Ronald Portillo : Lʼinconscient et ses formations

Nous sommes heureux d'accueillir ce soir, pour cette cinquième rencontre du Pont freudien, Ronald Portillo, Psychiatre et psychanalyste vénézuélien, membre de l'École du Champ Freudien de Caracas et membre aussi de l'Association Mondiale de psychanalyse. M. Portillo a accepté notre invitation, ce soir, pour nous entretenir de l'inconscient et de ses formations et poursuivre sur ce thème un enseignement dans les séminaires qui vont suivre demain et dimanche.

Rappelons que le terme d'inconscient n'a pas été inventé par Freud. Il a été utilisé pour la première fois par un juriste écossais en 1751, et il faut attendre en 1878 pour qu'il apparaisse dans le dictionnaire de l'Académie française. L'inconscient dénote alors tout ce qui n'est pas conscient pour le sujet, ce qui échappe à la conscience.

Freud reprend ce concept mais il lui donne un sens nouveau, inédit. A son époque, la conscience de l'homme se veut la base de la raison humaine. Elle est le centre de la volonté, des idées et des sentiments. Or Freud découvre que l'homme est habité par des pensées organisées qui échappent à la conscience. La vision de l'Homme s'en trouve radicalement modifiée. Avec Freud, voilà que l'Homme, le moi conscient, n'est plus maître dans sa propre maison, qu'il ne contrôle pas tout, qu'il n'est ni autonome et ni sans faille.

Avec la découverte de l'inconscient, Freud ne s'arrête pas au seul déchiffrage des symptômes, il s'intéresse aussi à certains faits inexpliqués de la vie quotidienne, à ce qui vient briser la continuité logique de la pensée, des comportements et qui surtout nous surprend au moment où nous nous y attendons le moins. Ainsi les rêves, les lapsus, les actes manqués et les oublis deviennent des " formations de l'inconscient " qui malgré leurs différences, sont l'expression plus ou moins déguisée d'un désir refoulé, d'un vœu inconscient.

Or curieusement dans le champ de la psychanalyse, la primauté accordée à l'inconscient et à ses formations s'est peu à peu estompée. C'est d'ailleurs en réaction à un glissement subtil et progressif de la psychanalyse freudienne vers la psychologie et en particulier vers cette idée qu'il faut adapter le " moi ", voire le renforcer, que Jacques Lacan, lecteur de Freud, va en appeler à un retour à Freud.

En s'appuyant sur les avancés de la linguistique, de la logique et de la topologie, comme nous aurons l'occasion de le voir lors de nos journées, Lacan procédera à une formalisation de l'inconscient que Freud n'avait pu qu'esquisser. Là où Freud met l'accent sur la prééminence des mots, des associations libres, Lacan formule que l'inconscient est structuré comme un langage. À ce que Freud appelle " l'autre scène " Lacan pose que " l'inconscient c'est le discours de l'Autre ".

Alors, en quoi consiste ce quelque chose que Freud a appelé l'inconscient ? Comment se constitue-t-il dans son rapport au langage ? Qu'est-ce que ce " désir " qui vient au jour sous la forme déguisée des rêves, des lapsus, des actes manqués ? Quel lien y a-t-il entre le symptôme et ces formations de l'inconscient et de quel symptôme s'agit-il ? Un siècle plus tard, la découverte est-elle toujours aussi originale, insolite, n'est-elle pas plutôt dépassée ?

Voilà quelques questions au programme. Je cède la parole à Monsieur Portillo.

Ronald Portillo : Je vais commencer par vous parler d'une illusion qui est assez étendue dans le genre humain : l'illusion qui consiste à penser que c'est nous qui parlons, qui utilisons le langage comme si c'était le sujet, chaque sujet, qui maîtrisait sa langue. De cette illusion en a surgi une autre qui lui est corrélative et sur laquelle repose ce qu'on peut appeler la théorie de la communication, c'est-à-dire que c'est l'émetteur qui envoie le message.

La psychanalyse est venue, avec Freud, montrer le contraire de ces illusions. Ce n'est pas le sujet qui parle une langue, sa langue, mais au contraire c'est lui " qui est parlé par la langue ". De même, c'est le récepteur qui envoie le message à celui qui ensuite l'émettra. La découverte de l'inconscient par Sigmund Freud n'est autre chose que la constatation que " le sujet est parlé " et que " l'Autre est le vrai émetteur de tout message ". Quand un psychanalyste invite un sujet à associer ses pensées de façon libre dans l'expérience analytique, le sujet commence à dévoiler que c'est lui-même qui est parlé par la langue. Il commence à découvrir qu'il y a eu des mots, des termes, qui l'ont déterminé depuis toujours. Par l'intermédiaire d'un sujet, parle une autre chose, un ensemble d'éléments d'une langue qui n'ont pas seulement commandé sa pensée, mais aussi sa façon d'agir, de nouer des relations, d'aimer, en un mot : sa façon d'être. Cette Autre chose qui a de telles incidences sur nous, Freud l'a appelée l'inconscient.

En ce qui concerne la communication, c'est Jacques Lacan qui est venu renverser la conception classique de cette théorie en disant que c'est l'émetteur qui reçoit son propre message sous une forme inversée, c'est-à-dire que c'est l'Autre, le récepteur, qui va déterminer le sens de ce que nous voulons dire. C'est lui qui décide fondamentalement du sens de notre message, de la signification de ce qu'on dit. Parler à un autre n'implique pas savoir ce qu'on est en train de dire : c'est l'Autre qui peut sanctionner, valider, entériner les dits d'un sujet. Lacan désigne ce récepteur du message, l'interlocuteur, par le terme "Autre " avec majuscule : C'est le grand Autre.

Nous pouvons conjuguer ces deux aspects que nous venons de souligner et dire avec Lacan que l'être humain est parlé par l'Autre. D'où l'invention, la création faite par Lacan de l'expression " parlêtre " : l'être parlé par l'Autre. Le parlêtre dit toujours autre chose que ce qu'il veut dire et parfois, demande à être entendu au-delà de ce qu'il dit. La fonction du psychanalyste est précisément d'entendre le parlêtre au-delà de ce qu'il dit.

La découverte initiale de Freud, découverte magnifique et de grandes répercussions dans notre monde contemporain, est de prendre en considération des phénomènes situés au-delà de ce qu'on veut dire ou faire. Freud a intégré à la réflexion scientifique tout un registre composé d'éléments qui surpassent le monde conscient du sujet, comme vient de dire Michèle Lafrance. Ce sont des éléments marqués par l'incapacité, par le déplacement, par le peu-de-sens.

