masque du féminin, derrière la mascarade féminine, il n'y a rien et que par conséquent la conclusion qui s'impose c'est, la voilà : la mascarade c'est le féminin.

Lacan reprend cela à plusieurs reprises dans un certain nombre de ses textes, dans les Écrits d'une part, mais pas seulement dans les Écrits. aussi dans ses Séminaires, saluant le travail de Joan Rivière et déployant la question de la mascarade à partir de la question du « paraître »

Je vais en dire un petit mot. Finalement la thèse qu'il défend, c'est que pour accéder à la dimension de la sexualité, tout sujet humain, fait passer un être à un « paraître ». Qu'autrement dit, la dimension métaphorique impliquée par le langage amène une sorte de, on va dire comme ça, de « déréalisation » du sexuel dans le monde pour le sujet et que cette « déréalisation », au sens non pas d'une imaginarisation pour autant, mais cette « déréalisation » au sens d'une perte du réel biologique, est la condition du passage par la langue et par le circuit de la demande, de la demande et du désir. Et qu'en conséquence, pour avoir accès à la sexualité, un sujet humain doit passer par le langage donc, doit passer par la mise en forme du besoin par la demande, que dans cette mise en forme du besoin par la demande quelque chose échappe qu'il définit comme le désir et que par conséquent, tout ce qui concerne les affaires de sexualité chez le sujet humain sont donc de l'ordre du paraître.

Ce paraître, il montre qu'il se décline différemment côté féminin et côté masculin, mais que c'est de toutes les façons du côté du paraître.

Côté masculin, il définit la position, disons sexuelle, présidant à l'ensemble des manifestations sexuelles et présidant aussi à l'assomption du sexe par un sujet... de son propre sexe par un sujet, il est défini comme protégé. Au fond, la position masculine consiste dans la protection.

Et, du côté féminin il définit la position sexuelle féminine par, justement, ce terme de «masqué», «mascarade».

Donc, la réponse si vous voulez, différentielle homme/femme à partir de cette base commune qui est que pour rentrer dans le monde de la sexualité humaine, il faut parler. Parce que même dans le coup de foudre, à un moment donné, il faut parler. Même si on tombe amoureux et fou de désir, l'espace d'un clin d'œil, c'est rare que l'affaire se conclut sans un mot et même si ça se conclut une fois sans un mot, la deuxième fois, il faut quand même dire un petit mot. Donc il y a bien un moment où il faut parler.

Je dis ça d'une manière un peu amusante. Ça se passe pas comme ça évidemment. On parle toujours. Le grand reproche que les femmes font aux hommes en général c'est l'absence de paroles. Ils ne parlent pas assez. On a discuté : c'est une des métaphores fondamentales des rapports sexuels aujourd'hui. On a discuté, on a bien discuté. Donc la question du paraître se règle différemment chez l'homme et chez la femme ; et chez la femme elle se règle par la mascarade.

C'est un terme dont je ne voudrais pas, toujours dans le souci d'éviter un trop lourd malentendu, que vous l'envisagiez comme négatif, évidemment. Ce n'est pas un terme péjoratif pour Lacan. Ce n'est pas non plus un terme péjoratif, d'ailleurs, pour celle qui l'a introduit: Joan Rivière. C'est une manière d'y faire avec la sexualité humaine en tant qu'elle se situe dans le domaine du langage. Donc voilà le deuxième niveau, on pourrait dire, d'apparence

Troisième niveau d'apparence qui, à mon avis, est absolument fondamental pour envisager la question de la clinique de la sexualité chez le sujet humain et qu'introduit Lacan un peu plus avant dans son enseignement, c'est la question du semblant.

La question du semblant, Lacan en fait, si je puis dire, la caractéristique même du discours du fait de discours et ne définit pas du tout le semblant comme, là non plus, en opposition à ce qui serait le contraire du semblant, c'est-à-dire ce qui serait authentique.

Non, le semblant c'est, on va dire, la modalité fondamentale du lien entre les sujets humains. Nous vivons dans le monde des semblants parce que nous vivons dans le monde du langage, et par conséquent la sexualité humaine est affaire de semblant et la question du désir passe par celle du semblant. Donc, si vous voulez, il me semble que chez Lacan il y a un pas de plus opéré par rapport au terme de mascarade introduit par Joan Rivière puisque finalement il va aller jusqu'à faire de la mascarade, qui est introduite par Joan Rivière pour caractériser une position féminine, il va généraliser cette position à l'ensemble des sujets humains.

Et on pourrait dire que, d'une certaine façon, la catégorie du semblant est une catégorie qui a été inventé en psychanalyse grâce à l'abord de la sexualité féminine. Donc cela, c'est pour aller dans le sens que vous disiez, Annick. C'est vrai que la sexualité féminine est une trame fondamentale de l'invention en psychanalyse. C'est ce qui fait progresser la psychanalyse ; c'est la difficulté qui fait progresser la psychanalyse. Je pense que la catégorie du semblant est une catégorie qui permet d'envisager le symbolique un peu différemment de la façon dont Lacan l'envisageait dans la première partie de son enseignement qui, en particulier, articule d'une manière plus intime et moins hiérarchisée la catégorie du réel et la catégorie du symbolique et que cela, il le doit à son approche de la sexualité féminine et à la manière dont il a poussé jusqu'à son extrémité la plus logique la question de la mascarade féminine ou de la féminité comme mascarade puisque c'est plutôt cela qui est en jeu.

Alors, pour évoquer de façon un petit peu plus concrète la question de la mascarade, parce que vous me trouvez peut-être un petit peu abstraite, la mascarade c'est liée à l'insigne, à l'emblème. Pensez aux rapports des petites filles avec les insignes et les emblèmes maternels, maternels ou féminin, je dirais. En général, les femmes qu'elles côtoient le plus c'est leur mère. Pensez à leur intérêt pour les menus objets maternels, les bijoux, les escarpins, les objets... Les objets comme ça qui touchent le corps féminin.

Il y a une petite anecdote, enfin pas une anecdote d'ailleurs, une petite remarque clinique de Lacan sur ce rapport de la petite fille aux objets de la mascarade féminine chez sa mère, chez leur mère. Il dit on a tort de penser qu'une petite fille qui dit à sa maman : « Quand tu seras morte, moi j'aurai ton... » alors ça peut être un chapeau, ton sac, ton manteau, tes boucles d'oreilles, etc. Il dit on a tort d'interpréter cela comme un désir de pousser l'autre dans la tombe et une forme d'agressivité de la petite fille à l'égard de sa mère, de rivalité oedipienne. Ce n'est pas cela dont il s'agit. Ce dont il s'agit c'est de la transmission, c'est-à-dire de la transmission par le biais de ces objets, de quelque chose du féminin, mais qui se trouvent être, de ce fait même, on peut dire ça comme cela, transformés ou élevés à la hauteur de l'insigne, de l'emblème.

La mascarade, c'est fait de ce genre d'éléments emblématiques et on a le choix de réfléchir à la question, donc, de ces objets féminins transmis par une femme à une autre, à une petite fille, à une autre future femme. S'agit-il comme je le disais d'insigne c'est-à-dire de signifiants finalement, d'objets qui fonctionnent sur le versant de l'idéal et donc comme des signifiants ou s'agit-il de fétiches ? C'est entre les deux, c'est-à-dire que de toutes les façons ce sont des objets qui sont liés à la demande, qui sont liés à la transmission, et ce sont des objets qui, en même temps, si on accentue leur valeur d'emblème font exister, on va dire, un idéal du féminin et si on accentue leur valeur de fétiche font exister le masque lui-même, comme voile devant la difficulté à dire précisément le féminin.

Je pense à une autre petite fille, qui contrariée par toutes les limitations qu'on lui mettait dans la vie quotidienne, c'est-à-dire par tous les «non» que ses parents lui disaient aux choses qu'elle avait envie de faire, avait trouvé comme formule magique: « Quand je serai une dame, je...» alors, j'aurai ceci, j'aurai cela, je ferai ceci, je ferai cela, et grâce à cette formule magique supportait un petit peu mieux l'insupportable des interdits parentaux. Elle érigeait en quelque sorte un idéal qui s'énonçait par l'expression « la dame », «... quand je serai une dame», et grâce à cet idéal du moi articulé aussi avec la possession d'un objet fétiche, elle assumait, elle se préparait à assumer comme ça, l'assomption de son sexe, comme dit Lacan.

Or, vous sentez bien que ces objets métonymiques du désir, ces objets qui sont prélevés sur le féminin, qui, soit des insignes ou soit des fétiches, les amènent dans la catégorie où vous allez trouver mon point d'orthodoxie, qui choque parfois, l'orthodoxie de la psychanalyse, on va dire, ces objets se regroupent sous une catégorie en psychanalyse qu'on appelle la catégorie du phallus. Autrement dit, le signifiant qui vient en fonction ordonner le désir dans les deux sexes et qui, pour l'exemple que j'ai pris de ces deux objets transmis de la mère à la fille, peut soit prendre valeur de fétiche, soit prendre valeur d'emblème, mais qui de toutes les façons est lié à l'orientation du désir.

Alors, la question qui fait que la psychanalyse a pu être parfois très mal vue par une orientation féministe, c'était la lecture des textes de Freud dans laquelle il n'est pas toujours clair de faire la différence entre le pénis et le phallus. Lacan va s'employer à préciser la différence entre les deux et à définir, par conséquent, le phallus comme un signifiant, le signifiant du désir pour les deux sexes, signifiant qui, par conséquent inscrit, la sexualité humaine dans le registre d'une transmission. Pour chaque femme, on va dire la chose suivante : Il y a transmission phallique pour définir le féminin, c'est-à-dire que le féminin se définit à partir de ce signifiant du désir à la fois côté désiré et désirante au sens, donc, actif.

Donc, si vous voulez, le point de difficulté de la psychanalyse que la psychanalyse rencontre par rapport à une certaine forme de pensée ... bon...on va dire féministe mais au-delà même du féminisme, c'est l'utilisation du concept de phallus et l'affirmation de Freud, reprise par Lacan d'ailleurs, d'une phase phallique pour les deux sexes, c'est-à-dire pour la petite fille aussi.

L'histoire de la psychanalyse a vu des analystes chercher à trouver des solutions à ce paradoxe : ce paradoxe du féminin défini à partir du phallus, solution dont Lacan montre disons toujours le côté un peu bancal, bien qu'il soit amené parfois à en reconnaître le point de vérité. Par exemple, sur l'affirmation freudienne que la petite fille ne connaît pas l'existence de son vagin, Lacan considère, suit un certain nombre d'auteurs qui à partir de leur clinique analytique ont montré que c'était sans doute pas défendable.

