Philippe De Georges : Mutations dans la famille

Introduction

Pierre Lafrenière: Ce soir, nous allons aborder la question des mutations dans la famille. Nous poursuivrons, au cours de cette fin de semaine, avec la question de l’hystérie, travail que nous avons commencé lors de la dernière rencontre du Pont Freudien avec Graciela Brodsky.

Le Dr Philippe De Georges est psychanalyste et psychiatre à Nice. Il est membre de l’École de la Cause Freudienne et de l’Association Mondiale de Psychanalyse. Il a écrit de nombreux articles et son dernier ouvrage porte le titre de La pulsion et ses avatars1.

Mutations dans la famille : la cellule familiale a connu – et connaît – en Occident depuis une cinquantaine d’années de profondes mutations. La composition, l’organisation, le fonctionnement de la famille ont vraiment changé. Pensons à l’apparition des familles monoparentales, aux familles dont les parents sont du même sexe, aux familles recomposées... Il est vrai que ces changements se sont produits avec, en toile de fond, de nombreux changements sociologiques et culturels qui ont produit ou ont été à l’origine de transformations au niveau de l’ordre symbolique. Ce thème, Mutations dans la famille, n’est pas sans nous rappeler le texte de Lacan de 19382 sur les complexes familiaux dans lequel Lacan établit le fait que la famille humaine est une institution et, qu’à ce titre, elle change selon les conditions de l’environnement dans lequel elle est située.

De plus, les mutations que l’on observe au niveau de la famille ne permettent plus de penser que le complexe d’Œdipe est le principe universel organisateur des identifications sexuelles. En ce sens, on comprend les réflexions de certains qui pensent la psychanalyse en termes d’assomption de l’Œdipe et qui clament la caducité de la psychanalyse de ce fait. Lacan a sérieusement questionné l’universalisme de l’Œdipe. Il a soutenu le fait que l’Œdipe était un mythe. D’abord, le mythe de Freud, qui a permis à ce dernier de sauver le père. Lacan nous permet de penser la clinique, dans ce contexte, à partir d’un ailleurs, d’un au-delà de l’Œdipe. C’est sur ce point que nous allons poursuivre le travail avec Monsieur Philippe De Georges, sur cette question : « Quelles sont les coordonnées d’un au-delà de l’Œdipe ? ».

Je laisse la parole à Philippe De Georges.

Mutations dans la famille

Philippe De Georges: Je n’ai pas encore pris connaissance de la série des exposés faits il y a quelques mois par Graciela Brodsky, mais j’ai déjà en main le recueil de ses textes et j’ai pu voir le travail considérable qui a été fait ici pour transcrire, pour donner trace à ce qui a été dit. La trace écrite permet, après coup, de rediscuter ce qui a été présenté d’abord dans une version orale. En ce qui concerne la présentation d’aujourd’hui et pour les textes que je présenterai dans le week-end, j’ai pris soin de garder une forme, j’allais dire proche de l’oral. Je n’ai pas rédigé comme je l’aurais fait pour un texte en vue d’une publication. On verra ensuite comment la transcription nécessite éventuellement de reprendre certaines choses et de donner une forme plus définitive, plus serrée, à mon propos.

Je me suis rendu compte qu’il y a quelques années, en 2008, j’avais déjà fait une conférence sur ce thème des mutations. C’était en Italie, à Ancône, et j’avais appelé ça De quelques mutations actuelles à propos du désir d’enfant. Ce n’est donc pas sans rapport. Les collègues qui m’avaient invité s’interrogeaient sur les effets que pouvaient avoir les formes de procréations médicalement assistées sur le désir d’enfant. J’évoquerai un peu cela ce soir, même si je ne le développe pas dans la mesure où je crois qu’il n’y a pas très longtemps vous avez reçu François Ansermet3 qui s’était attelé à cette question.

La présentation qui vient d’être faite donne déjà les axes de ce que je vais développer. Mutations dans la famille : ça me paraissait être un thème de nécessité parce qu’effectivement, on peut dire qu’on assiste à un changement profond dans le champ social et dans les rapports entre hommes et femmes. Ces changements posent deux types de questions. La première est une question sur leur origine. Qu’est-ce qui fait que des choses changent au cœur même de ce qui est de plus intime entre les gens et dans le rapport entre les sexes ? Autrement dit, d’où vient ce changement ? Quels effets ces changements ont-ils sur l’économie psychique, sur le devenir des sujets ?

Mon point de départ consiste à dire que ce que nous qualifions d’« époque hypermoderne » est une époque marquée par de profonds remaniements des relations entre hommes et femmes. Ces relations sont constituées des modes d’alliance, des modes de parenté et des modes de filiation. De façon plus profonde, ces changements portent sur l’idée même que l’on se fait d’un homme, d’une femme. Ils portent sur l’idée de ce qu’est un homme, de ce qu’est une femme, un couple, une relation sexuelle, un lien d’amour, mais aussi un enfant, un père, une mère, un soi et une transmission. Hier, en noue promenant, Anne Béraud me parlait des changements dont la société québécoise a été le foyer, il y a quarante ans, cinquante ans. C’était à une époque où, sans doute, en Europe aussi, des changements importants se sont faits. Ces changements dans la société québécoise ont été marqués en particulier par l’émergence sur la scène politique d’un discours, le discours féministe. Et quand on parle de discours, pour nous, ça ne veut pas dire le « blabla ». Ça ne veut pas dire, par exemple, l’idéologie ou ce que Marx appelait la superstructure, c’est-à-dire les choses de surface. Nous avons l’idée que le discours concerne le cœur même de la relation, du lien social. Par conséquent, quand on parle de l’émergence ou du développement d’un discours féministe, ça ne veut pas dire seulement ce qui se remue dans l’écume des idées. Ça concerne des choses qui tournent autour, qui touchent au rapport de chacun d’entre nous à son être, à l’idée qu’il se fait de son être.

On peut constater que tous ces changements – qui ne manquent pas d’être l’objet des études sociologiques – la psychanalyse les a accompagnés. D’un côté, la psychanalyse court après certains de ces changements. Comme l’introduction l’a rappelé, ces changements nécessitent de repenser, par exemple, la place du père telle que Freud a pu la camper, comme la dimension de l’Œdipe. Par conséquent, cela peut amener un certain nombre de psychanalystes, et nous tous en général, à redéfinir nos catégories de pensée. En même temps, on peut soutenir que la psychanalyse a aussi induit un certain nombre de ces changements. Par exemple, des changements au niveau des idées sont tellement marqués par l’irruption de la psychanalyse au début du XXe siècle, que certains milieux conservateurs au freudisme ont pu la tenir pour responsable du dynamitage des valeurs. On a pu penser que la logique freudienne (l’invention de l’inconscient, la mise au premier plan des pulsions et de la question du désir) avait eu une fonction de dissolution des principes et des idéaux – ce qui correspond à ce que les gens appellent les valeurs, les valeurs fondatrices de la société, de son bon fonctionnement, de l’ordre. On est obligés de soutenir ce point de vue. On ne peut pas dire « Non ! Ce n’est pas vrai. » parce que, précisément, c’était l’intention de Freud. Quand on s’interroge sur qu’est-ce qu’était le désir de Freud, on peut dire que son désir conscient était de porter atteinte aux idéaux dans leur dimension d’hypocrisie, dans leur dimension de voile porté hypocritement sur la réalité des rapports entre les sexes. Et donc, c’est une des causes de l’hostilité que l’analyse a suscitée dès sa naissance et qui a porté sur cette fonction subversive et sur les effets émancipateurs de l’écoute des sujets. Il avait été question, au moment où on m’a invité que je commente dans un cinéclub - et on a été obligé d’annuler parce qu’on n’a pas eu une version sous-titrée en français de ce film - que je commente le film Une dangereuse méthode, de David Cronenberg4, et je crois que ça illustre très bien tous ces aspects du scandale analytique et de la dimension émancipatrice liée au seul fait d’écouter, et en particulier d’écouter des femmes qui n’avaient pas voix au chapitre.