Freud a déployé tous ses efforts pour arriver à trouver une signification à ces phénomènes touchés par la négation du sens. Il pensait que tous les phénomènes de nature inconsciente étaient rapportés au langage et qu'ils pouvaient être saisis dans les moments de défaillance du discours, marqués par la chute, la faille, la faute, l'oubli, le déplacement du sens. A ces modes d'expression de l'inconscient, identifiés par Freud comme : le rêve, l'oubli, le mot d'esprit, l'acte manqué et le symptôme, Lacan a donné le nom de " formations de l'inconscient  ".

Aux formations de l'inconscient, caractérisées par le manque de sens, Freud a assigné une signification. Il a pu établir le côté affirmatif, positif, dans le trait, dans le caractère négatif du sens. Ce qui est posé par Freud, c'est que le sens doit être cherché au-delà du dit formel, du dit conscient. Le sens, le sens inconscient, réside justement dans ces formations qui apparemment n'ont pas de sens.

Ce qui a commencé avec la découverte de Freud est une façon particulière, originale d'aborder le langage. Dire plus que ce qu'on sait, ne pas savoir ce qu'on dit, dire autre chose que ce qu'on dit, ne sont pas pour Freud des défauts de la langue. Ce sont des propriétés inévitables, incontournables de l'acte de parler que Freud assimile au fonctionnement de l'inconscient. De cette formulation dérive une thèse fondamentale chez Lacan : le signifiant, terme pour désigner le mot parlé ou écrit, et le signifié (c'est-à-dire la signification de ce qu'on dit ) ne sont pas équivalents, ne se correspondent pas. C'est un leurre de croire que le signifiant est utilisé pour dire ce que je veux dire. Il y aura toujours un écart entre parler et vouloir dire, entre ce que je dis et ce que je veux dire :

dit Ô écart.
vouloir dire

La thèse de Lacan, au contraire de ce qu'affirmait Ferdinand de Saussure, le père, comme vous savez, de la linguistique structurale, c'est que le signifié est un résultat, un effet du signifiant, c'est-à-dire que les mots que j'utilise ne sont pas pour dire ce que je veux signifier ; au contraire, ce que je veux exprimer est déterminé par les signifiants de mon discours. La signification de ce que je veux dire dépend des signifiants utilisés, elle est produite par les jeux de permutations des signifiants. Le sens de mon discours, sanctionné en dernière instance par l'Autre, va surgir de deux formes de fonctionnement du signifiant : c'est ce que Lacan, en suivant Quintilien, a nommé la métaphore et la métonymie. ( Lacan suit à cet égard les travaux de Roman Jakobson.) Tandis que la première, la métaphore, produit, génère du sens ; la deuxième, la métonymie produit une réduction, une soustraction du sens.

Il faut savoir, qu'autant dans l'addition métaphorique que dans la soustraction métonymique du sens, il existe toujours le malentendu. C'est un fait propre à la structure du langage placé au centre de la problématique de la communication. L'inconscient freudien, en tant qu'il présente la structure d'un langage, est un tissu de malentendus qui ont été inscrits dans le sujet et qui ont déterminé, d'une façon singulière, ce qu'on peut appeler le destin d'un sujet. L'existence de malentendus dérive précisément du décalage structural présent dans le rapport du signifiant au signifié. Il y a toujours une inadéquation entre les deux.

Cet écart peut être exprimé en termes de quantité, de façon logique, de deux façons. Il peut être décrit comme une surabondance de signifiants par rapport à des signifiés déficitaires, c'est une des formes ; ou au contraire il n'y a pas assez de signifiants, de termes pour ce qu'on a à signifier. Cette dernière façon est choisie par Lacan : il manque toujours au moins un signifiant pour représenter le signifié, ce qu'on veut signifier. Et le signifié par excellence c'est le sujet. C'est ce qu'on a à signifier : le sujet. Cela veut dire qu'il y a une impossibilité de tout dire sur le sujet, qu'il manque toujours un signifiant pour représenter le sujet. D'où le malentendu. Tout malentendu est un malentendu sur le sujet, du fait qu'on ne peut pas dire tout sur lui. Il y a un manque fondamental du langage pour rendre compte du sujet, et à partir de Freud nous pouvons dire : il y a un manque fondamental du langage pour rendre compte du sujet de l'inconscient.

Par la métaphore, en tant qu'elle place un signifiant à la place d'un autre, la langue essaie d'ajouter un plus de signifié, un plus de signification sur le sujet. Tandis que la métonymie prend la partie pour le tout, c'est-à-dire un signifiant placé à côté d'un autre, par ces moyens-là on soustrait de la signification. Dans un cas comme dans l'autre, soit par excès, soit par défaut, la métaphore et la métonymie sont des mécanismes par lesquels la langue tente de trouver une représentation signifiante du sujet. Le résultat sera toujours décevant.

Les formations freudiennes de l'inconscient sont présentées par Lacan comme ayant une structure de langage. Et si Freud parle de condensation et de déplacement comme mécanismes qui sont à la base de la constitution des expressions de l'inconscient, Lacan va traduire ces mécanismes comme métaphore et métonymie respectivement. Donc, on peut dire avec Lacan que les fonctions de l'inconscient vont se situer dans la frange de l'écart existant entre le signifiant et le signifié. Ces formations surgissent comme une expression de l'inconscient pour véhiculer une représentation signifiante du sujet.

Ce qui est frappant, quand même, c'est que Freud va chercher la représentation du sujet, du sujet de l'inconscient, dans une série de phénomènes qui ont un trait commun : l'absence de sens. Dans la première partie de son œuvre Freud va centrer sa théorie de l'inconscient sur ces phénomènes de non-sens qui constituent les formations de l'inconscient. Il fait apparaître une dimension obscure du sens, déterminé par le signifiant, par ce que Lacan appelle une chaîne signifiante. Mais ce n'est pas uniquement le non-sens qui est ainsi déterminé, le sens aussi bien sûr. Une partie de non-sens accompagne toujours comme une ombre le surgissement du sens.

Mais quel traitement Freud propose-t-il pour les formations de l'inconscient ? C'est Lacan qui nous donne la clé de la réponse : traiter les formations de l'inconscient comme un palimpseste.