Mais cela ne change pas le point central du problème qui est justement la définition de la sexualité à partir de la question de langage et qui a amène, par conséquent, à envisager qu'il n'y a qu'un seul signifiant pour le désir dans les deux sexes. Et que par conséquent, la combinatoire est construite avec un signifiant du désir, et on va voir ce que Lacan ajoute: mais la question se pose de comment avec un signifiant, un seul signifiant, fabriquer deux positions sexuelles? Comment si les deux sexes passent par la phase phallique, si les deux sexes ont rapport au désir par le biais du langage donc par le biais du phallus comment arrive-t-on à faire du deux avec du un ? Là, Lacan va ajouter deux autres éléments qui vont lui permettre de mettre en place une combinatoire. C'est la question de la différence entre avoir et être, d'une part, et la négation.

À partir d'avoir et être à partir du signifiant phallus et à partir de la négation on peut faire une combinatoire qui définit deux positions différentes originées à partir du même signifiant, c'est-à-dire à partir du signifiant unique du désir: le phallus sous tous ses registres, se déclinant dans tous ses emblèmes, on va dire, toutes ses marques, et, envisagé donc à partir de là, deux positions différentes : une position que Lacan va qualifier côté garçon, côté homme de fétichiste et position qu'il va qualifier côté femme d'érotomaniaque. Non pas qu'il considère que les femmes sont tout héroïnomanes, ce n'est pas cela, mais il souligne par là l'importance de l'amour dans le registre de la sexualité féminine, par opposition à l'importance du fétiche dans la sexualité masculine.

Deuxième point disais-je, la question de l'identification

Vous savez que, Annick l'a rappelé, la psychanalyse trouve son origine dans la parole hystérique. C'est grâce à l'écoute des patientes hystériques que Freud invente la psychanalyse. Et la découverte de Freud cela va être que les patientes hystériques bien qu'elles soient toutes orientées par la recherche du féminin, l'importance d'une sorte e figure idéale féminine, sont cependant déterminées par une identification masculine. Autrement dit, c'est à partir d'une identification masculine au désir d'un homme pour une femme, une identification au masculin, que se constitue en quelque sorte le noeud du symptôme hystérique. Ce passage donc par une identification masculine amène à envisager qu'on ne peut répondre, en psychanalyse, à la question «Qu'est-ce qu'une femme ?» par la question des identifications. Autrement dit, l'identification ne permet pas de se situer, de s'affirmer comme femme.

Pourquoi ?

Parce que ce passage par le désir masculin pour définir ce qu'est une vraie femme - l'hystérique se considérant, elle, comme pas à la hauteur, pas aussi bien, pas comme il faut, etc. - bien sûr érige le féminin comme idéal, mais sur le mode de l'en priver. C'est-à-dire que cette érection du féminin par le biais d'une identification ne produit sur le sujet qu'un effet, si je peux dire, négatif. Et toute la dynamique des identifications que ce soit une identification qui se dirait comme: «je suis une femme»ou comme: «c'est une femme» implique de passer par l'Autre du symbolique pour avoir accès au féminin, donc implique de passer par l'organisation signifiante, c'est-à-dire l'ensemble de la chaîne signifiante et l'ensemble de l'Autre, pour avoir accès au féminin, ce qui fait qu'il reste inatteignable en tant que tel ou seulement atteint comme un idéal. Le propre d'un idéal c'est qu'il reste idéal, c'est qu'il n'est jamais incarné, si je puis dire. Sauf éventuellement dans la psychose ce qui n'est pas faux effectivement.

Donc, la perspective des identifications qui a été une perspective tout à fait cruciale dans la dynamique de l'invention de la psychanalyse et dans la dynamique de la cure de l'hystérie - parce que, par exemple, il y a un texte de Lacan dans Les Écrits1 qui est consacré au transfert où Lacan reprend un des cas princeps de Freud, donc, qui est le cas Dora en montrant à chaque fois l'intervention de Freud comme une intervention qui met en échec les identifications jusqu'au point où justement, en fonction de ses propres préjugés, Freud recule devant la mise en cause d'une identification et en particulier devant la mise en cause de l'identification de Dora à un personnage masculin, et où le fait de ne pas remettre en cause cette identification masculine interrompt la cure de Dora et permet à Dora de préserver son idéal féminin, ce qui était le but de l'opération pour elle.

Donc, on peut dire qu'avec la question des identifications on découvre, dans un trajet analytique, le fait qu'on ne peut pas soutenir par une identification une position féminine. Que toute la dynamique des identifications passe nécessairement par le système signifiant, et passant par le système signifiant, réinscrit, on peut dire, le féminin du côté phallique, du côté emblème.

Alors, finalement ce qu'il y a d'inouï c'est qu'à un moment donné de son enseignement, dans les années 70, Lacan va opérer un passage... un passage au-delà de Freud. C'est-à-dire que Freud s'arrête à la question de l'identification et Freud s'arrête à la question, aussi, du «paraître». Donc il s'arrête au point de contradiction qui définit le féminin par la référence phallique et uniquement par la référence phallique, donc en fonction de la castration.

Je ne veux pas trop développer cela, parce que ce serait introduire un concept dont je ne suis pas sûre qu'il est bien connu, et par ailleurs qu'il est susceptible de porter un certain nombre d'éléments imaginaires. Enfin dans la discussion on pourra l'évoquer. Je n'ai pas mis l'accent sur la notion de castration, mais la castration elle est présente dans tout ce que j'ai dit à partir du registre du langage, c'est-à-dire qu'on va dire que la castration c'est le fait de devoir passer par le langage pour obtenir satisfaction.

Le passage que Lacan va faire, on va dire la révolution lacanienne, c'est d'envisager donc de nouveau la question du féminin, mais cette fois à partir de la question de la jouissance ; non pas à partir de la question de l'emblème, de l'insigne ; non pas à partir de la question du fétiche, de la mascarade ; non pas à partir de la question des identifications, mais à partir de la question de la jouissance.

Tant qu'on prend, comme Freud, la question du féminin à partir du désir en tant qu'il est conditionné par la demande, c'est-à-dire par l'ensemble de l'appareil symbolique, on va dire que le féminin reste énigmatique en tant que tel. Il y a une partie du féminin qui est, si je puis dire, explicitable : c'est le désir féminin tel que j'ai pu vous l'évoquer en termes de «masqué», et le désir féminin en termes «d'être le phallus», mais quelque chose du féminin échappe si on reste dans le cadre d'une logique du désir.

Lacan va donc aborder la question à partir de la jouissance. Et il va l'aborder d'une manière qui va être perçue, dans les années 70, un peu comme une provocation puisqu'il va être amené à mettre en cause l'universel du féminin, c'est-à-dire le féminin défini à partir de ce qui serait un «toutes les femmes». Un discours qui vaudrait pour toutes les femmes. C'est le sens d'une formule, que vous connaissez peut-être, qu'il avait prononcée à Rome, pour la première fois, où ça avait fait scandale : «La femme n'existe pas» en barrant le «L» de l'article défini «La». Cela ne veut évidemment pas dire qu'une femme n'existe pas.

Alors qu'est-ce que ça veut dire ?

Au contraire, on va dire. À partir du moment où, dans cette dernière partie de son enseignement, Lacan aborde la question de la sexualité à partir de la logique, puisque c'est dans ces termes que, vous allez voir, il l'aborde ; ce qui devient prévalent dans son abord des questions c'est l'article indéfini un, une. Il va parler d'une femme, il va parler d'un père, il va parler aussi, d'ailleurs, d'un homme. Donc il va prendre en compte, on va dire, les singularités et non plus le fonctionnement simplement en termes d'universel. Alors je vais m'expliquer là-dessus.

L'abord de la sexualité tel que Lacan la propose dans Encore implique la mise en évidence de deux types de fonctionnement : un fonctionnement qui est fondé sur une logique de l'universel, c'est-à-dire des propositions qui sont construites à partir de la formule «tous les» et suit un prédicat: «tous les hommes sont mortels», «toutes les femmes sont belles» etc., fonctionnement logique qui se soutient toujours d'une exception, d'une exception à la règle, si je puis dire, et il va définir en quelque sorte le fonctionnement phallique par le fonctionnement en termes d'universel fondé donc sur l'exception paternelle.

La sexualité masculine - au sens de la sexualité de tous les êtres parlants, au sens de la sexualité, donc, humaine - se situe dans ce registre logique et est donc organisé par l'universel : c'est le fonctionnement phallique, qui est, si je puis dire, logiquement défini à partir de l'universalité. Ça fait des ensembles, ça fait des ensembles cohérents, ça construit des classes et ça répond à une logique de la ségrégation par la même occasion.

L'orientation de Lacan, dans cette perspective, c'est d'envisager un autre modèle de fonctionnement logique qui rendrait compte du féminin, c'est-à-dire que son affirmation ça va être que : Certes tout un pan de la sexualité humaine, qui passe par le langage, répond à l'universalité de la castration, pour les êtres parlants quels qu'ils soient, biologiquement, c'est-à-dire qu'ils soient des hommes, des mâles ou qu'ils soient des femelles, du moment qu'ils parlent. - À partir du moment où on parle, on implique un fonctionnement de type classificatoire et universaliste et ça vaut pour le registre du désir d'une manière fondamentale. - Mais, en ce qui concerne le féminin, précisément, son hypothèse c'est que le féminin ne répond pas à la même logique, c'est-à-dire ne répond pas à la logique de l'ensemble défini à partir d'une exception ; qu'autrement dit on ne peut rien affirmer d'universel sur le féminin, sauf à retomber du côté phallique. Par exemple, si on dit, - oui ça peut se trouver ça, dans la bouche d'un homme par exemple: «toutes des putes, sauf ma mère». Là, vous avez une construction de l'ensemble des femmes à partir d'une position d'exception maternelle. Cela, ça marche, si je puis dire, c'est le fonctionnement phallique par excellence. Ça fait des ensemble et ça fonctionne à partir de l'exception. Lacan sera amené à dire que dans la psychanalyse, la position d'exception telle que Freud l'avait mise en évidence c'est la position paternelle et que la position paternelle soutient l'ensemble des hommes qui eux, si je puis dire, sont soumis à l'interdit et en particulier à l'interdit de l'inceste. Le Père de la horde primitive, lui, n'est pas soumis à l'interdit de l'inceste, c'est l'exception, c'est une exception mythique et puis à partir de là bien tous les autres, oui, sont soumis à la loi, à la loi qui est la loi du langage. Donc, si vous voulez, dès que le féminin est pris et énoncé dans ce registre, et bien il fonctionne, il fonctionne de la même façon. Il fonctionne en fonction de la castration et donc dès qu'on parle, si je puis dire, le féminin, on l'énonce d'une manière phallique.