Promouvoir le désir, en faire le fondement d’une quête de la vérité, ne pouvait qu’aller à l’encontre de ce qui est le principe de toute éducation et de toute socialisation, quoi qu’on dise, c’est-à-dire la domestication de la libido, la normativation des individus par le biais des identifications conformistes. Ça a une acuité formidable parce que les changements qui s’opèrent sous nos yeux semblent dynamiter ces repérages et amènent les gens à se dire « Quand même, un homme c’est ça, une femme c’est ça ! ». L’analyse semblait saper aux yeux de beaucoup, par exemple, l’autorité des pères ou les principes de tout ce qui dans nos sociétés tourne autour de la figure paternelle, des principes du patriarcat. Mais aussi, elle remettait en question la soumission des femmes à la volonté des hommes et le dressage des enfants. J’ai dans ma bibliothèque des livres qui m’ont été offerts quand dans ma famille on a vu que très jeune je m’intéressais à Freud. On a essayé ainsi de me faire comprendre dans quelle voie diabolique je me fourvoyais. J’ai encore ces livres, plus ou moins pieux ou plus ou moins savants, expliquant l’horreur freudienne. On peut y lire, par exemple, le commentaire du cas du petit Hans5, assurant que, tout de même, il y a quelque chose d’insensé à écouter ce petit garçon dont on suit les aléas de sa sexualité infantile. Ce qui est étonnant d’ailleurs, parce que beaucoup ont pu montrer comment, avant Freud, il existait des registres sur lesquels les confesseurs catholiques notaient ce qu’on leur disait en confession. Ces registres étaient très près, justement, d’une connaissance de la sexualité infantile se situant exactement à l’opposé du discours de négation de cette sexualité infantile ou discours sur l’innocence supposée des enfants. Cependant, l’inconscient, la libido, le concept de refoulement ont été ressentis comme des attaques envers les idéaux et envers une aspiration à l’élévation spirituelle au profit d’un empire de la jouissance libérée. Et on voit bien, par exemple, dans Une dangereuse méthode, comment même un praticien de l’analyse naissante comme Karl Gustav Jung pouvait prendre le contrepied des théories freudiennes sur la sexualité infantile. Au moment même où il était aux prises avec ce que lui disait un sujet féminin de sa sexualité infantile et des fantômes de sa sexualité adulte, il répondait à la tentative de séduction de sa patiente.

Les changements qui ont scandé le XXe siècle, dans tous ces domaines, ont été accompagnés d’innovations techniques dont on constate seulement à présent les effets. Les hommes se sont employés, avec les leviers de la science, à modifier le lien qui, jusque-là, était supposé inexorable entre la sexualité et la reproduction. En particulier, deux révolutions médicales ont affecté le réel lui-même. C’est ça qui me parait important à noter : nous ne sommes pas dans des mots. Autrement dit, ce n’est pas seulement le champ des idées qui a été touché, mais c’est le réel lui-même. Or, le fait que le réel soit touché a amené – l’introduction le mentionnait – des remaniements dans le symbolique.

La première de ces révolutions médicales, c’est la mise au point de la contraception. D’une façon presque infaillible, il est devenu possible, avec la pilule contraceptive, de séparer relation sexuelle et procréation. Certains ici – il n’y a pas que des tout jeunes dans la salle – se souviennent de l’euphorie qui a suivi cette nouvelle. Cette euphorie des uns a été à la hauteur du déchaînement hostile des milieux « conservateurs » en général et des milieux religieux traditionalistes en particulier. C’était la débauche généralisée pour les uns et, pour les autres, si l’on reprend le terme d’une journaliste française, Françoise Giroud, ça a été le début de « la parenthèse enchantée ». Une libération des mœurs a ainsi marqué la période brève du milieu du siècle, avant que l’épidémie de sida, tel un châtiment divin, ne soit venue briser cette effervescence. En 1951, Gregory Goodwin Pincus (1903-1967) met au point la pilule contraceptive. Elle est commercialisée aux États-Unis (et au Québec)a en 1960, puis en France, en 1967, un an avant 68. En France, les événements de mai 68 se sont déclenchés le 22 mars 68. Ce n’est pas tout à fait la date d’aujourd’hui, mais on doit être tout près de ça. Or, le thème de départ, ça a été le droit des garçons à rentrer dans la cité universitaire des filles, à l’Université de Nanterre. L’épidémie de sida viendra fermer cette « parenthèse enchantée ». Le rétrovirus a été isolé, dans les premiers cas de sida identifiés comme tels, en 1980. La formule de Françoise Giroux, parlant d’une « parenthèse enchantée » tombe juste : c’est une parenthèse d’une vingtaine d’années. L’argument massif contre la pratique de la contraception était de soutenir que la loi intangible de Dieu ou de la nature liait sexualité et engendrement. Cette invention de l’homme affectait, semblait affecter l’essence de la condition humaine.

La deuxième révolution, presque concomitante, concerne ce qu’il est convenu d’appeler des procréations médicalement assistées (PMA). L’enjeu de départ – en tout cas l’enjeu conscient, parce qu’on peut toujours se demander quel est le désir derrière –, était que l’infécondité ne soit plus une fatalité, ne soit plus une impossibilité de mettre au monde un enfant. L’événement technique marquant a été la fécondation in vitro, dont naîtra en 1978, en Grande-Bretagne le premier « enfant éprouvette », Louise Brown. On peut noter que tout cela tient en très peu de temps. Vont apparaître, à ce moment-là, les banques de sperme, avec la question du don et de son anonymat, question qui rebondit aujourd’hui, maintenant que les enfants ont grandi. Puis viendra la congélation des ovocytes et les transplantations qui ouvriront la voie à des innovations à l’horizon desquels se dessine, à présent, le clonage. Le fait même qu’un même individu, un homme – un homme parce que porteur des chromosomes X et Y –, puisse un jour à partir de cellules souches de son organisme, donner vie à un gamète mâle à partir de son chromosome Y, et à un gamète femelle à partir de son chromosome X, pose question d’une autoreproduction à partir d’un même individu. Or, une autoreproduction, ce n’est pas du tout, vous l’entendez bien, un clonage.

Cet ensemble, c’est vraiment ce qui se dessine et je me souviens qu’il y a quelques années Jacques-Alain Miller avait eu une formule très simple au sujet des débats des comités éthiques qui se mettaient en place en France. Il avait dit : « Ils peuvent faire ces comités comme ils veulent. À partir du moment où quelque chose est techniquement possible, de toute façon, c’est réalisé, tôt ou tard. » Effectivement, on a vu que petit à petit toutes les barrières que posent les comités éthiques sautent. On dit que telle technique ne sera possible que dans tel cas, là où, moralement, c’est indiscutable. Mais, un an après, on vous demande de considérer le nombre d’enfants qu’on pourra sauver si on fait telle opération que vous jugiez jusqu’ici immorale. Et ainsi, les verrous sautent.

Ces deux changements dans le réel sont des changements qui viennent du symbolique. En effet, il a fallu que des hommes manipulent des chiffres et des équations et des choses qui passent par une construction de la pensée pour y arriver. Mais les changements sont dans le réel. Ils convergent vers la séparation de la sexualité et de la transmission de la vie. La première, la sexualité, étant rendue possible sans la seconde, même si pour ma part, je soutiens que dans toute relation sexuelle en général, en tout cas, entre un homme et une femme, la potentialité de la fécondation est quand même fantasmatiquement toujours là. Et la deuxième, donc, les PMA, permettant qu’une fécondation soit réalisée sans la rencontre inévitable et nécessaire d’un homme et d’une femme, dans une relation sexuelle appelée coït qui passait pour la norme de la sexualité du vivant de Freud.
Il devient donc possible d’être parent pour une personne célibataire, d’un sexe ou de l’autre, pour un couple stérile, ou pour un couple homosexuel. Et du coup, être parent n’a plus de lien avec le fait d’être géniteur. C’est-à-dire que la dissociation porte sur plusieurs niveaux. Il n’y a pas de relation sexuelle, et on peut être parent sans être géniteur.

C’est ici, un premier paradoxe. Un paradoxe dans une époque où les deux sont très souvent confondus. Vous savez qu’autrefois le droit romain disait « Pater incertus »b : le père est incertain. Le père, ce n’est pas le réel qui en décide. C’est une opération nécessairement symbolique, quelque chose qui relève toujours d’une adoption. Maintenant, on voit beaucoup de gens qui disent « je ne suis peut-être pas le père » et la paternité peut être prouvée génétiquement. Ceux qui disent ça confondent paternité et lien de géniteur. Ils confondent le fait d’être père et d’être le géniteur. Ça n’a jamais été le cas auparavant. Par exemple, Axel Kahn, un généticien français qui est quelqu’un de remarquable et qui s’intéresse beaucoup aux questions éthiques, dit qu’il faut faire très attention à toutes les dérives. En France, c’est devenu un thème pour autoriser des familles d’émigrés de se rejoindre. L’idée consisterait à faire faire un test génétique pour vérifier si les personnes demandant le rapprochement familial sont vraiment de la même famille. Kahn dit qu’il ne faut pas jouer avec ça, parce que dans les tests qui sont déjà réalisés pour des raisons différentes, un parent sur cent n’est pas le parent génétique. Toutefois, les gens l’ignorent parce qu’un membre du couple ne l’a pas dit, ne le sait pas. Donc, s’il on se met à jouer à ça, c’est « le diable qui est dans les détails ».