La célèbre définition par Lacan de l'inconscient comme " un chapitre censuré " ou " effacé de la vie d'un sujet " renvoie à la qualification de l'inconscient comme un lieu, le lieu de ce qui manque de sens, ou plutôt le lieu où la continuité du sens est interrompue. L'inconscient, pour Lacan, désigne une discontinuité, fondamentalement, une discontinuité du sens. A cet égard, l'expérience analytique fondée essentiellement sur l'interprétation de l'analyste, consiste à rétablir d'une certaine façon la continuité du sens interrompu. Cela explique que Lacan en soit venu à définir la structure même du sujet, tout comme celle de l'inconscient, comme une discontinuité. Il faut faire la différence, à partir de l'inconscient comme discontinuité du sens, entre le sujet de l'énoncé, c'est-à-dire le sujet qui parle, qui dit " je " dans son discours, et le sujet de la discontinuité du sens, c'est-à-dire le sujet de l'inconscient proprement dit : c'est le sujet de l'énonciation.

Ce qui relève de l'inconscient a à voir avec l'existence d'une instance du dire, l'énonciation qui n'implique aucun " je " de l'énoncé ; un dire qui ne se supporte que de l'absence du sens, ce qui dénote un manque de signifiant.

Le non-sens révèle qu'il y a quelque chose qui a limité, qui a fait obstacle au surgissement du sens ; quelque chose qui trouble l'être même du sujet et qui ne se laisse pas entièrement ramener aux signifiants qui sont des signifiants de l'Autre, en tant que lieu ou trésor des signifiants.

Il y a dans l'inconscient un défaut qui tient à sa structure. Les formations de l'inconscient viennent montrer ce manque, ses manifestations, en même temps qu'elles essaient de représenter le sujet. Les formations de l'inconscient montrent la faille de la structure du langage. Les signifiants sont toujours déficitaires pour représenter le sujet. Il ne faut pas croire que ce manque est dû à l'effacement d'un signifiant quelconque qui puisse apporter le fait de la vérité du sujet. Produire, en termes signifiants, ce qui a été refoulé dans l'inconscient ne suffit pas à donner raison d'une formation de l'inconscient. Quand on parvient à donner un sens aux formations de l'inconscient, n'importe laquelle, comme c'est le cas pour un lapsus, un oubli ou un mot d'esprit, cela ne livre pas ce qui est derrière toute expression de l'inconscient. Ce qui est derrière de toute expression de l'inconscient : c'est le désir. Freud lui-même nous présente plusieurs de ses formations de l'inconscient : rêves, oublis... où il nous donne une approche du sens manquant qui ne peut provoquer un rêve que dans la mesure où il est en liaison directe avec un désir refoulé. La métaphore et la métonymie, comme on l'a dit, ont un rapport très étroit avec la discontinuité du sens. Dans un texte nommé L'instance de la lettre  Lacan joint l'addition du sens de la métaphore au symptôme, tandis que la soustraction du sens de la métonymie est liée au désir. Que ce soit par addition ou par soustraction, ce que montrent la métaphore et la métonymie c'est la discontinuité de la chaîne signifiante et de son effet de sens. La discontinuité d'une chaîne signifiante, Lacan va l'appeler sujet. Face à cette discontinuité comme manque d'un signifiant, le langage va procéder par la production de formations de l'inconscient, comme le symptôme. Toutes les formations de l'inconscient sont construites comme des métaphores, c'est-à-dire des compositions sémantiques sous lesquelles se glisse le désir exprimé, lui, sous la forme métonymique. C'est pour cette raison que Lacan affirme: "  Il n'y aurait pas de métaphore s'il n'y avait de métonymie ", c'est-à-dire qu'il n'y aurait pas de formations de l'inconscient s'il n'y avait pas de la métonymie du désir. On peut lire cette phrase à partir du déplacement métonymique du désir refoulé qui cherche une résolution, une satisfaction dans les formations métaphoriques de l'inconscient. C'est-à-dire que s'il n'y avait pas de désir refoulé il n'y aurait pas de métaphore, pas de formations de l'inconscient. Parce que c'est le désir refoulé, glissant sous la forme métonymique de la chaîne signifiante, qui agit, qui trouve résolution ou satisfaction dans les formations métaphoriques de l'inconscient. L'existence même de l'inconscient trouve sa constitution à partir de la condition glissante inextinguible du désir, caractérisé - bien sûr - comme inconscient.

En associant le désir inconscient à la métonymie Lacan le lie à une impossibilité : le désir est défini par l'impossibilité de recevoir un sens de l'articulation signifiante. Le désir résiste à toute signification. C'est le point souligné par Lacan quand il dit : "  que le désir soit articulé, c'est justement par là qu'il n'est pas articulable. " Il dit cela dans Subversion du sujet, dialectique du désir.

Les formations de l'inconscient, selon Freud, comportent une réalisation du désir, mais ça ne veut pas dire que le désir soit entièrement et définitivement attrapé par une formation inconsciente quelconque. Il est peut être là articulé à cette formation de l'inconscient en question, mais la condition essentielle du désir est de n'être articulable à aucune fonction signifiante ; c'est pour ça qu'il glisse toujours, le désir est toujours désir d'autre chose.

Freud définit les productions de l'inconscient comme des réalisations ou accomplissements du désir, c'est-à-dire un mouvement qui tend à la reproduction des perceptions qui sont transformées en signes de satisfaction. (Pour le dire dans les termes de l'Entwurf freudien). La réalisation du désir ne serait trouvée que de façon hallucinatoire ou dans les formations de l'inconscient, phénomènes névrotiques inclus. Bien sûr Freud établit un rapport étroit entre désir et besoin, en particulier la trace du souvenir laissée par la première satisfaction éprouvée. Satisfaction éprouvée - comme vous le savez bien, peut-être - de façon hallucinatoire. C'est écrit dans l'Entwurf, l'Esquisse pour une psychologie scientifique.

Lacan, pour sa part, met le désir au centre des développements freudiens. Bien sûr, il existe une dialectique du désir qui est tout à fait comparable avec le décalage qui existe entre le signifiant et le signifié, entre ce que je dis et ce que je veux dire. Ce que Lacan nomme " désir " c'est justement l'écart qu'il y a entre le besoin et la demande qui véhicule ce besoin. Entre ce qu'il appelle intention et demande. La satisfaction, ce qu'on obtient de ce qu'on a demandé, est toujours déplacée par rapport à ce qu'on voulait. Ce désaccord, cette marge, c'est par excellence le désir. À cet égard on peut dire que le désir est lié à une insatisfaction, tant du point de vue de la demande que du système signifiant.