Quand il met en évidence qu'il existe un autre registre, il le définit à partir du terme de «pas-tout». C'est-à-dire qu'il envisage que tous les êtres parlants fonctionnent selon la logique de la castration et donc selon une organisation du désir dont j'ai pu parler tout à l'heure, à partir des identifications et des emblèmes, et des insignes. Mais, certains d'entre eux, en plus, répondent à une autre logique. Alors ça, cela fait apparaître un premier point : cela fait apparaître que, pour la première fois, à ma connaissance, on peut envisager la sexualité féminine, ou le féminin dans la sexualité, comme totalement asymétrique du masculin. Quand je parlais tout à l'heure des deux positions masculine et féminine, masquer le manque ou se protéger du manque, vous voyez bien qu'il y a une symétrie là. Au fond, à partir du moment où on a un seul signifiant, les deux sexes se répartissent par rapport à ce signifiant d'une manière certes différente, mais symétrique, alors que là, en l'occurrence, ce qu'il va dégager c'est une perspective totalement asymétrique. Autrement dit, on a tous les êtres parlants que ce soit les hommes et les femmes, dans le langage commun, du côté masculin et on a une partie de ces sujets qui, en plus, fonctionnent d'une autre façon. Donc, la sexualité féminine, à ce moment-là, est définie non par comme complémentaire de la sexualité masculine, mais comme supplémentaire et c'est ce qui amenait Di Ciaccia à rappeler qu'un des exemples que Lacan donne de sexualité féminine, c'est Saint-Jean-de-la-Croix, c'est-à-dire un mystique qui était biologiquement un homme. Donc si vous voulez, il y a une espèce de décomplétude que Lacan opère qui permet de penser un féminin au-delà du fonctionnement phallique général pour tout le monde lié au fait que la sexualité humaine ne peut s'exprimer que dans le registre du langage et donc dans le registre du semblant. Et bien, il envisage qu'il y a un pan de la sexualité humaine qui ne relève pas totalement - parce que ce n'est pas: pas du tout - qui ne relève pas totalement de cette logique masculine qui est fondée sur, on va dire, fondamentalement sur le fantasme, quand même.

Alors, évidemment, il déploie cela d'une manière tout à fait rigoureuse en utilisant un certain nombre de modèles logiques, qu'il va chercher dans une logique différente de la logique aristotélicienne, et la conséquence de ça c'est d'envisager une jouissance qui vienne, si je puis dire, supplémenter la jouissance sexuelle classique qui est la jouissance impliquant l'organe. Donc, on va être amené à envisager cette logique du «pas-tout» qui est donc la logique du féminin, c'est une logique au-delà du sens sexuel et que ça implique une coupure, si je puis dire, à l'intérieur même des sujets se situant du côté féminin. Cela amène, par exemple, à penser la coupure, à pouvoir préciser la coupure, entre femme d'un côté, mère de l'autre : la mère fonctionnant du côté, si je puis dire, masculin, c'est-à-dire fonctionnant dans le système symbolique tel qu'il est organisé par les structures de parenté etc., et donc répondant en tant que tel à un fonctionnement phallique, mais à envisager qu'une femme puisse n'être pas toute mère et que ce qui n'est pas de l'ordre, par exemple, du maternel répond chez elle à une autre logique. Et que cette logique autre, elle se manifeste, ou elle s'incarne dans une position de jouissance différente.

Là, peut-être que je vais donner un exemple... un exemple justement d'une figure que j'évoquais au début qui est Médée pour vous faire saisir la chose. C'est approximatif parce que je ne suis pas sûre qu'on pourrait en faire une démonstration rigoureuse, mais je pense que cela peut vous expliquer concrètement, un peu, les choses.

Vous connaissez peut-être l'histoire de Médée dans la mythologie grecque. Médée est donc une femme, qui, - je simplifie l'histoire - par amour pour un homme, Jason, tue son père, peut-être même son frère aussi et s'en va avec lui, se met à son service, l'aide dans ses tâches diverses et variées et a deux enfants de lui. Dans leur pérégrination, à un moment donné, ils arrivent dans un royaume et là, Jason tombe amoureux de la fille du roi et entend l'épouser, et donc laisser Médée, abandonner Médée, considérant que, finalement, elle est un peu trop sorcière pour lui.

Alors, qu'elle va être la réponse de Médée ?

La réponse de Médée, contrairement à ce que pense Jason, qui, quand il s'aperçoit qu'elle est tout à fait contrariée d'être trompée par lui, pense donc qu'elle va le tuer. Naturellement, Médée dit très clairement que elle ne va pas le tuer. Non, elle va faire autre chose. Elle va sacrifier, on va dire, tuer les deux enfants de Jason qu'elle a eu avec lui, donc ses deux propres enfants. Pourquoi ? Parce que les enfants d'un homme, les enfants qu'une femme a avec un homme, c'est-à-dire la mère en elle, situent cet homme à partir de sa descendance, et donc inscrivent, si vous voulez, cet homme dans la chaîne symbolique de filiation, dans la famille à partir du nom, à partir du nom du père. Donc, ce qu'elle va chercher, si je puis dire, à ébranler par vengeance c'est précisément le nom de Jason. Le nom de Jason, en tant que ce nom, est ce qui pourrait lui succéder et ce qui le représentera, si je puis dire, dans l'avenir, dans la filiation qui continuera à, en quelque sorte, le rendre existant. Donc, elle tue ses deux propres enfants pour taper, si je puis dire, dans l'ordre symbolique, pour ébranler l'ordre symbolique, et allant encore plus loin, alors que Jason lui demande les corps de ses enfants pour les enterrer, c'est-à-dire pour mettre un nom sur une tombe, elle lui refuse les deux corps des enfants qu'elle emmène avec elle - dans l'histoire mythique on dit qu'elle les emmène sur un char - pour aller rencontrer un nouvel amour, un nouveau partenaire. Donc, elle ne lui laisse même pas, si vous voulez, le nom de l'enfant qu'il a eu avec elle, et elle lui signifie que ce qu'elle fait là... - c'est évidemment sur le versant de la haine et de la haine symbolique, c'est-à-dire d'une haine qui vise le sujet et non pas qui vise la personne, puisque comme je vous l'ai dit elle lui laisse la vie sauve - Elle lui laisse la vie sauve pour, en quelque sorte, décompléter le fonctionnement symbolique dans lequel il est totalement inscrit.

Alors qu'est-ce qu'on peut tirer par rapport à ce que je viens de dire d'une logique du «tout» et d'une logique du «pas-tout» ?

Du point de vue de la logique du «tout» c'est la logique de la succession, la logique de la filiation, la logique, donc, père/mère. Elle a eu des enfants avec lui etc. Elle lui a donné une descendance. Très bien. Ça c'est la logique phallique.

Ce qu'elle sacrifie pour en quelque sorte ébranler cette logique c'est précisément, donc, les enfants : les objets phalliques qui la faisaient la mère. Et qu'est-ce qu'il reste ? Il reste une femme. Une femme certes haineuse, mais une femme qui pendant... - dans les textes, et en particulier dans les textes d'une des tragédies antiques sur Médée, on dit que ce qui était important pour elle, c'était la satisfaction, presque ineffable, d'être une femme pour Jason. - Non pas d'être la femme de ses enfants, ce qu'il lui concède volontiers de demeurer, mais ce n'est pas cela qu'elle veut. Elle ne veut pas être une mère, elle veut être une femme, une femme amoureuse et une femme amoureuse déçue qui se venge et qui, si je puis dire, s'en va sans culpabilité la chose étant accomplie.

Lacan est amené à envisager deux ou trois autres exemples, comme cela, d'actes féminins qui laissent entrevoir la perspective d'une autre logique que la logique symbolique, donc, qui régit aussi bien les lois de la parenté que les lois du langage.

Donc, cet exemple, pour vous montrer un fonctionnement qui dissocie une logique, en quelque sorte, universaliste qui inscrit Médée dans le registre des lois humaines, qui sont les lois du père et de la transmission, et une logique d'un autre ordre, qui, dans cet exemple-là, est à la fois la logique de l'amour et de la haine - l'amour versus la haine. C'est parce qu'elle aime Jason qu'elle souhaite se venger ainsi évidemment, donc, une logique de l'amour qui fait consister une autre satisfaction, une satisfaction tout à fait paradoxale en l'occurrence. Donc, la perspective qu'ouvre Lacan, c'est la perspective d'une définition du féminin, certes à partir du fonctionnement oedipien et du fonctionnement symbolique, mais qui, je dirais, ne répond pas totalement à ce type de fonctionnement. Et dans le Séminaire qu'il a consacré à cette approche de la sexualité féminine selon le registre du «pas-tout», à partir de l'absence d'universalité du féminin dans cette logique, c'est la question de l'amour qui vient au premier plan, dont et en particulier, l'amour de Dieu, des mystiques comme un des exemples envisageables du fonctionnement de cet autre satisfaction, c'est-à-dire de cette satisfaction féminine.

Donc, si vous voulez on pourrait en schématisant - ça serait pas tout à fait juste mais on peut se donner cette facilité-là - opposer à la logique du désir et aux formes de l'amour associées aux désir, un autre amour, on pourrait dire, qui est le mode de satisfaction, une autre jouissance, elle, considérée comme féminine par Lacan, parce que ne répondant pas totalement à la logique du langage et échappant aussi aux lois de la parole

Donc cet avancée, c'est à mon avis, il le dit, à ses analysants qu'il la doit, c'est-à-dire que c'est à ses analysantes en particulier qu'il la doit, qui l'ont enseigné sur cette jouissance, disons énigmatique, mais donc la clé est à chercher du côté de l'amour et de la haine. Non pas l'amour et la haine sur le versant imaginaire de l'agressivité ; quelque chose qui est d'un autre registre et qui est du registre de l'écriture. Alors il y a plusieurs éléments dans Encore qui précisent la chose.

Pour résumer, je dirais donc que cette jouissance féminine à laquelle l'enseignement de Lacan aboutit vers la fin est une jouissance autre, c'est une jouissance, donc, qui n'est pas une jouissance liée à un organe, qui n'est pas liée aux représentations et à l'ordre signifiant, qui est donc au-delà du sens sexuel ou du sexe comme sens. C'est, par conséquent, la problématisation d'une position féminine au-delà de la fonction paternelle. C'est-à-dire le féminin quand il n'est pas pris totalement dans la fonction Nom-du-Père, fonction dont Lacan considère avec Freud, qui lui l'énonce en termes d'œdipe, qu'elle est le centre et le pivot du fonctionnement symbolique. Donc une jouissance pas totalement symbolisable qui échappe au processus de symbolisation.