Ainsi, on fait des recherches en paternité pour donner une base soit disant réelle à quelque chose qui, pour nous, est purement symbolique. Au moment où on tend à confondre père et géniteur, la révolution génétique fait que c’est désormais complètement dissocié. Cela amène à redéfinir les termes de la loi. Les juristes disent toujours que les faits précèdent la loi. Cela indique que les législateurs doivent s’adapter aux faits qui se produisent dans la société en modifiant la loi. Effectivement, il va falloir réécrire les lois dans le Code Civil qui disaient jusqu’à présent que le père est incertain. Le droit romain, qui a été repris par Napoléon, disait « pater est quem nuptiae demonstrant », on décrète que, est le père celui qui est le mari. Cela a été modifié en France il y a quelques années, donnant aux femmes mariées ou non le droit de désigner le père ou non. Les revendications de certaines femmes portaient sur le fait de pouvoir dire « j’ai un fils, j’ai un enfant, un fils ou une fille, dont le père n’est pas mon mari ». Il y a eu une levée de boucliers pour que la loi soit modifiée sur ce point.

C’est l’alliance sociale qui définissait jusque-là la fonction paternelle et non un lien, dit réel, qui serait le fait des gènes et de la biologie. La paternité, pour l’instant, est une présomption et pas une certitude. De la même façon, ça a été utile pour l’adoption qui remonte à l’Antiquité. Jusqu’au plus loin de l’Antiquité, on a toujours pu démontrer la possibilité pour un enfant d’être reconnu pleinement, comme enfant, par une personne sans être né de cette personne. Pour les Anciens, c’était prévu, notamment pour des raisons d’infertilité. C’était vital pour les Romains chez qui le culte religieux était transmis de père en fils. Sans l’adoption, un père qui n’avait pas de fils n’aurait eu personne pour dire le culte secret voué aux ancêtres et de ce fait, aurait été condamné à errer dans l’Au-delà. Il lui fallait un fils, sans que ce dernier soit nécessairement son enfant génétique.

On peut dire que les PMA radicalisent la distinction, voire la séparation entre lien de sang et lin de parenté, entre filiation et parenté. Aujourd’hui, tout ceci paraît de plus en plus comme relevant du symbolique et d’une parole dite. On peut même définir le symbolique comme ça : le symbolique c’est quand une parole est dite. Or, c’est la maternité, singulièrement, qui en est le plus affectée. Sauf dans des cas d’adoption, la maternité, elle, a toujours été posée comme certaine. On a toujours su de quel ventre on sortait. Il y a bien quelques situations, dont des sujets peuvent de temps à autre nous parler, où ils ne savent pas de quel ventre ils sont nés. Mais en général, il y a une certitude sur ce réel des corps. L’étymologie des mots en garde la trace, dans la langue française et même assez généralement. De sa racine latine mater, on reconnaît dans mère, la trace de la matrice. En revanche, le mot père n’est pas du tout lié à la fonction paternelle. Plus largement, dans la tradition indo-européenne, en général, et dans les cultures gréco-romaines, la racine du mot pater ne définit au départ rien d’autre qu’une fonction d’autorité, de maîtrise et de pouvoir. Ça c’est très intéressant. J’ai relu il y a peu La cité antique de Fustel de Coulanges6, qui est un classique de la fin du XIXe qui décrit la cité romaine. Il y est écrit que le droit de vie et de mort dont dispose le père romain sur ses enfants, ce droit dérive du fait que le père, dans la cité romaine, c’est un roi. C’est un basileus, c’est-à-dire un roi privé. C’est le roi du domaine familial. Les membres d’une famille, ce ne sont pas des gens qui sont liés par des liens de sang ou même d’alliance, ce sont des serviteurs. Une famille, c’est l’ensemble des gens qui vivent sur le domaine du pater. Et le pater est quelqu’un qui se situe entre le roi et le dieu. En effet, dieu il le devient à sa mort puisqu’il devient l’objet d’un culte. Seuls les membres de la famille pouvaient participer aux cultes privés des familles antiques, dans un lieu caché. Le lien entre pater, père et patron n’est donc pas un forçage. Il y a davantage de lien entre pater et patron qu’entre pater et père, dans le sens où nous entendons le père aujourd’hui. On ne s’étonne donc pas que les révolutions techniques dont je parle affectent essentiellement le statut des femmes car c’est à partir d’elles que les places, les rôles et les relations sociales se trouvent mis sans-dessus-dessous.

La femme, en tant que mère, cesse d’être nécessaire, c’est-à-dire indispensable à la transmission du vivant. Et corollairement, le corolaire, c’est que son statut, le statut des femmes, cesse d’être réduit, d’être saturé par la position maternelle à quoi le dogme religieux veut identifier son être. Éric Laurent notait ça, en 1996, dans un séminaire qui s’appelle L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique et qui a été publié dans La Cause Freudienne7. On n’a pas attendu 1960 pour penser qu’une femme n’est pas réduite à l’être mère. Néanmoins, cela a toujours été quand même problématique, marginal, critiquable, voire une entorse à quelque chose de solidement ancré dans la pensée partagée.

La caisse de résonance qu’est le champ social montre à l’envi que c’est sur l’élément féminin que se concentrent les effets de la révolution biologique actuelle. C’est vrai, par l’efflorescence des débats animés par les divers courants féministes comme, a contrario, par l’incroyable regain des formes de patriarcat et de paternalisme dont témoignent les courants religieux des trois monothéismes et le machisme généralisé des sociétés contemporaines. Je fais là allusion à des choses qu’on lit dans les journaux ou dont témoignent les enseignants. Par exemple, dans les classes actuelles, si le discours des petits enfants, des préadolescents semble plus ouvert aux questions sexuelles, que ça leur est moins interdit, cela s’accompagne d’une espèce d’explosion de machisme, et pas du tout d’un statut plus égalitaire pour les jeunes filles ou plus respectueux du féminin.
À part dans les milieux psychanalytiques, rares étaient ceux, encore récemment, qui ne définissaient pas la femme, sorte d’être féminin transformé en icône, essentialisée précisément par une essence maternelle. Les minutes de la Société psychanalytique de Vienne891011 gardent la trace de ce qui se débattait le mercredi soir autour de Freud. À un moment, quelqu’un présente un cas. Ce n’était ni Dora, ni Anna O., ni une des grandes hystériques connues, mais un cas d’une femme qui a un travail. Or, un certain nombre de psychanalystes qui sont là disent que c’est un signe de pathologie : une femme qui travaille, ça ne peut être qu’un trait de pathologie et un virilisme tout à fait problématique. Le seul qui s’oppose, c’est évidemment Freud. Ainsi, même dans le cercle freudien, la norme pour ces messieurs qui étaient mariés, qui avaient des femmes qui sans doute ne travaillaient pas, y compris la femme de Freud, pouvait leur faire penser qu’il y avait quelque chose de pathologique pour une femme à vouloir travailler, comme un homme.

Pour nous qui lisons Lacan, nous avons l’idée qu’il y a un lieu et un moment où Lacan resserre ces questions : il y a ce qu’il est convenu d’appeler dans notre jargon « Le tableau de la sexuation » du Séminaire XX, séminaire qui s’appelle Encore12. C’est le séminaire où Lacan essaie de cerner au plus près la question du rapport de chacun d’entre nous à la position sexuelle qu’il se fabrique et donc, la question de ce que nous appellerions la subjectivation de son être pour le sexe. Dans ce Séminaire et dans ce tableau qui date des années 1972-1973, Lacan formalise le rapport des femmes à leur être sexué et il le fait en se référant à ce qu’il appelle des modalités de jouissance. C’est-à-dire des façons de vivre, de vivre sa chair, de vivre son rapport aux autres, de vivre les questions de la sexualité au plus intime. Il le fait à partir des modalités de jouissance et il ne le fait pas du tout en terme d’identité, ni même d’identification. Il ne le fait pas en se référant aux fonctions biologiques ou aux critères anatomiques. On peut dire que ce travail de Lacan de 1972, rend compte de l’ouverture de la position féminine et de sa non-réduction à la dimension maternelle.
Je vous propose d’envisager deux plans sur lesquels les révolutions dont nous parlons ont des incidences; Deux plans distincts mais avec des liens. L’un relève, si on veut de l’anthropologie, de la sociologie, ou de l’histoire des mœurs. C’est le plan de ce qu’on appelle « la famille » ou plus largement ce que Lévi-Strauss appelait « Les structures élémentaires de la parenté »13. Dès 1938, Lacan rappelait à son auditoire que la famille est une institution sociale, qu’elle est donc liée à un contexte historique, et par conséquent, qu’elle n’est pas immuable. Quelles sont les incidences de ces révolutions sur ce qu’on appelle famille ? L’autre plan, certes lié, mais tout à fait différent, c’est le plan de la clinique, en particulier de la clinique analytique, c’est-à-dire des phénomènes symptomatiques et de la vie psychique. En cela, c’est aussi le plan de nos constructions théoriques élaborées à partir de la clinique ou qui nous permettent d’élaborer la clinique; ces constructions théoriques comme, par exemple, l’Œdipe.