Pourtant il y a en permanence un décalage dans toute expression verbale entre émetteur et récepteur, entre le message envoyé et le message reçu, entre ce que l'on veut dire et ce que l'on dit; mais aussi entre ce que l'on demande et ce que l'on obtient. C'est une dimension marquée par l'insatisfaction. Mais parfois surgit, malgré tout, une situation de satisfaction du désir. C'est le cas des formations de l'inconscient, symptôme névrotique compris.

Quand le message, toujours insuffisant, arrive à son destinataire et que l'autre peut entendre son au-delà, quand l'autre peut accueillir le lapsus, le mot d'esprit, etc., et les entendre au-delà, le miracle de la satisfaction du désir peut se produire.

Les formations de l'inconscient ont valeur d'accomplissement du désir inconscient. C'est la valeur attribuée par Lacan au symptôme en tant que métaphore. Les symptômes comme les autres formations de l'inconscient, ont pour fonction d'arrêter, de coaguler le déplacement incessant du désir réalisé sous la forme métonymique du langage. D'où l'usage par Lacan de l'expression "  métaphore naturelle " à propos des formations de l'inconscient : elle serait la " transition idéale du désir accédant à l'autre ", dit-il dans le Séminaire V Les formations de l'inconscient. De même pour le trait d'esprit : Lacan affirme qu'à cause d'un forçage " il passe (le trait d'esprit) l'ombre heureuse, le reflet de la satisfaction ancienne ", c'est-à-dire de la satisfaction de l'enfant. Il est clair que pour Lacan, de même que pour Freud, les productions de l'inconscient comportent une réalisation, une sorte de satisfaction du désir. Freud considérait que par les irruptions de l'inconscient le désir, de provenance infantile et d'habitude refoulé, trouvait à se réaliser. C'est l'axe principal utilisé par Freud pour rendre compte des formations de l'inconscient.

Dans la perspective lacanienne, nous trouvons alors deux façons d'établir une liaison entre le désir et les mécanismes du langage. La métaphore concerne la fixation du désir à l'Autre, illustré par le symptôme et les autres formations de l'inconscient. La métonymie définit le désir comme non fixé, à savoir comme désir d'autre chose, en glissement permanent; c'est le versant du désir comme énigme, comme " x " d'une équation à résoudre. Si les formations de l'inconscient sont posées comme réponses, comme fixations du désir, l'énigme du désir véhiculé par la métonymie de la chaîne signifiante constitue l'essence même du désir. Cette énigme du désir essaie de trouver une place dans l'expérience analytique. L'interprétation analytique, c'est-à-dire l'interprétation freudienne, est née de la nature du désir comme énigme, laquelle est totalement solidaire de la définition de l'inconscient. L'inconscient freudien se définit par le fait d'être susceptible d'interprétation.

Freud a débuté en démontrant que le rêve était interprétable. C'est justement le titre de l'un de ses travaux canoniques sur l'inconscient : L'interprétation des rêves , qui avec la Psychopathologie de la vie quotidienne  et  Le mot d'esprit et sa relation à l'inconscient  constituent le corpus essentiel de la démonstration freudienne de la découverte de l'inconscient. Dans sa pratique psychanalytique, Freud interprétait le symptôme en termes de désir refoulé et il a étendu sa démonstration aux formations de l'inconscient.

On peut se demander quelle est la condition pour que ces formations soient susceptibles d'être interprétées. La réponse que donne Jacques Alain Miller dans son cours La fuite du sens est la suivante : Qu'on puisse déceler dans ces formations de l'inconscient une intention de signification. C'est à partir de ça que l'on peut interpréter une formation de l'inconscient, c'est-à-dire à partir de la conception qu'elles veulent dire quelque chose. Comme on l'a vu, cette intention de signification est articulée à une impuissance fonctionnelle à dire, un impossible à dire. Le " vouloir dire " des formations de l'inconscient est confronté à un indicible. Le résultat est patent : Dans l'expression de l'inconscient il y a toujours un dire à côté. D'où la réflexion de Lacan sur l'interprétation analytique : Un dire à côté. L'inconscient arrive à dire, mais de façon voilée, toujours déguisée.

Freud part, dans ses travaux magistraux sur l'inconscient, d'exemples pris au dehors de l'expérience clinique, démontrant qu'ils sont interprétables. C'est à partir justement de cette constatation freudienne, soulignée par Lacan, que J.A. Miller a formulé sa thèse de " l'inconscient interprète ". Une phrase du séminaire Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse vient à l'appui de cette formulation déduite de l'élaboration freudienne. C'est la suivante : " l'interprétation (...) ne fait que recouvrir le fait que l'inconscient (...) a déjà dans ses formations - rêves, lapsus, mot d'esprit ou symptômes - procédé par interprétation. "

C'est-à-dire que les formations de l'inconscient sont déjà, pour Lacan, une interprétation de l'inconscient, une interprétation - bien sûr - cryptée, chiffrée. Freud cataloguait ce type de fonctionnement de l'inconscient comme des " modes particuliers de travail ". Les traits essentiels de ces modes de travail peuvent être appréciés dans toute la série de phénomènes de l'inconscient. Ils sont rapportés par Freud à des condensations et formations de compromis où se présente la même situation : Une pensée inconsciente, dit Freud, arrive à s'exprimer par des chemins inédits, au moyen d'associations les plus étranges, arrivant à la fin à modifier d'autres pensées. Freud soutient que l'absurdité la plus accentuée ou l'erreur présente dans un rêve se produisent de la même façon que les absurdités ou erreurs courantes de notre vie quotidienne, comme c'est le cas pour les lapsus, les oublis de noms propres, de mots étrangers ou de phrases, de même les trébuchements dans le dire, les actions symptomatiques, fortuites ou d'actes manqués. Idem pour les symptômes névrotiques: Ils reprennent le même mécanisme que les rêves et les actes manqués du quotidien. Le caractère commun à tous les cas réside dans ce que les phénomènes inconscients sont l'expression d'un matériel psychique qui a été refoulé mais qui n'a pas été dépossédé de toute sa capacité à s'exprimer. Les formations de l'inconscient sont le résultat d'un processus de refoulement incomplet, déficitaire.