Voilà ce que je pourrais vous dire sur la question de la sexualité féminine. Un mot pour conclure. Cette formule: «La femme n'existe pas» n'est donc jamais en aucun cas à lire comme «Il y a pas de féminin» c'est tout le contraire, c'est-à-dire La femme, en tant qu'universel, n'existe pas ; il y a de la jouissance féminine qui ne répond pas à la logique de l'universel, d'où le fait que Lacan barre le « L » qui marque justement l'universalité, comme il peut barrer « F » de femme au sens de la Femme majuscule... L'idéal féminin qui n'est qu'un des aspects du phallus, l'idéal féminin, qui n'est qu'un des modes d'apparition des insignes phalliques érigés. Donc ce n'est pas du tout, une définition du féminin du côté de l'idéal, si vous voulez, c'est pas du tout non plus une définition du féminin du côté d'une identification à un trait, à une marque. Ce n'est pas cela. Alors cela reste quand même un peu énigmatique même si on peut l'approcher, comme il l'a fait à partir des textes des mystiques, à partir de certaines analyses dont on a maintenant quand même le recul, et à partir aussi, bon... de certaines écritures, de certains modes d'écriture qui ne sont pas féminins, mais qui tentent de cerner ce point. Il y a aussi une approche par l'amour courtois que Lacan peut faire aussi du féminin. Enfin cela se situe à une autre époque, ce n'est pas tout à fait dans le même registre. Mais il y a tout un ensemble de phénomènes qu'on peut travailler pour essayer d'approcher de manière plus cliniquement formulable cette énigme qui n'en n'est plus véritablement une.

Donc, on peut dire que pour Lacan, il y a un au-delà de l'Œdipe et que c'est à partir de l'au-delà de l'Œdipe - ce qui veut pas dire sans l'Oedipe, vous sentez bien - Il y a un au-delà de l'Œdipe qui permet de définir quelque chose de l'ordre du féminin, simplement cela ne se définit pas en termes de pouvoir, cela ne se définit pas en termes de groupe, cela ne se définit pas en termes d'emblèmes et d'identification. Cela ne se revendique pas non plus. Voilà... La jouissance féminine, ça ne se revendique pas, ça arrive. Ça arrive d'une part, et puis ça s'agit d'autre part, mais tout ce qui est du côté de la revendication fait immédiatement tomber du côté phallus.

Bien voilà...

Annick Passelande : J'ai une question par rapport au début de votre conférence. J'aimerais que vous précisiez la différence que vous faites entre la mascarade et le semblant ?

M.H.B :Si vous voulez la mascarade c'est un concept qui a été introduit, comme je l'ai rappelé, par le travail de Joan Rivière sur un cas clinique d'une patiente femme. Lacan l'a repris pour en faire, en quelque sorte, une modélisation d'une position féminine du désir et elle se caractérise par le fait que le masque c'est, contrairement à ce qu'on pourrait penser, le masque c'est la chose même. Derrière le masque, il y a rien. Ce n'est pas la peine d'aller chercher, le féminin, c'est le masque. Il y a pas d'autre féminin que ça, que ce voile. Bon, le voile, c'est le féminin. Vous enlevez le voile, vous ne trouvez pas plus du féminin, moins même.

Le semblant, c'est une catégorie qui a été introduite à partir de la notion de discours et c'est moi qui les rapproche comme cela. C'est en quelque sorte une hypothèse que je fais. Je considère le semblant qui, pour Lacan, à partir d'un certain moment, est le fonctionnement même du symbolique. On vit dans le semblant, tel qu'il est produit par le fonctionnement des mots, des signifiants, et ce semblant est dans le même rapport au réel que le masque par rapport au féminin. Qu'autrement dit, ce qui a été mis en évidence en ce qui concerne la mascarade fonctionne d'une manière universalisée pour tous les phénomènes de langage. Ce qui est amusant, ce qui fait, en quelque sorte, de la position féminine de mascarade, l'exemple même du fonctionnement du symbolique. Il n'y a pas plus symbolique, finalement, que la mascarade. Tout le symbolique fonctionne comme cela. Elle fonctionne selon ce registre de semblant. Sauf que peut-être il faudrait faire une différence, à partir de la mise en évidence de la croyance, parce que la mascarade c'est un semblant en acte. Alors bon, le semblant n'est pas forcément en acte. Mais si vous voulez, pour être encore plus simple donc toujours trahir un peu, le semblant c'est, pour la dernière partie de l'enseignement de Lacan, la nature même du langage : créer du semblant. Et ce n'est pas en opposition au réel évidemment. Il n'y a pas d'autre accès au réel que le semblant. Alors je l'ai rapproché, moi, - ça c'est moi qui l'ai fait, c'est pas Lacan - de la mascarade, parce que je considère que la mascarade c'est aussi, avant la lettre, une forme de semblant. Simplement, c'est une forme de semblant en acte, qui ne se sait pas semblant, si vous voulez, qui ne se vit pas comme semblant, qui se vit éventuellement comme tromperie, qui se vit éventuellement comme...oui, c'est ça, comme tromperie, alors que finalement ce n'en est pas une. Dans le cas de Joan Rivière ça se vit comme tromperie.

Auditoire : Ma question est la suivante : Comment peut-on considérer peut-être la question du «pas-toute», avec l'exemple que vous aviez donnée un peu plus tôt de Médée ? Mais on a aussi plus tôt je crois,...Lacan l'avait abordé, le «pas-toute», aussi en fonction de Saint-Jean-de-la-Croix dans le registre du sexe masculin. Alors je me demandais comment considérer le «pas-toute» ? Finalement, bon, l'exemple de Médée était facilitant d'une certaine façon puisqu'il s'agissait d'une mère et d'une femme. Mais de reprendre ce questionnement-là comme Lacan l'avait fait, par exemple, à partir de Saint Jean de la Croix, comment pouvons-nous reprendre cette question-là justement du «pas tout» ?

MHB : Vous avez raison de souligner cela. Ce n'est pas complètement orthodoxe de prendre Médée comme figure du «pas-tout». J'ai voulu vous montrer qu'il y avait, à partir de là, l'idée d'une satisfaction féminine qui était en opposition à une définition de la femme par la mère. Dans Télévision2, Lacan dit : «Pour l'inconscient, la femme n'entre en jeu que quoad matrem», c'est-à-dire comme mère. L'inconscient ne connaît pas d'autre définition du féminin que «maternel». Ce qui pose un problème, parce qu'à ce moment-là, cela veut dire: quel statut donner au féminin? Si c'est pas de l'inconscient, qu'est-ce que c'est alors ? Bon.

Alors, vous avez raison. Fondamentalement Médée n'est pas l'exemple-clé que Lacan donne de la jouissance féminine. C'est moi qui infère qu'il y a une jouissance féminine qui est présente aussi puisqu'elle s'arrache, si je puis dire, à l'ordre symbolique de cette façon. Et que c'est du côté de la haine. Et qu'après tout la haine est toujours associée à l'amour comme une des passions fondamentales de l'être. Et qu'il y a probablement une jouissance féminine, du côté de l'amour c'est plutôt les mystiques, mais il y en a du côté de la haine aussi. La haine quand elle est portée à cette dimension-là, si vous voulez.

Alors, évidemment, le côté Saint-Jean-de-la-Croix comme exemple de jouissance féminine, vous sentez bien que derrière il y a la volonté, réitérée de Lacan qu'on trouve dans le séminaire Encore3 à chaque page, de sortir des références biologiques, à partir d'un néologisme qu'il forme en français qui est le «parlêtre». D'ailleurs, il parle moins du sujet - Miller faisait noter cela il n'y a pas longtemps - il ne parle plus tellement du sujet de l'inconscient dans Encore; il parle du «parlêtre». Autrement dit, il envisage l'être de parole ou le manque à être donné par la parole comme définissant autant le sujet que le sujet de l'inconscient lui-même. Donc, c'est une manière de concrétiser ce qu'il peut dire à certains moments: il y a des parlêtres qui se situent du côté masculin, mais il y a des hommes qui peuvent choisir, des hommes biologiques si je peux dire, qui peuvent choisir de se situer du côté féminin aussi. puisque ce n'est jamais un côté tout seul. Il y a pas d'accès au féminin. Ça je ne sais pas si vous l'avez senti dans ce que j'ai dit, mais l'idée c'est que quand même, puisque c'est supplémentaire: il n'y a pas d'accès direct à ce féminin, sauf à envisager peut-être la perspective de la psychose. Mais dans le champ de la névrose en tout cas et de la normalité si elle existe, on n'est jamais que du côté supplémentaire.

Donc l'exemple de Saint-Jean-de-la-Croix, c'est comme l'exemple de Sainte-Thérèse d'Avila, c'est comme l'exemple des béguines d'Anvers, etc. Qu'est-ce qu'il arrache à leur texte ? Parce que c'est des textes dont il s'agit, c'est pour cela qu'il lie ça à l'écriture. C'est une jouissance qui quand même se manifeste plus par l'écriture que par la parole. Donc, ce sont des textes écrits qui témoignent de quoi ? Qui témoignent d'un certain rapport à un Autre, spécifique, qui est la figure de Dieu construite par ces témoignages de mystiques, qui n'est pas le Dieu du Pape, si je puis dire. Vous savez qu'il y a toujours un antagonisme entre les mystiques et la hiérarchie de l'Église ; grande suspicion de la part de la hiérarchie de l'Église aux mystiques qui les célèbre surtout quand ils sont morts. Sainte-Thérèse d'Avila a eu quand même les pires emmerdements avec l'Inquisition. Ce n'est donc pas le même Dieu ou si vous voulez ce n'est pas la même conception de Dieu dans le mysticisme que dans la foi de l'Église, dans l'Église en tant que système hiérarchique, ordonné, phallique, clairement phallique. Donc, je crois que c'est à cette écriture sur l'amour de Dieu, Dieu étant défini peut-être comme l'Autre, je ne dirai pas l'Autre qui n'existe pas, mais une forme d'Autre incluant le manque qui fait référence. C'est ce qui m'amenais à vous dire que certainement on peut envisager un lien entre un nouvel amour, on va dire, une nouvelle forme d'amour ou de haine et la jouissance féminine. Alors, c'est aussi pour cela que Lacan attendait beaucoup des fins d'analyses et de la façon dont, les analysant ayant poussé jusqu'à leur point final leur analyse puissent transmettre leur expérience.