En 1938, Lacan formule un diagnostic qui concerne ces deux registres dans leur liaison profonde. Dans Les complexes familiaux14, qui étaient cités tout à l’heure, Lacan étudie les relations affectives et les relations symboliques entre les individus réunis dans la famille. Il les étudie à partir de trois opérateurs : le sevrage, l’intrusion et l’Œdipe. Le sevrage constitue la première coupure majeure opérée dans le lien de la mère nourricière et de l’enfant, ou, tout aussi bien opérée dans le lien de l’enfant au sein. Pour le deuxième opérateur, l’intrusion, il faut voir là la relation conflictuelle de rivalité entre frères et sœurs. L’intrusion c’est ce qui se produit entre les semblables que sont les frères et sœurs et qui fait que soudain un enfant ne soit plus unique. Le troisième opérateur, Lacan le reprend de l’Œdipe, classiquement freudien. Invité dans ce texte à étudier la structure familiale, Lacan énonce un certain nombre de thèses que son enseignement ultérieur développera.

Une des hypothèses consiste à dire que l’organisation familiale qualifiée par les anthropologues de nucléaire – papa, maman, enfant –, était en crise à l’époque où Freud la formalise dans l’Œdipe. Ce qui est une façon de dire que Freud se réfère à un paradigme idéal, à un idéal-type, comme dirait Max Weber, mais pas vraiment à une donnée d’observation. L’autre hypothèse est que, dans cette première moitié du XXe siècle où vit Freud, un mouvement est engagé de longue date et va s’amplifiant. C’est un mouvement que Lacan diagnostique comme étant le déclin social de l’imago paternel. Autrement dit, le rôle central du père, comme agent d’une normalisation des identifications sexuelles, comme régulateur du désir, est, sous les yeux même de Freud, une fiction qui n’est pas appelée à tenir longtemps l’affiche.

Lacan inscrit cela dans l’histoire du capitalisme. Il affirme que depuis que le capitalisme existe, c’est comme ça que ça se passe. Il suffit de lire Balzac – le Père Goriot15 en particulier – pour voir comment les figures de père sont déjà celles du père humilié. Lacan dit ailleurs, que le père du XXe siècle, ça n’est plus le père triomphant. Même avec Le Cid, Corneille16 dépeint déjà un vieux monsieur qui est obligé d’appeler son fils pour se venger. Tout ça n’a fait que s’aggraver et le père du XXe siècle, dit Lacan, c’est le père humilié, comme dans les tragédies de Claudel. Et Lacan en conclue que cela exige un aggiornamento de la doctrine analytique : les jalons sont posés d’un au-delà de l’Œdipe, dans le champ social comme dans l’expérience analytique.

La famille nucléaire, c’est une modalité d’organisation du lien de parenté, qui repose sur l’existence d’un couple conjugal et parental unique, monogame, hétérosexué. On peut donc le définir comme un idéal. Ça n’est pas une forme concrète. Dans ce cadre-là, l’Œdipe académique, c’est un mythe, dont le père est le pivot. Le père qui est plusieurs choses à la fois. Il est à la fois, le partenaire sexuel de la mère, le supposé géniteur de l’enfant et le médiateur du lien social. D’où la formule qu’utilisera Lacan pour traduire cette fonction œdipienne décrite par Freud : ce père-là assure la conjonction du désir et de la loi. Il articule le désir et la loi. Lacan dira aussi que le père transmet la loi du désir et qu’il humanise le désir. Comme le père est désirant d’une femme, il transmet la loi du désir qui, sur ce modèle, indique au petit garçon qu’il doit être désirant d’une femme.
Cet idéal-type est historiquement daté, dans l’espace et dans le temps. Il peut être considéré comme très complexe. Toute la clinique nous montre que même pour des gens qui ont comme idéal la famille nucléaire, ça ne va pas de soi et que la polygamie est une pente du sujet humain. Les choses peuvent paraître complexes par la multiplicité des fonctions qui se trouvent rassemblées sur les mêmes personnes. Néanmoins, on peut dire que c’est une solution simplissime et intellectuellement heureuse, puisqu’elle réunit en une seule unité de lieu et de temps, en une seule unité de vie et d’échanges, les multiples relations et fonctions qui peuvent être disjointes dans d’autres lieux et d’autres temps. Or, tout ce que la famille nucléaire condense est en train de se dissocier sous nos yeux, de se disjoindre.

Récemment, à Paris, Jean-Claude Milner, fin linguiste, connaisseur averti de Lacan, qui suit l’actualité de la vie des hommes et des femmes, donnait une formule amusante pour dire que la famille nucléaire répond en une seule formule à trois questions. Qui couche avec qui ? Qui épouse-t-on ? Avec qui fait-on des enfants ? La famille conjoint d’une part un type de partenariat sexuel, stable et différencié, dissymétrique, d’autre part un système de parentalité dans lequel les fonctions dites paternelles et dites maternelles sont clairement repérées, sur chacun des partenaires du couple, appelant à l’occasion une spécialisation de chacun. À l’homme, la fonction de père, normée autour des idéaux du moi, et supposée directement corrélée à l’identité sexuelle masculine – le monsieur est actif, fort, il a de l’autorité. À la femme revient la fonction de mère, la maternité, c’est-à-dire le soin particularisé, le nourrissage et le portage, la proximité avec les enfants et les traits affectifs liés à ce qu’on appelle d’un terme à la mode, le care, le soin, dont certains font un modèle de ce que pourraient être les rapports au sein de la société. Une de nos candidates aux primaires socialistes avait fait précisément de l’idéologie du care, une sorte de perspective idéologique moderne qui pouvait inspirer la conduite d’une société…en particulier quand une femme aspire à être Président de la République.

Et le troisième point, c’est qu’un principe de transmission et de filiation est clairement établi dans ce modèle. La logique dominante résulte de la tradition indo-européenne et de la tradition sémitique, qui ont conflué en Europe dans le modèle patriarcal et patrilinéaire. Cette structure s’est imposée avec une telle évidence, qu’elle paraît volontiers à ceux qui y vivent comme une norme quasi naturelle. On voit d’ailleurs beaucoup, dans les débats actuels sur le mariage pour tous, par exemple, comment les tenants de ce modèle évoquent à l’occasion, dans une belle tradition qui conjoint Aristote et l’Église, la loi naturelle. Il faut bien la violence du cri de l’écrivain André Gide, « Familles, je vous hais! »17, la force de la littérature du XIXe siècle, (j’ai évoqué tout à l’heure Balzac), et puis au XXe, les Gide, les Mauriac, les Bazin, et enfin, il faut l’expérience de la psychanalyse pour qu’apparaisse que la famille peut être aussi un enfer, et qu’elle est en tout cas, la serre chaude de la névrose et de la souffrance psychique. Sinon, s’il n’y avait toutes ces raisons que nous avons tous de nous plaindre de nos familles, elle n’apparaitrait que comme la cellule sociale de base, le microcosme de l’organisation économique et politique, le reflet de la Sainte-Famille christique. La famille ainsi constituée cristallise les relations sexuelles dans le couple, l’attachement à la mère d’un côté et la rivalité au père de l’autre, sur fond d’inceste, de tabou et d’intégration des normes de l’échange.

Depuis les Lumières, puis avec l’explosion de l’anthropologie, de l’ethnologie, les études nous ont familiarisés avec le fait qu’il y a d’autres formes élémentaires de la parenté. Dès Voltaire, Rousseau et Diderot, on a décrit des organisations qui s’étaient révélées dans l’évidence de leur diversité. Montaigne disait qu’il ne fallait pas du tout confondre les histoires de mariage et de transmission aux enfants d’une part et les histoires d’amour d’autre part. Il disait que mélanger l’amour avec le mariage, c’était vraiment une folie terrible, quelque chose à proscrire. C’est trop sérieux, le mariage, pour y mêler des questions de désir et d’amour !