Très tôt, fut évidente pour Freud, l'analogie existant entre rêve et symptôme ; les deux répondant à l'idée d'un accomplissement de désirs inconscients, c'est-à-dire refoulés. Le texte L'interprétation des rêves rend compte de cette analogie.

Après  L'interprétation des rêves  (1900), la  Psychopathologie de la vie quotidienne  (1901) viendra faire la liaison entre rêve, symptôme, lapsus, oubli et actes manqués. La structure de ces phénomènes renvoie au même processus : Le désir refoulé trouve à se satisfaire par leur intermédiaire. Avec le texte Le mot d'esprit  et sa relation à l'inconscient , Freud réalise une étude très méticuleuse du travail, c'est-à-dire de l'Arbeit du mot d'esprit dont il arrive à démontrer qu'il est l'homologue du Traumarbeit, le travail du rêve est le même que le travail du mot d'esprit. Le travail du rêve est homologue aussi du reste des formations de l'inconscient. Freud démontre que la technique du mot d'esprit est la technique du signifiant, la même qui est en jeu dans la technique du rêve.

Freud signale dans le livre sur  le mot d'esprit  qu'il existe un élément à distinguer parmi les éléments de travail du rêve : C'est le processus de condensation, de métaphore dirons-nous avec Lacan, qui offre la plus grande parenté avec celui qui est utilisé par la technique du mot d'esprit, étant donné que celui-ci prend un raccourci et invente des formulations substitutives présentant le même caractère. La condensation peut apporter des produits mixtes de personnes et d'objets, présents dans les images du rêve et qui sont reconduits à des mots que l'analyse peut décomposer. Dans d'autres cas, la condensation procède par la voie de la similitude entre personnes ou objets, sauf qu'un trait ajouté ou modifié proviendrait d'une autre source, différente de celle du signifiant.

Le rêve autant que le mot d'esprit travaille par condensation en produisant mixtures et similitudes imparfaites. D'où la connexion directe que fait Freud entre le travail de l'un et de l'autre, la relation du mot d'esprit à l'inconscient, dans l'élaboration freudienne, passe par le rêve.

Freud, de façon générale, considère le travail du rêve comme l'ensemble des processus de modification qui ont participé au passage de pensées oniriques latentes au rêve manifeste. La réalisation de ce passage comporte la présence d'un désir dans les pensées oniriques latentes ; il s'agit du désir inconscient qui va produire le rêve et se satisfaire en lui. Le travail du rêve va produire non seulement une compression, une condensation des pensées latentes mais aussi un déplacement de l'importance et de la localisation dans le passage des pensées oniriques au contenu manifeste du rêve. Le désir inconscient agissant dans le processus du travail du rêve est aussi présent de la même façon dans le travail du mot d'esprit. Le caractère propre au mot d'esprit et l'effet qu'il produit sont liés aux mêmes formes d'expression, parmi lesquelles la condensation, le déplacement, c'est-à-dire la métaphore et la métonymie. Elles sont également les formes d'expression signifiantes de toute la série des formations de l'inconscient.

Freud établit l'existence du même  " mode de travail " pour les autres formations de l'inconscient. C'est le même travail psychique qui produit tantôt l'acte manqué tantôt le rêve et les symptômes soit hystériques, soit obsessionnels. Quand on fait la comparaison entre ces formations, on peut arriver à la conclusion que la frontière entre le sujet normal, affecté de rêves, lapsus ou mots d'esprit, et le sujet névrosé, souffrant de symptômes, est très diffuse. La position freudienne à cet égard est très claire : La manifestation des formations psychiques dans la vie quotidienne constitue une sorte de virement des symptômes à des fonctionnements psychiques de moindre importance, tandis que ce qui a plus de valeur psychique n'est pas touché, ne souffre d'aucune perturbation. Au contraire l'irruption des opérations inconscientes dans la vie sociale d'un sujet, dans sa vie sexuelle ou dans son travail, produit des cas graves de névroses ; ce type de perturbations permet de mieux montrer la particularité des extériorisations de l'inconscient. De cette façon Freud, à la fin de son texte sur la  Psychopathologie de la vie quotidienne , divise très bien les phénomènes inconscients en deux types : Ceux qui produisent des perturbations au niveau des opérations psychiques d'importance "minimale", comme le rêve, le lapsus, l'oubli, l'acte manqué, et ceux qui dérangent les fonctions psychiques plus élevées, c'est-à-dire les symptômes de la névrose.

A propos des symptômes Freud va ajouter, dans la présentation de son célèbre cas Dora, - faite dans un article contemporain des textes majeurs sur la découverte de l'inconscient, texte qu'il faillit nommer Rêves et hystérie - un composant particulier : la fantaisie inconsciente, ce que nous appelons, avec Lacan, le fantasme. Selon Freud, le symptôme ne serait pas seulement un fait de langage, de message crypté, mais aussi la signification d'un symptôme veut dire la figuration ou la réalisation d'un fantasme de contenu sexuel. Le symptôme comporte la figuration d'une situation sexuelle, ce que Lacan va appeler une jouissance. Face à cette réalisation fantasmatique se situe une autre partie, un autre composant du symptôme qui va agir comme une sorte de formation réactive, un symptôme se produit par la création d'une solution de compromis entre la réalisation du fantasme, inconscient - bien sûr -, et une force qui lui fait face.

De cette façon nous trouvons une autre différence du symptôme par rapport aux autres formations de l'inconscient, qui ne constituent pas une solution de compromis entre forces opposées. Le lapsus, l'oubli, le mot d'esprit, l'acte manqué, ne se produisent pas comme l'effet d'une confrontation ; au contraire, ils sont le résultat d'une opération psychique par laquelle le désir refoulé profite de certaines situations, de certaines conditions, pour émerger de l'inconscient. Bien sûr, situations ou conditions rapportées à la dimension du langage. Mais tout, dans les formations de l'inconscient, n'est pas langage, n'est pas affaire de signification. Il ne suffit pas de la dimension du langage pour produire une formation de l'inconscient. Nous avons vu l'accomplissement du désir ou la figuration d'un fantasme. En tout cas il y a dans ce type de phénomènes une double composition : Une partie liée au signifiant, à la signification qui en dérive, c'est le composant symbolique de la formation de l'inconscient ; et une partie liée à une satisfaction, au plaisir et à ce qui peut se situer au-delà, c'est la partie du réel des formations de l'inconscient. Il y a des formations qui montrent de préférence leur face symbolique, comme c'est le cas pour les rêves, le lapsus, l'oubli ou l'acte manqué. Il y en a d'autres qui peuvent présenter d'emblée une liaison évidente avec une satisfaction de type pulsionnel, comme certains mots d'esprit et symptômes qui illustrent le côté réel de l'inconscient.