(...)

Je vais vous donner un exemple clinique de cela, du fantasme, parce qu'évidement la question se pose de savoir si les fantasmes sont masculins ou féminins, s'il y a des fantasmes féminins.

Évidemment qu'il y a des fantasmes féminins au sens où c'est les femmes qui les ont, mais ils ne sont pas tellement différents - l'expérience analytique le montre - des fantasmes masculins.

Le mode de fantasme majeur étant élucidé par Freud autour de «on bat un enfant» dont il montre que c'est un fantasme qui est aussi bien le propre d'hommes que de femmes. Donc, je vous donne l'exemple clinique en question.

C'est une analysante qui se caractérise par une sexualité qu'elle refuse. Elle n'aime pas faire l'amour avec les hommes. Elle le fait que contrainte et forcée. Elle n'aime pas les hommes comme elle dit, elle aime la sexualité adolescente, c'est-à-dire les rencontres comme ça, le flirt, mais pas plus. En fin, ça lui pose un certain nombre de problèmes vu qu'un des hommes avec qui elle a vécu et qu'elle aimait en a eu marre et l'a plaquée. Donc, quand même malgré son côté décidé à refuser l'activité sexuelle avec les hommes, quand même elle était un peu embêtée par ce qui lui arrivait. Et alors évoquant, au bout d'un certain temps parce que c'est pas des choses qui s'avoue comme ça comme vous le savez, évoquant le fantasme avec lequel elle arrivait à condescendre à faire l'amour avec un homme, elle dit la chose suivante. Elle s'imagine, pour pouvoir supporter de faire l'amour avec un homme et jouir sexuellement, donc jouir organiquement, si je puis dire, avoir un orgasme, pour dire les choses clairement, elle était obligée, elle est obligée d'envisager le fantasme suivant, c'est un fantasme, c'est quelque qui soutient sa jouissance sexuelle, qui est que le sexe de son partenaire c'est le sien , donc qu'elle a un sexe masculin et que donc c'est son propre sexe à elle qui la pénètre, elle. Vous voyez ? Alors comme cela, ça va. Elle supporte. Mais si elle envisage que c'est le sexe de son partenaire, ce n'est pas possible, c'est insupportable. Ça c'est un fantasme. Vous voyez d'ailleurs que c'est un fantasme typiquement hystérique, d'une certaine façon, puisque ça passe par un homme pour atteindre une femme, qu'elle est. Évidemment qu'elle est dans les deux places: elle est dans la place féminine et elle est dans la place masculine. Donc, elle passe par une identification masculine pour supporter l'acte sexuel, on va dire, et en tirer une certaine satisfaction.

Donc, là c'est très caricatural. Mais tout fantasme implique ce type de fonctionnement. D'une part implique le fait que vous occupez plusieurs places et d'autre part implique un objet et un sujet. Donc, le désir est toujours corrélé à un fantasme qui le soutient, qui le cause. Et précisément, dans ce que Lacan dit de la jouissance féminine, la jouissance supplémentaire féminine, ce qui n'exclut pas une jouissance sexuelle de type fantasmatique par ailleurs, mais la jouissance supplémentaire féminine, elle n'est pas articulée au fantasme. Elle n'est pas liée au fantasme. Il n'y a pas de fantasme qui la soutient.

Si vous voulez, Sainte-Thérèse d'Avila n'avait pas un fantasme de son rapport à Dieu. Elle jouissait sans fantasme. Ce dont on peut faire l'hypothèse, et Saint-Jean-de-la-Croix, pareil. Pas besoin de cette de cette construction, qui articule un manque à être et un objet, pour jouir. Ils ont écrit justement. Ce n'est pas la même chose. Ils n'ont pas écrit leurs fantasmes. Si vous voulez, Cela, ça serait intéressant de le mettre à l'épreuve, c'est-à-dire de prendre le texte et de voir si vous arrivez - pourquoi pas, ce serait un travail tout à fait passionnant - de voir si vous trouvez l'équivalent d'un fantasme dans ce qu'ils ont écrit. L'équivalent d'un fantasme tel qu'on le définit en psychanalyse, c'est-à-dire tel que je viens de le définir. Ça serait passionnant. Visiblement Lacan pense que ils écrivent à partir d'une autre logique que la logique du fantasme. Ils écrivent à partir de la logique de l'amour, c'est-à-dire à partir d'un Autre barré et non pas à partir de la logique de l'objet. Autrement dit, ils n'ont pas l'idée... Moi j'ai longtemps cherché la différence entre les mystiques et un délire psychotique. Parce que il y a des délires psychotiques qui impliquent Dieu aussi. En particulier, par exemple, le cas Schreber.

Schreber lui, bien qu'il n'ait pas vraiment de fantasmes, il a quand même ce que Freud, ou surtout Lacan, envisage comme un tenant-lieu de fantasme qui est la fameuse phrase «qu'il serait beau d'être une femme en train de subir l'accouplement», et puis, phase ultime, être cette femme de Dieu. Cela c'est donc l'équivalent en quelque sorte d'un fantasme, pas un fantasme au sens propre du terme, mais ça fonctionne comme tel. Je ne suis pas du tout sûre que Thérèse d'Avila est dans cette situation-là, je ne pense pas du tout. Je ne pense pas du tout qu'elle se dit «Ah ! ce serait formidable de subir l'accouplement avec Dieu» Cela je ne crois pas. Elle ne s'envisage pas non plus comme mère d'une humanité nouvelle. Mais c'est très intéressant...

André Jacques : En venant ici je pensées que vous alliez parler de «Qu'est-ce qu'une femme?» j'ai fait jouer cette question autour d'un personnage qui est en train de se construire actuellement à notre époque et qui est un concitoyen de Freud, il est né onze ans après la mort de Freud, et c'est un personnage qui nous a gratifié de sa présence récemment à Montréal, et qui s'appelle Jörg Haider. Alors ce que je comprends de ce personnage, parce que c'est le personnage, je ne sais pas ce que la personne fait exactement , mais c'est qu'il prend constamment de grandes libertés avec l'ordre symbolique en fait, c'est ce que je comprends. Et puis il poursuit quelque chose d'une jouissance très personnelle, on peut imaginer des fantasmes derrière ça, mais peut-être qu'il n'y a pas de fantasme et je me suis mis à penser en travaillant avec cette idée-là que est-ce que Jörg Haider est une femme au sens où vous décrivez ou vous définissez ce qu'est une femme ? Est-ce qu'il serait une espèce de mystique de la politique, mystique du pouvoir finalement. Bon alors c'est un cas limite comme Saint-Jean-de-la-Croix de toute façon, mais je ne sais pas ce que vous pourriez dire là-dessus.

MHB : Je ne sais pas. Je trouve ça très inventif. Tout à fait intéressant en plus, mais ça ne me plaît pas de le mettre là. Vous comprenez bien... Je n'ai pas du tout envie de le mettre là. Donc, il faut que je trouve des arguments. Moi, je ne le connais pas ce monsieur, donc je n'ai rien lu de lui. Il faudrait quand même lire ce qu'il a dit de façon assez précise, mais ça ne suffit pas pour définir la jouissance féminine qu'elle soit hors la loi du Père. C'est ce que je tire de votre question, si vous voulez.

André Jacques: Un psychopathe ou enfin pour quelqu'un qui est complètement dépourvu de toute forme de sentiment de culpabilité, qui semble décroché par rapport à la loi du Père, bon, est-ce que c'est pour autant une femme ? Alors, qu'est-ce qu'il y a de plus en fait ?

MHB : Déjà là, dans ce que vous dites, il y la réponse. Il y déjà a un élément de réponse, c'est-à-dire qu'il ne faut justement pas qu'il soit décroché de la loi du Père. Ça je l'ai dit trois fois, parce que je sais que c'est ce qu'il y a de plus difficile à passer. C'est-à-dire que ce n'est pas une jouissance. Si vous voulez, les deux côtés que Lacan écrit du tableau de la sexuation ne sont pas envisagés «Tiens, moi je préfère me mettre à gauche.», «Tiens, moi je préfère me mettre à droite.» Ce n'est pas ça. C'est: Il n'y a aucun accès à la jouissance féminine si vous ne passez pas par l'autre côté. Donc il est exclu d'envisager la jouissance féminine comme simplement une jouissance hors la loi. C'est une jouissance pas-toute dans la loi du Père, mais qui ne remet pas en cause ce fonctionnement symbolique. Du tout!

André Jacques : Ça lui sert de repoussoir en fait, le système de la loi. Il ne le dénie pas parce qu'il vit très très bien là-dedans, mais il s'en sert comme repoussoir, peut-être comme Médée s'en est servie comme repoussoir pour sa jouissance particulière dans l'incident que vous avez décrit.

MHB : Oui, mais enfin lui, il fait de la politique. Médée, elle ne faisait pas de politique. Elle n'avait pas l'idée qu'elle devait transformer le destin du monde et des hommes. Ça la concernait, elle, si je puis dire. Donc, il n'y a pas de message messianique, si on peut dire, de message de type organisationnel du monde, tandis que lui fait de la politique. Et faisant de la politique, il implique quand même un autre registre que le sien propre. Il a quand même l'idée que... c'est vrai, il utilise l'ordre établi pour ses fins, mais il a aussi l'idée d'un autre ordre à établir. Moi, je ne le connais pas, donc je suis un peu embêtée de parler de lui. Je ne peux rien en dire, d'une certaine façon, qui serait pertinent. Je vous laisse ce soin, mais c'est sûr que si on prend - puisque finalement je crois qu'on peut quand même le qualifier de fasciste sans que ce soit, en l'occurrence, une contrevérité - si on prend un autre exemple, l'exemple d'Adolphe Hitler, bien alors on voit que ce n'est pas du tout ce versant-là. C'est le versant paranoïaque plutôt qui est en jeu, c'est-à-dire que c'est la psychose. Donc c'est effectivement pas le fonctionnement métaphorique. Alors peut-être que ce monsieur n'est pas psychotique, je ne le sais pas moi. Il y a une autre possibilité, c'est qu'il soit pervers. Ce qui est sûr, c'est qu'il y ait peu de chances qu'il soit névrosé. Mais enfin je n'en sais rien. Là vraiment je m'aventure, avec vous, sur un terrain extrêmement glissant.

André Jacques : Ma question est : «Est ce qu'il est une femme ou s'il est un pervers ?»

MHB : Voilà. Bien je ne peux pas vous répondre de façon argumentée. Il faudrait que je lise ses textes et je ne le trouve quand même pas spécialement féminin.