À l’époque de Freud, le théâtre bourgeois, le théâtre dit de boulevard, fait rire de la distorsion entre le modèle officiel et la réalité. On rit de l’adultère, du cocufiage, des amours ancillaires, des enfants naturels et illégitimes, des ménages multiples, des femmes entretenues, des courtisanes, de la double-vie de ces messieurs. À l’époque de Freud, l’anthropologie est une passion et c’est l’époque où Malinowski, par exemple, décrit les systèmes en vigueur dans des pays qui sont inconnus du grand public : les îles tropicales de la Nouvelle-Zélande, la Papouasie-Nouvelle-Guinée. L’anthropologue démontre qu’une société peut fonctionner en ignorant (Freud dira « en refoulant ») le lien entre relation sexuelle et procréation. Dans de telles sociétés, le partenaire sexuel de la mère peut très bien ne pas être celui qui exerce l’autorité normative. L’autorité normative est exercée par l’oncle maternel, le frère de la mère. Malinovski montre que la lignée elle-même, les classes, le lieu où l’on réside et la nomination peuvent être régis par le côté maternel. Ainsi, la structure de la nomination et des liens de parenté peut être matrilinéaire, voire matriarcale. Ailleurs, des sociétés ont été décrites avec une organisation régie selon une norme polygamique, des sociétés dans lesquelles les enfants sont indifféremment élevés par les divers membres du même clan. Tout ceci démontre brièvement la contingence du système familial. On peut, sans trop de risques, faire l’hypothèse que cet idéal type nucléaire se défait sous nos yeux.

En France, le nombre de mariages diminue. Vivre en couple monogame, hétérosexuel et permanent apparaît de moins en moins comme une nécessité, voire même comme un idéal. Les mariages, lorsqu’ils sont contractés, durent de moins en moins. Le divorce, au bout de trois à cinq ans, semble être l’usage dominant, au point que les enfants de parents non divorcés sont parfois en minorité dans les écoles, remarqués comme des exceptions. C’était exactement l’inverse il y a cinquante ans. Le mariage n’apparait plus comme nécessaire pour avoir des enfants. Et c’est même d’ailleurs assez frappant de voir que, pour des jeunes, le mariage paraît un engagement plus lourd que le fait de faire des enfants ensemble ; la réalité démontre plutôt le contraire. On peut divorcer facilement, on ne se sépare pas de la personne avec qui on a fait des enfants. On est à vie un couple parental, et c’est même assez facilement dramatique. Le nombre de foyers dits monoparentaux est en augmentation constante, que ce soit par choix initial ou par le fait de la séparation. Des ménages recomposés augmentent, avec un ballet des gardes alternées et la coexistence sous le même toit, d’enfants de différentes parentèles. Les enfants peuvent avoir un seul parent en commun, voire aucun. Les enfants qui viennent vous voir en thérapie vous parlent de leurs proches et ils disent parfois « c’est mon demi-frère », parfois « c’est mon faux-frère », ou encore « c’est mon frère pour moi mais ça ne l’est pas à l’état civil ». On constate un manque du signifiant. Le signifiant n’est pas encore inventé, et il faudra qu’il le soit pour ces nouveaux modes de rivalité et d’attachement. C’est à la fois un effet des remaniements en cours et la nécessité que le symbolique traite ça, à nouveaux frais, et qu'un nom épingle le changement dans les faits des modes d’apparentement.

Un bon moyen d’étudier ce qui se passe dans la société, c’est de lire ce qu’on appelle les journaux féminins. C’est un bon reflet du monde foisonnant, à travers le courrier des lecteurs et les débats, les conseils, les enquêtes et les experts qu’on mobilise pour donner des avis soi-disant éclairés : Comment maintenir la relation avec les deux parents séparés ? Comment partager les soins quand on est séparés ? La responsabilité ? L’autorité ? Que peuvent et doivent faire les beaux-parents dans l’éducation des beaux-enfants ? On voit aussi revenir des thèmes, par exemple celui des marâtres à distinguer des belles-mères. Au nom de quoi les beaux-parents peuvent-ils intervenir ? De leur présence ? De la cohabitation ? Du lien conjugal nouveau ? Plus compliqués sont les cas liés aux couples homosexuels et la revendication de l’homoparentalité, que ce soit par adoption ou par PMA : deux papas et deux mamans... Quel est le statut du conjoint ? Les juristes s’embarquent dans le débat. Ce n’est pas le parlement qui légifère, c’est un citoyen ou une citoyenne qui intente une action en justice. On se demande alors ce que dit la loi. Si elle ne dit rien, alors il faut la faire.
Parmi les cas extrêmes qui se trouvent posés, il y a celui du transsexuel homme, qui demande à porter un enfant, en étant assuré de pouvoir assumer jusqu’au bout la grossesse, puisqu’on lui a laissé un utérus. Il se trouve donc être un homme-mère. Il y a aussi un deuxième cas : la possibilité, encore théorique mais qui va venir, qu'un même homme donne naissance à un enfant à partir de ses gamètes X et Y. Se pose également le cas d’un couple homosexuel où l’une des femmes du couple assure la grossesse d’un ovocyte prélevé chez sa compagne, qui a été fécondé par une FIV (fécondation in vitro), à partir d’un donneur anonyme. Ce cas vient d’être jugé en Israël. La justice a tranché en décidant qu’il y avait bien deux mères biologiques. Il y a celle qui avait été la gestante parce que l’enfant est né d’elle. Mais la loi en vigueur en Israël, qui est une loi religieuse, fixe que la maternité est aussi définie par l’ovocyte. Par conséquent, les deux femmes de ce couple sont toutes les deux mères. Ce n’est pas qu’il y en a une qui est mère et l’autre qui a un lien de parentalité dont le nom est à inventer. C’est qu’elles sont toutes les deux mères biologiques. Il y a donc des cas de figure, encore rares, mais qui diversifient la complexité des choses.

Comment préciser les enjeux de ces reconfigurations en cours ? Sur quoi portent-elles ? Elles portent sur les nouveaux nouages entre le réel de la jouissance, l’imaginaire de nos représentations, nos modèles, et le symbolique dont la fonction est le repérage, par chacun, de sa place de sujet, de ses relations aux autres. Les trois domaines de la jouissance, du désir et de l’amour sont remaniés dans leur rapport mutuel. Ils sont remaniés parce qu’ils se trouvent, pourrait-on dire, à nouveau séparés.

L’ouverture sur la position féminine, complexifie la distinction entre femme et mère, qui est de structure, mais qui a été occultée par la tradition. Pour chaque enfant, pris entre femme et mère, se trouve aussi questionnée la fonction du tiers et la fonction de la médiation. Dans l’Œdipe académique, le père, c’est le tiers, c’est le médiateur. Le père y est décrit comme celui qui effectue la séparation de l’enfant et de la mère. Il introduit, par sa seule présence, une coupure entre l’enfant et son origine. L’origine de l’enfant, c’est le corps de la mère, qui est le creuset de la jouissance maternelle. Cette coupure permet au champ du désir, pour l’enfant, de s’ouvrir et lui permet de se tourner vers l’Autre social. C’est ce qui le fait entrer dans des liens multiples et diversifiés. À partir du moment où les configurations du noyau familial changent, il faut se reposer la question, au cas par cas, de ce qui assure cette fonction de médiation, de qui en est l’agent. La clinique nous démontre que la réponse se fait au cas par cas. Ce n’est pas la peine de dire que l’on a une réponse déjà prête dans sa poche : c’est l’enfant que vous allez recevoir qui va vous dire si oui ou non, quelque chose fait tiers pour lui.

Là encore, la modernité de certaines remarques de Freud est à pointer. J’ai évoqué les conférences du mercredi6-9. L’une d’entre elles rapporte les propos d’une réunion où sont évoqués les travaux de Malinowski. Ces messieurs se demandent ce que l’on peut dire de l’Œdipe dans le cas de ces travaux. Certains répondent que celui qui tient le rôle de ce que l’on appelle le père œdipien, c’est l’oncle maternel. Le raisonnement est le suivant : puisque c’est lui qui « fait la loi » et qu'on ne sait pas que le conjoint est le père biologique, alors c’est celui qui a l’autorité, le père. La position de Freud est toute différente : celui qui assure la fonction de triangulation du manège œdipien, c’est l’amant de la mère. Le troisième, celui qui fait tiers, c’est celui qui couche avec elle. En couchant avec elle, il est l’agent de la séparation entre le corps de la mère et l’enfant. C’est lui qui peut dire : « Écoute! Ta mère, c’est ma partenaire. Toi, tu verras plus tard ». Voilà comment Freud s’était déjà confronté à la question de qui peut assumer cette coupure. Vous voyez qu’il ne s’appuyait en cela ni sur la paternité biologique, ni sur une supposée fonction d’autorité et d’ordre. Chaque modalité nouvelle de « faire-famille » amène à repérer qui tient cette fonction médiatrice. D’ailleurs, on peut dire que l’humanité réinvente, à l’occasion de chaque nouveau contexte, les formes du lien interhumain. C’est là que s’exerce, indépendamment de toute supposée loi naturelle, l’inventivité humaine et sa capacité d’innovation. C’est une réinvention symbolique, dont l’enjeu est le traitement du réel vivant, par les signifiants, le traitement de la jouissance par le logos. Nous voyons émerger des signifiants nouveaux, et nous avons certainement à contribuer à cette émergence. C’est à ça que la clinique va nous amener.