En tout cas Lacan a attiré l'attention sur le fait que Freud a lu les formations de l'inconscient comme on peut déchiffrer un message chiffré. Cette expression du message chiffré comporte deux aspects : celui de message et celui de chiffre. La forme message vient du champ de la communication, tandis que la forme chiffre, nous rappelle Jacques Alain Miller dans son cours Ce qui fait insigne de l'année 1987, concerne la manipulation, l'utilisation qui est faite du message. Ainsi le message, véhiculé par des signifiants, est émis au service du chiffre. Ce qui est chiffré par le message inconscient est la jouissance. Les formations de l'inconscient, par voie de métaphore ou de métonymie, distinguent un effet de sens tandis que par le moyen du chiffrement elles couvrent un effet de jouissance. On apprécie particulièrement cette double composition dans le symptôme. C'est pour cela que l'on peut considérer l'inconscient, et toutes ses formations, comme un symptôme, comme cela a été formulé par Freud, comme on l'a vu, à la fin de la  Psychopathologie de la vie quotidienne . Cette considération est celle qui permet à Lacan de définir " le symptôme comme un mode de jouir de l'inconscient, en tant que l'inconscient détermine le sujet ".

Merci.

Les questions de l'auditoire étant malheureusement inaudibles à l'écoute de la cassette, nous n'avons pu les transcrire ici.

Michèle Lafrance : J'aimerais que vous nous apportiez une petite précision sur ce que vous entendez par : " C'est l'autre qui peut entériner le message du sujet ". De quel autre s'agit-il dans ce cas-là ?

Ronald Portillo : Oui. Alors, c'est vrai, cette expression je l'ai utilisée à propos de la théorie de la communication qui est modifiée par Lacan. On entendait toujours, on continue à entendre que c'est l'émetteur qui émet son message. En premier lieu, c'est l'autre qui entend le message, qui va donner à l'émetteur la signification du message.

Mais aussi, j'avançais un peu avec cette expression, avec justement le mot " entériné ", sur ce que je vais travailler avec vous à propos du mot d'esprit. C'est Lacan qui dit de façon très précise qu'il faut au mot d'esprit, pour exister, l'approbation ou l'homologation, il lui faut être entériné par l'Autre, c'est-à-dire que c'est l'Autre qui va donner au mot d'esprit la sanction pour qu'il soit ou non un vrai mot d'esprit. Et je crois que c'est valable pour les autres formations de l'inconscient. Oui, d'un certain point de vue, parce que le rêve s'est formé par des pensées ; les pensées sont composées par des signifiants ; les signifiants sont de l'Autre. C'est avec les signifiants de l'Autre qu'on construit un rêve. Alors, vous voyez ce qui est en jeu là, c'est la dimension d'adresse : l'aller et retour, c'est comme un voyage, aller et retour.

Ceci, c'est du côté de la communication, mais ce qui est intéressant aussi c'est que la construction du graphe du désir qui est si important dans l'enseignement qui est un point charnière, un point fondamental est fait sous la considération... - c'est pour cela que j'ai beaucoup apprécié votre question - c'est parce qu'à un certain moment Lacan est obligé de dire que l'Autre est aussi un sujet. Alors, à ce moment-là, il produit la construction du deuxième étage du graphe.

C'est très important la construction du deuxième étage du graphe parce que c'est le niveau justement de la pulsion. C'est le niveau de la satisfaction pulsionnelle dont je viens de parler à la fin de mon intervention. La satisfaction pulsionnelle est présente dans toute formation de l'inconscient.

Auditoire : ...(inaudible)

Ronald Portillo : Ce n'est pas moi qui dois faire l'interprétation. C'est vous. En tout cas, moi je suis ici en position d'analysant, et, c'est vous qui êtes d'une certaine façon dans la position d'analyste. Mais, je vais lire - si vous me permettez un instant-, je vais lire la façon dont mon ami Di Ciaccia a commencé une conférence, la dernière conférence publique - je ne sais pas si vous étiez là- qu'a fait le Pont Freudien. Antonio Di Ciaccia avait dit : " Évidemment je ne sais pas à qui je m'adresse, et donc, quand j'ai préparé un texte, j'ai espéré pouvoir avoir un écho de ce que je viens dire. " Voilà.

Alors l'écho cela fait fonction d'Autre, pour moi. L'écho de ce que je viens de vous dire, l'écho que vous pouvez faire résonner, chez vous, ça va faire fonction d'Autre, pour moi, tandis qu'en tant que moi je veux... - C'est bien, une discussion ! Parce que comme ça nous pouvons apprécier si notre discours a été plus ou moins... - bien sûr, la dimension d'un malentendu est toujours présente-... si plus ou moins sommes arrivés à passer le message.

Alors, justement c'est vous, en tant que grand Autre, qui êtes en charge. C'est l'Autre qui est en charge de sanctionner, de donner la signification à ce que je viens de dire. Bien sûr, c'est vrai qu'on prépare une conférence avec des textes, avec des citations très précises, on fait une construction.

Dans l'expérience analytique, je vous ai dit quelque chose à ce propos-là... L'analyste, d'une certaine façon, surtout au début de la cure, occupe la position de l'Autre, de l'Autre qui va sanctionner ce que vous venez de dire, en tant qu'analysant. Sanctionner, par exemple, c'est comme un texte.Une séance analytique c'est comme un texte - je l'ai dit hier, j'en ai parlé avec les groupes d'Iris - c'est comme un texte à ponctuer. La ponctuation est faite par l'Autre. C'est l'Autre qui met la " coma ", les guillemets, le soulignement, le point final et tout ça. Vraiment, la scansion de ce que l'on dit est faite par l'autre. De ce point de vue-là, c'est à partir de vous que mon message peut prendre une signification, un sens. Et j'espère - bien sûr- que mon intervention produira un sens, chez vous, en vous rattachant au discours psychanalytique et au travail que le Pont freudien est en train de faire ici.

Auditoire : ...