Fabienne Espaignol : Je me demandais dans l'exemple de Médée, justement, on pourrait dire «Mais cette femme elle est complètement perverse dans sa façon de fonctionner», alors peut-être que ça peut être intéressant de distinguer qu'est-ce que c'est une femme perverse et puis qu'est-ce que ce serait une femme qui a une jouissance autre ?

MHB : Tout à fait, ça c'est très important, c'est vrai. Mais vous savez, tout le séminaire Encore est consacré à une étude de la sexualité, enfin donc de la jouissance féminine, qui la différencie tout en en marquant les relations, avec l'homosexualité féminine. Donc, c'est vraiment une question, effectivement. Une question très clinique à préciser, tout à fait. Je ne crois pas que j'aie le temps de le faire ce soir, mais c'est vrai qu'on peut préciser la différence entre une position perverse et une position féminine, bien que l'homosexualité féminine ne soit pas vraiment traitée du tout, par Lacan, dans ce séminaire, comme une perversion. Parce que la thèse des psychanalystes, jusqu'à preuve du contraire, c'est que les femmes sont rarement de structure perverse. Et qu'en tout cas, la perversion est du côté du fantasme, c'est-à-dire la perversion consiste à occuper une position d'objet, mais ça implique un fantasme, la perversion.

Fabienne Espaignol : Je lisais, dans un article, que vous disiez qu'il y a moins de femme perverse parce que leur perversion elles la passe dans la maternité.

MHB : Oui.

Fabienne Espaignol : Alors là cela m'avez fait un petit peu sauter. J'aurais bien aimé pouvoir, peut-être, un peu plus comprendre cela, qu'est-ce que cela peut vouloir dire.

MHB : C'est une déduction logique qui, comme toutes les déductions logiques, ne tient pas compte tellement des sensibilités. Alors, si on envisage qu'on définit la perversion par un certain type de rapport à l'objet, alors l'objet éminent des femmes étant l'enfant, on est amené à penser que, dans la maternité, il y a... il peut y avoir - pas forcément «il y a» - , mais il peut y avoir un mode de satisfaction qui ressemble à la perversion dans un certain type d'utilisation de l'enfant. Pas dans toute maternité, mais qu'au fond elles ont cet objet-là à leurs mains. Enfin, ce n'est pas un objet, elles ont l'enfant à leurs mains pour fonctionner dans un registre pervers, ce qui ne se voit pas forcément. C'était cela que je voulais dire. Ça part de l'idée de la place, de la position d'objet par rapport à l'enfant. Par exemple, les pratiques de maltraitance d'enfant, on peut les envisager comme, quand c'est la mère en particulier, on peut les envisager aussi sous ce registre-là. Dans le fond ce sera plus facile d'aller, pour une femme, se satisfaire ainsi avec l'enfant que peut-être d'aller dans le monde chercher d'autres sujets. Sinon, comment expliquer ce qui détermine l'idée que il y a moins de perversions chez les femmes ? Il y a l'explicitation de Freud, mais, dans la perspective que j'ai déployée, on ne voit pas trop bien pourquoi il en serait ainsi, si ce n'est que le rapport à l'enfant est un rapport qui peut produire un mode de satisfaction perverse qui passe à peu près inaperçu, socialement parlant. Enfin pas toujours heureusement, mais parfois.

On sait bien, par exemple, que dans les services d'urgence des enfants, quand on voit des parents, enfin une mère, apporter un enfant qui a un bras cassé, un machin, un truc, et que, elle revient, trois mois après, et qu'il a encore autre chose. Il y a quand même dans ces services-là, très fréquemment, la suspicion que ce sont pas complètement des accidents quand même ! Puis bon, c'est une modalité, c'est une modalité historique, si je puis dire, l'infanticide. Moi, j'avais travaillé là-dessus pour un D.E.A. sur l'infanticide que les mères opèrent. Elles le font parfois évidemment sous pression sociale : quand la structure sociale est telle que c'est impossible d'avoir un enfant parce qu'il est illégitime, par exemple. Elle ne le font pas forcément uniquement pour ça non plus.

Auditoire : Par exemple, les écrits de Sainte-Thérèse d'Avila, est-ce que ce désir de fusion qui paraît dans les écrits avec un Autre invisible mais présent ; est-ce que ce n'est pas de l'ordre du fantasme aussi ?

MHB : Posons, encore plus clairement, que le fantasme correspond à une certaine définition de l'objet cause du désir. Cet objet, il est - Lacan en a fait une liste après Freud - un objet libidinal, pulsionnel. Ce n'est quand même pas si évident que ça, que Dieu soit à mettre dans la catégorie des objets pulsionnels.

Jean-Paul Gilson : Oui, ça me paraît évident. Moi, je me dirais plutôt porté à penser que dans le cas des mystiques, la formule du fantasme est carrément inversée ; que le mystique est plutôt quelqu'un qui se prend pour une abjection et qu'il se croit l'objet, dans un premier temps tout au moins, - dans un premier temps dans ce que je dis ‑ qu'il se prend pour l'objet du désir de Dieu ; dans un deuxième temps, que Dieu pourrait jouir de la position d'abjection dans laquelle, lui, le mystique, se trouve. C'est clair chez les mâles mystiques. Je ne suis pas sûr qu'on puisse dire de la béguine d'Anvers, par exemple, qu'elle se mettait dans cette position d'abjection, bien que cela ait été lu comme ça et que toute la pente de la psychanalyse qui a accentué le masochisme féminin a embrayé là-dessus.

En vous écoutant, je voyais tout un pan de pratique - déjà longue quand même - et je me disais: qu'est-ce qu'on peut dire au fond de la jouissance des femmes ? - Mettons comme ça de la jouissance des femmes - par rapport à celle - quoi ? -des hommes. Il me semble que la différence porte sur la limite que la jouissance de la femme a quelque chose de tout à fait caractéristique à cet égard-là, dans un choix, qu'elle peut décider, de la rendre illimitée pour l'homme qu'elle aime, voire Dieu, en tout cas pour l'homme qu'elle aime. Alors que la castration limite drôlement les performances de l'homme. J'ai l'habitude de dire: un, deux, trois, quatre on a fini de jouer avec les nombres chez les hommes. La notion d'infini n'arrivant chez la femme, probablement que grâce à son rapport tout particulier à la jouissance. Voilà.

MHB : Moi, je suis tout à fait d'accord avec le trait que vous utilisez, l'un qui est la question de la limite. Parce, je n'ai peut-être pas suffisamment accentué, mais le côté masculin est construit à partir de la notion de limite qu'est l'exception. C'est-à-dire que, - je disais - pour une formule de: «tous soumis à la fonction castration», qui est donc la formule qu'a Lacan: «pour tout homme: la castration», ça, c'est soutenu par la limite donnée par l'exception paternelle. Si vous voulez, Il y a un ensemble, et puis il y a quelque chose qui est extérieur à cet ensemble, qui délimite cet ensemble même.

Donc, il y a une limite. Il y a une délimitation. Alors que, il n'est pas dit, du côté féminin, qu'il n'y ait pas de limite, il est dit qu'en tout cas on sait pas trop où elle est, c'est-à-dire qu'elle n'est pas situable de la même façon au sens où on ne peut pas la déduire d'une exception. Donc, évidemment ça produit une modification qu'on aurait peut-être tendance à imaginariser, enfin qui a été imaginarisée dans la littérature. Je pense tout d'un coup à Jean Jacques Rousseau qui, dans le Livre V de L'Émile, considère que ce qui est très dangereux avec les femmes c'est que précisément, elles sont sans limite. Et que c'est pour cela que la pudeur est là c'est pour qu'au moins elles aient une limite, parce que sinon elles n'en auraient pas. Elles seraient déchaînées. Mais, de toutes les façons, l'ordre social a toujours considéré... - c'était vrai pour Médée aussi qui était une horreur pour les grecs - a toujours considéré qu'il y avait un côté déchaîné qui ne demandait qu'à se manifester dans certaines circonstances. Donc, il y a cette perspective de la limite qui permet effectivement d'envisager une différence entre une jouissance de type masculin et une jouissance dite féminine, sauf que, une jouissance de type féminine n'est pas sans rapport quand même avec la limite. C'est-à-dire que ce n'est pas le côté envahissement de jouissance qu'on peut mettre en évidence dans la psychose.

Cela fonctionne quand même logiquement, et à partir du terrain phallique, du terrain de la castration. Au fond, il faut quand même dire: il n'y a pas à envisager de jouissance féminine qui ne soit pas liée à la castration, malgré tout. Sinon on a aucune différence entre la jouissance féminine et l'envahissement de jouissance dans la psychose. Or, quand même, il est clair que l'exemple des mystiques montre que c'était certainement très spécifique, mais enfin Sainte-Thérèse d'Avila avait quand même des limites dans l'existence, par ailleurs. Elle a fondé un ordre, elle a mis en place des tas de choses et elle a écrit aussi.

Lacan dans le séminaire Encore met quand même en rapport de manière très étroite la jouissance féminine et la lettre, ce qui est aussi une manière de ne pas assimiler jouissance féminine et perversion. Parce que, il y a une petite chose qui me gênerait éventuellement dans la définition que vous avez donnée d'une position de jouissance mystique en termes d'abjection, c'est qu'effectivement il s'en faut de peu pour qu'on passe à la position perverse, finalement. C'est un peu ce que Lacan évoque dans L'éthique de la psychanalyse,non pas à propos des mystique, mais à propos du Saint, et d'une manière assez drôle en plus. En montrant qu'il y a un tout petit trait, et le petit trait c'est l'articulation avec l'objet sexuel bien sûr, qui n'est pas dans le cadre du Saint et qui est dans le cadre de la perversion. Je n'ai pas en tête l'exemple qu'il prend, mais c'est extrêmement drôle. J'ai peur de dire une bêtise puis, comme c'est un peu obscène, ça risque d'être un peu délicat. C'est quelque chose sur le mystique qui peut boire éventuellement l'eau dans laquelle on a lavé les pieds des mendiants en référence au sacrifice du Christ, il dit: «évidemment si on transforme l'eau et que ce n'est plus celle dans laquelle on a lavé les pieds du mendiant, mais celle dans laquelle s'est lavé un beau jeune homme ou quelqu'un qui... une belle jeune femme, si c'est une dame homosexuelle, là on passe à un autre registre, on passe au registre de la perversion.