J’ai participé à des débats où ces questions étaient évoquées il y a dix ans. Il y avait des gens qui disaient que l’on se dirigeait vers la psychose pour tous. Ce qui ne revient pas à la même chose que quand Lacan dit « Tout le monde délire ». Il dit tout le monde délire parce que chacun de nous gamberge et que l’écart entre le délire et le fantasme ce sont des questions qu’on peut toujours se poser. Pour Lacan, toute construction et toute fiction est parente du rêve. C’est en ce sens que toute élucubration de savoir, toute broderie que nous faisons pour supporter le réel est a quelque chose d’un délire. L’idée de se diriger vers la psychose pour tous relevait plutôt pour les interlocuteurs que j’évoque de l’interrogation sur le fait que les enfants vont être totalement collés à leur mère et incapables de s’en détacher. Est-ce que quelque chose pourra faire tiers pour eux ? Là était la question. Ce qui était l’Œdipe freudien peut-il être relayé par quelque chose d’autre ? En France, il y a un système médical qui a été mis au point après la guerre, et qui repose sur des établissements qui fonctionnent comme des dispensaires du secteur psychiatrique, que l’on appelle des Centres Médico-pédagogiques (des CMP). On y reçoit des enfants qui n’iraient pas chez des psychiatres, des psychologues ou des psychanalystes libéraux. Beaucoup de collègues qui y travaillent attestent qu’ils voient de plus en plus de cas de psychoses ou de cas relevant d’une grande précarité symbolique, dans ces familles éclatées. Cela conduit certains à dire qu’il peut y avoir une pente à une généralisation de la psychose. Je n’y crois pas et je soutiens la thèse inverse, celle du remaniement en cours. Toute crise suppose un changement, des redéfinitions ; des inventions sont en cours. Mais d’autres collègues disaient, quant à eux, que ça serait surtout une perversion généralisée, à laquelle il fallait s’attendre, en s’appuyant sur le fait que les enfants ont de plus en plus de mal à obéir, que les petits garçons de maternelles sont de plus en plus agités et que la réponse, dans certains pays passe par la prescription massive de Ritaline. J’ai quelques collègues neurologues qui m’expliquent que ça leur paraît une totale évidence et que des psychiatres s’y sont mis aussi : ils n’obéissent plus, ils sont agités, il n’y a plus de principe d’autorité. Papa n’est plus là pour pousser un coup de gueule et Maman est complètement débordée. Cela expliquerait qu’aucune loi ne soit intégrée et que l’on aille vers une perpétuation de la perversion polymorphe de l’enfant. La thèse que j’essaie plutôt de soutenir là, c’est que, d’une façon singulière, les sujets que nous rencontrons montrent comment chacun de nous a à faire face aux conditions contingentes de son existence. Le changement de ces contingences conduit à redéfinir le problème et à produire de nouvelles solutions.

Freud, qui était imprégné de scientisme physico-biologique, avait cru pouvoir forger sur le modèle d’une phrase de Napoléon (« la géographie, c’est le destin ») la formule : « l’anatomie, c’est le destin ». Mais en même temps, Freud ne cesse, dans sa clinique, de nous montrer le contraire. Chacun des cas cliniques qu’il commente et dont il extraie un point de sa théorie témoigne de ce que l’anatomie ne compte que pour une part et que ce qui détermine le psychisme et la façon d’assumer son sexe relève de bien autre chose. Quand Lacan inverse la proposition pour dire que l’anatomie n’est pas le destin, il a l’idée que le fait d’adopter une certaine position de l’être sexué est un processus subjectif qui s’élabore : c’est une appropriation. Ça revient à dire que de toute façon, pour chacun – même si on se réfère à des normes, même si les normes extérieures sont plus ou moins fixes ou deviennent, au contraire, extrêmement fluides et liquides – de toute façon, pour chacun d’entre nous, le nouage entre sa jouissance propre et l’Autre est un travail. C’est une élaboration. En d’autres termes, il s’agit d’un processus qui a besoin de s’opérer et qui n’est pas donné, qui ne relève pas d’un déterminisme. Chaque sujet invente son rapport entre sa jouissance et l’Autre à partir de marques, de traces qu’il a reçues de l’Autre, dans sa plus petite enfance, et de la lecture qu’il en a faite, de comment il les a interprétées. Ces marques se sont imprimées dans sa chair. Ce sont des contingences, des rencontres et des paroles qui ont marqué le corps de leurs stigmates.

Revenons au film Une dangereuse méthode. Sabina Spielrein a eu dans son enfance des conditions d’existence particulières : un père sévère, avec cette situation qui évoque « on bat un enfant » dont Freud a beaucoup parlé18. Cela peut conduire à des structures très différentes. Elle, elle a été fascinée par la main du père qui a été, pour elle, la source de l’excitation sexuelle dès la petite enfance. En tout cas, de façon affirmée dès 7 ans. Voilà les marques qu’on reçoit de l’Autre. « L’homme aux loups »19, quand il est petit, voit telles choses, sa sœur lui fait telle chose, sa Nania lui dit telle chose. Voilà les marques qu’il reçoit de l’Autre ; et il les interprète. Chaque petit enfant est un interprète, est un analyste de l’Autre auquel il a affaire. Chacun de nous construit son rapport à son être sexué précisément avec ce bricolage des contingences de son existence, avec les marques que l’Autre imprime sur sa chair, qui font écho dans sa chair et les interprétations qu’il en donne. Cela ne résulte pas pour autant d’un pur vouloir. Je ne peux pas me dire soudain : « je décide que je suis un homme ». C’est plus compliqué. Cela procède d’une dialectique et cela ne se fait pas sans l’Autre. Ce n’est pas une autodéfinition, mais un travail dialectique entre l’Autre et soi-même, l’Autre et sa jouissance, le sujet et son Autre.

Période de questions

Pierre Lafrenière : Vous avez évoqué le fait que, dans certains milieux, un certain nombre de tabous sont levés et que cela conduit, dans les écoles par exemple, à des attitudes machistes chez les enfants. Pourriez-vous reprendre ça ?

Philippe De Georges : Comme souvent quand on note des points comme celui-là, à cheval entre la clinique et la sociologie, on peut avoir deux tendances contradictoires. L’une consiste à dire que c’est nouveau, et l’autre à dire que cela a toujours existé mais sous une forme différente. En France, il y quelque années, on parlait beaucoup des tournantes. Il s’agissait de ces pratiques entre adolescents où les garçons passent à tour de rôle avec une fille qui est plus ou moins contrainte. Alors tout le débat entre les garçons, quand ils sont interpellés, était de savoir quel est le degré de contrainte ou de consentement de la fille. Certaines personnes, dans les journaux, dans les médias, parmi les cliniciens, y voyaient un phénomène nouveau. J’ai par exemple une analysante qui me disait qu’elle, dans sa banlieue quand ils étaient enfants, ils faisaient déjà ça, que ça existait déjà, mais que ça avait un autre nom. Donc, je me méfie toujours un peu quand on dit d’un phénomène qu’il est nouveau.

Néanmoins, beaucoup d’éducateurs ont repéré le développement des films pornos regardés en famille. Je connais un gamin dont c’est la mère qui lui achète ses films pornos. Est-ce que c’est pour qu’il n’ait pas besoin d’y aller, qu’il ne les vole pas ? On ne sait pas très bien. Est-ce que c’est pour qu’il se masturbe plus tranquillement ? Je ne sais pas quel est le calcul de la mère – un calcul un peu original en tout cas, et plutôt trouble. Les films pornos diffusent une forme « d’éducation sexuelle ». Mais c’est dans une forme très crue qui ne va pas pour le moins dans le sens d’un grand respect des sujets féminins. Ça donne une vision extrêmement mécanique qui réduit la pratique sexuelle à sa dimension la plus « animale ». Il n’est pas impossible, s’il est vrai que cette pratique se généralise, que cela entraîne une plus grande difficulté à corréler la pratique sexuelle au désir et à l’amour. Toutefois, amour, désir et sexualité ne sont pas liés en soi. Jean-Claude Milner rappelait, dans une de ses conférences à l’École, combien la façon dont s’articulent Éros, Agapè et Philia fait débat chez les Grecs : on se demande qui couche avec qui, qui aime qui, quel lien amical y a-t-il. Mais on ne peut pas dire, quand on voit un film porno, qu’on ait l’idée que les acteurs sont amis les uns des autres. Thanatos n’est sans doute pas très loin... Ils sont dans une relation effectivement d’échange, mais qui est réduite à ce qu’un écrivain appelle « la mécanique des sexes ». Disons que ça ne facilite pas nécessairement, pour un jeune préadolescent d’aujourd’hui, l’articulation de ces termes. Il y a même des chances pour que la disjonction de ces registres s’en trouve renforcée. En particulier cela ne s’oppose pas à la réduction du partenaire féminin à ce qui est montré dans le film porno, c’est-à-dire une partenaire absolument consentante à tout, docile à la perversion masculine.