Comme nous le verrons lors des séminaires, je viens de parler d'un texte, d'une ponctuation. Il y a une évolution dans la pensée de Freud, il y en a une aussi dans celle de Lacan, parce qu'à la fin, il ne rattache pas l'inconscient à la parole mais à l'écrit, c'est-à-dire à la lettre. Bien sûr, vous avez très bien saisi, avec votre association magnifique, l'importance de l'articulation de l'inconscient à l'écrit.

C'est pour ça que les choses deviennent plus compliquées par ce que Lacan a d'abord abordé la question du signifiant, mais à la fin de son enseignement, la relation au signifiant va se centrer sur la lettre, c'est à dire non pas sur le signifiant, mais sur le signe. Il y a une différence entre signifiant et signe parce que le signifiant c'est quelque chose qui renvoie toujours la représentation à un autre signifiant, tandis que le signe est un signe tout seul

Auditoire : ...(question à propos du transfert, du miroir, métaphore du brouillon - ndlr -)

Ronald Portillo Tout à fait, tout à fait d'accord, vous êtes, bien sûr, sur le chemin de la chose, c'est comme ça : Le désir est toujours mêlé à cet affect de l'inscription, à l'affect de l'inconscient, à l'affect de l'adresse, à la dialectique entre la demande et le désir. C'est Lacan qui, d'une façon magistrale, géniale, a fait cette liaison justement.

Michèle Lafrance : Est-ce que vous pourriez développer les deux façons d'établir la question du désir soit par la métaphore, qui est une fixation du désir à l'Autre soit la métonymie où le désir, non fixé, est toujours désir d'autre chose ?

Ronald Portillo : Oui. C'est un point important de mon intervention parce que j'aborde, je pose deux voies pour le désir. La première voie, le premier schéma c'est le schéma de la métaphore, c'est-à-dire le schéma de ce que Freud appelait l'accomplissement du désir.

Le désir par essence n'est pas fait pour être accompli, pour être réalisé. C'est quand même bizarre que Freud dise : " Il y a dans le rêve, dans le symptôme, un accomplissement du désir. " Voilà. Alors, je pose - parce que c'est une chose à moi- je pose que la métaphore est une façon d'articuler le désir, de l'apprivoiser, de le prendre, de le rendre d'une certaine façon pulsionnel. Il est attrapé par la métaphore, coagulé comme ça.

Mais ce n'est qu'une partie du désir. Pas tout le désir est accompli, pas tout est articulé à une formation de l'inconscient. Parce que, Lacan entre là dans cette dialectique, le désir est par essence inarticulable.

D'une certaine façon, les formations de l'inconscient sont instantanées. Il y a un type de formations de l'inconscient qui sont comme un " flash " un rêve, ça y est ! Un lapsus, ça y est ! Un mot d'esprit, ça y est ! Le symptôme c'est autre chose. La dimension de la temporalité dans les formations de l'inconscient que Freud appelait minimale, d'importance minimale... - c'est un mot qui n'est pas tout à fait juste, parce que... bon, elles ne sont pas minimales, il y a certains rêves qui décident même de la vie d'un sujet, non ? -

Mais la métaphore coagule, fixe le désir. Tandis que la métonymie permet le glissement du désir.

Je ne sais pas si vous avez en tête, cela est bien illustré - et je vais rappeler cette articulation dans mon séminaire - c'est bien illustré dans le graphe du désir. Alors, vous voyez, la métaphore c'est la fixation du désir dans la signification : s (A), tandis que le versant métonymique du désir monte dans le graphe jusqu'en haut, jusqu'à la pulsion. C'est pour cela qu'il y a une dimension du symptôme qui n'est pas seulement liée à la figure de la métaphore. Il y a aussi, plus présente, plus évidente, pour le symptôme, il y a aussi une autre voie, il y a aussi un autre parcours qui monte jusqu'à la pulsion et descend par le biais du fantasme pour s'articuler en bas, aussi, avec le s (A).

Je vous explique cela... Il y a deux dimensions dans le désir : la dimension métaphorique et la dimension métonymique. La dimension métaphorique est liée à toutes les formations de l'inconscient, mais il y a une dimension du désir qui n'est pas fixée. Alors c'est cela le désir qui glisse toujours, et qui toujours va glisser, parce que le désir c'est désir d'une autre satisfaction et le désir jamais ne sera objet de satisfaction. Les formations de l'inconscient, on peut dire que c'est une voie perverse, étrange. C'est un détour qui arrive à fixer soit d'une façon temporaire - c'est le cas du rêve, du mot d'esprit et du lapsus -, soit d'une façon plus allongée dans le temps comme c'est le cas pour le symptôme.

Auditoire : ...(Question à propos de l'énergie libre et de l'énergie liée - ndlr-)

Ronald Portillo : Tout à fait Nicolas, cela a rapport avec le processus primaire et le processus secondaire chez Freud. Vous savez, il y a un texte qui est une espèce de continuation de l'Esquisse. Ce texte de 1895, d'Hélène Deutsh Les deux principes du fonctionnement psychique. Freud expose ces deux termes : l'énergie libre, les processus primaires qui ne sont pas encore liés... - Lacan a fait comme Freud, c'est-à-dire sur les mêmes principes, ils ont usé tous les deux de plusieurs formulations, de plusieurs perspectives. Alors l'énergie libre, c'est une énergie qui n'est pas liée aux signifiants, pourrait-on dire en terme lacanien ; tandis que l'énergie associée dans le processus secondaire - bien sûr- c'est une énergie libidinale parce que ce qui est en jeu c'est la libido et le désir, un des noms de la libido, parce que l'autre nom de la libido freudienne c'est la jouissance. Alors de ce point de vue là, on peut effectivement lier la libido au processus primaire, c'est-à-dire la libido libre qui circule partout comme le désir et la libido prisonnière, la libido fixée attachée, ce serait le désir lié aux formations de l'inconscient.

Auditoire : ... (question sur l'articulation du langage au désir -ndlr- )

Ronald Portillo : Je vais essayer de faire une connexion.

Les enfants, les enfants. Quand vous amenez un enfant au parc de divertissements, alors, il y a les bonbons, les barbes à papa, il y a tout... il y a les hot-dogs. Toujours, il demande. Peut-être, à un moment donné, il a un besoin. Il veut manger quelque chose : peut-être a-t-il faim. Il mange un hot-dog mais, le besoin est véhiculé par la demande. Vous répondez à la demande et ce n'est pas ça. C'est une autre chose. Et vous lui donnez la barbe a papa, il mange la barbe à papa, un tout petit peu, et ce n'est pas ça, c'est le bonbon... et c'est l'autre chose... et l'autre chose. Alors ce qui agit là ce n'est ni le besoin ni la demande, c'est le désir. Le désir c'est l'écart entre la demande et le besoin. C'est-à-dire que vous avez besoin de quelque chose, vous formulez la question. Si vous trouvez une satisfaction de la demande -bon- mais ça continue quand même à pousser. Il y a quelque chose qui continue à pousser chez vous, c'est le désir. Voilà.