Donc, ce qui soutient la différence, là, c'est l'incidence du partenaire sexuel et de son corps, dans le cas de la perversion, d'un objet prélevé sur le corps, alors que, dans la perspective mystique, c'est le corps infini de Dieu dont il est question. Donc, ce n'est pas la même chose de manger une hostie et de, ... comme dans le film de Fellini qui s'appelle Satyrycon, de manger un morceau du cadavre du copain. Dans un cas on est du côté de la perversion, dans l'autre on est du côté de l'eucharistie. Évidemment, quand même, ça fait une petite différence, pour le coup. (rires)

Raymond Joly : Il faut seulement espérer que votre saint ne soit pas fétichiste du pied ! (rires)

MHB : Exactement. Oui, il ne faut pas non plus que ce soit une pratique compulsive. Donc, tous ces «Il faut pas que» doivent pouvoir se subsumer sur une proposition plus générale, à savoir : que le rapport est, comme vous le disiez, un rapport avec quelque chose de l'ordre de l'infini et de l'incomplétude, ce qui n'est pas du tout le cas dans la perversion. Parce que c'est quand même cela la caractéristique pour laquelle Lacan reprend les mystiques. C'est quand même, comme vous le disiez, la référence à l'infini, par opposition au découpage et à la séparation, donc à la finitude et à la limite, des objets libidinaux par le trajet de la pulsion.

Auditoire: D'un côté des femmes mystiques et de l'autre une femme amoureuse au point de tuer ses enfants, deux extrêmes de jouissance féminine en quelque sorte, mais dans la vie ordinaire, chez les gens qui ne sont ni des mystiques, ni des monstres amoureux, pouvez-vous dire quelque chose de la jouissance féminine ?

MHB : Oui, mais vous êtes drôlement optimiste parce que des monstres amoureux, on en rencontre quand même un certain nombre quand on est analyste ! Prenons un exemple, que je connais par le conjoint, qui est en analyse. Ce monsieur a quitté cette femme. Il s'est bien conduit avec elle, mais bon, il ne l'aime plus. Il a rencontré une autre femme après, il a envie de faire un enfant avec, etc... Cette nouvelle dame est étrangère, donc elle a besoin pour pouvoir continuer à vivre avec ce monsieur qu'il l'épouse. Mais la première épouse engouffre tout dans le refus de divorcer, c'est-à-dire passe, au fond, à la moulinette ses biens, son bien-être, son avenir à la satisfaction de faire souffrir cet homme, de l'atteindre précisément au point où Médée veut atteindre, d'ailleurs, Jason, de l'atteindre dans sa capacité à fonder une famille et à donner son nom. Elle lui dit d'ailleurs «T'as pas besoin de lui donner ton nom, t'as qu'à faire un bâtard».

Voilà pour le monstre amoureux. Il y en a beaucoup des monstres amoureux. Il y a des figures de monstres moins évidente que cela. Alors du côté mystique, bon du côté mystique, c'est vrai que j'en rencontre moins dans ma pratique analytique parce que je pense qu'ils n'ont pas tellement besoin d'analyste, en fait, pour dire la vérité. Mais, par contre, j'ai pu entendre certains témoignages de fin d'analyse, certains témoignages de passe, qui sans être du côté de l'amour de Dieu, c'est-à-dire sans être du côté du mysticisme témoignaient d'une modification, témoignaient, en tout cas, de la possiblité d'une autre forme d'amour.

Alors il faudrait le prendre, le déployer d'une manière...

Je pense à un témoignage, qui a été publié d'ailleurs, un témoignage de fin d'analyse, d'une femme qui s'appelle Anne Dunand, qui a parlé d'une expérience qu'elle a eu vers la fin de son analyse, dont la fin de son analyse et sa demande de ce qu'on appelle «passe» découle. Expérience qui, quand même, est susceptible d'être analysée dans la perspective d'Encore, c'est-à-dire dans la perspective d'une ouverture de cette jouissance supplémentaire. C'est très intéressant d'ailleurs parce que cela s'articule à l'amour de la mère et aux différentes chutes identificatoires liées au rapport à la mère. Si vous voulez, là, j'aurais l'idée que cette jouissance féminine peut éventuellement se manifester de manière plus claire, à la suite de la chute des identifications impliquées par une analyse. Et en particulier, naturellement, parce que les identifications sont toujours des identifications qui impliquent, quand elles sont symboliques, des signifiants, des emblèmes. Donc, s'ils tombent, cela peut apparaître à ce moment-là et éclairer d'une autre lumière l'ensemble du fonctionnement, l'ensemble du fonctionnement du sujet. En tout cas, dans le témoignage d'Anne Dunand, publié - c'est pour cela que je me permets d'en parler - auquel je pense, on peut le mettre en évidence. Je ne suis pas en train de dire qu'elle est mystique, je dis simplement qu'elle témoigne d'un virement sur la question de l'amour qui fait écho à la question d'une jouissance Autre.

Auditoire : Ça répond pas à ma question parce que vous parlez de jouissance limite en fait, de situations que, moi, je considère comme limites. Est-ce que, pour une femme, atteindre à la jouissance féminine, il faut faire une analyse de cinq ans ou dix ans ? Ou est-ce qu'il faut être mystique ou est-ce qu'il faut être un personnage de la mythologie grecque ? Est-ce qu'il y a des moyens plus simples ? Est-ce que ça existe dans la vie quotidienne ? Est-ce que les femmes ordinaires peuvent vivre la jouissance féminine telle que vous la décrivez ? C'est ça ma question finalement.

MHB : Moi, je rencontre que des femmes ordinaires, c'est-à-dire des femmes extraordinaires.

Moi, je vous ai dit au début, c'était à prendre en compte, c'était très sérieux. Je vous ai dit que ce que je disais, je le disais à partir du discours analytique et de la pratique analytique. Donc, cela se situe dans dispositif analytique, et là effectivement, quand je vous réponds que je ne rencontre que des femmes ordinaires, oui, d'une manière sociologique, je ne rencontre que des femmes ordinaires, mais à partir du moment où elles sont en analyse, elles sont tout à fait extraordinaires, si je puis dire. C'est-à-dire que dans une analyse, comme la règle c'est de dire tout ce qui vous vient à l'esprit, très rapidement, même les plus normales, apparaissent comme assez étranges, c'est-à-dire avec un monde, quand même, un monde singulier.

Mais cela, c'est le cas de tout sujet en analyse. Il apparaît, en analyse, avec ses lois propres, comme un monde propre, et le travail de l'analyste, au début, c'est d'essayer de se faire la géographie du lieu quand même. Et après, de voir comment ce lieu peut se modifier dans ses perspectives, si je continue d'utiliser une métaphore géographique, mais cela n'a pas tellement de sens pour moi une «femme ordinaire dans la vie ordinaire». Vous sentez bien que, de toutes les façons, avec la perspective psychanalytique, on est un peu déconnecté des standards «ordinaires».

Moi, je passe ma vie à entendre des choses extraordinaires. Je ne sais pas, la dernière personne que j'ai reçue récemment c'est quelqu'un dont je pourrais... une amoureuse, tiens. Une amoureuse qui dit des choses extraordinaires. Elle a quitté son mari pour un homme avec qui elle a eu une relation, pendant vingt ans, très étrange, qui a cessé de faire l'amour avec elle au bout de deux ou trois ans de relation. Elle est restée avec lui. Il vivait à New York, elle vivait à Paris. Ils se voyaient régulièrement. Et puis il la quitte et là, son monde s'écroule. Et elle s'aperçoit que, pendant vingt ans, elle ne s'est pas posée la question du sens de la vie parce qu'elle savait que la vie n'en avait aucun et que là tout d'un coup, elle se la pose. «À quoi bon ?» Et puis, elle ajoute «en ce moment je suis sans doute un peu bizarre, je suis dans un “No man's land”» Effectivement, elle est dans un «No man's land» ! Elle s'entend dire ça aussi en même temps. Donc, est-ce que c'est une femme ordinaire ? Je ne sais pas ! C'est pas une femme très ordinaire. Ce Monsieur était un milliardaire, elle en a rien à foutre. En tout cas, elle ne dirige pas sa vie amoureuse selon la logique des biens, elle ne la dirige pas non plus sur la logique des enfants puisque finalement elle n'a pas eu d'enfants avec lui, elle les avaient eu avant. Elle ne dirige pas sa vie selon la logique d'une jouissance sexuelle, puisqu'il ne lui faisait pas l'amour depuis dix-huit ans. Bon... Est-ce que c'est une femme ordinaire ? Oui, c'est une femme très ordinaire, elle travaille, elle a des enfants, elle est divorcée. C'est une jolie femme, elle s'est fait refaire le nez, enfin bon... ordinaire.

Auditoire : Quand même il me semblait que vous avez identifié plutôt deux types de jouissance qui pourraient correspondre, par exemple, aux personnes qui sont, comme vous l'avez dit vous-même, extraordinaires et qui s'étendent sur le divan et qui viennent en analyse et celle qui correspondrait à ce dont vous avez parlé comme étant la «passe», ou qui correspondrait une jouissance de fin de cure. Et moi, j'entendais comme s'il y avait plusieurs registres de jouissance féminine.

MHB : Mais oui, il y en a plusieurs, mais bien sûr enfin ! C'est clair que ce n'est pas parce que... Les mystiques, évidemment on peut pas dire qu'elles devaient baiser des masses vu que la plupart du temps, elles avaient choisi la chasteté. Mais enfin, on peut très bien envisager qu'une femme qui a une jouissance d'organe sexuelle phallique, avec des fantasmes, et qui, par ailleurs, en plus, autrement, à certains autres moments, ait accès à une jouissance féminine. Je ne vois pas en quoi c'est impensable. C'est tout à fait envisageable. Ce n'est pas une ascèse, la jouissance féminine. Ce n'est pas le truc auquel on abouti en ayant renoncé à tout, sinon il faudrait considérer qu'alors il suffit d'être bonne sœur pour avoir accès à la jouissance féminine, ce qui se saurait quand même.

Et alors d'autre part, pour répondre au deuxième point de votre question, pourquoi est-ce que je lie la fin de l'analyse à la question de la jouissance féminine ? Ce n'est pas pour dire qu'à la fin de l'analyse, ça y est, c'est sûr, vous allez y arriver, les dames, et les messieurs aussi d'ailleurs, à la jouissance sexuelle,la jouissance non-sexuelle, hors sexe, féminine ! Tant mieux si ça arrive !