Machisme, je ne sais quelle idée vous en avez ? En France, il ne semble pas que les rapports entre les adolescents soient plus « cool » entre les sexes. Au point que, toujours dans les débats politiques, on entende des gens revenir à l’idée de la séparation des garçons et des filles dans les écoles en disant que la mixité n’est pas aussi bonne que ce qu’on a pu penser et que le développement séparé – on disait la même chose des races, en Afrique du Sud –, le développement séparé peut permettre pour certains des choses plus tranquilles.

Question : Pouvez-vous parler du lien que vous faites entre d’une part la jouissance, le désir et l’amour et d’autre part l’imaginaire, le réel et le symbolique ?

Philippe De Georges : La jouissance, l’amour et le désir, et le symbolique, le réel et l’imaginaire ? Alors il se peut effectivement que dans la même phrase j’ai mis les trois termes très près. Mais s’il y a des connexions, on ne peut pas les faire terme par terme. Par exemple on ne pourrait pas dire que c’est le même ternaire nommé différemment. C’est cependant partiellement vrai. Ce que Lacan appelle jouissance, c’est effectivement la dimension la plus réelle de ce qui implique le corps et de ce qui peut, dans le corps, être le moins représentable, en images ou en mots.
L’amour est une question qui a été beaucoup débattue dans les milieux analytiques. Freud fait de l’amour une formation plutôt imaginaire. Parce que pour Freud, l’amour qui peut nous unir s’enracine dans le narcissisme, c’est-à-dire dans le rapport que chacun de nous a avec sa propre image et avec son propre amour de soi. En ce sens, on peut dire qu’il y a une dimension essentiellement imaginaire de l’amour. On le voit bien quand on est amoureux, on se dit des petits trucs qui relèvent de l’imaginaire comme « nous ne formons qu’un » ou encore toutes les petites niaiseries auxquelles on ne croit pas, mais qu’on se dit et c’est bien. Lacan à un certain moment de son enseignement, aura l’idée qu’effectivement l’amour, c’est peut être une dimension qui est de ce ressort. Et puis finalement, il opte plutôt pour l’amour relevant de la parole, et donc du symbolique, c’est-à-dire l’amour pris au sens de l’engagement. Ce qui fait, chez nous, que beaucoup de jeunes reculent devant le mariage. Ils vous disent que ce n’est pas tellement parce que c’est une convention désuète, ce qui les fascinerait plutôt. Je vois les jeunes que je côtois, ils sont fascinés : « on est allés au mariage de machin », « on a fait l’enterrement de vie de jeune fille, de la vie de garçon ». De plus, cela devient très compliqué, beaucoup plus codifié que de mon temps, où justement on avait plutôt l’idée qu’on se mariait, mais qu’il fallait que cela soit en jeans et sans la famille.

Donc ils sont au contraire attirés par tout ce falbala imaginaire, mais c’est aussi l’idée qu’il y a un engagement. C’est le « tu es ma femme » ou le « tu es mon homme » qui est quelque chose de conséquent et qui concerne la parole dans sa fonction essentielle. Ils ont l’idée que là il se passe quelque chose de l’engagement, même si la parole est menteuse – quand on dit ça, c’est vrai sur l’instant, mais on ne sait pas si c’est vrai le lendemain. Lacan souligne que lorsqu’on partage avec autrui le pain de la parole, vérité et mensonge sont aussi bien de la partie. Cela n’empêche pas qu’ils aient peur de cette dimension symbolique et justement de l’engagement amoureux. Bien entendu on peut être engagé amoureusement sans se marier. Je ne suis pas en train de dire que c’est synonyme, mais disons qu’il y a un rapport que l’on voit bien. Donc ce qui dans l’amour relève de l’échange de paroles, et donc ni de l’acte sexuel, ni de l’imaginaire, mais d’un échange sur ce qu’on est l’un pour l’autre, ça c’est une dimension symbolique de l’amour. Par conséquent, l’amour n’est pas réductible à l’imaginaire.

Le désir non plus n’est pas réductible à l’une de ces catégories. On pourrait dire que c’est un traitement symbolique de la jouissance; c’est un certain habillage. Il y a une formule très compliquée de Lacan : « L’amour permet à la jouissance de condescendre au désir ». C’est une phrase un peu difficile, mais qui revient à dire que chacun de nous jouit d’une façon ou d’une autre – jouir on jouit tous, l’autiste jouit dans son autisme, le masturbateur jouit dans sa masturbation, l’ascète jouit de son ascèse, et le pornographe jouit de sa pornographie –. Mais le désir est une opération à laquelle on consent ou on ne consent pas. Dans le désir, il y a nécessairement de l’Autre. Cette opération contient une dimension qui consiste à tenir compte de l’Autre, alors que la jouissance a quand même une dimension qui est toujours, in fine, autiste. Autrement dit, chacun de nous jouit avec l’objet de son fantasme ou avec quelque chose qui lui est extrêmement intime. Tandis que le désir consiste à tenir compte de quelque chose qui est lié à l’autre, à l’autre comme sujet. On voit bien comment s’articule la question de ce qui est de l’ordre de la jouissance, et du désir, quand il y a des problèmes.
Vous avez raison de dire que j’ai articulé ces termes, mais tout en les distinguant, tout comme quand j’articule Philia, Agapè et Éros, je les distingue – en même temps Freud ramenait tout à Éros. C’est d’ailleurs le reproche que lui faisait Jung. Pour Freud, la Philia, le lien amical, le lien sociétal, s’enracine dans son origine sexuelle, dans quelque chose qui est de l’ordre de l’Éros. Et l’Agapè lui-même n’est qu’une sublimation. Il y des travaux passionnants qui en ont débattus, y compris chez Lacan. L’Agapè, dans sa dimension de l’amour divin, dérive-t-il ou non de l’Éros ? En quoi cela contient-il un risque que le sacrifice qui est fait de l’Éros entraîne une souffrance ? Lacan dit que l’amour divin dans le christianisme a une dimension mortifiante du corps qui donne une dimension masochiste à la sexualité, en retour, autour de l’identification au Christ.

Question : Est-ce que vous avez parlé de la dimension narcissique de la famille en tant qu’extension du moi à travers la famille, à travers les membres de la famille et l’institution familiale ?

Philippe De Georges : Freud parlait des groupes comme une sorte d’expansion du narcissisme individuel. Quand on dit « je suis, nous sommes une famille », il y a quelque chose qui conforte sur une base qui est narcissique, mais qui est aussi une base identificatoire. Quand on dit « nous sommes une famille », on a l’idée qu’on partage des traits, qu’il s’agisse de ressemblances ou de valeurs ou de signifiants, et que donc ça a une valeur constituante. Quand vous dites que la famille est une institution, c’est aussi ce que ça veut dire : une institution institue. C'est-à-dire que le sujet s’institue de son rapport aux institutions dans lesquelles il est immergé. Il y a des pathologies familiales, par exemple, dans ce que dénonce Gide où le repli familial est important. Mais alors là vous décrivez ça « narcissisme » pris dans le sens de « repli narcissique ». Les inventeurs de la psychiatrie de secteur que j’évoquais tout à l’heure disaient qu’il suffisait de se promener dans les rues et s’il on voyait une petite maison où tous les volets étaient fermés, on pouvait être sûr qu’il y avait une psychose. C'est-à-dire que le repli familial sur la serre chaude faisait que ça devenait un bouillon de culture pour pathologie de repli narcissique au sens où Freud faisait de la psychose une pathologie narcissique.

Question : Alors est-ce qu’il pourrait y avoir un lien entre les pathologies du narcissisme et les mutations dans la famille ?

Philippe De Georges : C’est vrai qu’au cas par cas, on peut très bien recevoir un enfant et voir qu’effectivement la déliquescence du contexte dans lequel il est plongé fait qu’il ne trouve pas de repères symboliques qui lui permettent d’identifier les choses. Quelqu’un qui m’est proche me parlait de cas, d’enfants qu’elle reçoit chez qui l’absence de paroles structurantes, c’est-à-dire de paroles qui nomment des places symboliques dans le contexte familial, fait que l’enfant n’arrive pas à organiser un monde dans lequel il puisse distinguer les différences générationnelles, les différences de sexes et les différences de place qui pourraient être celles de « on est l’amant ou le conjoint de » « on est l’enfant de » etc. Donc dans ces cas-là on peut dire effectivement que quelque chose du contexte a un effet pathogène qui est producteur de psychose. Lacan dit quelque part que ce qui compte pour l’enfant, c’est comment lui est fourni ce nœud de savoir – formalisé dans des mots – sur « Que sont les gens par rapport aux autres ? Quels sont les liens ? ».