Alors le désir peut être lié. Le désir peut être articulé, mais il n'est pas articulable. À un moment donné c'est articulé au bonbon, à la barbe à papa. Ça se confond avec la demande à ce moment-là, mais ce n'est pas ça, c'est une autre chose... C'est-à-dire qu'il y a un écart, une frange considérable entre la demande, c'est-à-dire les paroles que vous utilisez, ce que vous voulez dire et la satisfaction que vous allez obtenir. Cet écart, Lacan l'appelle le désir. Freud, à la fin de L'interprétation des rêves, parlait du désir comme inextinguible. C'est-à-dire que jamais on ne peut éteindre le désir. Jamais. Le désir continue et va continuer, toujours, à exister. C'est un problème de satisfaire le désir parce que si on arrive à satisfaire le désir on a plus d'envie de vivre. Il faut que le désir soit insatisfait parce qu'à partir du moment où le désir est satisfait, alors, on est foutu.

Auditoire : ...(question sur l'articulation objet - signifiant. -ndlr-)

Ronald Portillo : Voilà. Mais des deux côtés, pas seulement du côté de l'objet mais aussi du côté signifiant, du côté symbolique parce qu'avec les mots on ne peut jamais arriver à dire ce que l'on veut, ce que l'on désire. Et de l'autre côté, du côté de l'objet... parce que jamais l'objet... - c'est une formulation de Freud à partir des Trois essais sur la sexualité. Freud est très précis : l'objet est perdu pour toujours, l'objet primordial. Alors tout ce que nous voulons trouver dans notre vie, ce sont des objets pour essayer de remplir la place laissée vide par l'objet primordialement perdu. On est toujours, aussi de ce point de vue là, insatisfait : ce n'est pas la voiture, ce n'est pas la maison, ce n'est pas le couple, ce n'est pas... Rien ne peut venir à occuper la place laissée vide par l'objet primordial appelé par Freud : La Chose.

Auditoire : ...

Ronald Portillo : Tout à fait. Quand on constate que le désir n'arrive pas à se satisfaire, alors, ça produit des crises entre l'adolescent et ses parents, entre les composants d'un couple, aussi dans les institutions, les organisations du travail, alors, dans le monde entier. Le monde c'est une illusion. C'est pour ça que Freud disait que le désir ne pouvait être satisfait que de façon hallucinatoire. C'est une hallucination de croire que le désir peut être satisfait ou c'est votre fantasme de croire que vous êtes en train de satisfaire un désir.

Auditoire : ...

Ronald Portillo : C'est une très bonne question, Madame. C'est très intéressant le rapport Freud-Lacan. On peut dire que, d'une certaine façon, Lacan a été traversé par le désir de Freud et il s'est mis à travailler comme un fou pendant trente ans pour réaliser le désir de Freud, un désir qui n'a pas été explicité - bien sûr- jamais ils ne se sont rencontrés. Freud est passé par Paris pour aller à Londres, pour y être exilé, il avait dû partir à cause du harcèlement de la SS à son égard.

C'est très intéressant. Je ne sais pas si vous connaissez cette histoire. La Gestapo est venue surveiller, contrôler le départ de Freud de Vienne. Et quand ils sont venus, ils ont été plus ou moins corrects. C'était un grand professeur. En plus il était protégé par plusieurs ambassadeurs qui avaient demandé sa protection, pour lui et sa famille. Alors, au moment du départ, la Gestapo voulait que Freud atteste qu'elle l'avait traité correctement. Freud l'a fait. Freud a écrit un petit billet où il disait : " Oui, je reconnais le traitement que m'a donné la Gestapo. Je recommande la Gestapo à tout le monde. " Formidable ! (rires)

Bon ! Alors Freud et Lacan ne se sont jamais rencontrés. Pourtant Lacan a été tout à fait traversé par le désir de Freud. Et nous, nous sommes traversés par le désir de Lacan, d'une certaine façon, parce que nous travaillons parfois comme des fous.

Pendant la première partie de son enseignement, Lacan a pigé chez Freud toute cette dimension symbolique, c'est à dire la dimension du langage présente dans la façon dont Freud abordait la question de l'inconscient. Freud n'avait non plus jamais rencontré les écrits, les élaborations de Ferdinand de Saussure et Lacan dit que si cela avait été le cas, on ne sait pas où on en serait par rapport à la psychanalyse. Freud n'a pas pris connaissance de Saussure parce que ce que nous savons que, le Cours de linguistique générale de Saussure a été ramassé, comme ça, par compilation des étudiants qui venaient écouter Saussure à Genève et ça n'est sorti que très tard. Je crois que Freud était déjà mort, hélas, quand le livre est sorti, aux bons offices de Jakobson, parmi d'autres.

Dans la première partie de son enseignement, Lacan a suivi, a fait une lecture de Freud à partir de la linguistique structurelle de Saussure et les avancées de Lévi Strauss. C'est un fait. Mais au fur à mesure que Lacan avançait, alors il est tombé justement sur la question de... - c'est la question de Madame, tout à l'heure- sur l'objet, en particulier sur la question de l'objet de la jouissance. Lacan est plus qu'un théoricien du signifiant, c'est le vrai théoricien de l'objet. Freud avait laissé les choses en chantier. Et Lacan a vraiment avancé à des niveaux... Nous sommes encore en train de nous demander ce qu'il voulait dire dans la toute dernière partie de son enseignement. C'est vraiment quelque chose qui nous dépasse. Ce sont des formulations, et il y a pas mal de gens qui travaillent beaucoup sur cette question-là. Il n'est pas vrai de dire que Freud n'a pas avancé sur l'objet. Il a dit, et beaucoup ! Mais toute l'avancée, l'approfondissement de la question de l'objet en psychanalyse est fait par Lacan. Lacan est arrivé à dire que sa seule contribution à la psychanalyse était justement l'objet a, c'est-à-dire l'objet de la jouissance, l'objet qui est aussi cause du désir.

Merci.