Mais ce n'est pas pour ça que je le dis en fait. Je le dis pour une autre raison. Je le dis parce que dans la perspective, en tout cas de la dernière partie de l'enseignement de Lacan, une fin d'analyse ça mène au-delà de l'Œdipe. Non pas que: première partie de l'analyse: on est dans l'Œdipe, deuxième partie: on est au-delà de l'Œdipe, ce n'est pas chronologique. Mais, une analyse amène un franchissement des coordonnées œdipiennes. Si le travail sur la chaîne signifiante s'opère, il y a un franchissement possible. Donc, ce franchissement, au-delà de la logique paternelle, qui est en fait le point sur lequel Lacan considère que Freud s'est arrêté parce que son désir à lui était un désir de père. À entendre dans tous les sens que vous voulez du point de vue du génitif. Ça, c'est dans L'envers de la psychanalyse4 qu'il déploie cela très bien. Le rêve de Freud, c'est le rêve de père. Donc, le point d'arrêt freudien, Lacan considère qu'une analyse peut le dépasser, c'est-à-dire qu'on peut envisager que l'analyse fasse opérer, à certains moments, pas forcément à la fin, ça peut être à d'autres moments cruciaux de l'analyse, une sorte de dépassement des coordonnées œdipiennes.

Ces dépassements des coordonnées œdipiennes, cela a des effets subjectifs très puissants. Alors est-ce que ces effets sont toujours de l'ordre d'une jouissance féminine ?. Non, je ne crois pas. Mais en tout cas, cela amène dans un territoire qui n'est plus réglé tout à fait et entièrement par la logique œdipienne de la castration. Donc, il doit bien y avoir une certaine forme de parallélisme entre ce à quoi on aboutit quand on opère ce franchissement et ce dont les mystiques témoignent dans leurs textes, mais auxquels, eux, ils n'ont pas abouti de cette façon-là, parce qu'ils n'ont pas travaillé sur le fantasme, parce qu'ils n'ont pas travaillé sur leur chaîne signifiante, etc. C'est une analogie, c'est un exemple, si vous voulez, que Lacan prend. On ne peut pas envisager de prendre au sérieux l'idée qu'une analyse amène à: hop ! fin d'analyse, dernière année voilà: jouissance féminine ! Non, je ne crois pas, mais découverte d'un espace - ça c'est sûr - découverte d'un espace qui ne correspond plus totalement aux espaces des coordonnées du fantasme et de l'Œdipe.

Ça, c'est même arrivé à Freud. Si vous avez en tête un texte magnifique qui est une lettre à Romain Rolland écrite quand Freud était très vieux, qui s'appelle Un trouble de mémoire sur l'Acropole. Vous avez en tête ce texte ? Non ? Un très beau texte dans lequel Freud écrit à Romain Rolland le souvenir de ce qui lui est arrivé sur l'Acropole quelque vingt ans ou vingt ans auparavant. Et sur l'Acropole il lui est arrivé quelque chose de bizarre qui a été traduit par un sentiment d'étrangeté, sauf que, en allemand, le terme utilisé n'est pas Unheimliche, ce n'est pas l'inquiétante étrangeté dont il parle par ailleurs. C'est fremdheit et ça renvoie plutôt, pour ce qu'on peut en savoir, à un sentiment de dépersonnalisation utilisé dans la psychose, par exemple. Donc, sur l'Acropole, il lui arrive cela: un sentiment de dépersonnalisation, qui le surprend beaucoup et dans le texte il donne ce qui se passe avant, les coordonnées avant, le moment, et après il explique que pendant vingt-cinq ans il n'a pas voulu y penser et qu'il n'en a rien fait, qu'il l'a laissé dormir. Et, dans sa lettre, il le reprend et donne telle interprétation. En fait l'interprétation qu'il donne, c'est: sur l'Acropole, il est passé au-delà du Père. Et ce qui lui est arrivé, ce sentiment de dépersonnalisation, d'étrangeté complète, donc de perte de coordonnées, si vous voulez, il l'associe à cela, à un passage au-delà du Père. On peut dire que dans une analyse, il est logique qu'on arrive à ce passage-là et qu'on ait donc ce type d'effets qui peuvent se présenter par une jouissance féminine, qui peuvent se présenter aussi, peut-être, d'autres manières, par un sentiment de dépersonnalisation ou par une forme de rire, par exemple, ou bien - Lacan l'a évoqué - une forme de dépression, quelque chose qui tient au fait que les coordonnées habituelles du sujet, les coordonnées œdipiennes dans lesquelles il se mouvait, qui organisaient sont désir, etc., elles sont mises en perspective à partir d'un autre espace qui ne fonctionne pas pareil.

C'est cela, je ne crois pas qu'on puisse envisager de se dire qu'à la fin d'une analyse hop! C'est sûr, on arrive à la jouissance féminine. Je n'en suis pas sûre, mais il y a des phénomènes qui relèvent du même type de détermination logique. Il y a plusieurs éléments qu'on pourrait prendre dans les témoignages de passe comme ça.

Anita Desjardins: C'est une remarque qui ne sera pas très longue. Mais je pensais que dans les deux textes de Freud sur la féminité: La conférence et Sur la sexualité féminine5, donc, à la fin de sa vie, 1931 et 1932, Freud parle tout de même de façon très explicite de cette relation de la femme ou de la fille à sa mère, qu'il reporte à une période prégénitale, avant justement la période phallique. Il me semble que dans ces deux textes il y a la racine de tout ce qui a pu être dit, par la suite, sur la jouissance féminine et je pense qu'on en a pas terminé. Freud a certainement dans la cure elle-même, dans ce qu'il nous a laissé sur la cure fixée, je ne dirais pas figée, mais fixée à l'Œdipe, à la position du Père - le texte sur Dora en fait la preuve - il n'a pas élaboré compte tenu du fait des dates auxquelles ces textes ont été écrits, il n'a donc pas élaboré sur la cure et c'est peut-être, une par une, les passes auxquelles vous faites allusion qui peuvent donner un peu le parcours singulier d'une femme, les femmes une par une, de ce retour à la période préœdipienne et de la traversée, je dirais, de cette période dont Freud dit que, analytiquement, c'est extrêmement difficile même de tenter de l'aborder. C'est ce qu'il dit dans un de ses textes.

MHB: Je trouve votre remarque tout à fait intéressante. Je voudrais y associer deux autres remarques. La première, que vous me donnez l'occasion de faire, consiste à dire que si je l'ai laissé entendre, ne croyez pas que ce soit juste des témoignages de femmes. . J'ai souligné celui d'Anne Dunand parce qu'il est publié. Il y a des témoignages d'hommes qui montrent tout à fait quelque chose de comparable et qui élucide - ce qui a été assez rapidement réglé dans le mouvement analytique par la théorie de l'Œdipe inversé en montrant qu'il ne s'agit par de ça justement. Les témoignages qui apportent un certain nombre d'éléments nouveaux sur ces questions ne sont pas uniquement des témoignages de femmes, biologiquement parlant je veux dire. Les hommes biologiques peuvent tout à fait témoigner d'une position féminine par ailleurs, et je n'envisage pas des hommes homosexuels non plus, parce que là vous pourriez me dire «bien oui c'est normal.» Non, c'est pas ça. Il y a des hommes hétérosexuels qui témoignent d'une position féminine dans certains aspects, éléments de leur parcours et de leur trajet analytique. Ça c'est un premier point que vous me donnez l'occasion de rectifier parce que c'est important.

Le deuxième, c'est effectivement ces textes marquent un revirement de Freud, enfin, qui, à cette occasion, cite tous ses élèves qui ont travaillé sur la question, et il y en a eu beaucoup, et ils ne sont pas tous du même avis. Vous savez il critique Jones et puis il n'est pas d'accord avec Karen Horney, par contre il est très d'accord Jeanne Lampl de Groot et Hélène Deutsch.

Comment vous dire ce que je pense là-dessus ? Il y a un petit point embêtant avec ces textes, c'est que cela a donné lieu, - j'ai beaucoup travaillé là-dessus - dans l'histoire du mouvement psychanalytique, chez les postfreudiens, à une dérive vers la mère, qui est une folie du préœdipien, si je puis dire. Je dis «folie» parce que l'idée c'était: on va trouver dans le préœdipien le fondement originaire d'un sujet et donc on saura le vrai sur le vrai. Il y a eu dans le mouvement analytique, à partir de là, cette interprétation-là, on pourrait dire, de Freud qui n'est pas la seule. J'ai bien entendu que ce n'était pas celle que vous faisiez, mais c'est un point qui a suffisamment pris d'importance dans toute une période du mouvement analytique jusqu'à Lacan, pour qu'on le rappelle en passant, - j'accentue ce que vous n'avez pas accentué, si je puis dire. Par ailleurs, cela pose la question du rapport, de nouveau, parce qu'on ne peut pas, on en a jamais fini, du rapport entre la relation à la mère et une position féminine. Moi, j'ai dans l'idée que, à partir des témoignages en question, pour qu'il y ait vraiment levée de voile sur cette question de l'autre jouissance, il faut qu'il y ait analyse du rapport à la mère et que l'analyse de ce rapport à la mère passe à un moment par une interprétation du désir de la mère - interprétation, je dis bien. Le sujet interprète, le sujet passe sa vie à interpréter dans une analyse - donc à un moment donné, il interprète le désir de la mère comme un désir de mort à son égard, presque toujours, et donc, mais ce n'est pas à ce moment-là que peut se produire l'ouverture, si je puis dire, au-delà de l'Œdipe, parce que là on est encore en plein dans le fonctionnement œdipien. Il faut justement que cela tombe ça, c'est-à-dire il faut que finalement la question du désir de la mère se réduise, y compris dans sa version: désir mortel.

Auditoire : (...)

MHB : Oui, oui, c'est vrai. Alors, Lacan parle, lui, du ravage mère et fille. C'est un peu pour ça que j'ai évoqué la transmission qu'une mère peut faire à sa fille. Parce qu'il n'y a quand même pas que le ravage, il y a aussi à l'intérieur du fonctionnement phallique, donc à l'intérieur de la perspective de la mascarade, quelque chose qui peut se transmettre de mère à fille et qui n'est pas de l'ordre du ravage.

  • 1. Jacques Lacan, Intervention sur le tranfert, dans Écrits, éditions du Seuil.
  • 2. Jacques Lacan, Télévision,1973, éditions du Seuil.
  • 3. Jacques Lacan, Le Séminaire livre XX, Encore, 1972-73, éditions du Seuil.
  • 4. Jacques Lacan, Le Séminaire livre XVII, L'envers de la psychanalyse. Éditions du Seuil.
  • 5. Sigmund Freud : Sur la sexualité féminine dans La vie sexuelle, p.139. Ed. P.U.F. et Cinquième conférence : La féminité dans Nouvelles conférences sur la psychanalyse. Ed. Idées N.R.F.