En finissant mon exposé, je me rendais compte que j’avais mis l’accent plutôt sur des changements qui s’opèrent du côté des dames. Il est évident que les adolescents garçons, par contrecoup de tout ce que nous venons de présenter, ont des difficultés à se faire une idée de ce que c’est que la virilité qu’ils auraient à intérioriser ou à assumer. Et le machisme dont on parlait est peut être justement une réponse, parce que tout ce qui est caricatural est une réponse commode. Si vous dites « un homme c’est ça », « une femme c’est ça », « un père c’est ça », ça tient très bien. Quelqu’un qui a un code social, un fondement dans la nature, ou encore dans la loi divine qui distribue les rôles, dispose d’une certaine aisance avec les rôles sociaux et les identifications. Ça peut le perturber profondément, mais disons qu’il sait qui est qui et quoi est quoi. Un adolescent à l’heure actuelle, même côté masculin, peut avoir une certaine difficulté à appréhender ce que pourrait être son propre rôle de père, s’il le devient un jour, d’avoir à répondre ou non à la demande d’enfant d’une femme. On voit des choses qui étaient un peu plus rares avant, qui concernent les difficultés des jeunes hommes à consentir à la demande d’un enfant par exemple. Alors qu’à l’époque où le schéma académique œdipien semblait fonctionner, on pouvait dire que le petit garçon intériorise qu’il va s’identifier au modèle paternel pour plus tard. Cela avait une logique normative, anticipatrice, ça pouvait paraître clair. C’est effectivement très délicat quand tous les protagonistes de la famille sont en crise et subissent ou assument un délitement des rôles traditionnels.

Question : Vous avez mentionné le père humilié. Est-ce qu’on peut parler, en parallèle de l’évacuation de la femme comme mère comme effet de l’autocréation ?

Philippe De Georges : Oui, je pense. Je pense qu’il faut observer tout ça, et il faudrait nourrir notre réflexion de cas cliniques. J’ai beaucoup travaillé quand j’étais jeune médecin dans des milieux éducatifs – pendant une quinzaine d’années – et je me souviens que dans les réunions où on parlait des enfants qu’on allait recevoir, on pouvait entendre : « on va avoir tel cas à traiter, le juge nous a donné telle famille ». Il y avait toujours quelqu’un, l’assistante sociale ou l’éducatrice qui avait eu le premier contact, qui racontait la constellation, et c’était toujours des cas complètement tordus, des trucs abominables, et tout le monde prenait des airs très graves et on se demandait comment le pauvre gamin pouvait se construire avec des situations pareilles. Certes, il y avait des enfants qui ne s’en sortaient pas, mais d’autres s’en sortaient très bien. Or, la gravité, la complexité ou le caractère insolite, non conventionnel des situations ou des choses que les enfants subissent, sont vécus très différemment d’un enfant à l’autre. C’est ça, la part du sujet. Quand je dis que chaque sujet fait son être sexué, c’est vrai de tout le reste.

Chacun de nous construit sa structure avec ce qu’il a vécu, mais sans qu’opère un déterminisme linéaire et mécanique. Jeune psychiatre, je lisais des études de gens qui disaient « les familles de... ». Il y avait la famille du psychotique, la famille d’enfants dangereux, la famille du toxicomane, etc. On cherchait des typologies, des familles pathogènes, voire mortifères. Mais, il y a un risque à créer des typologies et à créer une croyance déterministe du type « à famille comme ça, enfant comme ça ». Ce qui est intéressant, c’est de voir comment chacun invente sa solution ou ne l’invente pas, à partir du « programme » que l’Autre lui prépare.

Question : Selon Freud, le tabou de l’inceste était comme la première inscription en quelque sorte comme une condition pour la civilisation ou l’humanisation de l’être humain. Dans cette phénoménologie très diverse de cette mutativité, il y a un trait quand même qui reste comme un véhicule encore de ce tabou, jusque dans le cas de figure de la pédophilie. Qu’en est-il du lien entre les mutations actuelles et ce trait principal du tabou de l’inceste que Freud mettait en avant comme condition de l’humanisation ?
Philippe De Georges : Voilà, vous avez tout à fait raison : je n’ai pas parlé de tabou de l’inceste, mais j’ai évoqué la nécessité d’une médiation qui sépare l’enfant du corps de la mère. C’est ça que ça veut dire, parce chaque culture traite différemment l’inceste. Dans chaque organisation sociale, on dit ce qui est proscrit et ce qui est prescrit sur le plan des rapports sexuels. Vous ne pouvez pas coucher avec des cousins plus ou moins proches, etc. Mais c’est variable. L’invariable, que Freud pointait, c’est l’inceste à la mère. C'est-à-dire ce que j’appelais le rapport à l’origine. La question se pose toujours, non seulement du tabou de l’inceste, mais, sur un plan plus large, de ce qui permet de se distancier de son origine. On peut dire que le tabou de l’inceste qui était mis en avant par Freud, mais aussi par tous les gens qui se penchaient sur les cultures qu’on découvrait, c’est le noyau dur en somme de la question. Qu’est-ce qui fait que nous ne restons pas fixés au corps de notre mère et que nous pouvons aller faire lien social avec d’autres ? C’est là l’enjeu de tout le débat autour des mutations dont je parle. Comment peut-on faire cette séparation ? Comment le lien social peut fonctionner autrement que sur la base de l’Œdipe académique ?

[Applaudissements]

  • 1. De Georges Philippe La pulsion et ses avatars, Paris, Éditions Michèle, 2010
  • 2. Lacan Jacques, « Les complexes familiaux dans la formation de l'individu. Essai d'analyse d'une fonction en psychologie » (1938), in J.-A. Miller et J. Miller (éds.), Autres Écrits, Paris, Éditions du Seuil, 2001, pp. 23-84.
  • 3. Ansermet François, « Vertiges de l’origine, vertiges du devenir », exposé présenté dans Les Rencontres du Pont Freudien, Montréal.
  • 4. Cronenberg David (Auteur-Réalisateur). (2011). Une méthode dangereuse [Cinéma]. In J. Thomas (Producer). Grande-Bretagne, Allemagne, Canada et Suisse.
  • 5. Freud Sigmund, « Analyse de la phobie d'un enfant de cinq ans : Le petit Hans » (1909), in Cinq psychanalyses, Paris, Presses Universitaires de France, 1954, pp. 93-198.
  • 6. de Coulanges Fustel La cité antique. Étude sur le culte, le droit, les institutions de la Grèce et de Rome (1864), Paris, Flammarion, 1984.
  • 7. Laurent Eric, « L'Autre qui n'existe pas et ses comités d'éthique ». La Cause Freudienne, 02(35), 1997, 7-20.
  • 8. Nunberg Herman & Federn Ernst, Minutes de la Société psychanalytique de Vienne : les premiers psychanalystes (Vol.4 : 1912-1918), Paris, Gallimard, 1983.
  • 9. Nunberg Herman & Federn Ernst, Minutes de la Société psychanalytique de Vienne : les premiers psychanalystes (Vol.3 : 1910-1911), Paris, Gallimard, 1979.
  • 10. Nunberg Herman & Federn Ernst, Minutes de la Société psychanalytique de Vienne : les premiers psychanalystes (Vol.1 : 1906-1908), Paris, Gallimard, 1976.
  • 11. Nunberg Herman & Federn Ernst, Minutes de la Société psychanalytique de Vienne : les premiers psychanalystes (Vol.2 : 1908-1910), Paris, Gallimard, 1978.
  • 12. Lacan Jacques, Le Séminaire, Livre XX, Encore, 1972-1973 (J.-A. Miller, éd.), Paris, Seuil, 1975.
  • 13. Lévi-Strauss Claude, Les structures élémentaires de la parenté, (éd. 2e), Paris, Mouton, 1967.
  • 14. Lacan Jacques, « Les complexes familiaux dans la formation de l'individu. Essai d'analyse d'une fonction en psychologie » (1938), in J.-A. Miller et J. Miller (éds.), Autres Écrits, Paris, Éditions du Seuil, 2001, pp. 23-84.
  • 15. Balzac Honoré de, Le père Goriot, Paris, Gallimard, 1971.
  • 16. Corneille Pierre, Le Cid (1637), Paris, Éditions Flammarion, 2009.
  • 17. Gide André, Les nourritures terrestres; suivi de Les nouvelles nourritures (1897), Paris, Gallimard, 1970.
  • 18. Freud Sigmund, « Un enfant est battu : contribution à la connaissance de la genèse des perversions sexuelles » (1929), in Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973, pp. 219-244.
  • 19. Freud Sigmund, « Extrait de l'histoire d'une névrose infantile : l'homme aux loups » (1918), in Cinq psychanalyses, Paris, Presses Universitaires de France, 1954, pp. 325-420.